Musique, mathématiques et philosophie

(2000-2001)


Discussion collective de l'exposé (7 octobre 2001) de Tom JOHNSON (compositeur) : Objets (mathématiques) trouvés

 

 

François Nicolas

1) Objets trouvés
Found Mathematical Objects
On peut considérer qu'un objet est la donnée conjointe d'une chose (d'un étant) et d'une forme dans l'apparaître. Selon cette compréhension (inspirée de la philosophie d'Alain Badiou), l'objet relève de la logique plus que de l'ontologique : de l'apparaître (disons d'une forme, ou des relations de la chose avec son contexte) plus que de l'être (disons de la structure interne de la chose). Comment alors peut se transférer la logique mathématique d'apparaître à une logique non mathématique, en l'occurrence musicale ?
Exemple concret : supposons que le théorème de Pythagore (un énoncé mathématique avec un début et une fin) ou qu'une figure géométrique soit bien un objet mathématique. C'est a minima parce que celui qui s'y rapporte et le nomme tel comprend où commence et où finit l'énoncé, sait distinguer la figure géométrique d'un gribouillage, bref est interne aux mathématiques et à leur cohérence. Il le nomme « objet mathématique » parce qu'il est interne aux mathématiques et gage son évaluation sur la consistance propre des mathématiques (par exemple sur ses règles de formation d'énoncés). Sortie de ce contexte, en quoi cette « chose » reste-t-elle un objet et ne devient-elle pas un simple étant amorphe ?

From mathematical object to musical object
Take a « readymade » mathematical object and code it into a musical object
Il y a donc bien deux manières différentes d'être objet : une manière mathématique et une manière musicale. Comment peut-on alors trouver un objet ? En vérité, l'objet trouvé est une chose qu'on dote, par le regard, la préhension, la contextualisation, etc., d'une identité d'objet dans le nouveau contexte où cette chose est apparue. Ce que l'on trouve n'est donc pas un objet, mais une chose que l'on peut alors faire devenir objet. Ceci ne veut pas dire, j'y reviendrai, que c'est l'individu qui rend objet la chose mais plutôt une situation, ou un contexte.
Ou encore : pour qu'une chose devienne un objet, il lui faut « forme ». Cette forme lui est moins donnée par un sujet que par la situation dans laquelle cette chose « apparaît ». Sortie de son contexte, déplacée d'une situation dans une autre, cette forme n'adhère plus nécessairement à la chose. Ceci est particulièrement patent pour les « choses » mathématiques : là où un mathématicien reconnaîtra facilement une chose mathématique (une figure, un énoncé...), sachant la situer et l'identifiant donc comme objet, un musicien ne verra là qu'un amas informe de signes et de mots. Et vice versa d'ailleurs : quel musicien n'a pas remarqué que telle ou telle décoration publicitaire faite avec des notes de musique s'avère en fait totalement incohérente, ne signifiant rien, n'étant qu'un amas insensé de signes musicaux et ne pouvant être donc valablement nommée « objet musical » ?
Comment est-il donc possible que le musicien puisse trouver des objets mathématiques pour tenter ensuite de les convertir en objets musicaux ? Ceci ne veut-il pas dire :
a. que le musicien en question est alors plus mathématicien que musicien,
b. que l'objet mathématique ne se convertit pas en un objet musical mais reste mathématique,
c. que les objets musicaux éventuellement produits par ce processus ne sont musicaux qu'à un autre titre que celui d'une éventuelle conversion ?

