François Nicolas
Différents points sur ce très intéressant
exposé.
1) Guerino Mazzola s'est engagé dans une entreprise
qui me semble très originale, peut-être d'ailleurs
plus qu'il ne veut bien le reconnaître : une théorie
mathématique de la musique. Cette position a pour vertu
d'éliminer bien des problèmes souvent mal posés
puisqu'il ne s'agit plus à proprement parler d'appliquer
les mathématiques à la musique mais de construire
une théorie mathématique originale ad hoc,
susceptible de rendre compte de ce qui se passe en musique.
2) Cette théorie se déploie en s'appuyant sur un
événement considérable interne aux mathématiques
qui est la constitution de la théorie des topos. Il s'agit
donc aussi pour partie d'apprendre à reconsidérer
la théorie musicale à la lumière de cet événement
de pensée intramathématique (Guerino Mazzola ne
formulerait sans doute pas les choses exactement ainsi mais il
s'agit bien aussi de cela, il me semble).
3) Son approche de la musique, du moins de cette musique servant
de modèle pour la théorie mathématique à
construire, met alors l'accent non pas sur les propriétés
intrinsèques des objets musicaux mais sur leurs relations
extrinsèques. Ce faisant, Guerino Mazzola est en effet
fidèle au génie propre de la théorie mathématique
des catégories.
4) Bâtissant cette théorie, Guerino Mazzola distingue
nettement ce qui relève du discours musicien sur la musique
et ce qui relève de la musique elle-même qui se déploie
en indifférence (relative) à ce discours musicien.
Pour Guerino Mazzola, cette musique est comme une nature : au
lieu d'être une nature extérieure (comme la nature
physique), elle est pour lui une sorte de nature intérieure.
5) Dans cette logique, la philosophie n'a aucun rôle particulier
à jouer, pas plus qu'elle n'en a (ou n'en aurait) dans
telle théorie mathématique de tel domaine physique,
ou économique...
6) L'intérêt d'une telle théorie mathématique
est alors
- de faire apparaître sous un nouveau jour des cohérences
musicales qui n'apparaissaient pas aussi clairement dans un domaine
spécifiquement musical (cf. l'exemple de l'unification
de la théorie du contrepoint de Fux et de la théorie
harmonique de Riemann) ;
- de permettre de généraliser très aisément
des résultats ainsi théorisés (par exemple,
ayant expliqué la théorie de la modulation telle
que Schoenberg la pensait, on peut dégager des lois de
modulations équivalentes dans n'importe quel autre système
de modes).
Quelques éléments de la discussion sont également
à relever.
- René Guitart faisait remarquer que le lemme de Yoneda
(permettant de remplacer tout objet par l'ensemble des relations
dans lequel il s'insère) ne vaut qu'à mesure du
fait que cet objet est plongé dans une catégorie,
c'est-à-dire somme toute dans un espace assez grand et
bien structuré. Soit, pour ce qui nous occupe : on peut
abandonner la saisie intrinsèque d'un objet au profit de
son insertion dans un contexte à condition que ce
contexte ait certaines caractéristiques de complexité
minimale et de cohérence. Tout « contexte »
n'y convient donc pas (voir nos discussion antérieures).
- Guerino Mazzola s'engage dans une extension de sa théorie
donnant désormais place à des valeurs de vérité
bien plus différenciées que celles, binaires, de
la logique classique. Il en escompte à tout le moins la
capacité de cette théorie à mieux caractériser
ce qui se passe en musique puisque celle-ci ne saurait être
appréciée du seul point d'un « oui ou non
».
Tenant compte de cette manière de rapporter musique
et mathématiques au moyen d'une théorie mathématique
de la musique, il me semble qu'on pourrait typologiser ainsi
l'ensemble des rapports concevables entre mathématiques
et musique :
1) Application des mathématiques à la musique
On applique ici les mathématiques à la musique selon
une logique allant de l'ontologie à l'ontique c'est-à-dire
par transition entre être et étants (ou encore :
par application « naturelle » de ce qui se pense de
l'être comme pur être à tout ce qui est, à
tout étant donc).
2) Théorie mathématique de la musique ou de tel
ou tel sous-domaine musical.
