Musique, mathématiques et philosophie

(2000-2001)


Discussion collective de l'exposé (7 octobre 2000) de Gérard ASSAYAG (informaticien) : De la calculabilité à l'implémentation musicale

 

François Nicolas
· Il m'a semblé que ton intervention visait à montrer comment l'informatique musicale cherchait aujourd'hui à ramener des problèmes d'ordre NP à des problèmes d'ordre P. Les compositeurs ne sauraient qu'être redevables aux informaticiens de cette conversion car c'est elle qui permet de leur fournir des réponses effectivement applicables !
J'ai pris mesure, sur cette base, de l'apport que la recherche musicale des structures en temps pouvait continuer de fournir à la logique mathématique et je me réjouis avec toi de ce qu'« il peut encore arriver que la musique soit utile aux mathématiques », sauf que je me demande, précisément en ce point, s'il est vrai que logique et mathématiques sont une seule et même discipline.
Les exemples que tu fournis opèrent sur la base du rapprochement que tu prônes entre discours musical et langage formel, et l'on se retrouve alors, en effet, de plein pied dans le monde des questions logiques. Mais ceci ne suffit pas à s'inscrire dans les mathématiques si l'on veut bien convenir que les mathématiques se séparent de la logique lorsqu'il est posé un axiome quelconque d'existence (ne serait-ce que celui de l'ensemble vide). De ce point de vue, il me semble que la musique et la mathématique sont moins proches que ne peuvent l'être grammaire musicale et logique formelle et que donc la preuve de la fécondité proprement mathématique (et non plus seulement logique) de la musique reste aujourd'hui encore à faire.

· Ceci touche à un second point : le temps dont il est question dans ton exposé ne me semble pas si aisément logicisable, j'entends par là qu'on ne peut si facilement l'inscrire dans le champ de problèmes logiques. Il me semble que le temps musical (pour peu qu'on ne le réduise pas ici à un simple problème d'ordre mais qu'on lui inclut a minima la dimension de la durée, qui n'est pas qu'un simple ordre) n'est pas appréhendable sur le seul terrain de la logique mais requiert la mathématique. J'avais par exemple, dans le premier numéro de la revue Entretemps (1985 !), proposé cette formulation, que je renouvelle volontiers aujourd'hui : « le temps n'existe pas, étant plutôt une opération sur des existences » . Si cela est vrai (je ne te demande pas de signer ce dernier énoncé, mais seulement de le prendre un temps pour hypothèse de travail), alors a minima le temps présupposerait des existences à partir desquelles opérer.
Tu me diras que la logique admet parfaitement de calculer à partir d'existences présupposées et que le temps musical pourrait donc parfaitement être caractérisé comme opérations sur des possibilités d'existence. Sauf que je pense précisément que le temps musical est (et ne peut être) qu'une opération effective sur des existences effectives. Dit autrement : tant que les existences musicales dont il s'agit restent hypothétiques et non pas effectives, le temps ne saurait être caractérisé que comme logique c'est-à-dire comme une possibilité, non comme une effectivité.
Dit autrement, s'il y a bien une dimension logique au temps (en particulier musical), il lui faut cependant une dimension ontologique (il faut donc une position d'existence) pour que le temps soit réellement saisissable comme opération qui n'est pas que logique. Albert Lautman a tenté de penser cela , me semble-t-il, avant-guerre et son travail n'a curieusement (à mes yeux en tous les cas) guère été pris en compte.
Peut-être qu'une partie des tentatives pour rattacher la musique à la physique et non plus aux mathématiques a également à voir avec cela : c'est comme si les aristotéliciens (pour nommer sous ce nom, comme tu nous y invites, tous ceux qui penchent dans ce sens, et la place de l'acoustique dans l'Ircam nous y rattache fortement) rabattaient la mathématique à la pure et simple logique et allaient alors chercher ailleurs, dans la physique en l'occurrence, une position d'existence suffisamment assurée pour que le temps musical puisse s'y constituer réellement.