Un exemple : objet sonore et objet musical
Qu'un objet dans une situation ne soit pas ipso facto objet dans une autre situation (on peut remplacer ici situation par contexte, c'est la même chose et cela se dira : qu'un objet décontextualisé ne soit plus ipso facto un objet) se voit exemplairement dans le fossé qui existe entre objet sonore et objet musical, lors même que son et musique semblent bien plus proches que mathématique et musique. Pourtant Pierre Schaeffer lui-même a buté sur l'impossibilité de transiter en unité de plan des uns aux autres. Cette impossibilité est déclarée dans son Traité des objets musicaux et signe donc l'échec de son propos liminaire consistant précisément à bâtir une théorie des objets musicaux à partir d'un solfège des objets sonores. Cette expérience, courageusement rapportée et explicitée par Schaeffer (plutôt que dissimulée ou fallacieusement ravaudée), n'indique-t-elle pas la difficulté combien plus grande de passer d'un objet mathématique trouvé à un objet musical ?

2) Effacement du sujet psychologique
This search for objective music
I look for music that has comes from outside myself,
[It is an] example of music that I found, rather than music I composed.
J'entends ceci : Tom Johnson veut s'écarter du sujet psychologique et pour cela veut tendre vers une musique objective. Pour ce faire, il privilégie un travail sur des objets qui ne sont pas immédiatement musicaux car ces derniers seraient alors trop marqués de traces psychologiques (c'est-à-dire de romantisme musical). Il sélectionne donc des objets « venus d'ailleurs », les plonge dans une situation musicale pour examiner ce qui se passe alors, espérant que ceci produira de soi-même une musique « objective ».
On peut réfléchir ce mouvement de pensée selon différentes orientations philosophiques possibles.
- Selon l'orientation phénoménologique, toute problématique de l'objet restitue immanquablement un sujet, et il n'y a d'objet que pour un sujet. Selon cette orientation, une musique objective (c'est-à-dire se voulant sans sujet, à tout le moins psychologique) devrait être alors a minima sans objets. Privilégier des objets serait donc, dans cette première orientation philosophique, se mettre dans l'impossibilité de composer une musique « objective »...
- Selon l'orientation philosophique de Badiou, le sujet est entièrement détaché de toute problématique d'objet ; l'objet est une consistance de la chose (de l'étant, plus précisément de l'apparaître de l'étant) qui lui est donnée par la situation, non par un sujet. Un sujet ne se constitue pas dans un rapport à un ou à des objets mais à un événement survenu dans une situation. On peut donc opérer sur des objets tout en restant à l'écart d'une problématique de sujet. Mais, par contre, et c'est le revers de la médaille, la musique n'est alors pensable que comme opération subjective. La musique n'est pas le sonore mais un type d'opérations (subjectives !) sur le sonore. Il n'y a donc pas sens, dans cette seconde orientation philosophique, de parler de musique « objective ».
Il y aurait sans doute à examiner d'autres orientations philosophiques possibles. Je crains que, toutes, conduisent à la difficulté de penser rigoureusement ce que serait une « musique objective avec objets ».
De ce point de vue, le très intéressant développement sur l'icône orthodoxe pourrait être vu (ce serait ma démarche) non comme une négation du sujet mais plutôt comme son affirmation, sous la forme simplement surprenante de l'icône et non de l'individu regardant l'icône. Bref, c'est là l'idée (qui m'est chère) de l'oeuvre d'art comme sujet, idée qui déqualifie que le spectateur puisse être en art un sujet pertinent mais qui n'élimine nullement l'existence en art de sujets, tout au contraire. L'icône soutiendrait rigoureusement l'idée que le sujet n'est nullement un « moi », et ne relève aucunement d'une psychologie. La psychologie, comme les sciences dites sociales, ne pense aucunement les sujets mais plutôt « les choses humaines »...

3) Nominalisme
Find an object, any object, declare it a work of art, and it is a work of art.
[It is] a perfectly valid way of making art
Exemple 1 : Je dis que l'énoncé « la somme des carrés des côtés du triangle est égale au carré de l'hypoténuse » est un tableau, donc c'est un tableau !
Exemple 2 : Je déclare que je suis Napoléon, donc je suis Napoléon !
Ne voit-on pas ainsi qu'on est très loin d'une « objectivité » et qu'on côtoie plutôt le sujet, en l'occurrence sous sa modalité psychotique ?