C'est ce qu'engage Guerino Mazzola, ce qu'a fait Euler pour l'échelle
diatonique, d'autres pour tel ou tel tempérament. Ici on
bâtit une théorie ad hoc qui a pour modèle
(au sens de la théorie des modèles) la musique.
Bref rappel : en théorie des modèles, ce qui tient
lieu de modèle n'est pas la maquette mais le canon
à copier, le domaine factuel pris comme référence.
La théorie a ici un modèle au sens où un
peintre peut en avoir un (et ce contrairement à l'usage
répandu du mot plutôt comme « modèle
réduit », comme simulation). La théorie mathématique
ainsi construite a pour particularité que ses enchaînements
déductifs n'ont nuls équivalents dans le modèle.
Les équivalences se font pour les « objets »
et leurs prédicats, non pour les déductions. L'intérêt
d'une telle théorie est qu'elle permet de déduire
dans la théorie des résultats qui, projetés
ensuite dans le modèle, éclairent la cohésion
de celui-ci, et autorisent alors des généralisations.
3) Ce que j'ai appelé une fiction de modèle :
tel fragment du domaine musical essaye d'être pensé
comme modèle implicite (pathologique) d'une théorie
mathématique prévue pour un tout autre domaine (exemple
: la théorie mathématique de l'intégration,
interprétée comme pouvant théoriser l'audition
musicale). Bien sûr, en général cette fiction
ne peut être tenue que « jusqu'à un certain
point ». L'hypothèse est que cette fiction peut produire
quelque effet de vérité sur le domaine musical retenu.
4) Contemporanéité d'ordre philosophique.
Ici, c'est la philosophie qui institue l'existence d'un même
temps pour la pensée entre problématique mathématique
et problématique musicale. En général, cela
se formule plutôt sous forme de questions, par exemple :
en quoi le constructivisme sériel est-il ou non contemporain
du constructivisme mathématique (Bourbaki) ou politique
(marxisme-léninisme), etc. ? Ici mathématiques et
musique sont à égalité, ou en position symétrique,
ce qui n'était nullement le cas dans les trois types précédents.
Il y aurait donc trois types dissymétriques : application,
théorie mathématique, fiction de modèle,
et il y aurait un type symétrique : contemporanéité
d'ordre philosophique.
La question est alors : existe-t-il un cinquième type ?
Y a-t-il place pour des rencontres du cinquième type entre
maths et musique ? Pourrait-il y avoir des rencontres autrement
tramées entre mathématiques et musique, qui ne passeraient
pas par la philosophie (comme la quatrième), qui ne s'inscriraient
pas sous l'angle de l'application ou de la théorie (comme
les trois premières), qui seraient plus proches d'une sorte
d'inspiration ou de reprise en pensée d'un domaine par
l'autre ?
Je prends un exemple très lointain : on peut considérer
que le roman est (souvent) une manière de penser l'amour
(ce qui pourrait être associé au fait que, si l'amour
est une pensée, il n'est pas pour autant pensée
de cette pensée : cette pensée de cette pensée
pourrait alors prendre tournure dans un autre domaine de pensée
: la littérature). Si l'on tient que la mathématique,
comme les autres sciences, est une pensée mais n'est pas
pensée de la pensée qu'elle est, la musique pourrait-elle
être d'une certaine manière relève
de cette pensée de la pensée mathématique
? C'est ce que j'appellerais l'hypothèse d'une reprise
par la musique de la pensée mathématique. Dans l'autre
sens, la mathématique pourrait-elle être inspirée
par la pensée musicale, non pas reprise ou relève
(s'il est vrai que la musique, comme les autres arts, est à
la fois pensée et pensée de cette pensée)
mais bien résonance ? Là je n'ai guère
d'exemple à donner, sauf qu'il m'arrive, dans l'autre sens,
d'être musicalement « inspiré » par telle
ou telle question mathématique.
Donc, y aurait-t-il un cinquième type, ainsi différenciable
:
5a : la relève ou reprise en pensée
(des mathématiques par la musique)
5b : l'inspiration ou résonance (de la musique
par les mathématiques) ?
Mais peut-être aussi, pourquoi pas :
5c : la relève ou reprise en pensée
de la musique par les mathématiques
5d : l'inspiration ou résonance des mathématiques
par la musique ?