· Pour en revenir au calcul, l'informatique musicale n'a-t-elle pas aussi à apprendre aux compositeurs que leurs calculs musiciens n'en sont pas vraiment, que leurs logiques musicales n'en sont pas vraiment (si l'on veut bien prendre pour paradigme du calcul et de la logique leurs versions mathématiques, ce qui n'est pas de mauvais aloi, tu me l'accorderas). Et cependant il y a bien calcul et logique musicaux. Ce n'est pas, comme Xénakis le fait croire, que la logique musicale serait une logique mathématique tordue en un point, ou, pire encore, que le calcul musical serait celui du mauvais élève de mathématique, bref que le musicien serait d'autant plus musicien qu'il ferait des calculs mathématiques mais en se trompant dans ses opérations (si quelqu'un veut le nombre 5, quel besoin a-t-il, comme ce pauvre Xénakis, d'aller se couvrir de l'autorité mathématique en posant ingénument que 2+2 = 5 ?), c'est plutôt que la logique musicale n'est pas du même ordre que la logique mathématique, et que le calcul musical de même (voir les échanges, il va y avoir bientôt un an, lors du forum Diderot ).

· Deux questions locales maintenant, pour te demander quelques compléments.
1. Petite réserve : peut-on dire que le nombre est « par essence discret » alors que le nombre est précisément ce qui permet de penser le continu (nombres réels, puis nombres surréels) ?
2. Ce que tu appelles inconscient de la partition, c'est-à-dire ces modèles de séquentialité qui sont déjà-là à l'oeuvre dans la partition sans y être ni explicites, ni discutés, ne faudrait-il pas les nommer plutôt transcendantaux (en reprenant le terme kantien de transcendantal qui désigne ce qui structure a priori une expérience sans être soi-même l'objet d'une expérience préalable) ?

Frédéric Voisin
Dans l'introduction de la présentation de Gérard Assayag, un fait (historique) me semble assez représentatif du problème du contexte : comment se fait-il que, jusqu'au XXe siècle et à part quelques rares exceptions (Rameau...), les théoriciens de la musique ne soient pas des musiciens professionnels ? Ni Mersenne, ni Leibniz, ni Kepler, ni Pythagore, ni Helmholtz ne sont musiciens professionnels ou reconnus comme tels : les musiciens (professionnel) seraient-ils donc de mauvais mathématiciens ou de médiocres physiciens ? Ou bien plutôt les musiciens ont-ils une théorie implicite ? N'y aurait-il pas lieu de faire une disjonction entre théorie explicite (logique, mathématisante, physique, rationalisante...) et théorie implicite ? Autrement dit, le faire ne relèverait-il pas d'une théorie implicite ou d'un autre sous-ensemble cognitif que celui qui est explicité ? Les théories explicites n'auraient-elles pas pour fonction d'inscrire un savoir-faire dans un contexte culturellement déterminé ?
Comme l'a relevé Gérard Assayag, il a été question du critère de l'incommensurabilité qui a dû être abandonné. Mais qu'est-ce que l'incommensurabilité ? N'est-ce pas un calcul qui n'est pas possible dans une certaine logique (mais qui serait calculable dans une autre logique) ? Ou n'est-ce pas quelque chose qui échappe à la mesure, c'est-à-dire aux outils (de mesure) qui sont le produit d'une technologie et donc le produit d'une théorie, d'une culture, donc d'un certain univers cognitif ? Et plutôt que de distinguer, comme Kepler, consonances et dissonances sur le critère de l'incommensurabilité, ne pourrait-on pas partir de l'hypothèse que certaines consonances sont incommensurables ? Cela nous amènerait à mettre en doute le critère sur lequel est fondée la mesure, mais aussi à trouver une autre logique où il serait éventuellement question de redéfinir le critère d'égalité : en quoi deux phénomènes sont-ils identiques ? Sur quel critère réside l'équivalence ?
J'ai été personnellement confronté à ce problème lors de l'étude des échelles musicales centrafricaines et indonésiennes : l'absence de battement a une connotation négative et ne peut être prise comme critère de consonance. La consonance, ou mieux encore l'intervalle musical, n'a pas ici de grandeur établie ; elle dépend du système entier qui se stabilise idéalement sur un ensemble d'intervalles égaux entre eux (indépendamment de leur grandeur) : cela constitue un système dynamique qui n'implique ni division, ni addition, mais seulement une sensation (laquelle est apprise et se trouve donc susceptible d'évoluer dans le temps).
J'ai dirigé il y a quelques années un étudiant en Sorbonne sur la question de l'accord des pianos : aucune des méthodes d'accord de piano enseignées à Paris n'est rationnelle ni ramenable à un système de rapports prédéterminés des battements ou d'autre chose. Aucun accordeur ne compte les battements, ni même n'a appris à les compter : il a seulement appris à les sentir. Ce sentir n'est-il pas alors un consensus autour d'une norme implicite et incommensurable ?

