Olivier Lartillot
Je voudrais suggérer un point de vue complémentaire,
complétant la typologie énoncée par François
Nicolas.
Nous partirons de deux idées déjà énoncées
:
- d'une part, la conception d'un rapport mathématique /
musique nécessitant une médiation philosophique
;
- d'autre part, la considération de la musique du point
de vue non pas de la pensée, ni de la théorie, mais
de l'expression musicale, du langage réalisé, du
système de signes, dont on aimerait saisir le mode de perception
par l'auditeur (en reprenant la terminologie sémiologique,
il s'agit du point de vue esthésique, et il est mentionné
dans l'analogie audition / intégration), ou encore à
propos duquel on aimerait retrouver la démarche compositionnelle
(le point de vue poïétique).
Nous introduisons alors une synthèse de ces deux idées
: considérons le rapport entre ce système de signes
et les mathématiques par l'intermédiaire d'une investigation
philosophique. De ce triangle, le sommet mathématique peut
être considéré d'une manière très
générale, incluant l'informatique en particulier.
Un enrichissement de cette investigation, pour une appréhension
épanouie du phénomène musical en tant que
système de symboles appréhendé par un auditeur
ou par le compositeur, pourrait consister en l'introduction d'une
quatrième discipline : la psychologie cognitive, qui étudie
ce qui en nous concerne les mécanismes de perception, de
compréhension, d'induction (i.e. d'inférence d'hypothèses
à partir de l'étude d'un phénomène).
Nous obtenons donc un tétraèdre mathématique
/ musique / philosophie / psychologie, dont une des faces, consistant
dans le triangle mathématique / philosophie / psychologie,
n'est rien d'autre que... les sciences cognitives ! (où
les mathématiques incluent l'informatique qui elle-même
inclut l'intelligence artificielle) C.Q.F.D.
Nous proposons donc un rapport complémentaire : cognitif
(qui engage la philosophie des connaissances et la psychologie
cognitive).
La question est alors : qu'en est-il de la pertinence d'un tel
rapport ?
François Nicolas pose également dans son exposé
la question de savoir si les sciences cognitives sont susceptibles
de médier mathématiques et musique.
Les sciences cognitives font intervenir trois disciplines : la
psychologie cognitive, l'épistémologie et l'informatique.
* La philosophie est présente ici mais l'est finalement
dans toute science, de manière indirecte.
* La psychologie cognitive est une discipline qui procède
suivant une démarche assez classique, très proche
de celle de la physique. Considérons l'acoustique, qui
étudie les phénomènes vibratoires, par des
tentatives de modélisation. Pourquoi alors la psychoacoustique
(discipline incluse dans la psychologie cognitive), qui, quant
à elle, étudie les mécanismes de perception
des sons, procédant également par des tentatives
de modélisation, ne mériterait-elle pas le même
qualificatif de science ? La psychologie cognitive part du principe
qu'il existe un certain nombre de mécanismes innés
de perception et de cognition. En quoi l'étude empirique
de ces mécanismes différerait-elle en degré
de noblesse de l'étude empirique du fonctionnement d'une
corde frottée ?
* L'informatique procéderait, quant à elle, suivant
une démarche d'analyse par synthèse : elle tente
de vérifier le bien fondé de certaines hypothèses
cognitives par l'expérimentation. Elle participe donc à
deux démarches scientifiques : celle d'une pure recherche
théorique de sciences exactes, de mathématiques
appliquées, et celle d'outil expérimental pour la
psychologie cognitive.
Il est vraiment dommage de vouloir à tout prix éviter
la question de la musique en tant qu'objet de perception et de
cognition, dimension si fondamentale. Il est vrai que l'apport
des mathématiques à cette question est un peu éloigné
(il s'agirait donc de la logique et des probabilités).
François Nicolas
En quoi l'étude empirique de ces mécanismes
différerait en degré de noblesse de l'étude
empirique du fonctionnement d'une corde frottée ?
On voit justement, par ta comparaison physique / sciences
cognitives, que ces dernières ne se sont pas encore constituées
comme science au sens « moderne » - c'est-à-dire
copernicien - du terme. La physique s'est constituée comme
science (et non plus comme simple dispositif empirique, empilant
les savoirs) lorsqu'elle s'est fondée sur ses propres concepts
(ex. le concept de masse et non plus la catégorie
de poids), eux-mêmes non déductibles directement
de l'expérience et susceptibles de mathématisation
(c'est-à-dire, somme toute, d'écriture à
la lettre). Bien sûr, cela a redéployé
son propre dispositif expérimental. Cela ne l'a pas coupée
de l'expérience mais l'a conduite à repenser le
statut de l'expérience : disons que l'expérience
est devenue non empirique mais procédant de protocoles
construits par la théorie. Je ne m'étends pas, mais
les sciences cognitives ne sont visiblement pas dans ce cas.
