De l’improvisation

 

Éric Barret

 

Séminaire Entretemps « Musique | Psychanalyse »

6 avril 2002, Ircam

 

 

 

-        Présentation

Je suis musicien, saxophoniste de jazz, un improvisateur qui a été formé par la culture et le langage du jazz, et la musique que je joue aujourd’hui, même si elle a pris quelques distances avec la culture afro-américaine, est toujours imprégnée de cet héritage-là. Je pratique l’improvisation au sein de formations que je constitue qui vont du duo au quartet et pour lesquelles j’écris la musique, ou pour dire plus exactement je propose le matériau musical. Je pratique l’improvisation sous d’autres formes : au contact de musiciens d’autres cultures, comme les musiques traditionnelles ou ethniques. Je pratique ou j’ai pu pratiquer également l’improvisation libre ainsi que l’improvisation associée à d’autres genres artistiques : en liaison avec la danse, la littérature, les arts plastiques ou l’image. Pour terminer j’enseigne également l’improvisation, et j’édite aussi des ouvrages pédagogiques sur ce sujet.

 

-        Présentation du sujet et propos de l’intervention

Je parlerai ici de thèmes liés à mon expérience de l’improvisation musicale, et auxquels j’ai souvent pensé comme ayant peut-être une résonance, un écho, dans la psychanalyse. Je ne sais si l’on peut parler de liens entre ces deux champs, mais il m’a semblé constater que l’improvisation musicale et la psychanalyse fréquentaient parfois les mêmes domaines. Et je me suis mis à chercher un peu plus, vers d’éventuelles affinités entre ces deux pratiques[1].

 

-        L’improvisation

-        La place de l’improvisateur (L’improvisateur par rapport au compositeur et à l’interprète et les spécificités de sa place)

Quelle place est celle de l’improvisateur par rapport au compositeur et à l’interprète. (Je fais référence à un échange qui avait eu lieu ici lors de la séance de janvier dernier). L’improvisateur qui fait de cette pratique l’essentiel de son expression musicale peut-il être assimilé au compositeur, à l’interprète, voire aux deux, où occupe-t-il une place distincte ?

 

1 — Considérons la situation de l’improvisation libre où le musicien développe son discours sans aucune référence. L’improvisateur ne joue à partir d’aucun support thématique et développe ses idées musicales en même temps qu’il joue. Ces idées sont bien sûr le fruit d’un travail antérieur, mais la manière de les assembler est propre au moment où cela se passe. D’ailleurs c’est dans ces circonstances-là, par le bouleversement produit, qu’un événement inédit peut arriver, c’est-à-dire un moment de création musicale. On peut dire alors de l’improvisateur qu’il est compositeur. Un compositeur de l’instant, qui écrit « en temps réel » comme on dit souvent en informatique, et dont l’improvisation s’écrit au moment où il la joue.

 

2 — Si, comme souvent dans le jazz, l’improvisateur développe son discours à partir d’un thème donné, on peut alors le considérer à la fois comme interprète et compositeur. Interprète parce qu’il développe son improvisation par rapport à un cadre de référence préexistant, et compositeur parce que ce développement est fait par un individu (et pas un autre) et c’est donc un développement personnel. L’improvisateur s’approprie le thème de départ (qui n’est souvent qu’un simple prétexte), et l’ensemble, c’est-à-dire le thème initial + l’improvisation, devient sa composition.

Pour illustrer ceci, il faudrait écouter plusieurs versions d’un même thème joué par différents musiciens, pour entendre comment chacun s’approprie un morceau du répertoire commun, ce que l’on appelle couramment dans le jazz un « standard ».