Ces mots ne sont que des épingles proposées. Fixent-ils
un possible ?
Emmanuel Amiot
François Nicolas : « Si l'on tient que la mathématique,
comme les autres sciences, est une pensée mais qui n'est
pas pensée de la pensée qu'elle est... »
« Y a-t-il place pour des rencontres du cinquième
type entre maths et musique ? Par reprise ou inspiration... »
Il me semble que les mathématiques (du XX siècle)
sont très particulièrement et de façon novatrice
pensée de la pensée qu'elles sont. Au-delà
des « strange loops » dont parle Hofstadter
(en gros, autour de l'emploi du procédé diagonal
de Cantor dans le théorème d'incomplétude
de Gödel) il y a pas mal de démonstrations d'un type
nouveau, qui utilisent ce qu'on peut voir comme une réflexion
sur le fonctionnement de la mathématique (par exemple dans
le domaine de l'existence de solutions d'équations en nombres
entiers). Les catégories sont une formalisation de ce type
de mécanismes, d'ailleurs. Et beaucoup de matheux se considéraient
(ou étaient considérés) comme artistes avant
cela !
Au-delà de ma réaction épidermique sur ce
que je ressens (à tort) comme une tentative d'opposition
entre mathématiques / sciences et musique / arts, je suis
tout à fait d'accord avec le « cinquième type
» proposé par F. Nicolas, qui intervient sans doute
assez souvent dans le travail de recherche du mathématicien.
Il faudrait aller voir ce que racontent les grands mathématiciens
de leurs façons de trouver la lumière dans un problème
de mathématiques (Strokes, Dieudonné et beaucoup
d'autres ont écrit là-dessus).
Olivier Lartillot
La présentation très intéressante
de Guerino Mazzola nous fait entrevoir un projet d'analyse de
la musique à l'aide d'outils mathématiques. Ceci
permettrait de procéder à une analyse de la musique
plus rigoureuse, basée sur des méthodes issues des
sciences exactes. On arrivera peut-être alors, enfin, à
proposer une méthodologie de l'analyse musicale dégagée
de penchants verbeux et sentimentaux. Déjà en 1966,
Pierre Schaeffer, dans son Traité des objets musicaux,
disait : « Dans son ensemble, l'abondante littérature
consacrée aux sonates, quatuors et symphonies, sonne creux.
Seule l'habitude peut nous masquer la pauvreté et le caractère
disparate de ces analyses. [...] Si toute explication se dérobe,
qu'elle soit notionnelle, instrumentale ou esthétique,
mieux vaudrait avouer, somme toute, que nous ne savons pas grand-chose
de la musique. Et pis encore, que ce que nous savons est de nature
à nous égarer plutôt qu'à nous conduire.
» La théorie des topoi pourrait répondre
à ce manque.
Mon intervention a pour intention de suggérer, en toute
modestie, une autre approche, similaire à la précédente
dans son caractère « systématique »
(je ne sais pas si ce mot convient), mais aussi et surtout complémentaire.
Durant sa présentation, Guerino Mazzola a d'ailleurs mentionné
très brièvement un aspect de cette approche.
Il s'agit de l'analyse de la musique selon un apprentissage par
la machine (Machine Learning). Cette discipline, assez
récente, est issue en partie de l'intelligence artificielle,
se concentrant sur le concept d'intégration de connaissance
suite à une forme d'expérience. Dans le cas de l'analyse
musicale, l'expérience est la musique à analyser,
la connaissance à intégrer est le fruit de l'analyse.
Guerino Mazzola a critiqué la notion de neurone formel,
expliquant que ce modèle ne semble pas concorder avec la
réalité, et ne peut être maîtrisé
de manière satisfaisante. Ce modèle ne peut donc
être utilisé dans le cadre d'une théorie «
systématique » de l'analyse musicale. Je suis tout
à fait d'accord avec lui sur ce point.
Ce qui m'intéresse dans l'intelligence artificielle, ce
n'est pas cette approche biologique (réseaux de neurones)
mais l'autre courant : l'approche calculatoire. Cette discipline
tente de modéliser et d'implémenter le phénomène
de l'inférence, de l'acquisition de nouvelles connaissances
de manière logique et algorithmique. Toutefois les avancées
récentes de l'intelligence artificielle donneraient à
penser qu'une réunification des différentes disciplines
(biologique et calculatoire) est imaginable : les réseaux
de neurones peuvent être considérés comme
un simple modèle mathématique, sans aucune prétention
de véracité cognitive.
