UN TRACT À L’ÉCOLE D’HAÏTI ET DU PEUPLE HAÏTIEN

 

I. Démocratie veut-il dire autre chose que passion et dictature sans frein de l’ignorance ? Où l’on se voit dans la main des bandits..

 

L’action militaire américano-française qui a enlevé le président haïtien Aristide, le 29 février dernier, pour installer à sa place d’anciens militaires « rebelles » ne vous a peut-être beaucoup étonnés ni émus. D’abord, sans être aussi ignorants en géographie que ne le sont proverbialement les américains, vous en savez peut-être peu sur ce petit pays qu’est Haïti. Ensuite, ce « coup » a été précédé d’une campagne médiatique unanime ; puis Haïti a cessé de faire la une des journaux pour être remplacé par d’autres scènes de désordres ou d’horreurs. Le monde, vu de la France, est un chaos dont on il convient de se garder :  tout au plus l’entrevoir permet-il de  penser non sans soulagement que « on est quand même bien en France »..

 

Entre la dictature de l’ignorance, concertée par la télévision et les journaux, et le désir voire la passion de l’ignorance, encouragée et supposée chez les lecteurs et téléspectateurs, enfonçons cependant, à propos d’Haïti, le coin d’inquiétude et de soupçon que peut-être vous avez éprouvé.

Aristide, bien que président élu d’Haïti, aurait été enlevé parce que son mandat aurait été un échec, et qu’une partie de la population, représentée par l’opposition appelée « démocratique », lui aurait retiré son soutien. Vraiment ? Alors, imagineriez-vous l’arrivée d’une armée étrangère pour enlever Chirac avant la fin de son mandat, vu qu’il est clair que beaucoup de gens pensent que son mandat est « un échec » et qu’il y a, en France, des gens qui ne le soutiennent plus et une opposition « démocratique » ? Certainement pas. C’est donc qu’il y a une différence entre la France et Haïti. Peut-être avez-vous l’impression que cette différence « va de soi » : mais sauriez-vous la formuler ? Cela vaut la peine d’essayer.

 

 Une chose est sûre :la différence n’est pas à chercher du côté des élections. Dans les deux cas, il y a un président élu de façon incontestable au suffrage universel. Si on pense que la démocratie, c’est les élections, cela veut dire que la démocratie n’a pas la même valeur de protection partout. Comment s’y retrouver ? Certains pays, ou États, ont droit d’être appelés démocratiques, ce qui leur donne le droit de faire régner leur loi à leur façon, c’est-à-dire d’exercer la terreur par les armes sans justification légale et sans déclaration de guerre, un droit que les médias français aiment appeler droit d’ingérence, sur une portion de la planète variable : partout pour les États-Unis, dans son ancien domaine colonial pour la France, chez ses voisins pour Israël, etc... Certains, la Russie par exemple, sont vus comme des démocraties douteuses mais ont quand même le droit d’exercer la terreur dans leur zone. Certains ont droit à l’étiquette « démocratique » mais n’ont pas  droit à l’ingérence : ils peuvent s’attendre alors à se voir privés de l’étiquette s’ils venaient à déplaire aux premiers, démocratiques ayant droit d’ingérence. Certains enfin, comme les pauvres haïtiens, n’ont droit à rien et peuvent être affamés et envahis qu’ils fassent des élections ou non. En outre, l’intervention armée peut s’appeler rétablissement de la démocratie (Les États-Unis en Irak), lutte contre le terrorisme (encore les États-Unis, Israël, la Russie, etc.), autodéfense (Israël), ou encore aide humanitaire (très employé en France).   On voit que c’est compliqué, et que dans cette distribution la France et Haïti sont situées aux deux bouts de la chaîne. Mais qui préside à cette distribution ? Situés au-dessus des lois, décidant du droit d’emploi de la force armée et disposant de l’étiquette « démocratie », il nous paraît en tous cas clair qu’il s’agit de bandits. D’ailleurs les grands bandits s’avancent rarement pour se nommer. Une chose encore est claire : ceux qui se trouvent dans l’entourage immédiat des bandits – par exemple nous, dans un état qui a le droit d’être nommé  démocratique et qui a droit à l’ingérence - peuvent s’attendre à être pris en otage par de moins grands bandits d’une bande rivale. Ceux qui sont loin, abandonnés par les plus grands bandits à leur piétaille, sont déchirés au jour le jour par les valets tant que le boss n’est pas intéressé par le morceau. Çà, c’est la loi des bandes depuis toujours.

