Campagne Sida en Afrique
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75011 Paris
Site
Internet : http://www.entretemps.asso.fr/sida
Adresse : campagne.sida@noos.fr
Paris, le 12 juillet 2004.
Monsieur Serge July, directeur de Libération
11, rue Béranger
75003 Paris
Monsieur,
Veuillez trouver ci-jointes notre déclaration et la liste des premiers signataires.
La véritable « première dans notre histoire », pour reprendre le propos de Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé et de la Protection sociale, que votre journal a publié, le mardi 8 juin dernier, ce serait que la France fournisse les traitements aux Africains malades du sida.
Et ce serait une véritable première, dans l’histoire du journalisme, qu’un journal publie notre déclaration.
Dans ce pays, quel journal, quel directeur de journal, quel directeur de la rédaction, quel directeur-adjoint de la rédaction, quel rédacteur en chef adjoint, quel journaliste un tant soit peu dégagé du discours technico-humanitaire, discours consensuel qui porte en lui, malgré ses airs de bien faire – sa fausse bienfaisance contrariée ‑ la mort de 30 000 000 d’Africains malades du sida moins quelques milliers qu’il sauve, publiera notre déclaration ?
Quel journaliste aura reconnu que la sélection des candidats à la vie est le mode d’action traditionnel des gestionnaires de la mort ?
Quel journaliste aura voulu prendre rendez-vous avec l’avenir ?
Quel journaliste n’aura pas été, au mieux, une pleureuse en colère qui frémit ou un sympathisant de la cause des saintes nitouches qui s’ennuient dans les associations d’aide humanitaire ?
De quel journaliste pourra-t-on dire qu’il n’a pas été un négrologue ?
De quel journaliste dira-t-on qu’il a été l’honneur de sa profession, qu’il a été le premier à voir que la France devait fournir les traitements aux Africains malades du sida ? A réellement voir que le monde ne s’arrêtait pas aux frontières de son pays ? A voir que le monde ne s’arrêtait pas aux frontières de son journal ?
Quel journaliste, l’ayant vu, l’ayant pensé, aura fait ce qu’il pouvait faire, là où il était, pour que 30 000 000 d’Africains malades du sida moins quelques milliers – les quelques survivants que toute extermination produit – n’aient pas été déclarés, dans un grand silence journalistique, morts et enterrés sans jamais avoir été soignés ?
Si la France, comme le suggère Philippe Douste-Blazy, dans Sida, le vrai visage de l’épidémie, ne devait s’intéresser réellement – et de quelle façon depuis la réforme de l’aide médicale d’Etat ! ‑ aux Africains malades du sida que lorsqu’ils sont sur notre territoire ‑ en gros, lorsqu’ils sont considérés comme dangereux pour la population française parce que, ici, physiquement présents ‑, le pays n’existerait jamais comme pays.
Un pays existe comme pays s’il est pensé comme faisant partie du monde : s’il est pensé politiquement. Un pays n’existe pas comme pays si le monde est pensé comme infime partie du pays – les aides financières que le pays destine au monde n’étant que l’extérieur (l’exportation) d’une pensée si étroite qu’elle est une non-pensée, qu’elle n’est qu’une pulsion sécuritaire.
Pour les spécialistes du « On est bien ici » et du « Ils sont dans la mouise là-bas », il n’est pas question de vaincre l’épidémie là-bas : il s’agit de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’épidémie ici – et, dans les faits, il n’y a pas d’épidémie ici.
Quant au visage de l’épidémie... il est à la mode. Et les 30 000 000 d’Africains malades du sida moins quelques milliers qui n’ont pas de traitements ne sont pas à la mode.
« A côté de cette lecture géographique, il y a le visage de cette épidémie. Un visage de plus en plus jeune et de plus en plus féminin », a écrit Eric Favereau dans son article du mercredi 7 juillet dernier (Le sida fait une sévère percée en Asie).
Une épidémie a-t-elle jamais eu un visage ? Et si elle en avait un, ce visage ne serait-il pas plutôt des millions ? Et ces millions ne seraient-ils pas plutôt noirs ?
Non, il n’est pas trop tard pour l’Afrique. Non, aucun abandon du type : « Nous n’avons pas su faire pour l’Afrique, nous ne commettrons pas les mêmes erreurs en ce qui concerne l’Asie » ne peut être érigé en principe – selon la même logique absurde, après l’Asie, les spécialistes de la fuite en avant sauveraient-ils la planète Mars ? Non, il n’est pas trop tard pour votre journal – ou faut-il entrer dans la croyance que seul un journal de la planète Mars aurait le courage politique de publier notre déclaration ?
« Paresse », « ladrerie ». Et si ces mots qu’a écrits Gérard Dupuy, dans son éditorial du mercredi 7 juillet dernier (Pas trop tard), étaient utilisés à l’encontre de journalistes, auraient-ils davantage de force ?
« Mais la preuve est faite que le pire n’est pas fatal et qu’il ne tient qu’à nous qu’il ne le soit pas », écrit encore Gérard Dupuy dans son éditorial d’aujourd’hui (Pas de fatalité).
Dont acte ?
Car on ne peut mieux dire ‑ en l’état actuel des convictions journalistiques ; le pire n’est jamais fatal, question de décision ; il est toujours possible de choisir de laisser vivre plutôt que de laisser mourir, question de politique.
Bien sûr, si l’avenir ne compte pas, si aucun avenir ne compte ‑ ni l’avenir du monde, ni l’avenir des 30 000 000 d’Africains malades du sida, ni l’avenir d’un journal ‑, s’il est impossible d’affirmer que la France doit fournir les traitements aux Africains malades du sida, il est, du même coup, impossible de publier notre déclaration.
Bien sûr, la publier serait une façon exemplaire de décider que la vie est possible, de décider qu’il y a un avenir.
Bien sûr, la publier serait déjà, en soi, un événement.
Dans l’attente d’une décision du côté de Libération, nous vous prions d’agréer, Monsieur, l’expression de nos salutations distinguées.
Copies adressées à :
Monsieur Antoine de Gaudemar, directeur de la rédaction
Monsieur Jean-Michel Helvig, directeur-adjoint de la rédaction
Monsieur Patrick Sabatier, directeur-adjoint de la rédaction
Monsieur Jean-Michel Thénard, directeur-adjoint de la rédaction
Monsieur Gérard Dupuy, rédacteur en chef adjoint
Monsieur Eric Favereau, journaliste
11, rue Béranger
75003 Paris
Monsieur Jean-Marie Colombani, directeur du Monde
21 bis, rue Claude Bernard
75005 Paris