4) Mathématiques & musique
A musical idea that arises from a mathematical object
[It is] a piece that transforms a mathematical object into music
Donc il y a bien deux mondes distincts, sinon il n'y aurait pas besoin de transformer l'un en l'autre. De quelle consistance propre est alors dotée la musique pour qu'on puisse distinguer la transformation d'un même « objet » mathématique d'un côté en objet musical et, de l'autre, en objet pictural ? Suffit-il de considérer que c'est « musical » quand c'est sonore, et « pictural » quand c'est visuel ? La musique n'a-t-elle ici d'autres impératifs propres que d'être audible, comme l'est un coup de klaxon, ou l'exposé que vient de faire Tom ?

[I have the] desire to make the mathematics more clearly audible, not to mystify or to transform the mathematics into something esthetic.
N'importe quelle transcription audible d'un objet mathématique est-elle également musicale ? Pourquoi alors privilégier certaines réalisations audibles plutôt que d'autres ? N'est-ce pas parce qu'interviennent ici des axiomes implicites sur le changement d'ordre entre mathématiques et musique ?

The goal has been not to decorate or to depart from the basic rule, but rather to show the structure of the basic rule, to enter into this mathematical object, to be able to see and hear it as well as we possibly can.
L'objet est-il mathématique ou musical ? Comment un objet pourrait-il être les deux à la fois ? Ceci se soutiendrait-il d'une thèse (ici implicite) selon quoi la musique ferait partie des mathématiques, comme l'arithmétique en fait par exemple partie ?

5) La musique, une partie des mathématiques ?
Finalement, le vrai désir de Tom Johnson n'est-il pas celui-ci : « Que la musique soit une partie des mathématiques ! », plutôt que celui-là : « Que la musique soit objective ! » ? Son opération serait alors détournée : elle passerait par une promotion de l'objet, mais sa cible véritable serait d'intégrer (de réintégrer ?) la musique aux mathématiques.

Si je mets en doute la consistance du détour « théorique » proposé par l'objet (d'où les remarques, réflexions, questions qui ont précédé), je ne peux que prendre acte de l'originalité du propos principal, mené avec rigueur et clarté, sans poudre aux yeux ou faux semblants.
Mais alors, restent deux questions :
- Que vaut une musique ainsi mathématisée ?
- Que valent les mathématiques quand elles sont conçues en sorte de pouvoir contenir la musique ? Au passage, il n'y a nulle évidence à proscrire le sujet des mathématiques : la pensée mathématique n'est pas une pensée sans sujet (en un certain sens, l'importance capitale qu'y joue le schème démonstratif - sur lequel nous avons abondamment débattu jusqu'à présent - inscrit bien l'existence d'un procès subjectif). Et les mathématiques sont le lieu d'événements (qu'on songe, par exemple, à la « crise des fondations » au tournant du XIX° et XX°), comme tout autre lieu de pensée. Prendre les mathématiques comme site, c'est donc moins choisir un site « objectif » que sélectionner l'un des sites possibles pour la pensée en vue d'y inscrire la musique.

Y a-t-il vraiment, en une telle démarche, la perspective d'un gain ? Un tel gain ne devrait-il pas alors être double : du côté de la musique comme des mathématiques ? Et si la mathématique ne gagne pas à « coloniser » la musique, ne risque-t-elle pas d'y perdre (c'est concrètement le risque de rabattre la pensée mathématique à quelques simples opérations calculatoires) ? Dans ce cas la musique serait non pas le coucou de la mathématique (faisant son nid dans la mathématique pour y élever sa progéniture et ensuite l'en dégager) mais plutôt son parasite : plus elle profiterait de ce milieu, plus elle le ferait dépérir.