On pourrait écouter aussi plusieurs versions d’un même thème jouées par le même musicien. À ce titre, le saxophoniste John Coltrane, travailla pendant quelques années avec un quartet régulier sur un répertoire sensiblement identique, mais dont le traitement évoluait sans cesse. Un des plus célèbres morceaux joué par Coltrane est My favorite Things., un thème issu des comédies musicales de Broadway que Coltrane eut à son répertoire tout au long de la période qui va de 1960 à 1967. Dès la première version enregistrée par Coltrane[2], la forme, la structure harmonique du morceau ont subi beaucoup de modifications par rapport à la partition originale. Par la suite et au fil des concerts et des enregistrements, les cheminements mélodiques et harmoniques du soliste, les propositions harmoniques du pianiste, celles rythmiques du batteur, bref toutes les propositions individuelles sont relayées par les autres musiciens et intégrées à l’orchestre. Dans une interview, le batteur de cette formation, Elvin Jones, en parlait dans les termes suivants : « C’était comme si nous reprenions le lendemain un morceau là où nous l’avions interrompu la veille, pour le poursuivre et le développer plus encore.[3] » On peut constater ainsi une évolution constante de la pièce, que je qualifierais de “composition en mouvement” ».

Ainsi pour moi l’improvisateur a-t-il une place distincte du compositeur et de l’interprète qui est celle de compositeur en mouvement.

 

-        Le processus de l’improvisation

L’improvisation au début du jazz était collective et se construisait autour d’un thème de référence. On pourrait plus parler ici d’ornementations, d’enrichissements, de démarcations du thème ou de paraphrases plutôt que d’improvisation. Le premier grand soliste fut sans doute le trompettiste Louis Armstrong qui développa l’improvisation en un mode d’expression à part entière tant d’un point de vue mélodique, harmonique que rythmique.

En jouant, l’improvisateur développe ses propres idées, fruits de son travail antérieur. Ces idées vont être confrontées aux propositions des autres musiciens et du même coup s’en trouver transformées. De nouvelles voies peuvent ainsi être ouvertes qui renouvelleront la pratique personnelle jusqu’à la prochaine mise en situation d’orchestre, et ainsi de suite…

L’écoute de l’improvisateur est particulière, elle est double. Il y a l’écoute que l’improvisateur a de lui-même, de la construction qu’il propose a priori, et en même l’écoute qu’il a de l’ensemble des propositions extérieures, qui vont éventuellement l’amener à réagir et à prendre d’autres directions dans son jeu. C’est bien sûr la qualité d’écoute de chacun des membres de l’orchestre qui donnera à l’ensemble sa cohésion.

La perception du temps est également particulière pour l’improvisateur. Il y a la perception de ce que l’on joue (présent) inscrit dans la continuité de ce qui précède (passé) et de ce qui suit (futur). Je peux vous donner un exemple avec la représentation mentale d’une structure métrique et harmonique que je peux avoir en improvisant.

Prenons la structure harmonique la plus courante qui est le Blues. Elle est construite sur douze mesures et contient dans sa forme la plus simple trois accords, construits sur les Ier, IVe et Ve degrés du ton, dont l’ensemble s’appelle une grille. Voici l’image mentale que j’ai de cette grille lorsque j’improvise, et c’est d’ailleurs ainsi que je propose à mes étudiants de procéder.

Un curseur virtuel se déplace (en lien avec le tempo) précisant l’endroit où je me situe dans la grille (présent). Je peux ainsi constamment mesurer le temps qui me sépare de l’accord suivant qui déterminera du mouvement de ma phrase (futur). Et en même temps l’écho de ce que je viens de jouer se manifeste, comme déjà presque dissocié et séparé de moi (passé).

 

Malgré ce que je viens d’énoncer, ces perceptions temporelles, si elles peuvent donner l’impression d’être distinctes, sont cependant simultanées. Stravinsky disait « La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent[4] ». Mais quelle appréhension très intime du temps pour l’improvisateur ! C’est d’ailleurs à mon sens ce que Cioran exprimait en écrivant : « Point de musique véritable qui ne nous fasse palper le temps[5]. ». François Jeanneau, saxophoniste, musicien de jazz, écrivait également : « Essayer de savoir ce qui se passe quand on joue, c’est comme vouloir essayer de reconstituer ses rêves. C’est le même rapport au temps. Pas le temps pulsé, rythmé, mesurable et mesuré, mais un temps qui n’est qu’un présent, un temps sans passé ni futur »[6]. Mais peut-être aussi en jouant l’improvisateur entre-t-il dans un espace « hors temps » ? Un ouvrage de J.B. Pontalis, psychanalyste, s’intitule « Ce temps qui ne passe pas »[7]. Lévi-Strauss lui, a écrit : « La musique immobilise le temps qui passe ». L’immobiliser pour s’en séparer ? N’y aurait-il plus de temps alors ? Par cette perception simultanée d’un temps présent, futur et passé, l’improvisateur se serait-il affranchi du temps ? Mais si c’était le cas, seulement pour le temps de son improvisation…