Un autre exemple pour illustrer ce point : la biologie. Un livre
très intéressant de Kupiec et Sonigo : « Ni
Dieu ni gène » soutient de manière probante
que la biologie ne s'est pas encore vraiment constituée
en science, à cause de la génétique actuelle
qui reste aristotélicienne, fondée sur une croyance
en un modèle a priori. Il plaide pour une refonte de la
discipline en repartant de Darwin et qui recentre alors la biologie
sur l'embryologie plutôt que sur la génétique.
C'est typiquement dans ce genre de mutation interne à une
discipline qu'on reconnaît une possible « coupure
épistémologique ».
Tout ceci pour indiquer qu'il n'y a aucune évidence empirique
au fait qu'une discipline soit réellement une science :
il faut aller regarder dans les détails de ses opérations.
Et encore une fois, on ne peut plus appeler « science »
une encyclopédie plus ou moins ordonnée de savoirs
transmissibles. Cela, c'est la science antique, aristotélicienne,
non pas moderne.
Il est vraiment dommage de vouloir à tout prix éviter
la question de la musique en tant qu'objet de perception et de
cognition, dimension si fondamentale. Il est vrai que l'apport
des mathématiques à cette question est un peu éloigné.
Je n'écarte la psychologie et alii que comme
dispositif prétendant au statut de science. Et justement
le fait que ce dispositif ne soit pas mathématisé
en est le symptôme.
Par ailleurs, mais c'est un peu une autre affaire, je ne pense
nullement que le coeur du rapport à la musique soit la
perception : le coeur en est plutôt selon moi l'écoute.
Christian Brassac
François Nicolas : « Je ne pense nullement que
le coeur du rapport à la musique soit la perception : le
coeur en est plutôt selon moi l'écoute. »
Je rebondis sur ce dernier énoncé que j'approuve
totalement. Il y a des recherches en psychologie cognitive qui
ne relèvent pas de la neuropsychologie et qui donnent une
place massive au versant anthropologique des processus cognitifs.
En ce sens ces derniers ne sont pas conçus comme des traitements
de l'information (une information qui préexisterait au
traitement) mais plutôt comme des rapports dialectiques
sujet-monde, réciproquement constitutifs, étayés
évidemment sur les systèmes nerveux centraux mais
aussi sur les corps des sujets et sur la matérialité
mondaine (l'artefactualité et le physique).
Puisque vous parlez de perception et écoute : d'aucuns
préfèrent étudier le souvenir plutôt
que la mémoire (Georges Politzer, 1929), ou le sentir plutôt
que la sensation (Georges Herbert Mead, 1934). Les deux seconds
termes de chaque couple étant approchés comme des
états mentaux, les premiers comme des processus dynamiques
de construction du rapport homme / monde, des processus incarnés
!
Les deux références citées ci-dessus sont
anciennes mais il y a un fort mouvement visant à promouvoir
une psychologie de la cognition qui se détache du solipsisme
et du mentalisme, ce que reformule Kaufmann dans le terme d'egocéphalocentrisme.
Ce mouvement trouve ses racines en microsociologie, en anthropologie,
dans certains thèmes des sciences cognitives ainsi que
dans des auteurs importants de psychologie du vingtième
siècle (souvent mis de côté ou oubliés).
François Nicolas
Olivier Lartillot : « Les sciences cognitives font intervenir
trois disciplines : la psychologie cognitive, l'épistémologie
et l'informatique. »
L'épistémologie appartient à la philosophie
et l'informatique aux mathématiques. Reste donc la psychologie
cognitive !
La psychologie cognitive part du principe qu'il existe un
certain nombre de mécanismes innés de perception
et de cognition. En quoi l'étude empirique de ces mécanismes
différerait-elle en degré de noblesse de l'étude
empirique du fonctionnement d'une corde frottée ?
Si l'acoustique était cette étude empirique,
disons si elle restait du même type que ce que faisaient
Aristoxène et consorts, alors ce ne serait pas une science
véritable. Encore une fois, la physique n'est vraiment
devenue une science (au sens moderne du terme) qu'avec Copernic
et Galilée, ce qui n'est par contre nullement le cas des
mathématiques qui le sont depuis le « moment grec
» originaire.
Je sais bien que ce que je soutiens là est discutable,
et est d'ailleurs discuté. Disons que je m'inscris dans
ce cadre de pensée contemporain, à charge alors
à d'autres cadres de pensée de proposer leur propre
« vision » des choses, à condition toute fois
de prendre en compte (à leur manière) ce qui s'est
passé dans les sciences et la philosophie depuis la Renaissance.
