Musique, mathématiques et philosophie

(2000-2001)


Discussion collective du bilan du Séminaire (5 mai 2001)

 

 

Olivier Lartillot
Je voudrais suggérer un point de vue complémentaire, complétant la typologie énoncée par François Nicolas.
Nous partirons de deux idées déjà énoncées :
- d'une part, la conception d'un rapport mathématique / musique nécessitant une médiation philosophique ;
- d'autre part, la considération de la musique du point de vue non pas de la pensée, ni de la théorie, mais de l'expression musicale, du langage réalisé, du système de signes, dont on aimerait saisir le mode de perception par l'auditeur (en reprenant la terminologie sémiologique, il s'agit du point de vue esthésique, et il est mentionné dans l'analogie audition / intégration), ou encore à propos duquel on aimerait retrouver la démarche compositionnelle (le point de vue poïétique).
Nous introduisons alors une synthèse de ces deux idées : considérons le rapport entre ce système de signes et les mathématiques par l'intermédiaire d'une investigation philosophique. De ce triangle, le sommet mathématique peut être considéré d'une manière très générale, incluant l'informatique en particulier. Un enrichissement de cette investigation, pour une appréhension épanouie du phénomène musical en tant que système de symboles appréhendé par un auditeur ou par le compositeur, pourrait consister en l'introduction d'une quatrième discipline : la psychologie cognitive, qui étudie ce qui en nous concerne les mécanismes de perception, de compréhension, d'induction (i.e. d'inférence d'hypothèses à partir de l'étude d'un phénomène). Nous obtenons donc un tétraèdre mathématique / musique / philosophie / psychologie, dont une des faces, consistant dans le triangle mathématique / philosophie / psychologie, n'est rien d'autre que... les sciences cognitives ! (où les mathématiques incluent l'informatique qui elle-même inclut l'intelligence artificielle) C.Q.F.D.
Nous proposons donc un rapport complémentaire : cognitif (qui engage la philosophie des connaissances et la psychologie cognitive).
La question est alors : qu'en est-il de la pertinence d'un tel rapport ?

François Nicolas pose également dans son exposé la question de savoir si les sciences cognitives sont susceptibles de médier mathématiques et musique.
Les sciences cognitives font intervenir trois disciplines : la psychologie cognitive, l'épistémologie et l'informatique.
* La philosophie est présente ici mais l'est finalement dans toute science, de manière indirecte.
* La psychologie cognitive est une discipline qui procède suivant une démarche assez classique, très proche de celle de la physique. Considérons l'acoustique, qui étudie les phénomènes vibratoires, par des tentatives de modélisation. Pourquoi alors la psychoacoustique (discipline incluse dans la psychologie cognitive), qui, quant à elle, étudie les mécanismes de perception des sons, procédant également par des tentatives de modélisation, ne mériterait-elle pas le même qualificatif de science ? La psychologie cognitive part du principe qu'il existe un certain nombre de mécanismes innés de perception et de cognition. En quoi l'étude empirique de ces mécanismes différerait-elle en degré de noblesse de l'étude empirique du fonctionnement d'une corde frottée ?
* L'informatique procéderait, quant à elle, suivant une démarche d'analyse par synthèse : elle tente de vérifier le bien fondé de certaines hypothèses cognitives par l'expérimentation. Elle participe donc à deux démarches scientifiques : celle d'une pure recherche théorique de sciences exactes, de mathématiques appliquées, et celle d'outil expérimental pour la psychologie cognitive.
Il est vraiment dommage de vouloir à tout prix éviter la question de la musique en tant qu'objet de perception et de cognition, dimension si fondamentale. Il est vrai que l'apport des mathématiques à cette question est un peu éloigné (il s'agirait donc de la logique et des probabilités).

