François Nicolas
1) Objets trouvés
Found Mathematical Objects
On peut considérer qu'un objet est la donnée
conjointe d'une chose (d'un étant) et d'une forme dans
l'apparaître. Selon cette compréhension (inspirée
de la philosophie d'Alain Badiou), l'objet relève de la
logique plus que de l'ontologique : de l'apparaître (disons
d'une forme, ou des relations de la chose avec son contexte) plus
que de l'être (disons de la structure interne de la chose).
Comment alors peut se transférer la logique mathématique
d'apparaître à une logique non mathématique,
en l'occurrence musicale ?
Exemple concret : supposons que le théorème de Pythagore
(un énoncé mathématique avec un début
et une fin) ou qu'une figure géométrique soit bien
un objet mathématique. C'est a minima parce
que celui qui s'y rapporte et le nomme tel comprend où
commence et où finit l'énoncé, sait distinguer
la figure géométrique d'un gribouillage, bref est
interne aux mathématiques et à leur cohérence.
Il le nomme « objet mathématique » parce qu'il
est interne aux mathématiques et gage son évaluation
sur la consistance propre des mathématiques (par exemple
sur ses règles de formation d'énoncés). Sortie
de ce contexte, en quoi cette « chose » reste-t-elle
un objet et ne devient-elle pas un simple étant
amorphe ?
From mathematical object to musical object
Take a « readymade » mathematical object and code
it into a musical object
Il y a donc bien deux manières différentes d'être
objet : une manière mathématique et une manière
musicale. Comment peut-on alors trouver un objet ? En vérité,
l'objet trouvé est une chose qu'on dote, par le regard,
la préhension, la contextualisation, etc., d'une identité
d'objet dans le nouveau contexte où cette chose est apparue.
Ce que l'on trouve n'est donc pas un objet, mais une chose que
l'on peut alors faire devenir objet. Ceci ne veut pas dire, j'y
reviendrai, que c'est l'individu qui rend objet la chose mais
plutôt une situation, ou un contexte.
Ou encore : pour qu'une chose devienne un objet, il lui faut «
forme ». Cette forme lui est moins donnée par un
sujet que par la situation dans laquelle cette chose « apparaît
». Sortie de son contexte, déplacée d'une
situation dans une autre, cette forme n'adhère plus nécessairement
à la chose. Ceci est particulièrement patent pour
les « choses » mathématiques : là où
un mathématicien reconnaîtra facilement une chose
mathématique (une figure, un énoncé...),
sachant la situer et l'identifiant donc comme objet, un musicien
ne verra là qu'un amas informe de signes et de mots. Et
vice versa d'ailleurs : quel musicien n'a pas remarqué
que telle ou telle décoration publicitaire faite avec des
notes de musique s'avère en fait totalement incohérente,
ne signifiant rien, n'étant qu'un amas insensé de
signes musicaux et ne pouvant être donc valablement nommée
« objet musical » ?
Comment est-il donc possible que le musicien puisse trouver
des objets mathématiques pour tenter ensuite de les convertir
en objets musicaux ? Ceci ne veut-il pas dire :
a. que le musicien en question est alors plus mathématicien
que musicien,
b. que l'objet mathématique ne se convertit pas en un objet
musical mais reste mathématique,
c. que les objets musicaux éventuellement produits par
ce processus ne sont musicaux qu'à un autre titre que celui
d'une éventuelle conversion ?
Un exemple : objet sonore et objet musical
Qu'un objet dans une situation ne soit pas ipso facto objet
dans une autre situation (on peut remplacer ici situation
par contexte, c'est la même chose et cela se dira
: qu'un objet décontextualisé ne soit plus ipso
facto un objet) se voit exemplairement dans le fossé
qui existe entre objet sonore et objet musical,
lors même que son et musique semblent bien plus proches
que mathématique et musique. Pourtant Pierre
Schaeffer lui-même a buté sur l'impossibilité
de transiter en unité de plan des uns aux autres. Cette
impossibilité est déclarée dans son Traité
des objets musicaux et signe donc l'échec de son propos
liminaire consistant précisément à bâtir
une théorie des objets musicaux à partir d'un solfège
des objets sonores. Cette expérience, courageusement rapportée
et explicitée par Schaeffer (plutôt que dissimulée
ou fallacieusement ravaudée), n'indique-t-elle pas la difficulté
combien plus grande de passer d'un objet mathématique trouvé
à un objet musical ?