François Nicolas
Frédéric Voisin s'étonne que « ni Mersenne, ni Leibniz, ni Kepler, ni Pythagore, ni Helmholtz ne sont musiciens professionnels ou reconnus comme tels : les musiciens (professionnel) seraient-ils de mauvais mathématiciens ou physiciens ? ». Cela pourtant me semble aller de soi : qui aurait jamais été bon musicien (créatif, pas seulement instrumentiste correct) et bon mathématicien (working mathematician) ?

Sylvand Thomas
Il ne nous reste que bien peu de traces de ce qu'aurait pu être dans l'antiquité (Pythagore) une conjonction entre une préoccupation pour la mathématique et une préoccupation pour la musique, mais notons que depuis ce temps c'est la conjonction entre ce que nous considérons comme une activité moderne (créatrice) de composition et une activité moderne de mathématicien qui est impossible. Ce n'est pas qu'un mathématicien ne saurait être créateur, mais c'est qu'il est amené à faire des choix pour imposer son travail. Mais ces contraintes sont relativement contingentes ; elles ne sont pas nécessairement la preuve qu'il faille passer par une troisième catégorie médiatrice (la philosophie) pour passer d'un domaine à l'autre. Ainsi, on considère souvent que Schumann, également doué pour la littérature et la musique, a finalement choisi cette dernière. De même il existe des compositeurs qui ont tergiversé entre une voie scientifique et une voie musicale. On s'étonne alors qu'ils n'aient pas plus contribué à une synthèse des deux domaines, mais notons :
1) avancer dans le musical / la mathématique ne correspond pas nécessairement à découvrir une (l') essence privilégiée de tout le musical / la mathématique ; on se demande donc pourquoi la considération des deux domaines devrait aboutir à une relation univoque entre les deux domaines ;
2) si la mathématique et la musique sont deux centres d'intérêt équivalents, choisir l'une des deux voies poussée aussi loin que possible est bien plus gratifiant que de se contraindre à les mener de concert pour mieux les rapporter l'une à l'autre. Et estimer qu'une telle mise en rapport serait utile à l'humanité avant de l'être pour soi serait une attitude singulièrement ambitieuse. Sur ces questions de choix, il me semble que Paganini est un exemple de personnages fasciné par les nombres premiers et qui s'est finalement consacré à une carrière musicale. Notons d'ailleurs qu'un amateur de résultats sur les nombres premiers n'est pas forcément un mathématicien et que Paganini n'est pas non plus un compositeur (ce n'était pas l'avis de Berlioz...). Mais c'est alors qu'il y a peu de mathématiciens et peu de musiciens, ce qui rend naturellement la probabilité de conjonction des deux ensembles fortement improbable.