François Nicolas
En quoi l'étude empirique de ces mécanismes différerait en degré de noblesse de l'étude empirique du fonctionnement d'une corde frottée ?
On voit justement, par ta comparaison physique / sciences cognitives, que ces dernières ne se sont pas encore constituées comme science au sens « moderne » - c'est-à-dire copernicien - du terme. La physique s'est constituée comme science (et non plus comme simple dispositif empirique, empilant les savoirs) lorsqu'elle s'est fondée sur ses propres concepts (ex. le concept de masse et non plus la catégorie de poids), eux-mêmes non déductibles directement de l'expérience et susceptibles de mathématisation (c'est-à-dire, somme toute, d'écriture à la lettre). Bien sûr, cela a redéployé son propre dispositif expérimental. Cela ne l'a pas coupée de l'expérience mais l'a conduite à repenser le statut de l'expérience : disons que l'expérience est devenue non empirique mais procédant de protocoles construits par la théorie. Je ne m'étends pas, mais les sciences cognitives ne sont visiblement pas dans ce cas.
Un autre exemple pour illustrer ce point : la biologie. Un livre très intéressant de Kupiec et Sonigo : « Ni Dieu ni gène » soutient de manière probante que la biologie ne s'est pas encore vraiment constituée en science, à cause de la génétique actuelle qui reste aristotélicienne, fondée sur une croyance en un modèle a priori. Il plaide pour une refonte de la discipline en repartant de Darwin et qui recentre alors la biologie sur l'embryologie plutôt que sur la génétique. C'est typiquement dans ce genre de mutation interne à une discipline qu'on reconnaît une possible « coupure épistémologique ».
Tout ceci pour indiquer qu'il n'y a aucune évidence empirique au fait qu'une discipline soit réellement une science : il faut aller regarder dans les détails de ses opérations. Et encore une fois, on ne peut plus appeler « science » une encyclopédie plus ou moins ordonnée de savoirs transmissibles. Cela, c'est la science antique, aristotélicienne, non pas moderne.

Il est vraiment dommage de vouloir à tout prix éviter la question de la musique en tant qu'objet de perception et de cognition, dimension si fondamentale. Il est vrai que l'apport des mathématiques à cette question est un peu éloigné.
Je n'écarte la psychologie et alii que comme dispositif prétendant au statut de science. Et justement le fait que ce dispositif ne soit pas mathématisé en est le symptôme.
Par ailleurs, mais c'est un peu une autre affaire, je ne pense nullement que le coeur du rapport à la musique soit la perception : le coeur en est plutôt selon moi l'écoute.

Christian Brassac
François Nicolas : « Je ne pense nullement que le coeur du rapport à la musique soit la perception : le coeur en est plutôt selon moi l'écoute. »
Je rebondis sur ce dernier énoncé que j'approuve totalement. Il y a des recherches en psychologie cognitive qui ne relèvent pas de la neuropsychologie et qui donnent une place massive au versant anthropologique des processus cognitifs. En ce sens ces derniers ne sont pas conçus comme des traitements de l'information (une information qui préexisterait au traitement) mais plutôt comme des rapports dialectiques sujet-monde, réciproquement constitutifs, étayés évidemment sur les systèmes nerveux centraux mais aussi sur les corps des sujets et sur la matérialité mondaine (l'artefactualité et le physique).
Puisque vous parlez de perception et écoute : d'aucuns préfèrent étudier le souvenir plutôt que la mémoire (Georges Politzer, 1929), ou le sentir plutôt que la sensation (Georges Herbert Mead, 1934). Les deux seconds termes de chaque couple étant approchés comme des états mentaux, les premiers comme des processus dynamiques de construction du rapport homme / monde, des processus incarnés !
Les deux références citées ci-dessus sont anciennes mais il y a un fort mouvement visant à promouvoir une psychologie de la cognition qui se détache du solipsisme et du mentalisme, ce que reformule Kaufmann dans le terme d'egocéphalocentrisme. Ce mouvement trouve ses racines en microsociologie, en anthropologie, dans certains thèmes des sciences cognitives ainsi que dans des auteurs importants de psychologie du vingtième siècle (souvent mis de côté ou oubliés).

François Nicolas
Olivier Lartillot : « Les sciences cognitives font intervenir trois disciplines : la psychologie cognitive, l'épistémologie et l'informatique. »
L'épistémologie appartient à la philosophie et l'informatique aux mathématiques. Reste donc la psychologie cognitive !

La psychologie cognitive part du principe qu'il existe un certain nombre de mécanismes innés de perception et de cognition. En quoi l'étude empirique de ces mécanismes différerait-elle en degré de noblesse de l'étude empirique du fonctionnement d'une corde frottée ?
Si l'acoustique était cette étude empirique, disons si elle restait du même type que ce que faisaient Aristoxène et consorts, alors ce ne serait pas une science véritable. Encore une fois, la physique n'est vraiment devenue une science (au sens moderne du terme) qu'avec Copernic et Galilée, ce qui n'est par contre nullement le cas des mathématiques qui le sont depuis le « moment grec » originaire.
Je sais bien que ce que je soutiens là est discutable, et est d'ailleurs discuté. Disons que je m'inscris dans ce cadre de pensée contemporain, à charge alors à d'autres cadres de pensée de proposer leur propre « vision » des choses, à condition toute fois de prendre en compte (à leur manière) ce qui s'est passé dans les sciences et la philosophie depuis la Renaissance.

