Collectif Politique Sida en Afrique : la France doit fournir les traitements

 

QUELQUES REMARQUES APRES QUATRE ANNEES DE TRAVAIL DU COLLECTIF.

D’UNE IMPASSE A L’AUTRE, ON EN VIENT AU POINT

 

RECIT

 


1°) La déclaration

 

La déclaration qui nous constitue est écrite en juillet 2000, après la Conférence internationale de Durban. Eté automne 2000, elle est envoyée, suivant des réseaux d’adresses personnels, elle est signée par pas mal de gens, le collectif se forme. Puis on commence à envoyer, porter, déclaration et signatures : à tous les journaux, aux associations, à Chirac président, puis aux candidats à l’élection présidentielle. Hormis Chirac, qui nous répond une fois, - le contenu est formel et la forme pleine d’égards – [1], on ne reçoit aucun accusé réception. Sur cette déclaration, le black-out est, et restera, complet. A l’époque, cela nous étonne. Que disent donc les autres ? Quel est , sur cette question qui porte nous semble-t-il en elle force et évidence, le texte admis dans les journaux ? Nous les lisons, les écoutons : ils parlent étendue des malheurs ; responsabilité des firmes pharmaceutiques ; c’est une irrémédiable question d’argent ; ou bien une question politique « là-bas », ailleurs : la faute est en Afrique du Sud, la responsabilité celle des gouvernements des pays africains.

Nous découvrons que notre propos : et notre responsabilité ici ? c’est une question politique pour nous aussi ici : ce que fait le Brésil (qui produit depuis 1996 ses propres médicaments au nom de l’urgence sanitaire et soigne gratuitement tous ses malades), la France peut décider de le faire au bénéfice de ses anciennes colonies d’Afrique.. ce propos là se trouve en position d’obscénité moderne. Les autres textes le recouvrent, ils le dessinent en creux, leur bienséance ne saurait permettre d’y faire allusion, quels que puissent être le nombre, la qualité des signataires de la déclaration. Il semble que notre déclaration se trouve –un exploit par les temps qui courent ! – en  position éditoriale d’objet pornographique.

Que faire ?

 

Nous expliquer sur le contenu, nous le faisons dans de longs textes documentés, dont nous espérons alors, ce qui s’avérera tout aussi illusoire, la publication. Nous exposons nos thèses , que nous n’appelons pas encore des principes –nous employons alors le mot axiomes : il y a un monde ; il y a des pays ; il y a des gens. Cela s’oppose effectivement à la vulgate humanitaire qui fait le texte unique dans les journaux et les associations, laquelle suppose à priori deux mondes, celui des riches, irresponsable, apatride et soumis à l’argent, représenté par le double appareil des instances internationales et des ONG ; celui des pauvres qui eux ont des gouvernements qui devraient être responsables devant leurs peuples, mais qui sont incapables miséreux et coupables.[2]

Pensions-nous, dévoilant par dessus le marché les dessous de la belle (notre belle âme humanitaire s’entend), nous rendre moins indécents ?

 

Il y en a parmi nous qui espéraient la discussion, une vraie discussion quelle qu’elle soit, arguments avec faits à l’appui, opposition d’un principe à un autre –espoir à la Genet, « je cherche l’ennemi déclaré ». Mais même les guerres ne se déclarent plus, et ce qui nous tient lieu d’expression publique, ce n’est plus « la déesse aux cent bouches » de Brassens, plutôt une vieille à la voix monocorde, et elle resserre ses jupes : il n’y a pas de discussion, on ne vous connaît pas, ce qui veut dire que vous n’existez pas, et réciproquement.

 

Car le corollaire est : si vous vous existiez, peut-être nous ne serions pas ! De fait, quand notre Collectif est apparu dans des cérémonies publiques du discours officiel –chez Mr. Kouchner, à ‘ « Ensemble contre le Sida », cérémonie du 1er décembre, etc.., il n’y a eu que deux réactions : quitter la salle (Mr. Kazatchkine le 1er décembre : Mr. Kouchner préférait lui que ce soit nous qui partions), ou se dire en plein accord avec notre propos (le même Mr. Kazatchkine à la radio). Le cérémonieux discours humanitaire doit être admis à l’évidence, à priori. Il  n’est pas fait pour la contradiction. Il doit être reçu avec recueillement. Si l’office est troublé, d’un seul coup il peut se retourner en burlesque  film de vampires, avec un officiant qui doit s’évanouir, et tout çà, :bref  toute interruption d’office humanitaire doit être carrément considérée comme terrorisme. On comprend donc que le domaine soit bien gardé, les journaux verrouillés. Jouer les terreurs soit, nous poursuivrons, mais ce théâtre est piètre et son public notoirement insignifiant. Nous ne serons pas publiés, alors quoi ?

Il faut parler directement aux gens. Intervenir.

 

2°) L’intervention ? (2001)

 

S’adresser directement aux gens, créer ainsi l’espace d’une réelle, d’une vraie discussion, sur le vrai et le faux, sur le juste et l’injuste : une discussion sérieuse, comme il y en a entre les gens. Nous écrivons notre tract princeps «La France doit fournir les traitements », et en même temps un texte sur l’intervention : « Intervenir sur les marchés» [3] . Créant l’espace  d’une discussion, qui, nous le savons maintenant, n’existerait pas sans elle, l’intervention crée aussi sa propre temporalité. Le temps, un autre nom pour le réel. Grâce à l’intervention, il n’y a plus le faux doublon annihilant de l’urgence mondiale d’une part, de l’inertie française de l’autre. Il y a le temps réel de la constitution d’un point de vue, d’une force –qui ne peut se constituer que grâce à l’ autre temps, réel aussi, compté, pris par les quelques uns qui  en ont décidé  sur leur « emploi du temps » (le temps militant, un invariant de la politique : « la politique est un travail gratuit », la politique, c’est faire quelque chose en plus, la politique, c’est ajouter quelque chose à la situation : par exemple, coller une affiche. Si vous intervenez, les agents directs de l’ordre établi en la place, les petits voyous de la cité par exemple, viendront tout de suite pour dire : « vous êtes payés combien pour çà ? Gratuit ? Cela n’existe pas » etc.. Le temps, c’est de l’argent, sagesse et vérité du capital).