2) Effacement du sujet psychologique
This search for objective music
I look for music that has comes from outside myself,
[It is an] example of music that I found, rather than music I
composed.
J'entends ceci : Tom Johnson veut s'écarter du sujet
psychologique et pour cela veut tendre vers une musique objective.
Pour ce faire, il privilégie un travail sur des objets
qui ne sont pas immédiatement musicaux car ces derniers
seraient alors trop marqués de traces psychologiques (c'est-à-dire
de romantisme musical). Il sélectionne donc des objets
« venus d'ailleurs », les plonge dans une situation
musicale pour examiner ce qui se passe alors, espérant
que ceci produira de soi-même une musique « objective
».
On peut réfléchir ce mouvement de pensée
selon différentes orientations philosophiques possibles.
- Selon l'orientation phénoménologique, toute problématique
de l'objet restitue immanquablement un sujet, et il n'y a d'objet
que pour un sujet. Selon cette orientation, une musique
objective (c'est-à-dire se voulant sans sujet, à
tout le moins psychologique) devrait être alors a minima
sans objets. Privilégier des objets serait donc, dans cette
première orientation philosophique, se mettre dans l'impossibilité
de composer une musique « objective »...
- Selon l'orientation philosophique de Badiou, le sujet est entièrement
détaché de toute problématique d'objet ;
l'objet est une consistance de la chose (de l'étant, plus
précisément de l'apparaître de l'étant)
qui lui est donnée par la situation, non par un sujet.
Un sujet ne se constitue pas dans un rapport à un ou à
des objets mais à un événement survenu dans
une situation. On peut donc opérer sur des objets tout
en restant à l'écart d'une problématique
de sujet. Mais, par contre, et c'est le revers de la médaille,
la musique n'est alors pensable que comme opération subjective.
La musique n'est pas le sonore mais un type d'opérations
(subjectives !) sur le sonore. Il n'y a donc pas sens, dans cette
seconde orientation philosophique, de parler de musique «
objective ».
Il y aurait sans doute à examiner d'autres orientations
philosophiques possibles. Je crains que, toutes, conduisent à
la difficulté de penser rigoureusement ce que serait une
« musique objective avec objets ».
De ce point de vue, le très intéressant développement
sur l'icône orthodoxe pourrait être vu (ce serait
ma démarche) non comme une négation du sujet mais
plutôt comme son affirmation, sous la forme simplement surprenante
de l'icône et non de l'individu regardant l'icône.
Bref, c'est là l'idée (qui m'est chère) de
l'oeuvre d'art comme sujet, idée qui déqualifie
que le spectateur puisse être en art un sujet pertinent
mais qui n'élimine nullement l'existence en art de sujets,
tout au contraire. L'icône soutiendrait rigoureusement l'idée
que le sujet n'est nullement un « moi », et ne relève
aucunement d'une psychologie. La psychologie, comme les sciences
dites sociales, ne pense aucunement les sujets mais plutôt
« les choses humaines »...
3) Nominalisme
Find an object, any object, declare it a work of art, and it
is a work of art.
[It is] a perfectly valid way of making art
Exemple 1 : Je dis que l'énoncé « la somme
des carrés des côtés du triangle est égale
au carré de l'hypoténuse » est un tableau,
donc c'est un tableau !
Exemple 2 : Je déclare que je suis Napoléon, donc
je suis Napoléon !
Ne voit-on pas ainsi qu'on est très loin d'une «
objectivité » et qu'on côtoie plutôt
le sujet, en l'occurrence sous sa modalité psychotique
?