Autre précision : qu'il y ait expérience et processus
de réfutation possible sur cette base expérimentale
ne suffit pas pour faire une science copernicienne. Le critère
de réfutabilité de Popper, de ce point de vue, n'est
pas pertinent : une expérience culinaire peut donner lieu
à réfutation (le soufflé n'est pas monté)
; cela ne place pourtant pas la cuisine au rayon de la science
culinaire (sauf à simplement faire équivaloir science
et savoir expérimentable et transmissible).
Toute cette discussion sur le concept de science a son importance
pour notre séminaire si l'on tient que le rapport entre
mathématiques et musique n'a rien d'évident. C'est
mon hypothèse de travail : il y a dans l'existence de ce
rapport de quoi s'étonner, et donc de quoi comprendre en
vue d'orienter l'action possible du musicien (et peut-être
aussi du mathématicien, que je ne suis pas).
Dit autrement : peut-être qu'est aussi en jeu dans ces débats
la subjectivité propre de l'informaticien (ou des informaticiens
s'il est vrai qu'il doit y avoir là plusieurs types assez
différents). C'est un domaine qu'on a peu abordé
mais qui me semble au travail derrière ces échanges.
Cette subjectivité est assez différente de celle
du mathématicien. On le voit empiriquement à travers
le fait que la philosophie spontanée du mathématicien
est platonicienne quand celle de l'informaticien serait plutôt
positiviste. Même s'il me semble pertinent de penser l'informatique
comme une branche (latérale ?) des mathématiques,
les subjectivités sont donc disjointes. Et cela est apparent
dans les rapports subjectifs différents des mathématiciens
et des informaticiens à la musique et aux sciences.
Christian Brassac
Olivier Lartillot : « Les sciences cognitives font intervenir
trois disciplines : la psychologie cognitive, l'épistémologie
et l'informatique. »
Il ne faut oublier la linguistique !
Par ailleurs il y a bien des informaticiens qui ne se reconnaissent
absolument pas comme participant aux sciences cognitives : on
peut plutôt dire reconnaissance de formes et intelligence
artificielle. Enfin, dans les manuels il est également
d'usage de donner sa place à l'anthropologie !
François Nicolas
Christian Brassac : « Il ne faut oublier la linguistique
! »
Oui ! Effectivement, beaucoup de travaux de sciences cognitives
semblent plutôt des travaux linguistiques, mais avec alors
le risque d'une moindre rigueur conceptuelle !
Au total l'ensemble ou plutôt l'intersection (philosophie,
mathématiques, linguistique, psychologie) me semble bien
difficile à cerner ! Cela me fait penser à l'urbanisme,
discipline qui me semble inconsistante comme pensée véritable
car voulant se situer au carrefour (sans consistance propre) de
l'architecture, de la théorie du paysage et de la sociologie.
Or il ne suffit pas de croiser deux disciplines existantes (encore
moins trois ou plus) pour en fonder une nouvelle ! C'est la même
chose dans les arts : les supposés métissage, hybridation,
mixité, etc. n'ont a priori nulle autorité à
fonder ipso facto de nouveaux arts. On sait à l'inverse
combien il est facile de se situer « entre » et d'éviter
ainsi les problèmes d'un véritable domaine - voir
par exemple celui que je ne nommerai pas et qui se faisait passer
pour mathématicien auprès des musiciens, musicien
auprès des architectes, et architecte auprès des
mathématiciens (comme cela peut également tourner
dans d'autres sens, cela autorise quelques subterfuges !) -.
J'ai l'impression que les « sciences cognitives »
n'en sont qu'à leur début et qu'il est bien trop
tôt pour leur reconnaître un statut de science autonome.
Christian Brassac
Beaucoup de travaux de sciences cognitives semblent plutôt
des travaux linguistiques, mais avec alors le risque d'une moindre
rigueur conceptuelle !
C'est peu aimable pour la linguistique ou bien trop bon pour
la psychologie cognitive ! Je ne vois pas d'écart significatif
entre les deux eu égard à la 'rigueur conceptuelle'.
J'ai l'impression que les « sciences cognitives »
n'en sont qu'à leur début et qu'il est bien trop
tôt pour leur reconnaître un statut de science autonome.
Tout à fait ! On parle plutôt d'une constellation
de disciplines qui ensemble, en croisant les apports des unes
et des autres, travaillent au problème général
du rapport cerveau-esprit.
Cela dit, il faut admettre que ceci ne se fait pas de manière
informelle. De très nombreux travaux interdisciplinaires
ont été conduits depuis une dizaine d'années
(sous l'égide du ministère) au sein des programmes
Sciences de la Cognition, puis Cognitique.
François Nicolas
C'est peu aimable pour la linguistique ou bien trop bon pour
la psychologie cognitive !