 

Nous voici donc devant un lycée, puis sur le marché de la Bastille à Paris et à la faculté de Censier, puis à Jussieu. Que se passe-t-il ?

D’abord, une bonne nouvelle : il est possible de rencontrer quelqu’un. Aussi dorénavant nos réunions mensuelles seront-elles publiques.

Cependant, et de façon plus accentuée d’une fois sur l’autre, il apparaît que les passants refusent de prendre le tract, dessinent un cercle pour éviter l’affiche, baissant les yeux  ou arborant paniers, enfants. Ils font savoir qu’ils ne veulent pas nous voir. Un tract ?  Et par quoi commence-t-il ? « C’est la responsabilité de chacun de penser la situation de son pays dans le monde.. »  Çà commence mal ! Çà mérite le détour. Pays ? monde ? responsabilité ? Cà ne nous regarde pas nous autres . Chacun ? Nous ne sommes pas de vos chacuns. Nous sommes chacuns pour soi. Nous n’en sommes pas. Nous n’y sommes pas. Vous parlez dans le désert. Au fil des semaines, le lieu de l’intervention se marque effectivement : par une mise en quarantaine.

 

Voici donc attestée une connivence active avec la ligne des instances médiatico-associatives. Il y a bien un public de l’expression publique : ceux-ci peuvent à bon droit se targuer de répondre aux désirs de ceux-là. Et ceux-là font clairement savoir que nous venons  en gêneurs potentiels du confort : et   « mon confort » est quelque chose qui donne droit à l’ignorance. Un tract ne se lit pas et d’ailleurs, si c’est un tract c’est que c’est louche. Nous autres accusons réception du message adressé par les pieds et par les yeux baissés, dans le texte : « Pourquoi pensons-nous qu’il faut intervenir, mais plus sur le marché Richard Lenoir »[4]

 

Mais que ferons nous alors ? renoncer ?

Plutôt avant, nous déplacer. On essaiera d’aller là où il y a des gens : des gens qui savent qu’il y a un monde.

 

3°) « Où, Charleroi ? » La France comme impossible

 

2003. Nous intervenons maintenant au confluent des bus et du métro à Bobigny, sur un marché de proche banlieue puis, orientés par des gens rencontrés, devant le centre commercial d’une grande cité. Dans ces endroits effectivement il y a des gens qui savent qu’il y a un monde : des gens qui veulent bien lire. Les gens s’arrêtent devant l’affiche, prennent le tract et le lisent ligne à ligne, ou le plient soigneusement pour plus tard – avec bien sûr toutes sortes de nuances, depuis les jeunes qui ne savent ce qu’est un tract (ils ignorent même le mot), jusqu’aux vieux ouvriers qui au contraire repèrent l’intervention de loin, viennent prendre le papier en connaisseurs. Beaucoup approuvent. Que faire ensuite, au-delà de l’approbation ?

 

Faire comme nous, notre première proposition : diffuser le papier, intervenir sur un autre marché. C’est exposer qui nous rejoint à connaître la même épreuve –pas tout à fait la même en vérité : c’est maintenant la rencontre d’une plus franche hostilité, au moins d’une frilosité plus explicite. Nous l’exprimons par l’image de l’assiette. « On est quand même bien en France », comme disent les gens quand ils sont abreuvés d’horreurs par la télévision : soyez contents d’être où vous êtes : vous n’allez pas vous plaindre quand même ? Mais la France est un privilège qui s’effiloche : « vous nous parlez de l’Afrique, pourquoi ne parlez-vous pas de ce qui se passe ici ? Çà ne va pas bien ici, çà ne va plus ». Alors on se serre au milieu de l’assiette : faut se cramponner, puisque quand même on est dedans ; pas comme les autres, ailleurs – aussi, certains ici- qui voient l’assiette par en-dessous. Ceux-là nous disent : « La France, faire quelque chose ? La France ne fera jamais rien », ou bien encore : » La France ? La France n’est pas capable. Ne vous en laissez pas accroire par les richesses qu’il y a ici –que nous autres, venus d’Afrique, construisons d’ailleurs de nos mains. La France est foutue, la France ne peut rien faire ».

 

Et nous, qui nous tenons sur le bord, qui proposons de voir les choses depuis le bord , devons prendre acte de ce qu’il y a entre les uns et les autres un  accord, une rencontre en un point.

Il s’agit d’un accord négatif sur la France.

 

C’est dire qu’on est entré cette fois dans le vif du sujet. Le tract que nous distribuons maintenant s’appelle « Appel à réunions ».[5] Nous y citons un responsable associatif local, détenteur de l’accès à une petite salle de cité . Accéder à la salle, nous a-t-il dit, oui, pour parler du Sida en Afrique, d’accord, mais à une condition : laissez tomber ces trois mots ci : la France, la responsabilité, la politique.

 

Nous écrivons : « Qui donc peut prononcer ce que la France peut et doit faire ?…. (tout le monde). Tous ceux qui vivent ici peuvent le faire.[….] Par le moyen des réunions, un avis sur ce que la France peut et doit faire, et donc, effectivement : avis de responsabilité, avis de politique, peut naître parmi les gens et se faire connaître ».

 

Or c’est précisément ce que les gens ne croient pas. Du point de vue des gens sérieux que nous croisons maintenant dans nos interventions, ce qui est dit, l’intervention elle-même, a bien droit de cité, il est bon de le voir et l’entendre, mais cela a lieu dans un non-lieu, dans un espace atone. Ce qui fait de l’intervention un geste en soi, et donc la fait tourner à vide. Elle ne peut pas, contrairement à ce que nous en disions au départ, créer sa propre temporalité.