4) Mathématiques & musique
A musical idea that arises from a mathematical object
[It is] a piece that transforms a mathematical object into music
Donc il y a bien deux mondes distincts, sinon il n'y aurait
pas besoin de transformer l'un en l'autre. De quelle consistance
propre est alors dotée la musique pour qu'on puisse distinguer
la transformation d'un même « objet » mathématique
d'un côté en objet musical et, de l'autre, en objet
pictural ? Suffit-il de considérer que c'est « musical
» quand c'est sonore, et « pictural » quand
c'est visuel ? La musique n'a-t-elle ici d'autres impératifs
propres que d'être audible, comme l'est un coup de klaxon,
ou l'exposé que vient de faire Tom ?
[I have the] desire to make the mathematics more clearly
audible, not to mystify or to transform the mathematics into something
esthetic.
N'importe quelle transcription audible d'un objet mathématique
est-elle également musicale ? Pourquoi alors privilégier
certaines réalisations audibles plutôt que d'autres
? N'est-ce pas parce qu'interviennent ici des axiomes implicites
sur le changement d'ordre entre mathématiques et musique
?
The goal has been not to decorate or to depart from the
basic rule, but rather to show the structure of the basic rule,
to enter into this mathematical object, to be able to see and
hear it as well as we possibly can.
L'objet est-il mathématique ou musical ? Comment un
objet pourrait-il être les deux à la fois ? Ceci
se soutiendrait-il d'une thèse (ici implicite) selon quoi
la musique ferait partie des mathématiques, comme l'arithmétique
en fait par exemple partie ?
5) La musique, une partie des mathématiques ?
Finalement, le vrai désir de Tom Johnson n'est-il pas celui-ci
: « Que la musique soit une partie des mathématiques
! », plutôt que celui-là : « Que la musique
soit objective ! » ? Son opération serait alors détournée
: elle passerait par une promotion de l'objet, mais sa cible véritable
serait d'intégrer (de réintégrer ?) la musique
aux mathématiques.
Si je mets en doute la consistance du détour «
théorique » proposé par l'objet (d'où
les remarques, réflexions, questions qui ont précédé),
je ne peux que prendre acte de l'originalité du propos
principal, mené avec rigueur et clarté, sans poudre
aux yeux ou faux semblants.
Mais alors, restent deux questions :
- Que vaut une musique ainsi mathématisée ?
- Que valent les mathématiques quand elles sont conçues
en sorte de pouvoir contenir la musique ? Au passage, il n'y a
nulle évidence à proscrire le sujet des mathématiques
: la pensée mathématique n'est pas une pensée
sans sujet (en un certain sens, l'importance capitale qu'y joue
le schème démonstratif - sur lequel nous avons abondamment
débattu jusqu'à présent - inscrit bien l'existence
d'un procès subjectif). Et les mathématiques sont
le lieu d'événements (qu'on songe, par exemple,
à la « crise des fondations » au tournant du
XIX° et XX°), comme tout autre lieu de pensée.
Prendre les mathématiques comme site, c'est donc moins
choisir un site « objectif » que sélectionner
l'un des sites possibles pour la pensée en vue d'y inscrire
la musique.
Y a-t-il vraiment, en une telle démarche, la perspective d'un gain ? Un tel gain ne devrait-il pas alors être double : du côté de la musique comme des mathématiques ? Et si la mathématique ne gagne pas à « coloniser » la musique, ne risque-t-elle pas d'y perdre (c'est concrètement le risque de rabattre la pensée mathématique à quelques simples opérations calculatoires) ? Dans ce cas la musique serait non pas le coucou de la mathématique (faisant son nid dans la mathématique pour y élever sa progéniture et ensuite l'en dégager) mais plutôt son parasite : plus elle profiterait de ce milieu, plus elle le ferait dépérir.