Nicolas Meeùs
La question récemment posée par Frédéric Voisin :
Comment se fait-il en effet que, jusqu'au XXe siècle et à part quelques rares exceptions (Rameau...), les théoriciens de la musique ne soient pas musiciens professionnels ?
me paraît faire écho à une autre que François Nicolas posait dans son introduction au séminaire :
Remarquons d'abord que c'est un dialogue [celui entre musique et mathématique] dont la musique prend l'initiative, guère la mathématique. Si quelqu'un connaît des exemples démentant cette assertion, je serais très intéressé d'en prendre connaissance.
Il me semble que, jusqu'au début du XVIIe siècle au moins, l'initiative est nettement du côté des mathématiques. Le rôle prêté par certains à Aristoxène est trop beau pour être vrai... En tout état de cause, d'abord, s'il s'est trouvé dans l'obligation d'insister sur l'importance de l'audition pour l'appréciation des phénomènes musicaux, c'est bien qu'il n'en avait pas été tenu compte jusque-là, ce qui indique clairement que les premiers instants du « moment grec » sont régis en premier lieu par les considérations mathématiques. Ensuite, il faut reconnaître à tout le moins qu'Aristoxène n'a pas obtenu gain de cause et que la pensée occidentale reste pythagoricienne, tant en philosophie qu'en musique, jusqu'au début de la période baroque, sinon jusqu'à nos jours.
La grande césure, dans le domaine qui nous occupe, c'est celle de l'avènement de la physique qui, par un heureux concours de circonstances, est contemporain de l'invention des logarithmes. Les grandes avancées de ce moment de la physique, ce sont la mesure de la fréquence, la découverte des sons harmoniques, la création de l'acoustique, la théorie du tempérament (égal ou non). C'est à ce moment que la musique prend pour un temps l'initiative (l'acoustique de Sauveur est musicale avant que d'être mathématique), mais le combat est perdu d'avance.
L'un des produits les plus brillants de ce moment, l'un des derniers aussi, c'est « Tonempfindungen » de Helmholtz, qui complète le point de vue physique par des considérations physiologiques et psycho-physiologiques. Cette période, qui en fin de compte aura été brève à l'échelle de l'histoire de l'Occident, me paraît significativement liée au moment de la tonalité.
Je reviens à la question de Frédéric Voisin : les théoriciens de la musique, en réalité, ont pour la plupart été des musiciens professionnels, presque trop même. Je pense à Schlick, Zarlino, Banchieri, Praetorius, Nivers, John Blow, Werckmeister, d'Anglebert, Playford, Brossard, Saint-Lambert, François Campion, Mattheson, Fux, Heinichen, Marpurg, Carl Philip Emanuel Bach, Kirnberger, Vogler, Bemetzrieder, Albrechtsberger, Reicha, Fétis et tant de leurs collègues du Conservatoire, Sechter, Bruckner, Schoenberg, Schenker, Chailley, etc., etc., etc.
Et si, comme le note avec raison Sylvand Thomas, il faut bien se choisir une profession, force est de reconnaître qu'à de rares exceptions près tous les théoriciens, professionnels ou non, étaient musiciens.

Gérard Assayag
François Nicolas m'interprétait en disant qu « l'informatique musicale cherchait à ramener des problèmes NP a des problèmes P ». Ce n'est cependant pas son activité principale. Comme mon intervention était centrée sur la calculabilité, j'ai évoqué des problèmes « aux limites ». Et j'ai choisi à dessein un cas dans lequel un problème réputé n'intéresser que les spécialistes de la complexité, ou les gens qui conçoivent le réseau téléphonique cellulaire, révélait tout à coup un potentiel musical indéniable (le voyageur de commerce).
Que peut-on en tirer ? Qu'il existe deux approches de la formalisation musicale. Une qui se détermine entièrement à partir de problématiques purement musicales et qui cherche l'outil mathématique qui collera le mieux, et une autre qui opère par transfert de connaissances de domaine à domaine, « pour voir ». Je ne fais pas l'apologie de cette dernière, qui peut être assez catastrophique (voir les phénomènes de modes, fractales, chaos etc. qui donnent des constructions musicales relativement insignifiantes). Mais cela marche quelque fois, et je suppose que de telles expériences ont dû se produire en physique (je veux dire dans la manière dont la physique appréhende et se sert des mathématiques). Au demeurant, l'exemple du voyageur de commerce est ambigu, car je suis tombé dessus par transfert, « pour voir », mais j'aurais parfaitement pu tomber dessus dans le cadre de la première démarche, en me demandant quel est le meilleur modèle pour généraliser le problème du parcours harmonique dans un matériau arbitraire. En définitive on parle là de stratégies différentes qui concourent au même but, c'est-à-dire à définir quelle est la bonne modélisation (le concept de modélisation en musique pourrait être un thème pour le séminaire, d'ailleurs beaucoup plus intéressant que le problème de la complexité, dont nous sommes maintenant, je crois, débarrassés).