 

 Pouvons-nous en rester là, répétitivement, intemporellement ? certainement pas. Alors , doit-on conclure à un échec : notre mot d’ordre ne peut pas exister ici, n’existe pas dans la situation, ne peut pas faire situation ?  L’exception même semble le confirmer : il apparaît en effet qu’en un lieu constitué en lui-même, délimité et dans un rapport propre à la situation du monde, de ce fait quelque peu écarté, protégé de l’étouffement par le non-lieu « France » - par exemple, la cité où se trouve désigné le « bâtiment des africains », mais ce pourrait aussi être un foyer - , les principes et mots d’ordre que nous avançons se peuvent approprier directement : il y a une diagonale directe du monde à « ce quartier ». Nous pourrions donc peut-être nous orienter vers la recherche systématique de tels lieux pour y intervenir. Et nous souhaitons le faire. Mais on ne peut s’en tenir là. « La France doit fournir les traitements » disons-nous, c’est dans le nom  de notre collectif. Il faut bien en venir à l’os, à la rencontre de cet accord négatif sur la France où notre enquête nous a conduit. «La France n’existe pas .. On ne peut pas traiter le point . Quand nous écrivons : « La France peut faire le choix politique de décréter un état d’urgence sanitaire mondial et de fournir les traitements au moins à ses anciennes colonies… », il faut comprendre que ce à quoi nous avons affaire, ce à quoi nous nous heurtons ne concerne pas le choix dont nous parlons, mais le début de la phrase , sujet et verbe. La France peut faire le choix  politique… Non : La France ne fait pas de choix politique, et même : La France peut… Non, la France ne peut pas…, comme énoncé en soi.

 

Soit donc ce point, point de butée de notre intervention, aboutissement de notre enquête. On en vient à la « vraie discussion » à la recherche de laquelle nous étions. Hic Rhodus, hic salta. De ce point, on pourra revenir sur les bourbiers rencontrés en chemin, imaginaire post-colonial ou  commerce de l’ assentiment..

 

 

 

RETOUR

 

 

I.  FAIRE POINT DU POINT

Qu’est-ce qu’un pays ?

La France n’est-elle plus un pays ?

Peut-on se dispenser d’être un pays ? dans ce cas, qu’est-on ?

 

A. « La Société des Nations » 

L’épidémie mondiale du Sida suscite -t - elle ou non dans les pays pris un par un une réponse nationale ? On notera que la réponse à cette question, soit oui, soit non, dessine une carte des nations. Et cela se conçoit : quand il y a la peste, un pays digne de ce nom est celui qui met en place , se souciant de la population, une politique face au fléau. En prenant comme critère : une politique a-t-elle été ou est-elle en train d’être mise en place comportant l’accès gratuit des malades au traitement –puisqu’il est maintenant avéré qu’une politique de soin correcte doit comprendre l’accès gratuit des malades aux traitements- , on obtient un ensemble –soit aujourd’hui un groupe comprenant le Brésil, la Thaïlande, Cuba, Costa Rica, le Botswana, l’Afrique du Sud, la Chine, le Sénégal, probablement sous peu le Kenya , la Zambie... C’est un ensemble évidemment mouvant au fil du temps, et, bien sûr, dire qu’un pays appartient à ce groupe ne préjuge pas de la valeur, de l’extension ou du succès de sa politique. On inscrira simplement un pays dans l’ensemble s’il répond  positivement au critère : une politique est –t – elle mise en place comprenant l’accès gratuit aux traitements. L’Ouganda ? L’Ouganda mène depuis longtemps une politique nationale offensive en matière de prévention, couronnée d’importants succès, et s’engage dans l’accès au traitement, sans pour l’instant s ’être prononcé en faveur de l’accès gratuit aux médicaments…. Etc..

 

Appelons cet ensemble : « société des nations ».

 

L’accord de coopération technique pour la production des médicaments antiviraux, récemment conclu entre le Brésil, le Nigeria, la Russie, l’Ukraine, la Chine, la Thaïlande, en discussion l’Afrique du Sud et l’Inde –(certains pays appartenant à l’ensemble, d’autres pas), va sans doute renforcer la société des nations.

La ligne suivie maintenant par l ‘OMS  et d’autres instances mondiales est de la soutenir.

La possibilité donnée par le Canada à ses industriels d’exporter des antiviraux génériques vers les pays pauvres est aussi de nature à la renforcer. Etc..

 

On peut  à présent discuter le cas de différents pays.

 

B. Par exemple les Etats-Unis ? Aucune politique n’y a été mise en place pour permettre l’accès gratuit aux traitements de toutes les personnes atteintes par le Sida : comme ci-devant, obtient des médicaments qui paye. Selon notre critère, les Etats-Unis ne peuvent donc pas être comptés au nombre des nations. Par contre, Georges Bush a mis en place une politique de subvention spéciale (appelée « plan du président ») destinée à combattre le Sida dans le monde. Comme il doit s’agir d’accords bilatéraux  dont on ignore encore s’ils comporteront - ou permettront- l’accès gratuit au traitement dans les pays concernés, on ne peut pas dire s’il s’agit d’une position d’aide aux nations : mais il s’agit dans tous les cas de l’affirmation d’une position particulière des Etats-Unis par rapport aux nations.

 

Et la France ?

 

Selon notre critère, la France est une vieille nation. Notre système de santé, envié partout dans le monde, permet de soigner gratuitement tous ceux qui sont atteints de maladies graves –notamment le Sida. C’est là un héritage précieux, inestimable.

 

Mais justement : qu’en -est –il aujourd’hui ? Que faisons-nous de cet héritage à l’heure de l’épidémie mondiale du Sida ?

1°) C’est justement le moment où cet héritage se trouve rogné. L’accès aux soins pour les plus pauvres est remis en cause. L’aide médicale –qui permet de soigner les personnes les plus menacées, celles qui sont privées de papiers – est attaquée.

2°) Notre pays refuse catégoriquement de prendre ses responsabilités face à l’épidémie mondiale du Sida.

C’est sur ce point que nous bataillons.

« La France peut faire le choix politique de décréter un état d’urgence sanitaire mondial et de fournir les traitements, au moins à ses anciennes colonies. Nous, CPSA, voulons que la France fasse ce choix ». Nous avons dit aussi : ce que le Brésil fait, la France peut le faire. Le Brésil, qui produit des médicaments antiviraux et soigne gratuitement ses malades, a en outre mis en place un programme de coopération internationale sous l’emblème : »solidarité et justice par delà les frontières ». Dans ce cadre, outre l’accord de coopération technique déjà mentionné, le Brésil a mis en place des accords de coopération bilatérale avec divers pays d’Amérique du Sud (Paraguay.. Bolivie) et d’Afrique (Mozambique Angola  mais aussi Namibie Burkina Fasso Burundi Kenya).