Je me suis mal fait comprendre car pour moi c'est plutôt
l'inverse : la linguistique est, je pense, devenue une science
(voir les thèses de J.-C. Milner). Mais d'accord pour le
reste !
Marcel Mesnage
Je me trouve un peu à l'étroit dans la typologie
proposée par F. Nicolas, et elle me semble un peu invertébrée.
Mais peut-on faire une typologie des relations entre deux domaines
sans avoir fait un minimum de typologie préalable de ces
domaines ? Je vais néanmoins essayer de discuter les points
qu'il propose.
Mathématiques et musique sont contemporaines, c'est-à-dire
partagent un même temps de la pensée.
De quoi parle-t-on ? Est-ce que « la pensée »
se réfère à un ensemble culturel collectif
ou à une abstraction individuelle ? Si « temps de
la pensée » veut dire que mathématiques et
musique sont vues comme des productions culturelles qui se déroulent
dans un temps historique, alors « quelque forme de synchronisation
» voudrait dire qu'il existe un certain lien de dépendance
entre ce qui est advenu historiquement en mathématiques
d'une part, en musique de l'autre.
Dans cette optique, je crois que les mathématiques (logique
comprise) présentent un trait unique d'un point de vue
épistémologique : c'est celui d'un phénomène
d'accumulation dans le temps où les nouveaux acquis englobent
les précédents, au prix éventuel d'une nouvelle
formulation, mais sans les contredire. Ce type rigoureux de flèche
du temps n'a pas d'équivalent en musique ni en philosophie.
Il en résulte que s'il y a synchronisation, elle est partielle,
contingente, et relative à l'histoire des mathématiques.
Par exemple, la théorie musicale a historiquement utilisé
les concepts mathématiques disponibles à la même
époque, mais comme on l'a relevé dans nos discussions,
il n'y a pas de dépendance significative dans l'autre sens.
Cette vision diachronique ne nous apprend pas grand-chose. Certaines
coupures synchroniques peuvent amener une vision plus symétrique
du « partage de la pensée » à travers
certains personnages anciens. Par exemple Jean de Murs au XIVe
siècle ou Mersenne au XVIe siècle, étaient
connus comme ayant une compétence avancée à
la fois en musique, en mathématique et en physique. On
peut objecter que dans ces partages de compétences, la
musique apparaît plutôt comme domaine de pensée
théorique que comme objet de création artistique.
Ceci amène à remarquer un autre écart sémantique
de base entre mathématiques et musique vus comme phénomènes
culturels : l'activité mathématique (comme d'ailleurs
la philosophie) se donne comme but avoué la construction
d'un système abstrait et ne s'intéresse que subsidiairement
à ses utilisations concrètes, alors que l'activité
musicale prend la manifestation sonore et ses effets auditifs
comme but essentiel et n'admet la théorie que comme explication
subsidiaire. Il est clair que la musique survit parfaitement sans
théorie que cela nous plaise ou non.
D'autre part, la musique ne progresse pas linéairement
: son histoire exhibe des mutations relativement rares mais radicales
(polyphonie, atonalité, acousmatique) qui font plutôt
penser aux embranchements de l'évolution biologique, mais
sans disparition d'espèces (dans notre horizon culturel).
Quant à la philosophie, l'une de ses caractéristiques
est une volonté permanente de remise en cause qui interdit
la notion de résultats acquis et par là même
une linéarité englobante.
Si le « temps de la pensée » se réfère
à la pensée individuelle, alors divers exemples
montrent que l'on peut, au moins partiellement, penser l'organisation
du faire musical en termes d'entités mathématiques
: c'était déjà le cas de Rameau, puis implicitement
de Schoenberg avec l'usage du groupe des isométries, puis
explicitement de Xénakis et de nombreux autres contemporains.
Notre ami Tom Johnson pousse un cran plus loin en suggérant
que certaines entités mathématiques peuvent conserver
leur identité dans la perception, ce qui me paraît
tout à fait crédible mais pas généralisable
(en revanche, je ne me souviens pas que Tom Johnson ait prétendu
que « la musique est une partie des mathématiques
», ce qui me paraît difficile à défendre).
Mais s'agit-il encore de contemporanéité, ou bien
d'une capacité d'inverser la relation « concept Æson
Æaudition » dans ce cas particulier ?
La philosophie a pour projet spécifique de penser
le temps de la pensée : elle pense ce qui des pensées
fait époque.
J'ai encore du mal à suivre : il y a là deux
choses bien différentes : « penser le temps de la
pensée » renvoie à l'auto-référentialité
qui demeure bien mystérieuse, alors que « ce qui
des pensées fait époque » renvoie à
l'histoire des connaissances qui est déjà une discipline
reconnue.