Tom Johnson
1. La question est longue et compliquée Je vais
donner ma réponse en trois parties. Je suppose que techniquement
le théorème de Pythagore, le triangle équilatéral,
le nombre d'or, et beaucoup d'autres choses sont objets mathématiques,
mais je ne peux pas imaginer une manière de les employer
pour faire ma musique. Les objets mathématiques dont je
parle, et que je trouve utiles, sont des fonctions, des suites,
des cycles, des objets qui bougent, comme la musique.
Si on transforme un objet mathématique dans un objet non-mathématique
par implication ou par intuition, l'objet a changé, mais
si on fait un codage strict, l'essentiel ne change pas. En même
temps je préfère penser que le vrai objet n'est
ni mathématique ni musical, mais quelque chose derrière
les deux. Il faut toujours se rappeler cela.
Quand je suis venu en France et que j'ai commencé à
parler français tout le temps, il m'intéressait
que tous les musiciens ici parlent de « l'objet sonore ».
On ignorait l'existence du "sound object" en
anglais, et seulement plus tard, quand j'ai lu finalement un peu
de Pierre Schaeffer, ai-je compris pourquoi le terme est important
ici. C'est un terme qui représente toute une manière
de concevoir la musique, et sans lequel la musique spectrale ne
serait pas possible. Mais il me semble qu'un « objet sonore
» est un son, pas une note, donc pas défini, pas
algébrique. En général, il faut commencer
avec une note, quelque chose de connu, pour faire un codage, pour
faire une transformation, pour faire une manipulation mathématique
quelconque.
2. Le problème du sujet et de l'objet est classique.
Est-ce que l'arbre existe si personne ne l'a jamais vu ? Le problème
me semble moins compliqué avec ton sommaire, et je peux
essayer de réduire l'analyse encore un peu en disant :
si l'opinion phénoménologique a raison, on ne peut
jamais enlever le sujet, et l'objet pur n'existe pas. Si Badiou
a raison, l'objet pur existe, mais il n'a rien à voir avec
nous. Ta troisième solution me semble très originale,
et très utile pour moi. L'objet lui-même peut devenir
le sujet et l'objet ensemble. Cela semble évident dans
le cas de l'icône grecque, et peut-être avec toute
bonne musique. C'est-à-dire toute musique qui vit, qui
respire, qui a sa propre âme.
J'ai visité un musée une fois avec un Indien américain,
Avery Jimmerson. Devant chaque masque Avery s'est arrêté
pour regarder dans les yeux. Parfois il m'a dit : « Celui-là
est très puissant ». Avery pouvait sentir quand un
masque était vivant, quand il avait un pouvoir psychologique
ou mystique, quand il n'était pas simplement un objet,
mais un sujet aussi. C'est un peu comme cela avec les nouvelles
partitions sur ma table. Je les regarde, j'essaie de les écouter,
j'essaie de savoir si elles peuvent vivre sans moi. C'est un vrai
accouchement.
3. Un individu ne peut pas décider que x est un oeuvre d'art et y ne l'est pas. Le porte-bouteilles de Duchamp est une oeuvre d'art parce qu'il se trouve dans toutes les anthologies de l'art du XXe siècle et parce qu'il vaut des millions de francs au marché d'art. Duchamp a lancé l'idée du « ready-made » au moment où beaucoup d'autres aussi ont commencé à douter de la sacralité de l'art. C'était le bon moment pour Dada, pour observer qu'une roue de bicyclette est belle aussi, pour mettre la moustache sur la Joconde, pour dégonfler tous les objets un peu trop précieux. Mais si Dada a commencé comme une critique des traditions de l'époque, ces idées sont restées, sont devenues une nouvelle tradition, un point de départ pour beaucoup d'autres choses.
4. Si la vraie musique se trouve derrière les haut-parleurs, on peut dire que le vrai triangle de Pascal se trouve derrière les chiffres que nous écrivons pour le représenter. J'aime penser que le vrai objet n'est ni mathématique ni musical, mais au fond des deux.
5. Je crois que l'essentiel n'est pas que la musique devienne
mathématique, mais que la musique devienne moins subjective,
qu'elle franchisse finalement les frontières de l'autobiographie,
du romantisme et de l'expressionnisme. Personne ne peut effacer
sa personnalité complètement, même pas un
moine qui passe vingt ans dans le désert, et vouloir
devenir non-intentionnel est une contradiction évidente.