 

 

Tom Johnson


1. La question est longue et compliquée Je vais donner ma réponse en trois parties. Je suppose que techniquement le théorème de Pythagore, le triangle équilatéral, le nombre d'or, et beaucoup d'autres choses sont objets mathématiques, mais je ne peux pas imaginer une manière de les employer pour faire ma musique. Les objets mathématiques dont je parle, et que je trouve utiles, sont des fonctions, des suites, des cycles, des objets qui bougent, comme la musique.
Si on transforme un objet mathématique dans un objet non-mathématique par implication ou par intuition, l'objet a changé, mais si on fait un codage strict, l'essentiel ne change pas. En même temps je préfère penser que le vrai objet n'est ni mathématique ni musical, mais quelque chose derrière les deux. Il faut toujours se rappeler cela.
Quand je suis venu en France et que j'ai commencé à parler français tout le temps, il m'intéressait que tous les musiciens ici parlent de « l'objet sonore ». On ignorait l'existence du "sound object" en anglais, et seulement plus tard, quand j'ai lu finalement un peu de Pierre Schaeffer, ai-je compris pourquoi le terme est important ici. C'est un terme qui représente toute une manière de concevoir la musique, et sans lequel la musique spectrale ne serait pas possible. Mais il me semble qu'un « objet sonore » est un son, pas une note, donc pas défini, pas algébrique. En général, il faut commencer avec une note, quelque chose de connu, pour faire un codage, pour faire une transformation, pour faire une manipulation mathématique quelconque.

2. Le problème du sujet et de l'objet est classique. Est-ce que l'arbre existe si personne ne l'a jamais vu ? Le problème me semble moins compliqué avec ton sommaire, et je peux essayer de réduire l'analyse encore un peu en disant : si l'opinion phénoménologique a raison, on ne peut jamais enlever le sujet, et l'objet pur n'existe pas. Si Badiou a raison, l'objet pur existe, mais il n'a rien à voir avec nous. Ta troisième solution me semble très originale, et très utile pour moi. L'objet lui-même peut devenir le sujet et l'objet ensemble. Cela semble évident dans le cas de l'icône grecque, et peut-être avec toute bonne musique. C'est-à-dire toute musique qui vit, qui respire, qui a sa propre âme.
J'ai visité un musée une fois avec un Indien américain, Avery Jimmerson. Devant chaque masque Avery s'est arrêté pour regarder dans les yeux. Parfois il m'a dit : « Celui-là est très puissant ». Avery pouvait sentir quand un masque était vivant, quand il avait un pouvoir psychologique ou mystique, quand il n'était pas simplement un objet, mais un sujet aussi. C'est un peu comme cela avec les nouvelles partitions sur ma table. Je les regarde, j'essaie de les écouter, j'essaie de savoir si elles peuvent vivre sans moi. C'est un vrai accouchement.

3. Un individu ne peut pas décider que x est un oeuvre d'art et y ne l'est pas. Le porte-bouteilles de Duchamp est une oeuvre d'art parce qu'il se trouve dans toutes les anthologies de l'art du XXe siècle et parce qu'il vaut des millions de francs au marché d'art. Duchamp a lancé l'idée du « ready-made » au moment où beaucoup d'autres aussi ont commencé à douter de la sacralité de l'art. C'était le bon moment pour Dada, pour observer qu'une roue de bicyclette est belle aussi, pour mettre la moustache sur la Joconde, pour dégonfler tous les objets un peu trop précieux. Mais si Dada a commencé comme une critique des traditions de l'époque, ces idées sont restées, sont devenues une nouvelle tradition, un point de départ pour beaucoup d'autres choses.

4. Si la vraie musique se trouve derrière les haut-parleurs, on peut dire que le vrai triangle de Pascal se trouve derrière les chiffres que nous écrivons pour le représenter. J'aime penser que le vrai objet n'est ni mathématique ni musical, mais au fond des deux.