 

 

II. Des pays ou des zones ? La France dans sa zone, ou : contre  justice, vengeance  sans  fin

 

Le grand linguiste américain Noam Chomsky écrit ce 23 mars dernier : « Le contexte qui a conduit à la tragédie actuelle est assez clair. Si on commence simplement avec l’élection d’Aristide en 1990, Washington était consterné par l’élection d’un candidat populiste. La menace démocratique en 1991 était encore plus inquiétante à cause de la réaction favorable des institutions financières internationales aux programmes d’Aristide, ce qui réveilla des inquiétudes traditionnelles de l’effet « virus » d’une indépendance réussie… On perçoit généralement les dangers comme particulièrement graves dans un pays comme Haïti, nation ravagée par la France puis réduite à une misère extrême par un siècle d’intervention américaine. Si des gens dans des circonstances aussi extrêmes peuvent prendre leur destin en main, qui sait ce qui pourrait se passer ailleurs lorsque la contagion se répandra… Après le coup d’Etat militaire de 1991, Clinton  imposa des conditions essentielles au retour d’Aristide en 1994 : qu’il adopte le programme du candidat perdant des élections de 1990 (soutenu par les États-Unis), un ancien fonctionnaire de la Banque Mondiale qui avait récolté 14% des votes… La Banque Mondiale annonça que « l’État restauré  devait se concentrer sur l’énergie et l’initiative de la Société Civile, plus particulièrement le secteur privé national comme étranger ». La « Société Civile » haïtienne comprend une minuscule élite privilégiée et des sociétés américaines, mais pas la grande majorité de la population, les paysans et les habitants des taudis qui avaient commis le grave crime de s’organiser pour élire leur président. Les fonctionnaires de la Banque Mondiale expliquèrent que le programme néo-libéral bénéficierait à la classe d’affaires plus ouverte, « éclairée », et aux investisseurs étrangers, tout en assurant « qu’il ne va pas faire de mal aux pauvres comme dans d’autres pays » sujets à l’ajustement structurel, parce que les pauvres haïtiens manquaient déjà de la protection minimale d’une bonne politique économique, telle que les subventions pour les produits de base… »

 

Les fonctionnaires  des instances internationales qui peuvent en un jour faire fermer les usines d’Argentine, exiger la destruction des systèmes de soins de base en Afrique peu avant l’apparition du Sida, appuyer la suppression des retraites  en Russie, etc, etc… ne sont connus de personne, ne sont bien sûr élus par personne, et n’ont jamais de comptes à rendre  devant les peuples. On peut noter que le degré de leur brutalité s’accorde précisément à la répartition en zones  décrite au premier paragraphe. Ainsi, ce qui s’appelle « ajustements structurels nécessaires » en France, que les journaux rappellent ponctuellement et qui s’imposent pareillement quels que puissent être les avatars électoraux (à savoir rogner progressivement et par étapes les droits sociaux et le service public) devient en Haïti, à l’autre bout de la chaîne, ce que nous venons de lire sous la plume de Chomsky  :  puisque déjà les Haïtiens manquent cruellement de tout – effectivement la moitié de la population est sous-alimentée et on manque d’eau potable -, les affamer et les écraser plus ne pose aucun  problème.

Mais à l’inverse, on notera que chez nous, le gouvernement  trouve normal et de bon goût de faire valoir sa dépendance : « on n’a pas les moyens » - de fournir des médicaments antiviraux à nos anciennes colonies d’Afrique, par exemple -, « la France ne peut pas se permettre » etc.. Cependant que ce même gouvernement et nos journaux  ne se gênent pas pour accuser les gouvernements des pays les plus maltraités de « mauvaise gouvernance », les déclarant responsables de la situation de misère de leur pays comme s’il allait de soi que eux, par contre, les plus pauvres et les moins « protégés », auraient toute liberté chez eux. «  Aristide n’a pas su sortir son pays de l’ornière » lira-t-on, ou encore : « Comment se fait-il que les gouvernements africains ne contrôlent pas l’épidémie chez eux ? »

Ce faisant, notre gouvernement et nos journaux font de nous, si nous les laissons faire, pas seulement des otages, mais surtout des complices. En effet il est ainsi sous-entendu que « la France ne peut pas se permettre » parce que il va de soi que nous devons garder notre situation privilégiée sous la haute protection des bandits. À quoi nos gouvernants quels qu’ils soient veillent avec le soin qui convient, remerciés par la loi du silence et une application à l’ignorance qui, comme chacun sait aussi, sont les fondements de toute association de malfaiteurs.

 

Ainsi certains à l’étranger ont-ils pu supposer à bon droit que l’intervention française en Haïti avait pour but, après la brève incartade sur l’Irak, de montrer notre zèle envers les maîtres américains. Sans doute, mais il y avait aussi et même surtout en l’occurrence un intérêt propre « de zone ». En effet Aristide, en  cela acclamé par le peuple haïtien, a demandé que la France rembourse à Haïti  la somme énorme que la France lui avait extorquée pour la reconnaissance de son indépendance : 150 millions de francs or exigés en 1825, soit la totalité du budget annuel de la France de l’époque, ou encore trois fois la valeur de la colonie haïtienne, que les anciens esclaves, libérés par leur lutte et victorieux contre le revanchard Napoléon qui voulait restaurer l’esclavage, durent payer jusqu’en 1915 – date du début de l’occupation américaine. Cette demande a été jugée intolérable par le gouvernement français, et c’est pourquoi notre gouvernement a voulu à toute force faire tomber Aristide. Et en effet, rendez-vous compte : la France devrait quelque chose à une ancienne colonie ? Vous voudriez parler justice, responsabilité, réparation ? C’est un comble ! Ces va-nu-pieds ont osé se soulever contre nous, ils ont voulu devenir indépendants, et ainsi ils nous ont affaiblis, et regardez – voir plus haut -, comme nous avons conscience de notre position, comme nous savons courber la tête nous autres. Alors tant pis pour eux, bien fait pour eux, ils le paieront, ils en mourront. Contre eux, vengeance sans fin. L’auteur de ce tract, membre d’un collectif intitulé Collectif Politique Sida en Afrique : la France doit fournir les traitements a appris par l’enquête combien l’attitude est la même vis-à-vis des pays africains. Pas question que la France donne un seul comprimé, c’est la doctrine de base. Comment, une responsabilité française ? Mais la France, çà existe, on peut se permettre d’être un pays nous autres ? Pas un sou, on n’a pas les moyens, çà ne nous concerne pas. D’ailleurs, on n’en parle jamais, tandis que nos journaux exposent à longueur de colonnes que l’Afrique est perdue de par la faute des Africains, des gens aux goûts morbides, des fanatiques de la souffrance : selon les toutes dernières nouvelles, c’est bien simple, l’esclavage c’est eux-mêmes qui l’ont fait…