Autre précision : qu'il y ait expérience et processus de réfutation possible sur cette base expérimentale ne suffit pas pour faire une science copernicienne. Le critère de réfutabilité de Popper, de ce point de vue, n'est pas pertinent : une expérience culinaire peut donner lieu à réfutation (le soufflé n'est pas monté) ; cela ne place pourtant pas la cuisine au rayon de la science culinaire (sauf à simplement faire équivaloir science et savoir expérimentable et transmissible).
Toute cette discussion sur le concept de science a son importance pour notre séminaire si l'on tient que le rapport entre mathématiques et musique n'a rien d'évident. C'est mon hypothèse de travail : il y a dans l'existence de ce rapport de quoi s'étonner, et donc de quoi comprendre en vue d'orienter l'action possible du musicien (et peut-être aussi du mathématicien, que je ne suis pas).
Dit autrement : peut-être qu'est aussi en jeu dans ces débats la subjectivité propre de l'informaticien (ou des informaticiens s'il est vrai qu'il doit y avoir là plusieurs types assez différents). C'est un domaine qu'on a peu abordé mais qui me semble au travail derrière ces échanges. Cette subjectivité est assez différente de celle du mathématicien. On le voit empiriquement à travers le fait que la philosophie spontanée du mathématicien est platonicienne quand celle de l'informaticien serait plutôt positiviste. Même s'il me semble pertinent de penser l'informatique comme une branche (latérale ?) des mathématiques, les subjectivités sont donc disjointes. Et cela est apparent dans les rapports subjectifs différents des mathématiciens et des informaticiens à la musique et aux sciences.

Christian Brassac
Olivier Lartillot : « Les sciences cognitives font intervenir trois disciplines : la psychologie cognitive, l'épistémologie et l'informatique. »
Il ne faut oublier la linguistique !
Par ailleurs il y a bien des informaticiens qui ne se reconnaissent absolument pas comme participant aux sciences cognitives : on peut plutôt dire reconnaissance de formes et intelligence artificielle. Enfin, dans les manuels il est également d'usage de donner sa place à l'anthropologie !
François Nicolas
Christian Brassac : « Il ne faut oublier la linguistique ! »
Oui ! Effectivement, beaucoup de travaux de sciences cognitives semblent plutôt des travaux linguistiques, mais avec alors le risque d'une moindre rigueur conceptuelle !
Au total l'ensemble ou plutôt l'intersection (philosophie, mathématiques, linguistique, psychologie) me semble bien difficile à cerner ! Cela me fait penser à l'urbanisme, discipline qui me semble inconsistante comme pensée véritable car voulant se situer au carrefour (sans consistance propre) de l'architecture, de la théorie du paysage et de la sociologie. Or il ne suffit pas de croiser deux disciplines existantes (encore moins trois ou plus) pour en fonder une nouvelle ! C'est la même chose dans les arts : les supposés métissage, hybridation, mixité, etc. n'ont a priori nulle autorité à fonder ipso facto de nouveaux arts. On sait à l'inverse combien il est facile de se situer « entre » et d'éviter ainsi les problèmes d'un véritable domaine - voir par exemple celui que je ne nommerai pas et qui se faisait passer pour mathématicien auprès des musiciens, musicien auprès des architectes, et architecte auprès des mathématiciens (comme cela peut également tourner dans d'autres sens, cela autorise quelques subterfuges !) -.
J'ai l'impression que les « sciences cognitives » n'en sont qu'à leur début et qu'il est bien trop tôt pour leur reconnaître un statut de science autonome.

Christian Brassac
Beaucoup de travaux de sciences cognitives semblent plutôt des travaux linguistiques, mais avec alors le risque d'une moindre rigueur conceptuelle !
C'est peu aimable pour la linguistique ou bien trop bon pour la psychologie cognitive ! Je ne vois pas d'écart significatif entre les deux eu égard à la 'rigueur conceptuelle'.
J'ai l'impression que les « sciences cognitives » n'en sont qu'à leur début et qu'il est bien trop tôt pour leur reconnaître un statut de science autonome.
Tout à fait ! On parle plutôt d'une constellation de disciplines qui ensemble, en croisant les apports des unes et des autres, travaillent au problème général du rapport cerveau-esprit.
Cela dit, il faut admettre que ceci ne se fait pas de manière informelle. De très nombreux travaux interdisciplinaires ont été conduits depuis une dizaine d'années (sous l'égide du ministère) au sein des programmes Sciences de la Cognition, puis Cognitique.