On pourra me répondre que mon approche souffre du fait que la théorie de l'inférence utilise la notion de plausibilité, de probabilité, notion difficilement intégrable dans le cadre d'une logique rationnelle et rigoureuse. Or une théorie assez récente, développée par E.T. Jaynes, révolutionne la notion de la probabilité. Dans son ouvrage « Probability Theory : The Logic of Science » , E.T. Jaynes établit une théorie de la probabilité permettant de généraliser la logique classique aux raisonnements probabilistes . Cette théorie très complète permet de procéder à des raisonnements logiques prenant en compte les incertitudes et les exprimant sous la forme de plausibilité, tout ceci quantifié de manière rigoureuse. L'application de cette théorie à la musique, par l'intermédiaire de l'apprentissage par la machine - notion disposant également d'une approche mathématique - pourrait donc être considérée comme une théorie mathématique de la musique.
Loin de vouloir entrer en concurrence avec l'impressionnante
théorie de Guerino Mazzola, je cherche seulement à
constater en quoi ces deux théories diffèrent. On
peut remarquer tout d'abord que dans l'analyse musicale par la
théorie des topoi, les mathématiques sont centrales,
alors que dans l'analyse par apprentissage, les mathématiques
sont diffuses. En effet, dans la première, on cherche
à analyser la musique par les mathématiques, alors
que dans la seconde, on procède à l'analyse par
la machine qui, elle, utilise des briques mathématiques
dans une modélisation impossible à appréhender
totalement par l'esprit. Seul le résultat inféré
compte ici.
Ceci étant, on peut dire que la première théorie
explique la musique, alors que la seconde explicite
la musique. De ce point de vue, la première théorie
semble bien plus intéressante, puisqu'elle rentre au coeur
du phénomène en jeu. La seconde permet de constater
ou de valider ces phénomènes.
L'intérêt de la musique par apprentissage est que
toute l'analyse est effectuée par la machine. Une fois
que le programme d'inférence est implémentée
- c'est là tout le problème, évidemment -,
l'analyse devient automatique.
François Nicolas
Olivier Lartillot : [Il serait possible de] procéder
à une analyse de la musique plus rigoureuse, basée
sur des méthodes issues des sciences exactes. On arrivera
peut-être alors, enfin, à proposer une méthodologie
de l'analyse musicale dégagée de penchants verbeux
et sentimentaux.
Je comprends bien cet enthousiasme pour une analyse «
objective ». Mais attention au fait qu'il s'agit ici de
musique, et fondamentalement d'oeuvres, donc de sujets et non
pas de données physiques. Cela ne dissout pas l'intérêt
pour les théories mathématiques de la musique mais
contribue seulement à délimiter son champ de validité.
Cela touche à un point, d'ordre plus philosophique, que
je formulerai volontiers ainsi : il ne peut y avoir de théorie
mathématique du sujet (au sens fort de « théorie
mathématique »). C'est un point me semble-t-il à
ne pas oublier quand on se lance dans une théorie mathématique
de la musique.
Une théorie assez récente, développée
par E.T. Jaynes, révolutionne la notion de la probabilité.
[...] Cette théorie très complète permet
de procéder à des raisonnements logiques prenant
en compte les incertitudes et les exprimant sous la forme de plausibilité,
tout ceci quantifié de manière rigoureuse.
Est-ce que techniquement ceci n'a pas à voir avec le
passage d'une algèbre de Boole à une algèbre
de Heyting ? Auquel cas, tout ceci serait directement connecté
(ou connectable) à la théorie des topoi.
L'application de cette théorie à la musique,
par l'intermédiaire de l'apprentissage par la machine -
notion disposant également d'une approche mathématique
- pourrait donc être considérée comme une
théorie mathématique de la musique.
Si ma remarque précédente s'avérait valide,
cela voudrait dire qu'une théorie mathématique de
la musique ne saurait faire aujourd'hui l'économie de la
mathématique des topos. Dit grossièrement : le passage
en mathématiques de la théorie des ensembles à
la théorie des catégories permettrait un développement
de ce type de théories mathématiques de la musique
que ne permettait pas la seule théorie des ensembles (voir
la maigreur des « résultats » musicaux de la
set-theory et autres...)