5. Je crois que l'essentiel n'est pas que la musique devienne mathématique, mais que la musique devienne moins subjective, qu'elle franchisse finalement les frontières de l'autobiographie, du romantisme et de l'expressionnisme. Personne ne peut effacer sa personnalité complètement, même pas un moine qui passe vingt ans dans le désert, et vouloir devenir non-intentionnel est une contradiction évidente. Mais, en même temps, il y a dans l'objet trouvé un point de vue qui est valable, et qui représente une nouvelle tradition, depuis Duchamp et Cage.
J'ai écrit un article il y a deux ou trois ans qui s'appelle « Je veux trouver la musique, ne pas la composer » et je parle souvent du plaisir qu'il y a à observer l'évolution d'une musique qui se fait directement à partir d'un automate ou d'une formule, avec un minimum d'interférence humaine ; et il y a d'autres compositeurs avec des idées semblables.
Il y a une longue entrevue très intéressante avec James Tenney dans le dernier numéro de MusikWorks, où Tenney parle de sa propre utilisation du hasard, et son désir de laisser la musique se faire sans lui. Il parle aussi d'Alvin Lucier, qui a souvent dit qu'il veut « s'enlever de sa musique », et de Cage, qui voulait quelque chose de semblable pour des raisons plus liées à la philosophie Zen. En parlant pour lui-même Tenney dit :
« Je veux m'enlever de ma musique parce que je ne suis pas significatif. Je ne suis que la personne qui l'a trouvée, ou peut-être le maître. La musique ne se passera pas sans moi, mais il ne s'agit pas de moi. »
Ces exemples sont tous américains, mais je crois qu'on peut trouver une attitude semblable en beaucoup de compositeurs aujourd'hui, surtout parmi les jeunes, qui aiment tellement travailler avec des échantillons trouvés, et souvent volés. Dans ma génération ce sont les Américains qui parlent le plus de « non-intentionality » parce que nous sommes sous l'influence directe de Cage, mais je crois qu'il y a aujourd'hui un désir général et international de couper avec le grand homme (jamais grande femme), couper avec le grand créateur de musique, couper avec le grand sujet qui fait exister quelques objets, c'est-à-dire quelques petits morceaux de musiques beaucoup moins importants que le grand homme qui les a créés. Il y a aujourd'hui un grand besoin de créer de la belle musique sans un grand créateur, sans sujet, et pour citer Morton Feldman une fois de plus, de « laisser la musique faire ce que la musique veut faire. »

 

 

Marcel Mesnage
Je veux d'abord saluer Tom Johnson pour cette courageuse mise à plat des relations musique mathématiques. Les objets trouvés de Marcel Duchamp étaient bien une invitation aux artistes de cesser de se prendre pour des dieux, même si d'autres se sont dépêchés d'en faire une nouvelle mythologie qui a permis de neutraliser son acte de dérision en l'enrobant d'une haute valeur marchande. Sur ce plan de la conduite esthétique, la comparaison de Tom Johnson me semble tout à fait pertinente et cette attitude reste rare dans la musique où le point de vue hédoniste est une espèce en voie de disparition.
Dans l'énoncé de Tom Johnson, je comprends le mot objet dans un sens pragmatique qui ne me pose pas de problème, à savoir comme entrée ou comme sortie d'un processus : l'objet mathématique est le résultat d'un processus de construction mathématique, l'objet musical est le résultat d'un processus de construction musicale. Tom Johnson nous dit, sous une forme un peu simplifiée, que l'objet mathématique comme résultat d'un processus A, peut être utilisé comme entrée d'un processus B d'où sortira un objet musical, et il en montre des exemples. Dans ce système (au sens de la théorie des systèmes), rien n'oblige les deux processus à obéir à des règles communes ; la contrainte relationnelle ne porte que sur l'acceptabilité pour B d'une sortie de A en entrée pour lui. Rien n'oblige non plus à respecter un quelconque morphisme dans la combinaison des objets et des catégories, mais rien ne l'interdit, et Tom Johnson semble souhaiter quelque chose de ce genre.