François Nicolas
C'est peu aimable pour la linguistique ou bien trop bon pour la psychologie cognitive !
Je me suis mal fait comprendre car pour moi c'est plutôt l'inverse : la linguistique est, je pense, devenue une science (voir les thèses de J.-C. Milner). Mais d'accord pour le reste !

Marcel Mesnage
Je me trouve un peu à l'étroit dans la typologie proposée par F. Nicolas, et elle me semble un peu invertébrée. Mais peut-on faire une typologie des relations entre deux domaines sans avoir fait un minimum de typologie préalable de ces domaines ? Je vais néanmoins essayer de discuter les points qu'il propose.

Mathématiques et musique sont contemporaines, c'est-à-dire partagent un même temps de la pensée.
De quoi parle-t-on ? Est-ce que « la pensée » se réfère à un ensemble culturel collectif ou à une abstraction individuelle ? Si « temps de la pensée » veut dire que mathématiques et musique sont vues comme des productions culturelles qui se déroulent dans un temps historique, alors « quelque forme de synchronisation » voudrait dire qu'il existe un certain lien de dépendance entre ce qui est advenu historiquement en mathématiques d'une part, en musique de l'autre.
Dans cette optique, je crois que les mathématiques (logique comprise) présentent un trait unique d'un point de vue épistémologique : c'est celui d'un phénomène d'accumulation dans le temps où les nouveaux acquis englobent les précédents, au prix éventuel d'une nouvelle formulation, mais sans les contredire. Ce type rigoureux de flèche du temps n'a pas d'équivalent en musique ni en philosophie. Il en résulte que s'il y a synchronisation, elle est partielle, contingente, et relative à l'histoire des mathématiques. Par exemple, la théorie musicale a historiquement utilisé les concepts mathématiques disponibles à la même époque, mais comme on l'a relevé dans nos discussions, il n'y a pas de dépendance significative dans l'autre sens.
Cette vision diachronique ne nous apprend pas grand-chose. Certaines coupures synchroniques peuvent amener une vision plus symétrique du « partage de la pensée » à travers certains personnages anciens. Par exemple Jean de Murs au XIVe siècle ou Mersenne au XVIe siècle, étaient connus comme ayant une compétence avancée à la fois en musique, en mathématique et en physique. On peut objecter que dans ces partages de compétences, la musique apparaît plutôt comme domaine de pensée théorique que comme objet de création artistique.
Ceci amène à remarquer un autre écart sémantique de base entre mathématiques et musique vus comme phénomènes culturels : l'activité mathématique (comme d'ailleurs la philosophie) se donne comme but avoué la construction d'un système abstrait et ne s'intéresse que subsidiairement à ses utilisations concrètes, alors que l'activité musicale prend la manifestation sonore et ses effets auditifs comme but essentiel et n'admet la théorie que comme explication subsidiaire. Il est clair que la musique survit parfaitement sans théorie que cela nous plaise ou non.
D'autre part, la musique ne progresse pas linéairement : son histoire exhibe des mutations relativement rares mais radicales (polyphonie, atonalité, acousmatique) qui font plutôt penser aux embranchements de l'évolution biologique, mais sans disparition d'espèces (dans notre horizon culturel). Quant à la philosophie, l'une de ses caractéristiques est une volonté permanente de remise en cause qui interdit la notion de résultats acquis et par là même une linéarité englobante.
Si le « temps de la pensée » se réfère à la pensée individuelle, alors divers exemples montrent que l'on peut, au moins partiellement, penser l'organisation du faire musical en termes d'entités mathématiques : c'était déjà le cas de Rameau, puis implicitement de Schoenberg avec l'usage du groupe des isométries, puis explicitement de Xénakis et de nombreux autres contemporains. Notre ami Tom Johnson pousse un cran plus loin en suggérant que certaines entités mathématiques peuvent conserver leur identité dans la perception, ce qui me paraît tout à fait crédible mais pas généralisable (en revanche, je ne me souviens pas que Tom Johnson ait prétendu que « la musique est une partie des mathématiques », ce qui me paraît difficile à défendre). Mais s'agit-il encore de contemporanéité, ou bien d'une capacité d'inverser la relation « concept Æson Æaudition » dans ce cas particulier ?

La philosophie a pour projet spécifique de penser le temps de la pensée : elle pense ce qui des pensées fait époque.
J'ai encore du mal à suivre : il y a là deux choses bien différentes : « penser le temps de la pensée » renvoie à l'auto-référentialité qui demeure bien mystérieuse, alors que « ce qui des pensées fait époque » renvoie à l'histoire des connaissances qui est déjà une discipline reconnue.