La première théorie explique la musique,
alors que la seconde explicite la musique.
Je suis réservé sur l'idée qu'une théorie
mathématique de la musique « expliquerait »
la musique. Je tiens qu'en général, ce n'est pas
le cas : plus largement, une théorie n'explique pas son
modèle. Cela tient au fait que le régime des inférences
déductives, qui est le propre de la théorie, n'a
nul équivalent dans le modèle et ne s'y traduit
donc nullement. La théorie ne prétend pas reproduire
les consécutions du modèle. Elle construit son ordre
propre de consécution, de calcul, sous condition simplement
que la « traduction » des termes permette un recouvrement
du calculé (dans la théorie) et du vérifié
(dans le modèle). L'idée que la théorie expliquerait
le modèle me semble une hypothèse supplémentaire.
Très précisément ceci prenait la forme, dans
l'exposé de Guerino Mazzola, du « principe anthropique
» dont à mon sens on peut et on doit faire l'économie.
C'est pour cela que j'émets une réserve sur son
introduction dans son exposé. Guerino Mazzola avait précisément
besoin de ce principe pour traduire dans la musique les enchaînements
logiques de sa théorie. Mais il n'y nul besoin d'une telle
traduction (ou d'une telle équivalence) pour que la théorie
fonctionne.
L'idée d'une machine qui opère selon ses lois propres
et qui explicite ce faisant son modèle me semble de ce
point de vue plus proche d'une « philosophie » spontanée
de la théorie des modèles.
Olivier Lartillot
Qu'est-ce qu'une algèbre de Heyting ? Est-ce que
le concept de « philosophie » spontanée est
un concept développé par la théorie des modèles
?
François Nicolas
Une algèbre de Heyting est une algèbre plus
générale et plus riche que celle de Boole (laquelle
s'avère alors en être un cas particulier). Elle se
construit sur un ensemble partiellement ordonné ayant minimum
et maximum, sur lequel on définit
- pour tout sous-ensemble un « plus petit supérieur
»
- pour toute paire d'éléments un « plus grand
inférieur »
et à partir de là une distributivité et différentes
opérations (« implication », « négation
»...)
Le modèle de cette algèbre est donné par
les ouverts d'une topologie sur un ensemble.
Avec cette algèbre on théorise en fait des espaces
logiques qui ne sont pas « classiques ». On y retrouve
cependant l'algèbre de Boole comme cas particulier : quand
le tiers exclu et la double négation sont bien valides.
« Est-ce que le concept de philosophie spontanée
est un concept développé par la théorie des
modèles ? » Non. J'employais ici le mot «
philosophie » au sens plat : celui d'esprit, ou de génie
propre de la théorie des modèles. Cette théorie
est purement mathématique, en fait purement logique, et
ne fait donc aucune référence à la philosophie.
Guerino Mazzola
1. Problèmes de modélisation
Dans mon exposé concernant la topographie de la musique,
je distinguais trois niveaux de réalité : mental
/ physique / psychologique.
1.A. Mais je ne voulais pas dire par là que la mathématisation
de la musique s'identifie à une modélisation au
sens de simulation d'une réalité (musicale, en l'occurrence)
par un système formel. En effet, les mathématiques
ne sont pas un système formel mais un système précis
! Sans sémantique, les symboles mathématiques ne
valent rien. Les mathématiques sont un système sémiotique
très épais, c'est-à-dire de profondeur sémantique
considérable.
Rappelons pour cela que, en logique, un modèle est (en
première approximation) une application d'un système
totalement formel (constitué de symboles vides - tels que
les variables x, y, z -, de connecteurs logiques - &, v, -
-, et de règles purement syntaxiques) dans un domaine où
ces symboles sont remplacés par de « vrais objets
» (tels que des ensembles, des éléments d'une
algèbre de Boole etc.). Un modèle mathématique
de la musique n'est pas un modèle en ce sens du mot modèle
! Les mathématiques ne sont pas réductibles à
des symboles vides. Comme en physique, le modèle mathématique
d'un phénomène musical est d'abord une précision
conceptuelle, comme l'usage de nombres réels est une précision
conceptuelle d'espaces classiques de la mécanique. Ce n'est
point là une réduction ontologique mais une précision,
et même un enrichissement : le phénomène se
conçoit dans une ontologie d'objets mathématiques.