Mais, en même temps, il y a dans l'objet trouvé un
point de vue qui est valable, et qui représente une nouvelle
tradition, depuis Duchamp et Cage.
J'ai écrit un article il y a deux ou trois ans qui s'appelle
« Je veux trouver la musique, ne pas la composer
» et je parle souvent du plaisir qu'il y a à observer
l'évolution d'une musique qui se fait directement à
partir d'un automate ou d'une formule, avec un minimum d'interférence
humaine ; et il y a d'autres compositeurs avec des idées
semblables.
Il y a une longue entrevue très intéressante avec
James Tenney dans le dernier numéro de MusikWorks,
où Tenney parle de sa propre utilisation du hasard, et
son désir de laisser la musique se faire sans lui. Il parle
aussi d'Alvin Lucier, qui a souvent dit qu'il veut « s'enlever
de sa musique », et de Cage, qui voulait quelque chose de
semblable pour des raisons plus liées à la philosophie
Zen. En parlant pour lui-même Tenney dit :
« Je veux m'enlever de ma musique parce que je ne suis pas
significatif. Je ne suis que la personne qui l'a trouvée,
ou peut-être le maître. La musique ne se passera pas
sans moi, mais il ne s'agit pas de moi. »
Ces exemples sont tous américains, mais je crois qu'on
peut trouver une attitude semblable en beaucoup de compositeurs
aujourd'hui, surtout parmi les jeunes, qui aiment tellement travailler
avec des échantillons trouvés, et souvent volés.
Dans ma génération ce sont les Américains
qui parlent le plus de « non-intentionality »
parce que nous sommes sous l'influence directe de Cage, mais je
crois qu'il y a aujourd'hui un désir général
et international de couper avec le grand homme (jamais grande
femme), couper avec le grand créateur de musique, couper
avec le grand sujet qui fait exister quelques objets, c'est-à-dire
quelques petits morceaux de musiques beaucoup moins importants
que le grand homme qui les a créés. Il y a aujourd'hui
un grand besoin de créer de la belle musique sans un grand
créateur, sans sujet, et pour citer Morton Feldman une
fois de plus, de « laisser la musique faire ce que la musique
veut faire. »
Marcel Mesnage
Je veux d'abord saluer Tom Johnson pour cette courageuse
mise à plat des relations musique mathématiques.
Les objets trouvés de Marcel Duchamp étaient bien
une invitation aux artistes de cesser de se prendre pour des dieux,
même si d'autres se sont dépêchés d'en
faire une nouvelle mythologie qui a permis de neutraliser son
acte de dérision en l'enrobant d'une haute valeur marchande.
Sur ce plan de la conduite esthétique, la comparaison de
Tom Johnson me semble tout à fait pertinente et cette attitude
reste rare dans la musique où le point de vue hédoniste
est une espèce en voie de disparition.
Dans l'énoncé de Tom Johnson, je comprends le mot
objet dans un sens pragmatique qui ne me pose pas de problème,
à savoir comme entrée ou comme sortie d'un processus
: l'objet mathématique est le résultat d'un processus
de construction mathématique, l'objet musical est le résultat
d'un processus de construction musicale. Tom Johnson nous dit,
sous une forme un peu simplifiée, que l'objet mathématique
comme résultat d'un processus A, peut être utilisé
comme entrée d'un processus B d'où sortira un objet
musical, et il en montre des exemples. Dans ce système
(au sens de la théorie des systèmes), rien n'oblige
les deux processus à obéir à des règles
communes ; la contrainte relationnelle ne porte que sur l'acceptabilité
pour B d'une sortie de A en entrée pour lui. Rien n'oblige
non plus à respecter un quelconque morphisme dans la combinaison
des objets et des catégories, mais rien ne l'interdit,
et Tom Johnson semble souhaiter quelque chose de ce genre.