François Nicolas : « musique et mathématique sont moins proches que grammaires musicales et logiques formelles ».
Tu instaures la différence logique - mathématiques par les axiomes d'existence, et je ne discuterai pas ce point : il y a certes une différence, dans l'ordre de la pensée et de son efficace dans le monde, entre un système logique pur et le même système utilisé conjointement à des axiomes qui lui donnent un « contenu » ou une « sémantique ». Mais je ne sais pas si cette différence est une différence qui oppose mathématique et logique.
Je veux seulement préciser que lorsque je parle de logique, ou de système formel, dans le cadre de la musique, et notamment dans celui des grammaires musicales, il y a toujours des axiomes qui associent des objets externes (par exemple des notes, c'est-à-dire des nombres entiers) aux termes primitifs du système (pour accroître la confusion, ces termes primitifs sont appelés eux-mêmes axiomes dans la terminologie des grammaires formelles). Un système formel, comme le lambda-calcul, consiste en un ensemble de règles de récritures qui permettent de déployer la totalité des expressions bien formées, et d'autre part d'axiomes qui déterminent les objets de départs. C'est ainsi que le lambda-calcul permet notamment de reconstruire l'ensemble des entiers.
De manière générale, dans l'informatique musicale on est constamment en train de construire des systèmes formels arbitraires dotés d'axiomes qui délimitent le domaine des objets manipulés. Je ne sais pas si de tels axiomes sont des axiomes « d'existence » à tes yeux, mais ils relient indubitablement le formalisme à un contenu musical d'une part, aux constructions fondamentales des mathématiques d'autre part (en général les nombres entiers et les structures afférentes). Par conséquent il m'est difficile d'y voir une « logique pure » à l'oeuvre, et j'ai vraiment l'impression qu'il s'agit là d'une démarche mathématique à forte composante logique.
Par exemple, au niveau où je me situe, le concept de relation est plus significatif que celui de dérivée ou d'intégrale. Or les relations sont à la fois au coeur de l'algèbre (où elles déterminent des structures d'une grande importance en musique : par exemple le treillis indispensable pour comprendre ce qu'est une structure temporelle juste avant qu'elle ne s'aplatisse dans le temps chronologique), et en même temps au coeur de la logique par leur équivalence avec les prédicats [aRb & P (a, b) même combat, fonction caractéristique & table de vérité idem]. J'avoue que ce qui est pour moi important est de reconnaître, à la suite de Wittgenstein (« les choses sont reliées par des relations dans les états de choses, relations qui forment l'armature logique du monde et définissent le point de rencontre entre le langage et le monde »), la valeur fondamentale de ce concept pour représenter le monde (musical) ; cela définit le cadre de mon activité. Mais quant à savoir si les relations ressortent de la logique ou des mathématiques, j'ai peur de ne pouvoir y apporter la moindre lumière.

François Nicolas : « s'il y a bien une dimension logique du temps, il lui faut cependant une dimension ontologique ».
Je crois qu'on est bien d'accord là dessus. Tu admets qu'il existe une dimension logique du temps, et j'ai tenté de la caractériser un petit peu. Il semblerait que c'est un aspect de la théorie musicale (ou de l'intellectualité musicale) qui est historiquement des plus délaissés, et c'est pourquoi je m'y intéresse. Il est merveilleux que Xenakis (dont je ne méprise pas la pensée musicale, loin de là), alors qu'il est en train de théoriser la relation de ce qui, dans la musique, ressort ou ne ressort pas du temps, ne voit pas cette instance de la structure logique du temps, et que dans l'exemple qu'il donne à l'appui de sa théorie, il produit une construction, qui précisément ne peut se penser que dans la catégorie du temps logique (et pas encore ontologique). Ceci montre qu'il y a (du moins au moment où il écrit) une sorte de tabou sur le temps, qui ne peut se penser comme structure mais seulement comme le temps des physiciens, comme une flèche. Depuis lors, tous les travaux en logique temporelle (voir les travaux d'Allen), qui, finalement opèrent la rencontre entre logique prédicative, structures algébriques (relations d'ordre partiel, treillis) et catégories du temps (le simultané, l'avant, l'après) ont un peu changé la donne, mais n'ont pas encore été exploités suffisamment dans le cadre musical.

Sur le passage du logique à l'ontologique, cela mériterait une étude beaucoup plus approfondie. Comme tu l'as noté pendant ma conférence, cela ne peut se tenir simplement à la distribution de dates absolues sur un schéma en temps logique.
Une remarque, toutefois : le temps ontologique, c'est à la fois le temps effectif de l'oeuvre, en puissance dans la partition et en acte dans le concert, mais aussi dans l'esprit de l'auditeur. Or que repérons-nous ? Que le thème qui revient avec ses variations s'était déjà donné à entendre il y a une minute 13 secondes 12 dixièmes et qu'il avait alors duré 15 secondes ? Certainement pas. Nous agençons des représentations appuyées sur la simultanéité, le « il-y-a-assez-longtemps », le « ça-vient-de-se-produire-et-déjà-ça-se-transforme », le « il-y-a-un-certain-temps-mais-moins-longtemps-que-machin ». Ces représentations sont bien plus proches du temps logique tel que je l'ai proposé et tel qu'il est décrit dans ces travaux de logique temporelle que de l'idée de durée.
Je réfute d'ailleurs l'idée que ces représentations seraient élucidées par je ne sais quelle durée subjective bergsonienne : mon hypothèse est qu'elles sont entièrement déterminées par des relations. Ce qui dure longtemps (disons A), ce n'est pas ce qui dure approximativement quarante-cinq secondes ; c'est ce qui a commencé alors que B se finissait, qui a rencontré C et D se produisant sur d'autres voix de la polyphonie, et se termine alors que E est en train de se développer. Tu me diras que ce que je viens de décrire peut être très rapide : oui, peut-être dans le temps physique, mais peut-être pas dans l'esprit de l'auditeur ! Dans cette hypothèse, le temps ontologique aurait à voir avec la complexité (d'ailleurs c'est bien connu qu'un phénomène trop statique ou trop répétitif, donc de complexité minimale, finit par abolir le temps).