Il serait en effet une illusion de croire que l'ontologie physique
puisse valoir beaucoup hors de la spécification mathématique.
Par exemple, sans l'ontique mathématique de la dérivée
d'une fonction, la vélocité momentanée en
physique n'aurait guère d'ontique proprement dite... C'est
l'histoire fascinante du concept de vélocité
momentanée que seuls les mathématiciens ont
su sortir des disputes scolastiques stériles.
1.B. De plus, il ne faut pas a priori penser qu'un modèle
mathématique est un modèle totalitaire, c'est-à-dire
un modèle comprenant toute la réalité, toute
la communication, toute la sémiotique de la musique. Modéliser
un aspect mental (tel que la modulation) ne veut pas dire qu'on
modélise aussi la psychologie des procès de modulation,
ni qu'on les modélise sur tous les niveaux de la communication.
Je vois là un joli exemple d'ontologie distribuée.
2. La phrase (fascinante !) de François Nicolas : «
il ne peut y avoir de théorie mathématique du
sujet » appelle de ma part trois remarques marginales.
2.A. Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait exister une science
du sujet. Je rappelle que la sémiotique moderne (disons
: initiée sur les bases linguistiques des personnes grammaticales
de Benveniste, et incluant les signes déictiques qui ouvrent
un vaste champ pour les aspects du Moi, du Toi,
etc.) est tout à fait capable de constituer un discours
scientifique sur le sujet. Or, dès qu'on accepte un discours
scientifique sur le sujet, si celui-ci veut être d'une précision
croissante, le langage sui generis de la précision
- c'est-à-dire les mathématiques - peut fort bien
être utilisé pour ce faire. Il ne s'agit pas là
de remplacer l'ontique du Moi - « de moi-même
» - par le discours, mais d'en construire une image scientifique.
Ou encore, la réalité psychologique n'est pas équivalente
à une autre, mais on peut cependant très bien essayer
de la décrire. La psychologie ne fait rien d'autre, et
elle est d'ailleurs pleine d'outils mathématiques, non
seulement au niveau de la statistique, mais également au
niveau des théories cognitives (vision, etc.).
2.B. Dans la musicologie allemande, la subjectivité a obtenu
une triste célébrité dans les approches de
H.H. Eggebrecht. Dans un article (Neue Zeitschrift fuer Musik),
il a même réduit la musicologie au sujet en disant
que la musique et sa science se centrent sur le sujet (sic ! «
La science, c'est Moi »). Dans une réponse
à cet article apocalyptique, j'avais averti Eggebrecht
que sa démarche allait détruire toute scientificité
en musique. Le sujet est, bien sûr, très important
en tant que thème scientifique, mais une réduction
de la musicologie à des critères subjectifs serait
sa faillite. Eggebrecht m'avait alors traité de fasciste,
de fonctionnaire totalitaire, etc., suite à cette intervention.
Mais j'insiste : le subjectif en musique n'est pas a priori extra-scientifique
; il faut en développer un langage, une théorie,
et tout cela dans une topographie musicale distribuée !
Et d'ailleurs, pourquoi toujours mettre ainsi en relief le sujet
alors qu'on est loin d'avoir perfectionné la connaissance
du versant objectif ; et il y en a tant à faire !!! S'agit-il
alors de paresse, ou de l'échec des gens qui espèrent
toujours éviter l'effort de la précision ?