Mathématiques et musique peuvent se rapporter par
la théorisation : quand l'une des deux disciplines théorise
l'autre ; soient deux voies in abstracto : celle d'une théorie
mathématique de la musique, et celle d'une théorie
musicale des mathématiques.
L'idée d'une discipline qui en théorise une
autre est une utopie impérialiste persistante dont la philosophie
est probablement l'initiatrice (en oubliant la religion), peut-être
à travers les sources logiques qu'elle a léguées
aux mathématiques avant que celles-ci ne lui renvoyent
d'étranges images de son héritage initial. Les mathématiques,
après diverses hésitations (logique formelle, méta-mathématique,
axiomatique), tendent à s'auto-théoriser en se construisant
leur propre langage intégrateur, ce dont témoigne
l'évolution qui réconcilie arithmétique,
géométrie, algèbre et combinatoire dans la
théorie des ensembles, puis la théorie des catégories
et maintenant celles des faisceaux et des topoi (en raccourci).
Pendant quelque temps, l'utopie théorique dominante a été
la linguistique, et il est indéniable qu'il y a eu fécondation
mutuelle de la linguistique et des mathématiques (linguistique
formelle et combinatoire des mots).
Plutôt que de souscrire à ce phagocytage, il vaudrait
peut-être mieux parler de contamination des théories.
La théorie musicale, après s'être longtemps
affirmée de façon partielle, mais autonome et singulière,
dans le contrepoint, l'harmonie et, assez sommairement, la métrique
temporelle, s'est laissée contaminer par les mathématiques,
la linguistique, la sémiologie, et aujourd'hui par les
sciences cognitives. Tout ceci est transitoirement positif mais
me paraît révéler un grave déficit
de théorisation autonome depuis le traumatisme du dépassement
de la musique tonale.
Pour en revenir à un simple bon sens sur l'alternative
soulevée, les mathématiques peuvent sans aucun doute
fournir des outils de théorisation du faire musical, de
sa manifestation sonore et même de certains aspects de sa
perception auditive, mais ne suffiront probablement pas à
définir l'ensemble des conditions du processus, et notamment
le phénomène des émotions associées
qui est partie prenante dans le fonctionnement musical.
Quant à la théorisation des mathématiques
par la musique c'est une simple chimère, mais on a bien
le droit de s'amuser !
Mathématiques et musique entretiennent des rapports
métaphoriques ou se servent l'une de l'autre pour bâtir
des fictions intrinsèques.
La métaphore étant une figure universelle du
langage ordinaire et un mode particulièrement libre d'expression
des relations, il serait plutôt surprenant qu'elle soit
exclue dans les discours sur les mathématiques et la musique.
La personnalisation des mathématiques et de la musique
devient une amusante métaphore sur la métaphore,
mais je ne perçois pas bien l'intérêt ni la
plausibilité d'ériger tout cela en catégorie
typologique. Il existe toute une école d'analyse musicale
inspirée par l'aspect narratif de la musique où
les métaphores jouent un rôle avec d'autres figures
de rhétorique, mais c'est précisément une
école qui ne s'intéresse guère aux mathématiques.
Mathématiques et musique seraient dans un rapport
de conditionnement.
S'il s'agit d'un conditionnement mutuel des mathématiques
et de la musique, j'ai le sentiment qu'il y a redondance avec
les liens de théorisation. L'irruption de l'informatique
sous ce seul point fait problème : « prise comme
branche des mathématiques » elle ne peut les «
conditionner » (sauf à faire rentrer la plus grande
poupée russe dans la plus petite), et si elle conditionne
la musique, c'est au même titre que les mathématiques
en général.
S'il y a un effet de conditionnement par l'informatique, ce pourrait
être celui de l'informatique prise comme outil car, dans
cet emploi, elle offre un contexte de représentation et
de manipulation commun aux deux domaines, et elle intègre
même le traitement du médium physique propre à
la musique, c'est-à-dire le son. Il est possible qu'il
y ait là un vrai problème philosophique, mais il
sort de ce cadre.
On peut enfin, plus radicalement tenir que la musique est
une partie des mathématiques. Telle fut la position soutenue
dans notre séminaire par Tom Johnson
J'ai exprimé mes doutes là-dessus précédemment.
J'ajouterai qu'au mieux une partie de la musique serait une application
d'une partie des mathématiques, mais nous ne sommes plus
dans un rapport d'inclusion.