La France par contre, pour ce qui la concerne, suit une ligne catégorique de refus de l’accès au traitement. La France n’a signé aucun accord de coopération avec aucun pays pour l’accès aux traitements. Elle se targue, en tout et pour tout, d’un ridicule accord de jumelage inter-hospitalier pour le transfert de connaissances ! nommé « Esther » (accord mis en place par Mr. Kouchner pour le compte du gouvernement précédent et repris tel quel par l’actuel). Dans le cadre de ce programme, la  France n’a prévu de fournir aucun comprimé non plus d’ailleurs qu’aucun moyen de production de comprimés.

En pratique, cela signifie qu’un hôpital français peut décider d’envoyer tel médecin faire cours en Afrique francophone, ou recevoir en stage quelqu’un venant d’Afrique, ou prévoir une collaboration technique concernant les moyens diagnostiques. Si au cours de ce travail il venait à l’esprit des médecins, qui sait, de vouloir soigner des patients, ils devraient s’adresser au Fonds Mondial contre le Sida la tuberculose et le paludisme.

 

Cette ligne, on peut en voir les effets sur la carte. A l’exception notable du Sénégal, aucun pays d’Afrique francophone n’a de programme d’accès gratuit aux médicaments. La disparité entre l’Afrique orientale et australe et les ex colonies françaises est flagrante, écrasante (voir en annexe, à titre d’indice, le classement des pays en fonction du nombre de leurs interventions orales lors de la dernière Conférence Internationale sur le Sida à Bangkok en juillet 2004 ; autre chiffre donné lors de cette Conférence : 56 pays ont demandé à ce jour l’appui de l’OMS pour développer leur programme d’accès aux traitements : parmi eux, aucun pays d’Afrique de l’Ouest).

 

3°)Enfin la France poursuit sa politique d’hostilité à l’accès aux traitements à l’échelon des individus en refusant systématiquement toutes les demandes de visas pour soins  en provenance d’Afrique, et toutes les demandes de visas en général, y compris pour les familles, enfants ou conjoints, des personnes vivant et soignées en France.

 

Ainsi la France suit – t elle, d’un gouvernement à l’autre, un ligne obstinée de refus de soutien à l’accès aux traitements. En ce qui la concerne, elle agit en ennemie des nations.

 

C. La politique de Jacques Chirac : le Tartuffe parmi les nations

 

Pourtant, nous avons une ambassadrice du Sida (sic !). Et Jacques Chirac, d’une conférence internationale à l’autre, est le seul chef d’Etat qui prenne soin de faire lire un message personnel. Cette année, à Bangkok, son message était même diffusé –comme un tract – à tous les participants.[6] Chirac affirme donc la singularité d’une position française. Quelle est – elle ? Elle a cette particularité d’être une position française – reconnue comme telle, saluée comme telle, puisque c’est Jacques Chirac qui parle – dans laquelle la France ne compte pour rien. Quand Chirac parle, il dit : « nous, la communauté internationale… ». Quand notre ambassadrice du Sida (sic) parle, elle dit textuellement : «  nous, la communauté internationale, les ONG, les gens , avons fait de grands progrès etc…

La « communauté internationale », c’est qui, c’est quoi ? Qui saurait le dire ? Chirac ne le dit pas. C’est quelque chose  comme une figure de style. Ce qui est sûr c’est que la France, quand Chirac, son ministre ou son ambassadeur prend la parole, est hors du jeu. Elle n’a même pas à être nommée, elle n’est pas concernée et n’a donc pas de comptes à rendre. Elle apparaît, par l’entremise de ses représentants gouvernementaux , comme nom d’acteur, prêtant sa voix, montant sur scène pour figurer le personnage « communauté internationale » - et à l’occasion tenant salon en son nom. Ainsi par exemple, lors de la Conférence de Bangkok, un meeting fut appelé conjointement par : le ministères des Affaires Etrangères du Brésil, celui de la France, l’OMS et l’ONUSida. Lors de cette réunion, le représentant du Brésil présenta la politique d’accès aux soins de son pays (exposée plus haut), puis le représentant thaïlandais la sienne. Le troisième orateur était un représentant du Cameroun : on apprit par son exposé que Médecins Sans Frontières a mis en place deux programmes d’accès aux antiviraux au Cameroun, cependant que la France, dans le cadre du programme « Esther » a aidé à équiper trois laboratoires… Et puis çà s’arrête là. Pas d’exposé français –et pour cause, direz-vous-. Mais notre ambassadrice préside la séance. Elle joue le rôle de maître de cérémonie, et c’est à cette occasion qu’elle conclut magnifiquement : « nous, communauté internationale, ONG, gens etc.. »[7] 

 

Pourquoi la France est – elle ainsi placée par ses dirigeants en cette singulière position d’imposture : en tant que pays, sans politique pour l’accès aux traitements ; en tant que jouant sur scène le rôle « communauté internationale », soutenant cet accès. ?

 

Ecartons l’argument financier de notre ambassadrice. Nous avons une politique en faveur de l’accès aux soins, dit-elle, puisque nous contribuons au Fonds Mondial. Le Fonds Mondial est une institution financière chargée de soutenir des projets présentés par tel ou tel pays ou organisme. Son existence ne traite ni ne tranche rien sur la question de la réponse des différents pays à l’épidémie . X pays contribuent au financement du Fonds Mondial, ces mêmes pays ont ou n’ont pas une politique de réponse à l’épidémie. Encore une fois la France se singularise par sa position : pas un seul comprimé fourni  par la France, et pas de coopération nous engageant en tant que pays.