Une analogie enfin, pour enrichir la discussion : qu'est ce que le temps ontologique dans une oeuvre littéraire ? Est-ce le temps de la lecture (ou de la représentation s'agissant du théâtre) ? Est-ce le temps de la diégèse (dans la terminologie de Gérard Genette, la diégèse est l'espace-temps dont le récit est une mimésis, n'existant en aucun lieu concret mais fondant la cohérence du récit) ? Est-ce le temps d'enchaînement littéral du récit (qui n'est pas la diégèse, puisque le récit peut procéder par prolepses et analepses - sauts avant et arrières, pas plus que celui de la lecture qui a ses propres ralentissements et accélérations). C'est une question difficile.
Par contre il est, sinon facile, du moins techniquement possible, et utile, de décrire la logique temporelle du récit, savoir les relations entre la diégèse et la lettre, qui relient un ensemble de positions et de trajectoires dans la première avec un ensemble de modalités discursives et grammaticales dans la seconde. Qu'on songe à ce qu'un temps verbal comme le futur antérieur encode comme détermination temporelle, et la façon dont il projette le lecteur dans plusieurs positions de la diégèse en même temps.
On ne peut pas pousser l'analogie trop loin, mais il est clair que dans la musique comme dans la littérature, cette structure temporelle a priori peut exister comme schéma quelque part dans les préliminaires de l'oeuvre, d'où elle pose alors les conditions et limites de son déploiement ultime dans l'écriture. Or, si ce type de structure a été intensivement étudié par les spécialistes de la narratologie, il n'en va pas de même dans le cas de la musique.

· Quand j'indiquais que « le nombre est par essence discret », ce n'était pas une prise de position de ma part, mais une restitution du débat d'alors entre référence à l'arithmétique et référence aux quantités « continues » promues par la physique naissante.

François Nicolas : « l'inconscient, n'est ce pas le transcendantal »
Tout à fait d'accord ! Il y a là un « idéalisme transcendantal pratique » dans la mesure où dans l'acte pré-compositionnel le musicien pose des structures (par exemple un schéma en temps logique) qui vont ensuite le contraindre lors de la phase « ontologique » (l'écriture) de la même façon que nous sommes contraints, selon Kant, à sentir et observer des phénomènes qui ne sont que des représentations existant dans le cadre de catégories a priori de l'esprit comme l'espace et le temps. Il s'agirait là d'une mimésis subtile, par laquelle nous imiterions non pas les objets ou les fonctionnements de la nature mais le mécanisme même par lequel nous les intuitionnons dans l'espace et le temps.
Bien sûr cela n'est qu'un jeu, parce que le musicien peut décider de faire voler en éclats le cadre structurel, de tricher avec, de le refaire etc. Mais si l'on part du principe qu'il y a une honnêteté intellectuelle derrière un tel choix de destruction, la raison en est que les représentations qu'il permettait (et les phénomènes qui auraient pu en résulter dans la réalité de l'oeuvre) n'étaient pas assez riches pour configurer un monde « intéressant ». C'est comme si Dieu procédait à plusieurs essais avant de fixer une fois pour toutes les catégories aux fondements de notre intuition et de notre perception.
Le choix du terme « inconscient » n'était à cet égard pas innocent : je l'entendais évidemment dans le sens lacanien, qui reste éminemment kantien : l'inconscient structuré comme un langage, non pas un simple « lieu » de résidence des pulsions, mais la condition structurale, a priori, de toute production de sens et de toute appréhension du monde. Le réel qui résiste, comme noumène ?