 

 

III De la mémoire et des principes, de Robespierre et Toussaint Louverture, des tracts, des collectifs.

 

Avant la curée journaliste et l’envoi de la troupe, le gouvernement avait nommé une « commission de sages », qui prit soin d’établir que la France ne  rendrait pas un sou de la dette extorquée. Régis Debray, son président – comme ancien camarade de Castro et de Che Guevara ayant renié les convictions et compagnons de sa jeunesse, il a de fait le profil même du « sage » - écrivit donc dans son rapport : « Les Haïtiens ont trop de mémoire » !! Ce tract à l’école haïtienne,  moins oublieuse de Louverture que n’est la nôtre de Robespierre, se  propose justement de nous soustraire un peu à l’ignorance et à l’oubli.

 

 « L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue commença dans la nuit du 22-23 août 1791. Deux ans plus tard, elle conduisait à la déclaration d’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue le 29 août 1793. La France, alors en révolution sous la bannière des droits de l’homme et du citoyen… élargit cette déclaration d’abolition de l’esclavage et écarta toute idée d’indemnisation des colons français, lors de la séance de la Convention du 16 Pluviôse an II. Voici l’extrait d’une intervention à cette séance (prononcée par Jaucourt, auteur de l’article « Traite des Nègres » de l’Encyclopédie) : « On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe ? Il est vrai que les bourses des voleurs de grands chemins seraient vides, si le vol était absolument supprimé : mais les hommes ont-ils le droit de s’enrichir par des voies cruelles et criminelles ? Quel droit a un brigand de dévaliser les passants ? À qui est-il permis de devenir opulent, en rendant malheureux ses semblables ? Peut-il être légitime de dépouiller l’espèce humaine de ses droits les plus sacrés, uniquement pour satisfaire son avarice, sa vanité, ou ses passions particulières ? Non… Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites que de faire tant de malheureux ! ». Ces extraits sont tirés du livre de Florence de Gauthier qui a pour titre la  fameuse sentence robespierriste : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! »

On comprend que le rapport Debray, chargé de déclarer que la France ne veut pas rendre un sou de la somme autrefois extorquée à la jeune République haïtienne, conseille une cure d’oubli. « Périssent tous les principes et les peuples pourvu que je garde ma résidence secondaire » - un Régis Debray ajouterait sans doute : « et mon petit déjeuner chez le ministre » : c’est la maxime qui gouverne aujourd’hui. Robespierre encore, le 9 Thermidor : «  La République est perdue, les brigands triomphent ! ».

Jusqu’à quand ? 

 « 200 ans après, à quand l’indépendance » ? dit un texte qui nous vient d’Haïti. En ce point nous sommes tous des égaux, chacun  est libre de se déterminer et de choisir.

Un collectif haïtien réuni aujourd’hui avance quelques mots d’ordre que sous-tendent des principes universels et simples :

Même un petit pays a le droit d’exister et d’être  respecté ! Non à l’occupation franco-américaine ! Seul le peuple haïtien a le droit de choisir ou de destituer son président.

Même les pauvres des pays pauvres ont droit à l’existence et ne doivent pas être volés ! Le peuple haïtien exige avec raison que la France  restitue la dette injustement prélevée sur Haïti.

 

Qui s’est donné la peine de nous lire jusqu’ici se convaincra peut-être que, pour qui veut refuser son concours aux brigands et recherche les amis des principes, il y a peu d’aide à attendre du côté des journaux mais on peut lire, et même écrire, des tracts. On peut aussi s’intéresser aux collectifs (qui sont autre chose que des  associations) : des gens que réunit gratuitement un principe, un mot d’ordre : tel celui grâce auquel ce texte est écrit. Il y a aussi les collectifs d’ouvriers sans papiers, ou encore celui, déjà mentionné, auquel appartient l’auteur du tract, ou encore…

 

Pour contact, écrire aux bons soins de « Campagne Sida en Afrique »c/o AGECA Service Boite Postale, 177 rue de Charonne-75011.Paris

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