 

Il faut faire l’hypothèse que Chirac lui-même pense, comme nous l’ont dit ces gens sérieux à Bobigny ou à Bondy, que « La France est foutue ». C’est pourquoi il essaie (ce qui serait à son honneur, si on le compare à la servilité sans phrase dont nous accableraient d’autres représentants de la classe politique française) de faire danser sa figurine, en jouant sur la scène dite mondiale les monsieur bons offices dans le costume de la « communauté internationale ». Pourquoi la France  ne peut que figurer ainsi ? On pourrait dire : imaginons que la France s’associe à l’alliance de coopération technique récemment formée par Le Brésil, la Chine, le  Nigeria, la Thaïlande, la Russie etc.., alliance que soutient l’OMS. Çà ne plairait sans doute pas aux américains. Cela prendrait une allure de polarisation possible que la France essaie justement d’éviter par son activité diplomatique. S’associer réellement à ces pays, cela pourrait être interprété de loin presque comme un déséquilibre stratégique : la France ne peut se le permettre vis-à-vis des Etats-Unis. D’ailleurs, les pays concernés ne le souhaitent pas, car personne ne veut fâcher l’Amérique.[8] La France joue un rôle plus utile à tout le monde en ne s’associant pas directement à cette alliance, mais en s’efforçant de créer une « bonne ambiance », une « bonne convivialité » internationale susceptible d’aider à la faire accepter par les américains.

 

Soit. Nous pouvons en convenir. Aussi bien n’est-ce pas là ce que nous proposons. Mais cela – ni la diplomatie, ni la finance -, ne  nous dit pas pourquoi la France ne poursuit pas sa propre politique d’accès aux soins, au service notamment des anciennes colonies françaises. Supposer là aussi un interdit américain serait faire l’hypothèse d’un tel degré de sujétion  qu’il ne serait même pas compatible avec le rôle diplomatique que Chirac cherche à mettre en scène. Il faut donc que l’interdit politique qui s’impose à Chirac ait son origine dans la situation politique intérieure. Et effectivement : lui serait-il possible de continuer  comme il le fait la politique de ses prédécesseurs (dans cette parfaite continuité qu ‘aimait à souligner notre « ambassadrice) :  chasse aux ouvriers sans-papiers,  réduction continue des droits sociaux pour les plus pauvres , démantèlement progressif du service public –soit avant tout la santé et l ’école -  attaque de toute figure populaire, et dans le même temps d’intervenir à la télévision pour exposer une politique nationale d’aide à l’accès gratuit aux soins pour les peuples d’Afrique frappés par le Sida ?  cela apparaîtrait comme trop contradictoire .C ’est pourquoi l’on comprend que Chirac, là aussi dans la lignée de ses prédécesseurs, l’écarte absolument comme impossible.

 

Pourtant, il est clair qu’il serait de l’intérêt de puissance de la France d’apparaître comme pays doté d’une politique face à l’épidémie. C’est  particulièrement évident  dans un souci de  popularité et de maintien d’ influence sur l’ancienne zone de la domination française. Et cela, Chirac ne peut pas l’ignorer.

 

Par conséquent, il faut conclure que :

a)        dans la situation présente, la réaction politique à l’intérieur contredit les intérêts du pays à l’extérieur

b)         au jour d’aujourd’hui, un pays digne de ce nom ne peut pas être radicalement réactionnaire et anti-populaire.

c)        La décision prise par Chirac et ses prédécesseurs de non engagement national de la France face à l’épidémie, l’application de la maxime : la France peut être au mieux guignol, ou si l’on veut chaisière, parmi les nations, entraîne de fait une soumission croissante aux intérêts américains. Les conflits qui déchirent actuellement l’Afrique de l’Ouest sont clairement des guerres de remplacement d’une domination étrangère par une autre (voir les panneaux des premières manifestations en Cöte d’Ivoire : « à bas la France, vive l’Amérique ».)[9]

d)        Les gens sérieux de Bobigny ou d’ailleurs qui nous ont dit, « France incapable », « France foutue », se sont montrés justes et précis dans l’analyse. Mais tout un chacun n’est pas contraint d’endosser l’habit et la pensée du président de la République, autrement dit : on pet faire de la politique à distance de l’Etat. Et si l’on n’est pas soi-même dans le service d’une politique réactionnaire et anti-populaire, on peut tenir une autre proposition :la France peut exister et se montrer parmi les nations en faisant le choix d’une politique vis-à-vis de l’urgence mondiale crée par  l’épidémie du Sida.

e)        La question d’avoir ou non une politique pour l’accès aux traitements du Sida revient à la question : exister ou non comme pays dans le monde d’aujourd’hui. En militant pour le mot d’ordre : « La France doit fournir les traitements », le Collectif Politique Sida en Afrique milite pour que la France se tienne, dans la situation mondiale présente, au rang des nations.

f)         La ligne suivie par le gouvernement est d’annuler la question du pays en la remplaçant par la fiction de la « communauté internationale ». Ce n’est pas la première fois que le gouvernement français, mettant au premier plan la passion réactionnaire à l’intérieur, laisse tomber la question du pays (c’est même, en France, une vieilles spécialité), et qu’il revient aux simples gens de s’en soucier.

g)        Nous nous trouvons donc engagés à prendre notre part de ce souci. Nous tâcherons de mener l’enquête avec précision et nous efforcerons de publier périodiquement les analyses, contributions, tracts ou bilans d’intervention que nous pourrons recueillir sur la question

C’est de ce point de vue qu’il devient maintenant possible et nécessaire de revenir sur  la « pensée  non-concernée » que nous avons si fréquemment trouvée sur notre route. 

 

II.LE MONDE ? ON NE CONNAIT PAS. Il N’Y A PAS DE QUESTION. IL N’Y A PAS DE POINT

SUR DEUX POSTURES DE L’ATONIE

 

Quand nous avons, lors d’une réunion publique, présenté ce rapport, c’est sur notre énoncé premier : « il y a un seul monde », qu’ont porté les questions. La discussion politique sur la France, telle que nous venons de la mettre à jour, n’a sens que si l’on considère qu’il y a un monde : ce qui est loin d’être trivial.

Il faut donc accorder à Chirac cette importante vertu qu’il considère au moins qu’il y a un monde, en témoignent ses interventions ; de là qu’il peut y avoir avec lui une divergence de ligne, une contradiction en politique, concernant le pays, la France.