Dans les questions de François Nicolas sur l'exposé
de Tom Johnson, il est dit : « Il y a deux manières
différentes d'être objet : une manière mathématique
et une manière musicale. Comment peut-on alors trouver
un objet ? En vérité, l'objet trouvé est
une chose qu'on dote d'une identité d'objet dans le nouveau
contexte où cette chose est apparue. Ce que l'on trouve
n'est donc pas un objet, mais une chose que l'on peut alors faire
devenir objet. Ceci ne veut pas dire que c'est l'individu qui
rend objet la chose mais plutôt une situation, ou un contexte.
»
Les problèmes soulevés par François Nicolas
me semblent liés aux profondes et multiples ambiguïtés
de la notion d'objet. Je me garderai bien d'entrer dans les débats
philosophiques sur ce sujet , mais je remarque que le simple énoncé
de Tom Johnson devient un véritable labyrinthe si l'on
quitte imprudemment le terrain du bon sens. Objet comme type ou
objet singulier ? Peut-on prendre le concept de triangle et le
coder comme forme sonate ? Peut-on prendre le théorème
de Pythagore et le transformer en quatuor de Ravel ? Objet comme
« token » ou objet comme signifié :
la partition est-elle un objet musical ou un simple code ? Objet
comme état ou forme, ou comme processus, ou les deux ?
L'objet « trouvé » préexiste-t-il autrement
que comme résultat répétitif du décodage
d'une représentation convenue ? De même l'objet musical
est-il complètement déductible de son code ? Un
exemple typique d'équivoque interprétative me paraît
être l'accusation de nominalisme au troisième point
de François Nicolas :
« Find an object, any object, déclare it a work
of art, and it is a work of art. [It is] a perfectly valid way
of making art »
Exemple 1 : Je dis que l'énoncé « la somme
des carrés des côtés du triangle est égale
au carré de l'hypoténuse » est un tableau,
donc c'est un tableau !
Exemple 2 : Je déclare que je suis Napoléon, donc
je suis Napoléon !
Mon interprétation est que Tom Johnson parle d'un objet
singulier (any object) et de l'oeuvre d'art comme type,
et rien n'implique l'identité de deux objets du même
type (un théorème et un tableau). L'énoncé
de Tom Johnson ainsi compris pourrait tout au plus justifier l'affirmation
« Je déclare que je suis une oeuvre d'art et je suis
donc une oeuvre d'art », ce qui peut se discuter sans être
pour autant réfutable. L'appartenance d'un objet à
un type n'est pas réflexive.
Les réponses à ce type de questions sont multiples
et indéfiniment contestables, mais la relecture de la transposition
du phénomène Duchamp dans le domaine musical en
termes de chaînes de processus me semble apporter quelque
éclairage. D'abord un « objet mathématique
» peut se « trouver » tout fait, dans un traité
par exemple, mais il n'est pas de la même nature qu'un urinoir
ou une roue de bicyclette. Il a en commun d'être construit,
par opposition à un objet trouvé du genre caillou
ou bois flotté. Mais il ne s'adresse pas à la perception
immédiate et ne peut être proposé comme oeuvre
d'art par simple présentation. Son appréciation
demande un décodage lui-même tributaire de la connaissance
d'un contexte de savoir éventuellement rare (comparé
à la trivialité volontaire des objets de Duchamp).
Ensuite, pour le transformer en objet musical, il ne suffit pas
de le montrer : Tom Johnson parle de le « recoder en objet
musical » et, ce faisant, il minimise un peu son intervention.
En fait, il procède à un recodage en un autre code,
la notation musicale conventionnelle, qui sera interprété
par un ou des décodeurs humains, les « interprètes
», munis d'un contexte de savoir approprié, pour
devenir un phénomène sonore (un objet ?). Finalement,
le processus s'achève éventuellement dans l'oreille
d'un auditeur où l'on dit volontiers qu'il crée
un autre type d'objet musical, plus ou moins éphémère.