Mathématiques et musique peuvent se rapporter par la théorisation : quand l'une des deux disciplines théorise l'autre ; soient deux voies in abstracto : celle d'une théorie mathématique de la musique, et celle d'une théorie musicale des mathématiques.
L'idée d'une discipline qui en théorise une autre est une utopie impérialiste persistante dont la philosophie est probablement l'initiatrice (en oubliant la religion), peut-être à travers les sources logiques qu'elle a léguées aux mathématiques avant que celles-ci ne lui renvoyent d'étranges images de son héritage initial. Les mathématiques, après diverses hésitations (logique formelle, méta-mathématique, axiomatique), tendent à s'auto-théoriser en se construisant leur propre langage intégrateur, ce dont témoigne l'évolution qui réconcilie arithmétique, géométrie, algèbre et combinatoire dans la théorie des ensembles, puis la théorie des catégories et maintenant celles des faisceaux et des topoi (en raccourci). Pendant quelque temps, l'utopie théorique dominante a été la linguistique, et il est indéniable qu'il y a eu fécondation mutuelle de la linguistique et des mathématiques (linguistique formelle et combinatoire des mots).
Plutôt que de souscrire à ce phagocytage, il vaudrait peut-être mieux parler de contamination des théories. La théorie musicale, après s'être longtemps affirmée de façon partielle, mais autonome et singulière, dans le contrepoint, l'harmonie et, assez sommairement, la métrique temporelle, s'est laissée contaminer par les mathématiques, la linguistique, la sémiologie, et aujourd'hui par les sciences cognitives. Tout ceci est transitoirement positif mais me paraît révéler un grave déficit de théorisation autonome depuis le traumatisme du dépassement de la musique tonale.
Pour en revenir à un simple bon sens sur l'alternative soulevée, les mathématiques peuvent sans aucun doute fournir des outils de théorisation du faire musical, de sa manifestation sonore et même de certains aspects de sa perception auditive, mais ne suffiront probablement pas à définir l'ensemble des conditions du processus, et notamment le phénomène des émotions associées qui est partie prenante dans le fonctionnement musical.
Quant à la théorisation des mathématiques par la musique c'est une simple chimère, mais on a bien le droit de s'amuser !

Mathématiques et musique entretiennent des rapports métaphoriques ou se servent l'une de l'autre pour bâtir des fictions intrinsèques.
La métaphore étant une figure universelle du langage ordinaire et un mode particulièrement libre d'expression des relations, il serait plutôt surprenant qu'elle soit exclue dans les discours sur les mathématiques et la musique. La personnalisation des mathématiques et de la musique devient une amusante métaphore sur la métaphore, mais je ne perçois pas bien l'intérêt ni la plausibilité d'ériger tout cela en catégorie typologique. Il existe toute une école d'analyse musicale inspirée par l'aspect narratif de la musique où les métaphores jouent un rôle avec d'autres figures de rhétorique, mais c'est précisément une école qui ne s'intéresse guère aux mathématiques.

Mathématiques et musique seraient dans un rapport de conditionnement.
S'il s'agit d'un conditionnement mutuel des mathématiques et de la musique, j'ai le sentiment qu'il y a redondance avec les liens de théorisation. L'irruption de l'informatique sous ce seul point fait problème : « prise comme branche des mathématiques » elle ne peut les « conditionner » (sauf à faire rentrer la plus grande poupée russe dans la plus petite), et si elle conditionne la musique, c'est au même titre que les mathématiques en général.
S'il y a un effet de conditionnement par l'informatique, ce pourrait être celui de l'informatique prise comme outil car, dans cet emploi, elle offre un contexte de représentation et de manipulation commun aux deux domaines, et elle intègre même le traitement du médium physique propre à la musique, c'est-à-dire le son. Il est possible qu'il y ait là un vrai problème philosophique, mais il sort de ce cadre.

On peut enfin, plus radicalement tenir que la musique est une partie des mathématiques. Telle fut la position soutenue dans notre séminaire par Tom Johnson
J'ai exprimé mes doutes là-dessus précédemment. J'ajouterai qu'au mieux une partie de la musique serait une application d'une partie des mathématiques, mais nous ne sommes plus dans un rapport d'inclusion.