 

Le point de vue que nous avons massivement rencontré au cours de notre enquête –signifié aussi éloquemment par le dédain sans phrases des acheteurs promeneurs de la Bastille que par le flot propagandiste des médias – est que le monde n’existe pas. De ce point de vue effectivement nous n’avons pas lieu d’être et nos propos ne sont qu’incohérent verbiage. Il était donc parfaitement logique que nos premières rencontres nous aient conduit en quarantaine et au désert – jusqu’à trouver : des gens qui savent qu’il y a un monde (rappelons-nous aussi que Chirac seul a répondu à notre premier envoi).

 

 On ne peut pas mener sur la question : existe - t - il  un monde ? une discussion du type : arguments avec faits à l’appui, puisque cela n’est pas un fait mais un axiome, et un principe quand nous posons : il y a un seul monde. Si vous posez qu’il y a un monde, vous pouvez constater qu’il y a des situations, des pays, des nations, etc.. Si vous dites : il y a un seul monde, il en résulte que le Sida est une affaire mondiale.[10] Mais si vous prétendez le prendre comme un fait –comme qui dit par exemple : le fait est qu’il y a un monde riche et un pauvre – votre propos s’inscrit dans le registre de l’interprétation imaginaire –d’où le soin apporté à protéger alors les représentations par l’ignorance.

 

Les représentations imaginaires ne se peuvent discuter : on peut les caractériser, les démonter, les ridiculiser, etc.. Si nous nous y attelons, ce n’est pas que nous trouvions, à l’instar de ceux qui en sont les porteurs, qu’ils sont eux-mêmes le seul sujet réellement dignes d’intérêt. Loin s’en faut ! C’est une tâche politique.

 

A.      L’imaginaire post-colonial et sa bannière le C.F.F (« Confort Famille Festivités »)

 

« On a assez de nos propres affaires. Occupons-nous de nous ici (avec toutes les variantes : agir à son niveau, dans son quartier, etc..), il faut entendre : occupez- vous de nous ici, si vous voulez faire de la politique »,à quoi répond, dans le discours médiatico-gouvernemental : la réponse à l’épidémie du Sida c’est le problème des autres, par exemple les gouvernements africains : point de vue défendu avec une assurance , pour ne pas dire une arrogance superbe[11], par les associations françaises. Nous l’appelons imaginaire post-colonial, ou le point de vue du colonial sans colonies, puisqu’il prétend à un droit d’exception et de privilège, ou à un privilège conjoint d’égoïsme et de rente : on n’est pas concernés par les questions mondiales, mais il faut continuer à  nous servir la soupe : on doit rester privilégiés. L’origine coloniale de cette façon de voir a été magistralement exposée par               , dans son étude du concept d’indigène. Il montre comment, lors de la colonisation de l’Algérie, la construction de cette notion –et du statut y afférent -  altère radicalement le sens passé des mots « citoyenneté » et « république », issus de la révolution française. Désormais, le colon –en tant qu’il est français- et par suite  le français tout court se définit par un droit naturel – à la protection, au bien-être - , et un rapport privilégié, proxime, à son gouvernement – qui lui assure et garantit privilège et protection - , tandis que l’indigène lui, privé de ce droit de naissance, aura pour horizon d’y accéder s’il sait montrer son bon vouloir, prendre patience, donner des preuves : bref, s’il accepte d’être en examen et de passer des examens, il pourra  « s’intégrer ». Il n’est que de constater combien prégnante et récurrente dans la vie politique parlementaire française est la recherche de qui pourra porter le chapeau de « l’indigène », pour se convaincre que cette singulière construction de la colonisation à la française a survécu aux colonies. Alimenter la représentation, à présent dépourvue de tout ancrage réel, d’un privilège de la « citoyenneté » française[12] paraît si important qu’on en est venu au ridicule d’aller chercher, pour occuper la place de l’indigène, même plus la jeunesse des banlieues prise en bloc (elle est vraiment trop indistincte des « français », désespérément «  intégrée » à vrai dire) mais les jeunes filles portant foulard. Or il nous semble que, outre le privilège, la notion de proximité du citoyen et de l ’Etat est dans cette construction très essentielle. Le « français » est, très singulièrement, collé à son Etat ; et réciproquement, son Etat est très singulièrement collé à lui. Si bien que la démesure qui, selon le philosophe Alain Badiou, caractérise l’Etat en général, se trouve dans le cas de la représentation française rejetée à l’extérieur. Entre le « français » et son gouvernement, dont quasiment chacun participe d’une façon ou d’une autre, les liens ne sont jamais trop serrés, l’espace n’est jamais trop étroit. Aussi ce qui se joue entre eux se trouve, de par cette adhérence,  de plus en plus réduit, et n’est jamais assez restreint : le temps qu’il fait, par exemple, voilà l’affaire d’Etat à la française par excellence. L’été dernier il a fait exceptionnellement chaud, voilà de quoi occuper cette année et cet été rassurez-vous, il y a un « plan canicule » à Marseille. Ou bien, il y a eu de la neige en hiver et les accès aux sports d’hiver étaient embouteillés : que fait l’Etat ? écriront en gros titres nos journaux… Tandis que la démesure se trouve rejetée par dessus bord, c’est le chaos affreux et effrayant  du monde, dont les français se trouvent heureusement exemptés. De là qu’on dit « on est quand même bien en France », éteignant sa télé. Et la télé convient si bien puisque ce « monde » est une  image de monde, un fantasme indistinct, entourant un espace français qui se resserrera dans une mesquinerie d’autant plus grande que les images d’ailleurs auront été brumeuses, irréelles, effrayantes. (On retrouve là notre métaphore de l’assiette, rencontrée dans l’enquête).