François Nicolas
Pour relancer le débat sur les rapports entre informatique et mathématiques : il semble établi que l'informatique ne pratique pas le raisonnement par l'absurde, se privant par là d'une part importante du calcul disponible pour la rationalité. Ou encore : l'informatique ne tient pour existence que les existences constructibles (mieux : les P-constructibles).
Que pensent de cela les informaticiens, en particulier ceux engagés dans l'informatique musicale ? Qu'est-ce que ceci induit ? Peut-on dépasser la réponse convenue (quoiqu'exacte) de délimitation : l'informatique n'est qu'une aide à la musique ? Bref, les informaticiens se sentent-ils privés du raisonnement par l'absurde ou en prennent-ils facilement leur parti ?

Charlotte Truchet
En réponse aux questions de François Nicolas, n'oublions pas que c'est le tiers exclu qui apporte les fonctions non-calculables. Plus précisément, le tiers exclu est indispensable à la définition d'une fonction non calculable (Kleene). Dès lors, il est naturel que les informaticiens soient intuitionnistes ; je ne crois pas que l'on puisse dire que c'est là une « privation », ou qu'il faille en prendre son parti. C'est un fait : on sait exactement ce qu'on peut décrire avec une machine (ou envisager de décrire, si l'on tient compte du temps de calcul...), et le tiers exclu n'en fait pas partie, voila tout.
Une opinion personnelle : c'est tout le contraire d'un manque. Comme pour la logique linéaire, le fait de restreindre la théorie dans ce cas précis a été un trait de génie.
Cela ne signifie pas que les théorèmes « avec tiers-exclu » deviennent faux, mais que l'on sait dans quel cadre ils sont valides. On sait aussi qu'ils ne seront jamais des programmes. Pourquoi en irait-il autrement avec la musique ? Une comparaison : certainement, il existe des critères esthétiques non formalisables (tant mieux !). L'informatique ne les traite pas. Ce n'est pas un manque, c'est comme ça. Le fait de connaître les limites théoriques de l'outil qu'on utilise est au contraire une excellente chose, n'est-ce pas ?

Gérard Assayag
François Nicolas : « Il semble établi que l'informatique ne pratique pas le raisonnement par l'absurde, se privant par là d'une part importante du calcul disponible pour la rationalité. »
1. Si le raisonnement par l'absurde est effectivement une part de calcul disponible pour la rationalité, alors il est accessible à l'informatique. Ou alors il n'est pas accessible au calcul logique et dans ce cas, il n'est pas un « calcul disponible pour la rationalité » mais une stratégie rationnelle.
2. Dans un système de démonstration automatique de théorèmes, si l'on fixe le but à démontrer, on peut très bien imaginer que le système applique une stratégie par l'absurde, en niant le résultat et en dérivant axiomes et propositions connues jusqu'à une contradiction (a & non-a).
3. Le problème est alors plus large : il est que l'on n'est pas assuré en général de la convergence des dérivations logiques vers le résultat « intéressant » Le fait qu'on n'est pas assuré en général n'empêche pas que l'on y arrive dans certains cas : il y a alors semi-décidabilité (c'est-à-dire : si on arrive à la contradiction, le théorème est démontré ; si on n'y arrive pas, on ne sait pas quoi en dire).
4. Si l'on ne fixe pas le but à démontrer, on a le problème de la « créativité » : un ordinateur peut dérouler du calcul logique, mais ne sait pas faire les choix qui orientent le raisonnement vers quelque chose d'« intéressant ». Sur cette question, on n'est pas prêt de voir le bout du tunnel.
5. La relation à la musique n'est pas claire. Y a-t-il beaucoup de gens qui utilisent le raisonnement par l'absurde quand ils composent ? Peut-être dans une phase préalable, si l'on veut être certain des propriétés d'une structure musicale qu'on a inventée, mais alors on peut imaginer l'aide d'un système de démonstration automatique.

Marc Chemillier
François Nicolas : « Il semble établi que l'informatique ne pratique pas le raisonnement par l'absurde, se privant par là d'une part importante du calcul disponible pour la rationalité. »
On ne peut pas dire ça. Le raisonnement par l'absurde est constamment utilisé en informatique. Un « cliché » de la théorie des automates consiste à utiliser le « lemme d'itération » (caractéristique des langages rationnels) pour montrer a contrario qu'un langage n'est pas rationnel.