Dans cette chaîne, les divers codes jouent un rôle
essentiel de médiation externe entre processus et il faut
remarquer qu'ils n'ont rien d'universel : ils sont spécifiques
à une collectivité culturelle. Certains codes peuvent
ne pas exister ou changer dans le temps et il est clair que le
résultat musical en dépend. Tom Johnson remplace
les schémas de codage traditionnels (du genre harmonie
et contrepoint) par des schémas directement issus de formulations
mathématiques, mais conserve la notation traditionnelle.
Par contraste, j'utilise personnellement le même genre d'objets
mathématiques (tout en leur ajoutant des transformations
également mathématiques), mais je les convertis
automatiquement en fichiers MIDI, sans passer par le stade explicite
de la note (je pense mes objets musicaux directement en termes
de listes numériques virtuelles que je code en Lisp et
que je peux écouter via un synthétiseur sans autre
intermédiaire). Sur un plan plus général,
s'il me paraît inévitable de parler d'objets à
propos de n'importe quelle entité, abstraite ou concrète,
singulière ou catégorielle, rémanente ou
éphémère, le mot non précisément
qualifié se prête mal à l'analyse fine, parce
que trop lourdement connoté. Je crois notamment trompeuse
la tentation platonicienne de présenter les objets mentaux
sur le même pied que les objets physiques qu'ils ne représentent
pourtant qu'au prix de simplifications sévères.
Je crois que la musique peut s'inscrire de façon plausible
dans une conception dynamique du fonctionnement des organismes
vivants dans un milieu matériel qui comprend d'autres organismes,
en bref une conception bio-écologiste. Toutes les entités
mentales, qu'on les appelle idées, sentiments ou objets,
sont des régularités plus ou moins durables dans
l'organisation du système neuronal qui les construit à
partir de ses interactions présentes et antérieures
avec le monde physique, y compris l'organisme qui l'héberge.
Ce sont les éléments de la conscience selon Damasio
. Les interactions entre organismes sont toujours médiatisées
via un univers d'objets physiques dans lequel ils baignent et
dont certains médiatisent des objets mentaux, c'est le
cas du son musical et plus généralement des signaux.
La dynamique propre de l'organisme le pousse constamment à
extraire des régularités du chaos ambiant pour se
défendre ou assurer sa permanence, y compris sa reproduction
. Dans cette optique, le son est la nourriture de l'oreille qui
ne supporte d'ailleurs pas le silence total prolongé, et
la musique est en quelque sorte un élevage du bruit. Mais,
pour plus élémentaire qu'elle soit, la notion d'objet
sonore est loin d'être simple pour les philosophes .
Si l'on s'en tient au son, on peut se limiter à la considération
d'un sujet individuel, mais dès qu'il s'agit d'objets musicaux,
une dimension collective se superpose : une multiplicité
de sujets donne des sens communs ou divergents à un même
son, et la mémoire publique en fait ou non une oeuvre musicale
durable. Ce nouvel objet relève à son tour d'une
épidémiologie à la Dan Sperber . Vu sous
cet angle je pourrais essayer de rejoindre François Nicolas
en disant que ce n'est pas nécessairement « l'individu
(seulement) qui rend objet la chose » mais il y contribue
forcément, ne serait-ce que comme grain de sable, «
la situation ou le contexte » se ramenant dans le cas musical,
à un ensemble d'individus (un objet « audience »
?).
Décidément, que d'objets !
François Nicolas
Je n'ai pas grand-chose à objecter aux précisions
introduites par Marcel Mesnage, même si je suis moins que
lui « bio-écologiste ». Ma seule proposition
serait peut-être, suite à ce qu'il dit (« S'il
me paraît inévitable de parler d'objets à
propos de n'importe quelle entité, [...] le mot non précisément
qualifié se prête mal à l'analyse fine, parce
que trop lourdement connoté. ») de bien différencier
« objet » de « chose ». Ceci a des résonances
philosophiques : « chose », c'est l'étant ;
« objet », c'est l'étant et son apparaître.
Mais on ne peut trop s'étendre ici sur ces points...