 

Aussi n’est-il pas surprenant que l’affect principal du « français » soit la peur. De fait : à lire tous nos journaux, à en croire toutes les opinions ayant pignon sur rue, la peur semble être le sentiment français par excellence[13]. De là que le pendant du point de vue du colonial sans colonies est le sauve-qui-peut sans invasion. A colonial sans colonies, pétainisme sans menace étrangère. A colonial rétrospectif, collabo préventif. (A cet égard, le soi-disant débat sur le rapport à l’Amérique : pro ou anti américanisme, nous semble totalement dépourvu d’intérêt, parce que complètement interne à cet imaginaire français  colonialo-capitulard qui fait du monde un cauchemar indistinct dont la France doit rester exemptée. Côté pro-américain sous la forme : ne me fâchez pas avec mon puissant protecteur, côté anti-américain, sous la forme du peureux aigri qui en veut à celui à qui il sait qu’il cède le pas : et où risque – t –il de m’emmener celui-là ? Pour qui considère  qu’il y a un monde , la question qui se pose n’est pas de l’affect anti ou pro américain, mais de se déterminer positivement dans ce monde.)

 

Comme chacun sait, le Général de Gaulle a dit : « Les  français sont des veaux ». Il pouvait se permettre de parler, ayant pour commencer  tenu bon contre la capitulation –Pétain, et ensuite mis un terme à l’époque coloniale, où cette « veulerie » trouvait son origine.

 

Il se peut que  notre président actuel justifie sa ligne présente par l’argument de l’imaginaire post-colonial : il ne peut pas faire autre chose que ce qu’il fait, puisque la veulerie a survécu aux colonies .On voit ici la chaîne de conclusions qui fera du plus peureux et plus mesquin des promeneurs Bastille au sommet de sa mesquinerie la figure décisive du pays – conformément c’est sûr à ce que le dit promeneur pense de lui-même - et les journaux sont là pour le gonfler et le faire croire. Chirac s’en justifie : il peut au mieux  agiter sa marionnette sur scène, la France étant foutue, suite à quoi les gens sérieux que l’on rencontre à Bobigny font valoir que « la France est foutue » au vu de l’attitude du président etc..

 

Mais cette justification en spirale descendante est caractéristique du fonctionnement « collé »  que nous venons de décrire : le premier qui s’enfonce dans la colle se plaint d’être englué ! Elle n’est pas nouvelle – voir en 1940 les généraux français qui capitulent sous le motif que les français sont des capitulards, ou encore le PCF d’après-guerre ne prenant pas position sur la question  des colonies sous le prétexte « les ouvriers français sont des racistes » - après quoi il est devenu clair que le PCF était le moteur du dit « racisme » et l’inventeur de tous les thèmes et  des slogans de futur lepénisme ouvrier (il en est d’ailleurs mort). Bien entendu les gens sont aussi ce qu’ils sont en fonction de qui les dirige, et qui dirige rassemble, et donne à voir, les partisans qu’il mérite.[14]

 

Chirac ne s’oppose pas, bien au contraire, mais s’associe en toute occasion à la propagande en faveur des représentations post-coloniales. Comme tous les autres membres de la « classe politique française », il participe à la recherche, désignation, persécution des « indigènes », et encourage les gens à se faire peur eux-mêmes[15] sous la bannière du C.F.F « Confort Famille Festivités » dans sa version Delanoe Bastille communément appelée bobo, « Confort Famille Football « en direction des quartiers plus populaires.

 

B.       La représentation humanitaire : l’im-monde immonde.

 

 

Avec l’imaginaire post-colonial, on peut se faire d’autant plus peur que çà sent  son vieillot, son défensif. La représentation est taraudée de l’intérieur par l’affleurement de la conscience qu’elle est une survivance d’une autre époque. Il y a un arrière-goût de sursis et çà risque à la fin de gâter le bien-être CFF. Mais heureusement, une représentation moderne est arrivée à la rescousse.

 

« L’humanitaire a changé le monde », dit carrément Mr. Kouchner (c’est le titre d’une interview de lui publiée dans le numéro de juillet-août des « Temps Modernes »).  En quoi consiste la révolution Kouchner ? Révolution dans la représentation bien sûr, dans le discours. Il ne faut pas exagérer ! Mais c’est bien vrai, le monde se trouve  bouleversé, mis sans dessus dessous même : du monde, l’humanitaire fait  un  im-monde , en plaçant en son cœur la victime. Dans le discours humanitaire, la victime est devenue la première réalité, raison première et dernière et lien de la communauté humaine comme telle. La victime et le lien aux victimes l’emportent  donc sur tout ce qui est  situation, histoire, conflits, décisions, choix, politiques. Elle est d’abord et toujours là en soi, comme telle. Avant le monde, il y a donc bien, unique et éternel, l’im-monde.

 

Im-monde, et immonde.

Parce qu’il faut toujours des victimes, sans quoi notre lien, notre im-monde, serait défait. Il faut alimenter l’humanitaire avec de la victime à chaque repas.

Comment ? Si la victime n’a pas envie d’être mangée, pardon, si par exemple elle ne veut pas être appelée victime ? Mais une victime, çà ne parle pas ! La victime, c’est un corps. Et même, le corps souffrant . Elle ne peut pas parler, mais heureusement,  l’humanitaire parlera pour elle. L’humanitaire « témoigne ». Et son discours est forcément indiscutable, étant donné qu’il est « l’humanitaire ». L’humanitaire  fait consensus, forcément, tout le monde ne peut qu’être pour .[16]

 

Avouez que les coloniaux ou post-coloniaux sont vraiment enfoncés. Leur supériorité n’était que contingence, histoire, et  l’indigène, en tout cas un indigène, s’il passait tous ses examens, avait théoriquement une chance de « s’intégrer » . Tandis que la victime et son humanitaire, elle le corps, souffrant bien sûr, lui le langage ![17] On atteint à la différence d’espèce ! Et pour l’éternité . D’ailleurs, qui parlait de capituler préventivement ? Grâce à l’humanitaire, c’est le bombardement qui devient préventif, avec en plus un bon partage des tâches : certains bombardent (ils sont outillés pour), tandis que nous, avec l’humanitaire – une production française ! – leur fournissons le discours.

 

Discours cependant maigre, grossier,  déjà usé par l’insistance des situations (« le monde réel », comme disent maintenant les experts[18]) à exister, et  des gens à parler.

 

Bien entendu, nous ferons notre possible pour contribuer à enterrer le tapageur discours humanitaire venu à la rescousse du plus coriace silence post-colonial : l’essentiel, à cet égard, étant d’avancer avec ceux qui  acceptent, et même souhaitent, et même se réjouissent, d’en venir à un point.