Dans les questions de François Nicolas sur l'exposé de Tom Johnson, il est dit : « Il y a deux manières différentes d'être objet : une manière mathématique et une manière musicale. Comment peut-on alors trouver un objet ? En vérité, l'objet trouvé est une chose qu'on dote d'une identité d'objet dans le nouveau contexte où cette chose est apparue. Ce que l'on trouve n'est donc pas un objet, mais une chose que l'on peut alors faire devenir objet. Ceci ne veut pas dire que c'est l'individu qui rend objet la chose mais plutôt une situation, ou un contexte. »
Les problèmes soulevés par François Nicolas me semblent liés aux profondes et multiples ambiguïtés de la notion d'objet. Je me garderai bien d'entrer dans les débats philosophiques sur ce sujet , mais je remarque que le simple énoncé de Tom Johnson devient un véritable labyrinthe si l'on quitte imprudemment le terrain du bon sens. Objet comme type ou objet singulier ? Peut-on prendre le concept de triangle et le coder comme forme sonate ? Peut-on prendre le théorème de Pythagore et le transformer en quatuor de Ravel ? Objet comme « token » ou objet comme signifié : la partition est-elle un objet musical ou un simple code ? Objet comme état ou forme, ou comme processus, ou les deux ? L'objet « trouvé » préexiste-t-il autrement que comme résultat répétitif du décodage d'une représentation convenue ? De même l'objet musical est-il complètement déductible de son code ? Un exemple typique d'équivoque interprétative me paraît être l'accusation de nominalisme au troisième point de François Nicolas :
« Find an object, any object, déclare it a work of art, and it is a work of art. [It is] a perfectly valid way of making art »
Exemple 1 : Je dis que l'énoncé « la somme des carrés des côtés du triangle est égale au carré de l'hypoténuse » est un tableau, donc c'est un tableau !
Exemple 2 : Je déclare que je suis Napoléon, donc je suis Napoléon !
Mon interprétation est que Tom Johnson parle d'un objet singulier (any object) et de l'oeuvre d'art comme type, et rien n'implique l'identité de deux objets du même type (un théorème et un tableau). L'énoncé de Tom Johnson ainsi compris pourrait tout au plus justifier l'affirmation « Je déclare que je suis une oeuvre d'art et je suis donc une oeuvre d'art », ce qui peut se discuter sans être pour autant réfutable. L'appartenance d'un objet à un type n'est pas réflexive.
Les réponses à ce type de questions sont multiples et indéfiniment contestables, mais la relecture de la transposition du phénomène Duchamp dans le domaine musical en termes de chaînes de processus me semble apporter quelque éclairage. D'abord un « objet mathématique » peut se « trouver » tout fait, dans un traité par exemple, mais il n'est pas de la même nature qu'un urinoir ou une roue de bicyclette. Il a en commun d'être construit, par opposition à un objet trouvé du genre caillou ou bois flotté. Mais il ne s'adresse pas à la perception immédiate et ne peut être proposé comme oeuvre d'art par simple présentation. Son appréciation demande un décodage lui-même tributaire de la connaissance d'un contexte de savoir éventuellement rare (comparé à la trivialité volontaire des objets de Duchamp).
Ensuite, pour le transformer en objet musical, il ne suffit pas de le montrer : Tom Johnson parle de le « recoder en objet musical » et, ce faisant, il minimise un peu son intervention. En fait, il procède à un recodage en un autre code, la notation musicale conventionnelle, qui sera interprété par un ou des décodeurs humains, les « interprètes », munis d'un contexte de savoir approprié, pour devenir un phénomène sonore (un objet ?). Finalement, le processus s'achève éventuellement dans l'oreille d'un auditeur où l'on dit volontiers qu'il crée un autre type d'objet musical, plus ou moins éphémère.