Des éléments complémentaires qui me paraissent essentiels dans la typologie en discussion ont déjà été introduits. D'abord l'opposition poïétique / esthésique de Molino / Nattiez qui est devenue une évidence en analyse musicale. La nature de leur relation est moins évidente, et d'une certaine façon elle est brouillée par la notion plutôt floue de niveau neutre. Que la musique soit improvisée directement par son auteur ou produite par des interprètes via une prescription symbolique (le plus souvent une partition), l'interprétation fait partie du poïétique et la relation avec l'esthésique est médiatisée par le phénomène sonore comme produit de l'interprétation (y compris comme feed-back pour l'interprète). Ce n'est pas exactement l'acception usuelle du niveau neutre qu'on assimile souvent à la partition. Cette tentation fréquente d'assimiler la prescription à l'oeuvre par abus de langage (j'ai devant moi une « pile » de sonates) s'aggrave parfois de l'argument de l'audition intérieure, sans voir qu'elle rajoute là un substitut mental du médium sonore qui pour être imaginaire et non trivial, n'en a pas moins perdu son caractère symbolique.
Je suis troublé par l'utilisation que fait F. Nicolas du même mot matériau sous deux acceptions étrangères : il parle de « pur matériau servant à la musique » et de « sa dimension sonore », puis de « matériau sociologique accumulé sur la musique ». Du point de vue poïétique, le son n'est un matériau musical qu'indirectement, il est toujours produit via une combinaison mentale dont les éléments sont soit des idées de gestes instrumentaux, soit des symboles prescrivant ces gestes, ou encore, de nos jours, des commandes électroniques.
Même dans le chant, l'émission vocale passe en général par la restitution mentale préalable d'une combinaison paroles / son. On passe presque toujours sous silence le fait que l'intervention des instruments implique un niveau poïétique supplémentaire extérieur à la composition, qui est celui de la conception et de la fabrication de ces instruments. Finalement, la production du matériau-son comme objet musical passe par deux ou trois acteurs préalables : le compositeur, l'interprète et le facteur d'instrument. Le tout s'organise forcément via des contraintes symboliques communes hors desquelles rien ne fonctionne. La notation en partition n'est que l'une des formes possibles de ces contraintes. Dans ce système, la physique (acoustique) intervient essentiellement pour la fabrication des instruments et leur accord et, d'une façon partielle et indirecte, dans la conception du compositeur et dans la perception auditive. Pour le reste, les trois composantes sont susceptibles de théorisation. La théorisation de la composante poïétique peut faire appel aux mathématiques, à l'acoustique et aux sciences cognitives, celles-ci s'attachant plus particulièrement à la composante esthésique. La relation poïétique / esthésique de la musique a quelque chose qui la différencie des mathématiques et de la philosophie mais la rattache au fonctionnement de l'art en général, à savoir que l'activité poïétique propose à un public un ensemble d'opportunités d'émotions qui laisse une grande liberté à la réception esthésique. Il n'y a pas deux auditeurs avec la même écoute ou qui puissent s'accorder sur une oeuvre musicale au sens où l'on peut s'accorder sur une proposition mathématique ou philosophique.

Olivier Lartillot : « Au lieu de parler d'un rapport cognitif entre musique et mathématique, je préférerais généraliser et parler d'un rapport épistémologique, et ainsi traiter de la problématique philosophique de l'analyse musicale, d'ordre épistémologique ».
La deuxième phrase me paraît sans problème, mais si on admet que dans toutes les acceptions usuelles l'épistémologie s'en tient à l'étude de la connaissance scientifique , je crois qu'elle s'applique bien à l'analyse musicale (dans le meilleur des cas), voire à la théorie musicale, mais pas à la musique comme pensée créative, pour les diverses raisons que j'ai citées. En revanche, il me semble légitime de parler de philosophie des connaissances, même à ce propos, sans se réclamer obligatoirement d'une démarche scientifique.
Pour finir, je voudrais noter que les relations entre l'organisation formelle des messages et les résonances émotionnelles esthésiques transcendent la musique et les arts et font aussi partie de l'éloquence. J'en ai entendu un exemple frappant dans l'énoncé d'un propos par Lacan que je vais essayer de transcrire avec son rythme en espérant ne pas me tromper : « (lentement :) La mort < long silence > (un peu plus vite :) si vous n'y croyez pas < nouveau silence, un peu plus court > (très vite :) comment pouvez-vous supporter cette histoire ? » Est-ce qu'il n'y a pas là l'ombre d'un emprunt musical dans la parole philosophique, avec son rôle propre ?