 

J’aimerais terminer par l’enseignement de l’improvisation, que je considère comme une transmission pour apprendre par soi-même.

Apprendre à improviser diffère de l’enseignement traditionnel d’une théorie musicale ou d’un instrument. Ou en tout cas de la manière dont ils sont enseignés jusqu’à aujourd’hui. Dans son apprentissage, l’individu derrière l’étudiant est constamment sollicité. En jouant, à tout moment l’élève doit décider de ce qu’il va jouer, et l’enseignant est là, non pour décider de ce qui est juste ou pas juste, mais plutôt pour écouter les propositions musicales faites et chercher ce que peut induire tel ou tel choix proposé. Il s’agit pour l’enseignant d’apprendre à donner du sens à ce qui est joué.

Pour le jazz comme pour toutes les musiques, la maîtrise instrumentale et l’acquisition du langage sont nécessaires. Le langage s’apprend par l’imitation et un travail fondamental consiste à relever des improvisations. Mais, dans l’analyse de ces transcriptions de solos et les pistes de travail qui en découlent, l’enseignant doit susciter chez l’étudiant une réflexion personnelle qui sera liée bien évidemment à la sensibilité de ce dernier. Il va l’aider à développer ainsi sa propre méthode de travail.

Il y a dans cet apprentissage du développement de la personnalité musicale dès le départ une place importante accordée à l’individu musicien et à ce qui fait son originalité, sa singularité. L’enseignement de l’improvisation doit donc être compris comme une manière d’apprendre à s’enseigner soi-même. En d’autres termes, pour l’enseignant de l’improvisation, il s’agit, auprès de l’élève, de lui « apprendre à apprendre ». Je terminerai avec un extrait de la réponse que Jean-Louis Chautemps, saxophoniste, apporta à la question : « Peut-on enseigner l’improvisation ? […] Je crois à une pédagogie de l’improvisation en ceci : il est possible de sensibiliser un musicien à l’improvisation et même de transmettre des connaissances positives utilisables concernant les stratégies de l’improvisation, l’aspect scientifique, les théories, etc. Il est moins facile d’enseigner les tactiques, la traduction des principes généraux en action, l’aspect artistique. Et cela parce que l’aptitude à appliquer ces principes dépend étroitement de l’expérience personnelle de l’apprenti improvisateur et surtout de la force de ses désirs. La meilleure solution consiste à faire apprendre à apprendre, à obtenir que l’étudiant s’enseigne lui-même, qu’il devienne autodidacte par volonté pour reprendre la formule de Boulez »[8]



[1] — L’écoute des musiciens (en improvisant) et l’association libre

- L’écoute (en improvisant) et l’attention flottante

- Le rapport au temps

- L’apprentissage (de soi-même, à soi-même,…)

[2] J. Coltrane (My favorite Things – Atlantic, 1960)

[3] The Coltrane Legacy (cassette vidéo – VAI, 1985)

[4] F. Jeanneau (Colloque international « Pédagogies du Jazz » — CENAM, 1984)

[5] E.M. Cioran (Syllogismes de l’amertume — Folio, 1952)

[6] F. Jeanneau (Colloque international « Pédagogies du Jazz » — CENAM, 1984)

[7] J.-B. Pontalis (Ce temps qui ne passe pas Nrf, 1997)

[8] D. Levaillant (L’improvisation musicale – Actes Sud, 1981)