Dans cette chaîne, les divers codes jouent un rôle essentiel de médiation externe entre processus et il faut remarquer qu'ils n'ont rien d'universel : ils sont spécifiques à une collectivité culturelle. Certains codes peuvent ne pas exister ou changer dans le temps et il est clair que le résultat musical en dépend. Tom Johnson remplace les schémas de codage traditionnels (du genre harmonie et contrepoint) par des schémas directement issus de formulations mathématiques, mais conserve la notation traditionnelle. Par contraste, j'utilise personnellement le même genre d'objets mathématiques (tout en leur ajoutant des transformations également mathématiques), mais je les convertis automatiquement en fichiers MIDI, sans passer par le stade explicite de la note (je pense mes objets musicaux directement en termes de listes numériques virtuelles que je code en Lisp et que je peux écouter via un synthétiseur sans autre intermédiaire). Sur un plan plus général, s'il me paraît inévitable de parler d'objets à propos de n'importe quelle entité, abstraite ou concrète, singulière ou catégorielle, rémanente ou éphémère, le mot non précisément qualifié se prête mal à l'analyse fine, parce que trop lourdement connoté. Je crois notamment trompeuse la tentation platonicienne de présenter les objets mentaux sur le même pied que les objets physiques qu'ils ne représentent pourtant qu'au prix de simplifications sévères.
Je crois que la musique peut s'inscrire de façon plausible dans une conception dynamique du fonctionnement des organismes vivants dans un milieu matériel qui comprend d'autres organismes, en bref une conception bio-écologiste. Toutes les entités mentales, qu'on les appelle idées, sentiments ou objets, sont des régularités plus ou moins durables dans l'organisation du système neuronal qui les construit à partir de ses interactions présentes et antérieures avec le monde physique, y compris l'organisme qui l'héberge. Ce sont les éléments de la conscience selon Damasio . Les interactions entre organismes sont toujours médiatisées via un univers d'objets physiques dans lequel ils baignent et dont certains médiatisent des objets mentaux, c'est le cas du son musical et plus généralement des signaux. La dynamique propre de l'organisme le pousse constamment à extraire des régularités du chaos ambiant pour se défendre ou assurer sa permanence, y compris sa reproduction . Dans cette optique, le son est la nourriture de l'oreille qui ne supporte d'ailleurs pas le silence total prolongé, et la musique est en quelque sorte un élevage du bruit. Mais, pour plus élémentaire qu'elle soit, la notion d'objet sonore est loin d'être simple pour les philosophes .
Si l'on s'en tient au son, on peut se limiter à la considération d'un sujet individuel, mais dès qu'il s'agit d'objets musicaux, une dimension collective se superpose : une multiplicité de sujets donne des sens communs ou divergents à un même son, et la mémoire publique en fait ou non une oeuvre musicale durable. Ce nouvel objet relève à son tour d'une épidémiologie à la Dan Sperber . Vu sous cet angle je pourrais essayer de rejoindre François Nicolas en disant que ce n'est pas nécessairement « l'individu (seulement) qui rend objet la chose » mais il y contribue forcément, ne serait-ce que comme grain de sable, « la situation ou le contexte » se ramenant dans le cas musical, à un ensemble d'individus (un objet « audience » ?).
Décidément, que d'objets !

François Nicolas
Je n'ai pas grand-chose à objecter aux précisions introduites par Marcel Mesnage, même si je suis moins que lui « bio-écologiste ». Ma seule proposition serait peut-être, suite à ce qu'il dit (« S'il me paraît inévitable de parler d'objets à propos de n'importe quelle entité, [...] le mot non précisément qualifié se prête mal à l'analyse fine, parce que trop lourdement connoté. ») de bien différencier « objet » de « chose ». Ceci a des résonances philosophiques : « chose », c'est l'étant ; « objet », c'est l'étant et son apparaître. Mais on ne peut trop s'étendre ici sur ces points...