François Nicolas
Nous avons à l'évidence beaucoup de mal à parler le même langage : un énoncé semble nous dire des choses très différentes, ce qui en soi n'est guère étonnant - j'ai par exemple souvent remarqué qu'un énoncé aussi simple que « la musique est un art » disait en fait des choses très différentes selon qu'on prenait cet énoncé pour celui d'un musicien ou d'un celui d'un philosophe. Et que dire si c'est celui d'un informaticien !
Notre « distance » s'épingle facilement sur le risque que tu crois devoir relever d'autoréférentialité. Je comprends ce que tu veux dire, mais tu peux comprendre aussi que, dans certains « mondes » de pensée, ce n'est plus tout à fait un risque, car il s'agit plutôt d'une compréhension dialectique, comme il peut y en avoir une de la double-négation : Non-Non-A n'est pas A mais quelque chose de très « proche » de A centré sur A. C'est ce léger déplacement que permet la double négation, pour peu qu'on la comprenne topologiquement ou dialectiquement.
C'est un peu la même logique quant à ce que tu nommes « autoréférentialité ». On peut donner sens dialectique à des propos comme « Le désir est toujours désir de désirer » (Lacan), « L'essence de l'oubli est l'oubli de l'oubli » (Heidegger), etc. C'est-à-dire qu'il y a des régimes différents du discours et le problème, dans nos échanges, est d'arriver à passer d'un régime à un autre puisque visiblement nous n'avons pas le même.
Il m'amuserait de te taquiner sur la contradiction qu'il y a à dire « la musique survit parfaitement sans théorie que cela plaise ou non » et à relever « un grave déficit de théorisation autonome » (de la musique s'entend) « depuis le traumatisme du dépassement de la musique tonale ». Tu me répondras peut-être : le fait que cela ne me plaise pas ne m'interdit nullement de m'appliquer la première maxime. À voir...
Mais soyons plus sérieux. Pour relancer la discussion plus positivement, je te renvoie une question : Penses-tu que les rapports mathématiques-musique font problème ? Si tu ne le penses pas, alors il est vrai que mes préoccupations ne sauraient être les tiennes. Mais si tu le penses comme moi, comment vois-tu ces « problèmes » ?

Marcel Mesnage
Je suis bien conscient de ce que nous avons du mal à parler le même langage, et heureusement, je ne me sens pas seul dans cette situation. D'ailleurs, c'est à la fois une difficulté et une raison d'être de ce type de séminaire où il est plus simple de discuter entre spécialistes d'un même domaine que de confronter des visions véritablement multidisciplinaires.

Je ne vois pas l'autoréférentialité comme un risque mais comme une question ouverte et d'ailleurs profonde, soulevée par ton énoncé « penser le temps de la pensée » qui ne me gêne pas. Je n'ai pas de peine à comprendre le point de vue dialectique, et mon objection ne porte pas là-dessus mais, si tu préfères, sur la signification du symbole « deux-points » dans ta phrase (« La philosophie a pour projet spécifique de penser le temps de la pensée : elle pense ce qui des pensées fait époque ») qui relie deux énoncés dont je perçois mal l'implication. Il va de soi que quand je dis, « la musique survit parfaitement sans théorie que cela plaise ou non », je ne me réjouis pas de la constatation et je ne veux nullement dire « que cela te plaise ou non » ! J'essaye d'épingler une différence typologique forte avec les mathématiques où la même affirmation serait une absurdité. Bien entendu, je parle de la musique comme phénomène de création, pas du seul discours sur la musique qui, pour moi, serait bien fade sans effort théorique.
Sur le déficit de théorisation autonome, je pense surtout au fait que les quelques théories analytiques applicables à la période post-tonale (set-theory de Forte, analyse paradigmatique de Ruwet, sémiologie de Nattiez) procèdent par emprunt mono-disciplinaire d'une méthodologie externe et l'appliquent à un aspect très partiel de la musique (répertoire des accords chez Forte, équivalences mélodiques chez Ruwet). J'avoue que mes connaissances sur la théorie des topoi sont insuffisantes pour que je me permette d'en apprécier la portée, à première vue prometteuse, mais il faudra probablement attendre que musiciens et musicologues l'aient un peu digérée.