Gerard Assayag
Je reviens sur la remarque de François Nicolas concernant l'accessibilité (par l'informatique) de la démonstration par l'absurde, en indiquant des pistes sur quelques avancées récentes.
Attention : on ne se demande pas ici si le raisonnement par l'absurde est utilisé en informatique, Marc Chemillier a rappelé qu'il l'est évidemment. On se demande si un programme informatique peut être une modélisation d'un raisonnement par l'absurde, ce qui est différent.
Une preuve mathématique est-elle dans tous les cas équivalente à un programme informatique ?
Le premier pas est le théorème de complétude de Gödel (pas celui d'incomplétude !). À partir de la, toute démonstration peut se réduire à une suite d'opérations mécanisables. Toutes ? Non car un petit village résiste encore. On le comprend mieux en regardant la thèse de Curry et Howard : à toute démonstration correspond un terme du lambda calcul, donc un programme, mais seulement dans le cadre du calcul propositionnel intuitionniste, qui interdit le tiers exclu et récuse donc le raisonnement par l'absurde (j'imagine que François Nicolas part de là quand il déclare que ce raisonnement est inaccessible à l'informatique - la relation de ce point avec le tiers exclu était déjà indiquée dans la réponse de Charlotte Truchet). Cette correspondance est étendue, entre autre par Jean-Yves Girard à la logique intuitionniste des prédicats, toujours sans tiers exclu.
En 1990, cependant, Matthias Felleisen, et T. Griffin, cherchant à typer (par une formule logique) une instruction du langage Scheme (très proche du lambda-calcul) qui permet de réifier la notion de contexte de programme et de continuation, se sont aperçu que le typage qu'ils proposaient permettait d'établir l'équivalence entre preuves classiques et programmes typés.
Partant de là, Jean Louis Krivine de Paris VII a récemment étendu Curry-Howard jusqu'à la théorie des ensembles (aux axiomes de Zermelo-Fraenkel dans un premier temps, à cause des difficultés liées à l'axiome de choix). Krivine prétend que son extension s'applique maintenant à la quasi-totalité des mathématiques, ce qui impliquerait qu'à toute démonstration mathématique, y compris par l'absurde, correspondrait un programme informatique.

François Nicolas
Serait-il possible d'avoir une version « soft » pour béotiens de ces intéressantes précisions de Gérard Assayag, pleines de promesses mais un peu « hard » ?

Gerard Assayag
Précisément, tu as bien compris : ce n'est là qu'une promesse, à creuser. En tout cas l'enjeu est clair : s'il y a équivalence entre une preuve et un programme, générer une preuve par ordinateur revient à générer un programme (une expression du lambda-calcul par exemple, directement interprétable dans des langages comme scheme ou lisp). Le fait de se dire qu'il y a un espoir d'accéder au raisonnement par l'absurde (de générer un programme qui fait un raisonnement par l'absurde) renforce donc la dynamique de la recherche en démonstration automatique.
Une autre spéculation (personnelle), c'est qu'on peut écrire de manière constructive des programmes qui construisent d'autres programmes. C'est courant dans la pratique des langages de programmation de haut niveau. Par exemple lorsque tu sauves un patch (un programme visuel) en OpenMusic, tu génères en fait automatiquement un programme qui saura, lorsque tu rechargeras le patch, reconstituer les informations.
Mais on peut aussi imaginer des systèmes à « programmes émergents » dans lesquels des programmes se construisent tout seuls et dont on ne sait pas ce qu'ils font. Cela arrive par exemple en informatique génétique, où tu peux produire un milliard de générations successives de population, avec processus de mutations et sélections. Dans ce cas les individus sont des programmes qui se constituent par combinaisons d'instructions élémentaires et croisement avec d'autres programmes, et dont la fonction de « fitness » (le sélecteur évolutionniste) finit par produire des programmes qui « marchent » dans le sens où les boucles se terminent, les sauts d'instructions ne vont pas n'importe ou et reviennent au programme principal, bref des calculs se font. Sauf qu'on ne sait pas a priori ce qu'ils font. L'idée serait donc de les examiner sous l'angle de l'équivalence preuve-programme pour voir si un théorème intéressant apparaît. Il faudrait au départ initialiser les populations avec les axiomes, voire laisser ouverte la possibilité d'émergence d'axiomes, et construire une fonction de fitness qui favorise l'émergence de calculs ressemblant a des raisonnements. Mais cela relève peut-être encore un peu de la science-fiction...