2.C. Une comparaison : bien que la chimie soit une science dont
les psychologues « puristes » ne pensent pas qu'elle
puisse expliquer beaucoup de l'âme humaine, les progrès
pharmaceutiques démontrent qu'il existe des constructions
(synthèses) chimiques produisant des effets très
importants sur le niveau de la réalité psychique
(valium, etc.). De même pour les psychoses, telles la schizophrénie
(voir les médicaments neuroleptiques), la dépression
(voir les médicaments antidépresseurs)... Je veux
dire par là qu'il faut, en musicologie comme ailleurs,
reconstruire les bases de la discipline pour voir dans quelle
mesure les fantômes du passé peuvent se dissoudre
pour être remplacés par des énoncés,
des modèles, des théorèmes raisonnables,
établis dans un langage et un environnement précis,
mathématiques. Il est parfaitement ridicule d'attaquer
les questions complexes du sujet humain avant d'avoir compris
les faits élémentaires, objectivables, quantifiables,
mathématisables, tels que l'harmonie, le contrepoint, la
classification des structures d'objets sonores (de nature physique
/ mentale / cognitive), les procès d'interprétation,
les multiples synthèses / analyses des ondes acoustiques
etc.
François Nicolas
Concernant les questions ouvertes par Guerino Mazzola.
I. Questions de modèles
Les mathématiques ne sont pas uns système formel,
mais un système précis !
Rappelons pour cela que, en logique, un modèle est (en
première approximation) une application d'un système
totalement formel dans un domaine où ces symboles sont
remplacés par de « vrais objets ». Un modèle
mathématique de la musique n'est pas un modèle en
ce sens du mot modèle ! Les mathématiques
ne sont pas réductibles à des symboles vides.
Je vois et ne vois pas ce que tu veux dire.
- Tout à fait d'accord pour dire que les mathématiques
ne sont pas un système formel (ou encore : ce n'est pas
une langue formelle) mais un dispositif de pensée qui a
son propre domaine d'exercice.
- Pour le reste, rappelons-nous qu'un modèle n'a pas besoin
d'autre caractéristique que d'être doté d'un
critère de vérité sur lequel la théorie
à construire ne prend pas position mais prend simplement
acte de son existence et de son caractère opératoire.
Il suffit donc qu'on puisse décider (par une procédure
qui n'a pas besoin d'être théorisée mais dont
on présuppose l'existence effective) pour tout «
énoncé » de la théorie si ce à
quoi cet énoncé correspond dans le modèle
est « vrai » ou non (au sens intrinsèque de
ce domaine modélisé). À ce titre, la musique
(ou plutôt, comme tu le rappelles ensuite utilement, tel
ou tel aspect du monde de la musique) me semble tout à
fait susceptible de servir de modèle pour une théorie
mathématique. Et je ne vois pas en quoi ceci enfermerait
les mathématiques dans un pur statut formel. Il est vrai
que dans la théorie logique des modèles, on ne traite
que de la dimension logique des théories mais ceci n'interdit
nullement que telle ou telle théorie ait aussi (en plus)
un caractère mathématique.
II. Questions du sujet
La phrase de François Nicolas : « il ne peut
y avoir de théorie mathématique du sujet »
appelle de ma part... [...] Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait
exister une science du sujet. [...] La sémiotique moderne
est tout à fait capable de constituer un discours scientifique
sur le sujet. [...] Dans la musicologie allemande, la subjectivité
a obtenu une triste célébrité. [...] Une
réduction de la musicologie à des critères
subjectifs serait sa faillite.
1. La discussion porte ici, à l'évidence, sur
ce que l'on entend par « sujet ». Je m'inscris pour
ma part dans une conception philosophique « moderne »
du sujet qui déprend cette catégorie de toute acception
psychologique. En ce sens, le sujet est au plus loin du «
moi ». Tout au plus est-il éventuellement un «
je ». Le « moi », c'est lorsque le sujet qui
dit « je » voudrait se prendre réflexivement
pour objet. Mais justement, la conception du sujet à laquelle
je me réfère tente de penser le sujet sans le constituer
par rapport à un objet, à « son » objet,
en particulier à distance d'une conscience de soi. Le sujet
dont je parle n'est donc pas un sujet réflexif, il n'est
pas défini comme étant une conscience (comme disait
Sartre, toute conscience est conscience de soi...).
Dire alors que les oeuvres musicales sont les véritables
sujets de la musique, ce n'est donc aucunement en appeler d'une
psychologie des oeuvres, moins encore d'une prise en compte de
la subjectivité des musiciens. C'est d'ailleurs à
ce titre que pour ma part je trouve la tripartition de Molino-Nattiez
impertinente et, à dire vrai, une tautologie.