Sur ta question finale, je pense naturellement que les rapports mathématiques-musique font problème, et même des tas de problèmes, c'est bien pourquoi je m'intéresse à ce séminaire et mon intervention espérait précisément éclairer quelques points à propos de ces relations. Pour le moment, j'ai plutôt émis un ensemble de réactions à la discussion qu'une vision vraiment synthétique. J'insisterais surtout sur le besoin de partir d'un minimum de typologie interne des concepts à mettre en relation (pour éliminer les couples non pertinents) alors que tu fais exactement le contraire.
C'est pourquoi je me réjouis des interventions rappelant la distinction élémentaire poïétique / esthésique, même si elle me paraît insuffisante. Comme je l'ai dit, elle est médiatisée par le phénomène sonore et par des contraintes instrumentales.
Par ailleurs la musique donne lieu à deux types de messages bien distincts dans leur rôle et leur nature : des messages performatifs (notation principalement, mais aussi programmes informatiques) et des commentaires eux-mêmes de divers types (théoriques, critiques, historiques).
J'attache pour ma part beaucoup d'importance à la notion de « trace » parce qu'on assiste actuellement à une mutation sur ce terrain. Il s'agit en quelque sorte du fonctionnement des médias temporels de la musique, c'est-à-dire des mémoires extra-corporelles, qui sont passées de la prescription sur papier à la trace directe du son, voire de son contexte de performance, sous diverses formes.
Dans ta typologie, je te trouve particulièrement arbitraire sur le sujet de la qualification des sciences cognitives et humaines . J'aime bien l'expression « corpus ordonnés de savoirs », mais il s'agit d'activités qui produisent ces corpus et l'aspect relativement nouveau des sciences cognitives est l'interaction croissante entre diverses disciplines dans la production des corpus. Christian Brassac évoque à juste titre les développements de la psychosociologie en réaction à ce que Jean-Claude Kaufmann appelle l'egocephalocentrisme. Kaufmann s'est attaché aux travaux domestiques et il y a peu de chances de le voir travailler sur la philosophie et sur la musique, c'est dommage !

François Nicolas
Je n'ai pas de peine à comprendre le point de vue dialectique, et mon objection ne porte pas là-dessus mais, si tu préfères, sur la signification du symbole « deux-points » dans ta phrase (« La philosophie a pour projet spécifique de penser le temps de la pensée : elle pense ce qui des pensées fait époque ») qui relie deux énoncés dont je perçois mal l'implication.
C'est moi qui ne vois plus la difficulté : penser le temps de la pensée peut se dire : ce qui dans les pensées n'est pas seulement pensée de ceci ou cela mais aussi mode de pensée faisant époque, c'est-à-dire constituant un nouveau temps pour une certaine manière de penser. Exemple le plus simple : le constructivisme que partagent le sérialisme et Bourbaki.
Penser le temps constructiviste de la pensée, c'est penser ce qui des pensées sérielles et bourbakistes fait époque constructiviste par-delà la différence patente des champs, ou des objets.

C'est pourquoi je me réjouis des interventions rappelant au moins la distinction élémentaire poïétique / esthésique, même si elle me paraît insuffisante.
Il y a en effet un partage entre nous sur ce point : je ne pense pas, il est vrai, que la tripartition molinienne soit d'un grand intérêt : c'est une répartition empirique qui ne pense pas, en fin de compte, les enjeux de pensée de l'oeuvre car l'oeuvre, comme sujet musical, ou comme pensée effective (qui plus est : comme pensée de cette pensée) ne saurait être caractérisée par aucune de ces trois positions, ni par leur entrelacement. Mais je me doute qu'on n'aborde pas ici les choses de la même manière.

Marcel Mesnage
D'accord avec toi pour cette façon de « penser le temps de la pensée ». J'avais dans la tête le 316 de Wittgenstein dans Investigations philosophiques qui commence par « Pour tirer au clair la signification du mot penser, regardons-nous nous-mêmes en train de penser : ce que nous observons là serait ce que le mot signifie ! - mais ce n'est pas dans ce sens qu'on se sert de ce concept » etc. Et au 318 il parle tout autrement du temps de la pensée. Mais je n'aurais pas pensé (encore !) au constructivisme comme point commun du sérialisme et de Bourbaki. Soit, bien que je ne sois pas sûr que Schoenberg n'aurait pas prétendu avoir « découvert » la série comme une idée préexistante.
En tout cas je te rejoins en constatant que les constructivistes genre Watzlawick et Varela (dans « L'invention de la réalité ») parlent abondamment de la circularité comme dépassement du paradoxe d'Épiménide le Crétois, et Gödel en disant « cette phrase est indémontrable » produisait un énoncé ni vrai ni faux mais compatible avec un double circuit entre la linguistique et la logique. Mais les choses ne sont jamais simples en logique : Whitehead / Russel, puis Quine, puis les informaticiens en explorant les conditions de récursivité du lambda-calcul , ont été amenés à faire des restrictions à cette joyeuse ouverture, qui doit respecter une condition dite de « transparence référentielle ». Ceci impliquerait que dans « penser le temps de la pensée », les deux occurrences de « pensée » aient la même valeur.