Des éléments complémentaires qui me paraissent
essentiels dans la typologie en discussion ont déjà
été introduits. D'abord l'opposition poïétique
/ esthésique de Molino / Nattiez qui est devenue une évidence
en analyse musicale. La nature de leur relation est moins évidente,
et d'une certaine façon elle est brouillée par la
notion plutôt floue de niveau neutre. Que la musique soit
improvisée directement par son auteur ou produite par des
interprètes via une prescription symbolique (le plus souvent
une partition), l'interprétation fait partie du poïétique
et la relation avec l'esthésique est médiatisée
par le phénomène sonore comme produit de l'interprétation
(y compris comme feed-back pour l'interprète). Ce n'est
pas exactement l'acception usuelle du niveau neutre qu'on assimile
souvent à la partition. Cette tentation fréquente
d'assimiler la prescription à l'oeuvre par abus de langage
(j'ai devant moi une « pile » de sonates) s'aggrave
parfois de l'argument de l'audition intérieure, sans voir
qu'elle rajoute là un substitut mental du médium
sonore qui pour être imaginaire et non trivial, n'en a pas
moins perdu son caractère symbolique.
Je suis troublé par l'utilisation que fait F. Nicolas du
même mot matériau sous deux acceptions étrangères
: il parle de « pur matériau servant à la
musique » et de « sa dimension sonore », puis
de « matériau sociologique accumulé sur la
musique ». Du point de vue poïétique, le son
n'est un matériau musical qu'indirectement, il est toujours
produit via une combinaison mentale dont les éléments
sont soit des idées de gestes instrumentaux, soit des symboles
prescrivant ces gestes, ou encore, de nos jours, des commandes
électroniques.
Même dans le chant, l'émission vocale passe en général
par la restitution mentale préalable d'une combinaison
paroles / son. On passe presque toujours sous silence le fait
que l'intervention des instruments implique un niveau poïétique
supplémentaire extérieur à la composition,
qui est celui de la conception et de la fabrication de ces instruments.
Finalement, la production du matériau-son comme objet musical
passe par deux ou trois acteurs préalables : le compositeur,
l'interprète et le facteur d'instrument. Le tout s'organise
forcément via des contraintes symboliques communes hors
desquelles rien ne fonctionne. La notation en partition n'est
que l'une des formes possibles de ces contraintes. Dans ce système,
la physique (acoustique) intervient essentiellement pour la fabrication
des instruments et leur accord et, d'une façon partielle
et indirecte, dans la conception du compositeur et dans la perception
auditive. Pour le reste, les trois composantes sont susceptibles
de théorisation. La théorisation de la composante
poïétique peut faire appel aux mathématiques,
à l'acoustique et aux sciences cognitives, celles-ci s'attachant
plus particulièrement à la composante esthésique.
La relation poïétique / esthésique de la musique
a quelque chose qui la différencie des mathématiques
et de la philosophie mais la rattache au fonctionnement de l'art
en général, à savoir que l'activité
poïétique propose à un public un ensemble d'opportunités
d'émotions qui laisse une grande liberté à
la réception esthésique. Il n'y a pas deux auditeurs
avec la même écoute ou qui puissent s'accorder sur
une oeuvre musicale au sens où l'on peut s'accorder sur
une proposition mathématique ou philosophique.
Olivier Lartillot : « Au lieu de parler d'un rapport
cognitif entre musique et mathématique, je préférerais
généraliser et parler d'un rapport épistémologique,
et ainsi traiter de la problématique philosophique de l'analyse
musicale, d'ordre épistémologique ».
La deuxième phrase me paraît sans problème,
mais si on admet que dans toutes les acceptions usuelles l'épistémologie
s'en tient à l'étude de la connaissance scientifique
, je crois qu'elle s'applique bien à l'analyse musicale
(dans le meilleur des cas), voire à la théorie musicale,
mais pas à la musique comme pensée créative,
pour les diverses raisons que j'ai citées. En revanche,
il me semble légitime de parler de philosophie des connaissances,
même à ce propos, sans se réclamer obligatoirement
d'une démarche scientifique.
Pour finir, je voudrais noter que les relations entre l'organisation
formelle des messages et les résonances émotionnelles
esthésiques transcendent la musique et les arts et font
aussi partie de l'éloquence. J'en ai entendu un exemple
frappant dans l'énoncé d'un propos par Lacan que
je vais essayer de transcrire avec son rythme en espérant
ne pas me tromper : « (lentement :) La mort <
long silence > (un peu plus vite :) si vous n'y croyez pas
< nouveau silence, un peu plus court > (très vite
:) comment pouvez-vous supporter cette histoire ? »
Est-ce qu'il n'y a pas là l'ombre d'un emprunt musical
dans la parole philosophique, avec son rôle propre ?
François Nicolas
Nous avons à l'évidence beaucoup de mal
à parler le même langage : un énoncé
semble nous dire des choses très différentes, ce
qui en soi n'est guère étonnant - j'ai par exemple
souvent remarqué qu'un énoncé aussi simple
que « la musique est un art » disait en fait des choses
très différentes selon qu'on prenait cet énoncé
pour celui d'un musicien ou d'un celui d'un philosophe. Et que
dire si c'est celui d'un informaticien !