 

 

Juillet aoüt 2004

 

 

 

Réunions du CPSA La France doit fournir les traitements les premiers vendredis de chaque mois à l’AGECA 177 rue de Charonne 75011



[1] Voir texte sur le site : http://www.entretemps.asso.fr/Sida

[2] Voir sur le même site « textes d’orientation », texte sur le discours mondial etc…

[3] voir sur le même site

[4] ibidem

[5] ibidem

[6] voir document en annexe

[7] Puisqu’il y avait après les exposés débat, un membre de notre Collectif, saisissant l’occasion d’interroger notre ministre et notre ambassadrice, a posé la question : la France est-elle un pays ? se référant aux exposés des politiques des autres pays présents qui  faisaient ressortir en creux l’absence de toute politique française, mentionnant au passage le refus systématique des visas aux familles des malades. Voici la réponse de notre ambassadrice –le ministre n’a pas cru bon de prendre la parole-, faite sur un ton se voulant tristement ironique : « Certes la France n’a pas d’histoire, pas de gouvernement, la France n’est pas le deuxième financeur du Fonds Mondial contre le Sida la tuberculose et le paludisme.. La France est un  non-pays. Je comprends qu’on ait honte d’être français » . Elle prendra soin de répéter ensuite à plusieurs reprises « la France, ce non-pays », par exemple pour signaler la continuité de la politique française d’un gouvernement à l’autre : ce « non-pays » a mis en place Esther et a suivi la même politique de réduction de la dette.

Nous remarquâmes aussi les interventions des deux militants d’Act Up  et Ensemble contre le Sida au cours de cette réunion. La première demanda agressivement au représentant du Cameroun ce que son pays faisait de l’argent économisé grâce à la réduction de la dette. Le deuxième demanda sur un ton tout aussi agressif au représentant brésilien si le Brésil utilisait à plein sa capacité de production de médicaments génériques ! Mais si, on ose. Pas de question sur  l’absence de politique française, mais des comptes à demander aux autres.

 

[8] Voir par exemple le journal thaïlandais The Nation en date du  14 juillet 2004  qui annonce l’accord en première page : « Antiretrovirals : major pact for cheap drugs »

[9] Propos d’une responsable de santé d’un pays d’Afrique francophone à Bangkok : « Les pays se tournent vers les USA ». C’est logique. Bush a une politique qui est ce qu’elle est vis-à-vis du Sida, la France non. Agiter ses manches  et en appeler au Fonds Mondial ne soigne personne et ne peut abuser personne.

[10] « Qu’est-ce qu’un principe », ont demandé certains. Nous avons pris l’exemple de l’énoncé : les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Cette assertion peut-elle se discuter en tant que fait ? C’est un principe. Un principe tire à conséquence, comme par exemple, en l’occurrence : abolir l’esclavage.

[11] voir supra sur les interventions françaises à Bangkok par exemple

[12] voir de ce point de vue la vogue étatico-associativo-médiatique du mot « citoyen »

[13] Encore notre ambassadrice à Bangkok. « Au nom de la communauté internationale, des ONG, des gens… », elle a en conclusion un « message politique » à transmettre. C’est celui-ci : « malgré la peur du lendemain (sic), continuons main dans la main »).

[14]Combien de fois telle ou telle vieille personne, parlant de sa vie comme on le fait quand on arrive à l’hôpital, mentionne la Résistance – en hommage à eux tous, je mentionne la toute dernière, dimanche dernier, c’est Mme Bernard, elle se réveille après sa chute et son trauma crânien, elle dit  l’essentiel, le mari  disparu et les enfants ingrats, et elle mentionne un petit sac qu’elle avait sur l’épaule. « Quel petit sac » ?  C’est celui avec lequel elle allait apporter à manger au maquis. « Ah, vous alliez au maquis Mme Bernard. Qui vous l’avait demandé » ? personne ne l’avait demandé, elle y avait pensé elle-même.

On peut soupçonner que l’histoire réelle, populaire, de la Résistance et du rapport à la Résistance n’est pas vraiment (sauf quelques hagiographies locales) et ne sera jamais écrite, puisque les gens sont vieux, et que l’enquête sur les humbles actions patriotiques de milliers de Mme Bernard n’a pas mobilisé grand monde. Les histoires de la Résistance sont souvent celles des partis et groupes militaires, et pour le reste, on aime à  se complaire dans l’évocation de la – massive certes- France de la collaboration.

[15] On a une tête à se faire peur ! Pour l’effet effrayant des jeux de miroir, voir « La Dame de Shangaï ». Il y faut la fermeté et la décision d’un Orson Wells républicain  d‘Espagne.

[16] Voir, pour une étude détaillée de « l’humanitaire », l’ensemble du dossier du numéro des « Temps Modernes » cité plus haut.

[17] N’exagérons cependant pas, n’en déplaise à Mr. Kouchner, la novation de la représentation humanitaire. Un long poème écrit en          par Catherine Varlin à l’occasion de la manifestation du 17 octobre 1962 la décrivait déjà dans notre gauche française en proie à son colonialisme (« 17 Octobre », in « Palimpseste » ed.          ). En voici le refrain : 

« Partageons

Tu tombes, je crie,

J’ai honte,

Merci ».

Mr.  Kouchner n’a fait que supprimer la honte.

 

[18] Occasion de bien sûr distinguer le discours humanitaire de l’action de ceux qui, embauchés par les organisations humanitaires, travaillent effectivement dans le « monde réel », et donc militent pour que l’accès aux soins devienne réalité à l’échelle des pays entiers – le meilleur exemple à cet égard étant le rôle joué par Médecins Sans Frontières en Afrique du Sud. Plus de politique d’accès aux soins veut dire bien sûr plus de travail pour qui ceux qui veulent servir les gens. Lors de la conférence de Bangkok, responsables nationaux, responsables de l’OMS ou militant n’avaient qu’une voix pour dénoncer le « drainage des cerveaux » vers l’Europe et les Etats-Unis, et pour appeler les gens à venir travailler là où on a le plus besoin d’eux.