2. Une science est une chose, la mathématique en est une
autre. Là aussi, il s'agit de s'entendre sur le mot «
science ». En général, dans l'usage courant
(en particulier l'usage musicologique), « science »
veut simplement dire « savoir », et même pas
« savoir transmissible » (cf. certaines discussions
sur les éventuels secrets ineffables des savoirs musiciens).
En ce sens, il y a bien place pour un savoir sur le sujet. De
mon côté, je mets la catégorie de «
science » au-dessus de ce seul savoir et je pose les mathématiques
comme paradigme pour cette catégorie.
C'est à partir de là que je tiendrais
- qu'il peut y avoir des théories du sujet (et il y en
a bien effectivement : voir les travaux de Lacan, Badiou...) ;
- qu'il ne peut pour autant y avoir de théorie mathématique
ou scientifique du sujet (il peut y en avoir des « mathèmes
» - voir Lacan - mais un mathème n'est précisément
pas une théorie mathématique) car il ne peut y en
avoir de théorie que philosophique.
On est ce faisant renvoyé à la question qui rode
sous notre discussion : celles des rapports entre mathématiques
et philosophie. Que la question de la musique relance cette interrogation
est bien dans le génie propre de notre séminaire
! Pourquoi poser une telle distinction ? Par exemple, René
Guitart tient, a contrario, que les mathématiques
sont une partie de la philosophie (non l'inverse !). Il me semble
que ton opinion ne serait pas très éloignée
de la sienne (mathématicien oblige !). Pour ma part, je
m'inscris dans l'horizon philosophique tracé par Alain
Badiou qui distingue philosophiquement ce qui touche à
l'être et ce qui touche au sujet. La mathématique
est la « science » de l'être et la philosophie
est la « théorie » du sujet. L'idée
qu'il y ait une théorie mathématique du sujet impliquerait
alors qu'il y ait un être propre du sujet, ce qui est écarté
par la conception même du sujet engagée en cette
affaire (mais cela demanderait ici de plus amples développements
philosophiques...).
III. Questions de théorie mathématique de la
musique.
Pourquoi toujours mettre ainsi en relief le sujet alors qu'on
est loin d'avoir perfectionné la connaissance du versant
objectif ; et il y en a tant à faire !!! S'agit-il alors
de paresse, ou de l'échec des gens qui espèrent
toujours éviter l'effort de la précision ?
Il est parfaitement ridicule d'attaquer les questions complexes
du sujet humain avant d'avoir compris les faits élémentaires,
objectivables, quantifiables, mathématisables.
Tout à fait d'accord pour ne pas faire du « sujet
» une boite noire ou un asile d'ignorance.
Ma position est que « le monde de la musique » ne
se réduit nullement aux sujets musicaux (aux oeuvres musicales
donc) mais engage un champ constitué (par l'harmonie, le
contrepoint, et quodlibet...) avec des pièces, ou
morceaux de musique (qui ne sont pas, ipso facto, des oeuvres,
c'est-à-dire des sujets). Mais attention ! Cette distinction
(que je viens d'esquisser) ne recouvre nullement la polarité
entre objectif et subjectif pour la raison (philosophique) essentielle
que je rappelais plus haut : le sujet ne peut plus (ne doit plus)
être pensé dans un rapport à l'objet. Badiou
en déploie une conception à partir des « événements
» et des « vérités » qui en découlent,
et l'événement est précisément ce
qui s'inscrit au défaut de l'être, en un point de
défaillance ontologique (donc aussi en un point impensable
mathématiquement). Mais l'événement n'est
nullement un objet, pas plus que telle ou telle vérité...
Bref, de tout ceci (le champ musical, les pièces de musique)
il y a lieu de faire théorie, et donc en particulier théorie
mathématique mais la question de l'oeuvre reste à
mon sens d'un autre ordre : de l'ordre du sujet ; et de l'être
au sujet, on ne passe que par un saut qualitatif, par un changement
radical d'ordre. On peut (on doit ?) donc faire théorie
musicienne des oeuvres (pourquoi pas, pour ceux que cela tente,
une théorie philosophique) mais on ne saurait en faire
une théorie mathématique.
Il me semble que c'est sur le terrain d'une théorie mathématique
du champ musical et des pièces de musique (plutôt
qu'à proprement parler des oeuvres) que ton entreprise
propre est en tous points remarquable.