Notre « distance » s'épingle facilement sur
le risque que tu crois devoir relever d'autoréférentialité.
Je comprends ce que tu veux dire, mais tu peux comprendre aussi
que, dans certains « mondes » de pensée, ce
n'est plus tout à fait un risque, car il s'agit plutôt
d'une compréhension dialectique, comme il peut y en avoir
une de la double-négation : Non-Non-A n'est pas A mais
quelque chose de très « proche » de A centré
sur A. C'est ce léger déplacement que permet la
double négation, pour peu qu'on la comprenne topologiquement
ou dialectiquement.
C'est un peu la même logique quant à ce que tu nommes
« autoréférentialité ». On peut
donner sens dialectique à des propos comme « Le
désir est toujours désir de désirer »
(Lacan), « L'essence de l'oubli est l'oubli de l'oubli
» (Heidegger), etc. C'est-à-dire qu'il y a des régimes
différents du discours et le problème, dans nos
échanges, est d'arriver à passer d'un régime
à un autre puisque visiblement nous n'avons pas le même.
Il m'amuserait de te taquiner sur la contradiction qu'il y a à
dire « la musique survit parfaitement sans théorie
que cela plaise ou non » et à relever «
un grave déficit de théorisation autonome »
(de la musique s'entend) « depuis le traumatisme du dépassement
de la musique tonale ». Tu me répondras peut-être
: le fait que cela ne me plaise pas ne m'interdit nullement de
m'appliquer la première maxime. À voir...
Mais soyons plus sérieux. Pour relancer la discussion plus
positivement, je te renvoie une question : Penses-tu que les rapports
mathématiques-musique font problème ? Si tu ne le
penses pas, alors il est vrai que mes préoccupations ne
sauraient être les tiennes. Mais si tu le penses comme moi,
comment vois-tu ces « problèmes » ?
Marcel Mesnage
Je suis bien conscient de ce que nous avons du mal à
parler le même langage, et heureusement, je ne me sens pas
seul dans cette situation. D'ailleurs, c'est à la fois
une difficulté et une raison d'être de ce type de
séminaire où il est plus simple de discuter entre
spécialistes d'un même domaine que de confronter
des visions véritablement multidisciplinaires.
Je ne vois pas l'autoréférentialité comme
un risque mais comme une question ouverte et d'ailleurs profonde,
soulevée par ton énoncé « penser
le temps de la pensée » qui ne me gêne
pas. Je n'ai pas de peine à comprendre le point de vue
dialectique, et mon objection ne porte pas là-dessus mais,
si tu préfères, sur la signification du symbole
« deux-points » dans ta phrase (« La philosophie
a pour projet spécifique de penser le temps de la pensée
: elle pense ce qui des pensées fait époque
») qui relie deux énoncés dont je perçois
mal l'implication. Il va de soi que quand je dis, « la
musique survit parfaitement sans théorie que cela plaise
ou non », je ne me réjouis pas de la constatation
et je ne veux nullement dire « que cela te plaise ou
non » ! J'essaye d'épingler une différence
typologique forte avec les mathématiques où la même
affirmation serait une absurdité. Bien entendu, je parle
de la musique comme phénomène de création,
pas du seul discours sur la musique qui, pour moi, serait bien
fade sans effort théorique.
Sur le déficit de théorisation autonome, je pense
surtout au fait que les quelques théories analytiques applicables
à la période post-tonale (set-theory de Forte,
analyse paradigmatique de Ruwet, sémiologie de Nattiez)
procèdent par emprunt mono-disciplinaire d'une méthodologie
externe et l'appliquent à un aspect très partiel
de la musique (répertoire des accords chez Forte, équivalences
mélodiques chez Ruwet). J'avoue que mes connaissances sur
la théorie des topoi sont insuffisantes pour que je me
permette d'en apprécier la portée, à première
vue prometteuse, mais il faudra probablement attendre que musiciens
et musicologues l'aient un peu digérée.
Sur ta question finale, je pense naturellement que les rapports
mathématiques-musique font problème, et même
des tas de problèmes, c'est bien pourquoi je m'intéresse
à ce séminaire et mon intervention espérait
précisément éclairer quelques points à
propos de ces relations. Pour le moment, j'ai plutôt émis
un ensemble de réactions à la discussion qu'une
vision vraiment synthétique. J'insisterais surtout sur
le besoin de partir d'un minimum de typologie interne des concepts
à mettre en relation (pour éliminer les couples
non pertinents) alors que tu fais exactement le contraire.
C'est pourquoi je me réjouis des interventions rappelant
la distinction élémentaire poïétique
/ esthésique, même si elle me paraît insuffisante.
Comme je l'ai dit, elle est médiatisée par le phénomène
sonore et par des contraintes instrumentales.
Par ailleurs la musique donne lieu à deux types de messages
bien distincts dans leur rôle et leur nature : des messages
performatifs (notation principalement, mais aussi programmes informatiques)
et des commentaires eux-mêmes de divers types (théoriques,
critiques, historiques).
J'attache pour ma part beaucoup d'importance à la notion
de « trace » parce qu'on assiste actuellement à
une mutation sur ce terrain. Il s'agit en quelque sorte du fonctionnement
des médias temporels de la musique, c'est-à-dire
des mémoires extra-corporelles, qui sont passées
de la prescription sur papier à la trace directe du son,
voire de son contexte de performance, sous diverses formes.
Dans ta typologie, je te trouve particulièrement arbitraire
sur le sujet de la qualification des sciences cognitives et humaines
. J'aime bien l'expression « corpus ordonnés de
savoirs », mais il s'agit d'activités qui produisent
ces corpus et l'aspect relativement nouveau des sciences cognitives
est l'interaction croissante entre diverses disciplines dans la
production des corpus. Christian Brassac évoque à
juste titre les développements de la psychosociologie en
réaction à ce que Jean-Claude Kaufmann appelle l'egocephalocentrisme.
Kaufmann s'est attaché aux travaux domestiques et il y
a peu de chances de le voir travailler sur la philosophie et sur
la musique, c'est dommage !
François Nicolas
Je n'ai pas de peine à comprendre le point de vue
dialectique, et mon objection ne porte pas là-dessus mais,
si tu préfères, sur la signification du symbole
« deux-points » dans ta phrase (« La philosophie
a pour projet spécifique de penser le temps de la pensée
: elle pense ce qui des pensées fait époque »)
qui relie deux énoncés dont je perçois mal
l'implication.
C'est moi qui ne vois plus la difficulté : penser le
temps de la pensée peut se dire : ce qui dans les pensées
n'est pas seulement pensée de ceci ou cela mais aussi mode
de pensée faisant époque, c'est-à-dire constituant
un nouveau temps pour une certaine manière de penser. Exemple
le plus simple : le constructivisme que partagent le sérialisme
et Bourbaki.
Penser le temps constructiviste de la pensée, c'est penser
ce qui des pensées sérielles et bourbakistes fait
époque constructiviste par-delà la différence
patente des champs, ou des objets.
C'est pourquoi je me réjouis des interventions rappelant
au moins la distinction élémentaire poïétique
/ esthésique, même si elle me paraît insuffisante.
Il y a en effet un partage entre nous sur ce point : je ne
pense pas, il est vrai, que la tripartition molinienne soit d'un
grand intérêt : c'est une répartition empirique
qui ne pense pas, en fin de compte, les enjeux de pensée
de l'oeuvre car l'oeuvre, comme sujet musical, ou comme pensée
effective (qui plus est : comme pensée de cette pensée)
ne saurait être caractérisée par aucune de
ces trois positions, ni par leur entrelacement. Mais je me doute
qu'on n'aborde pas ici les choses de la même manière.
Marcel Mesnage
D'accord avec toi pour cette façon de « penser
le temps de la pensée ». J'avais dans la tête
le 316 de Wittgenstein dans Investigations philosophiques
qui commence par « Pour tirer au clair la signification
du mot penser, regardons-nous nous-mêmes en train
de penser : ce que nous observons là serait ce que le mot
signifie ! - mais ce n'est pas dans ce sens qu'on se sert de ce
concept » etc. Et au 318 il parle tout autrement du
temps de la pensée. Mais je n'aurais pas pensé (encore
!) au constructivisme comme point commun du sérialisme
et de Bourbaki. Soit, bien que je ne sois pas sûr que Schoenberg
n'aurait pas prétendu avoir « découvert »
la série comme une idée préexistante.
En tout cas je te rejoins en constatant que les constructivistes
genre Watzlawick et Varela (dans « L'invention de la
réalité ») parlent abondamment de la circularité
comme dépassement du paradoxe d'Épiménide
le Crétois, et Gödel en disant « cette phrase
est indémontrable » produisait un énoncé
ni vrai ni faux mais compatible avec un double circuit entre la
linguistique et la logique. Mais les choses ne sont jamais simples
en logique : Whitehead / Russel, puis Quine, puis les informaticiens
en explorant les conditions de récursivité du lambda-calcul
, ont été amenés à faire des restrictions
à cette joyeuse ouverture, qui doit respecter une condition
dite de « transparence référentielle ».
Ceci impliquerait que dans « penser le temps de la pensée
», les deux occurrences de « pensée »
aient la même valeur.