Musique, mathématiques et philosophie

(2000-2001)


La force créatrice de l'hétérogène : Bilan du séminaire

Guerino MAZZOLA

 

À l'occasion de la mise en question des fondements des mathématiques, David Hilbert avait défendu son domaine avec grande passion : "On ne nous chassera pas du paradis (de la théorie des ensembles) que Cantor nous a bâti." Mutatis mutandis, je maintiens qu'après 21 ans d'activités de plus en plus reconnues (séminaires internationaux, forum Diderot, publications amples, bourses de recherche), mais toujours vue comme branche exotique de la musicologie, personne ne saura nous chasser du paradis de la théorie mathématique de la musique. D'autant plus que ce sont les mathématiques et l'informatique qui, dans le dernier siècle, ont poussé la musique à trouver soit des fondements stables, soit des instruments inouïs !

La musique n'est pas un fait accompli. Le progrès continu lui est propre, et ceux qui prétendent savoir ce qu'est la musique, savoir qu'elle le restera pour toujours, et que l'essentiel a été dit, doivent apprendre qu'au cours des dernières années, des portes se sont ouvertes dont on ignorait même l'existence. Le joli triangle des dialogues présenté par François Nicolas : mathématiques - musique, musique - philosophie, philosophie - mathématiques, ce triangle n'est dans cette configuration qu'un graphe de lignes dialogiques, une figure "T" dans la diction de Nicolas. Mais il lui manque l'intérieur, la surface du "trilogue". Et c'est là où les portes ouvertes devront être thématisées.

La musique n'est pas un fait accompli, ni un fait privé : Penser la musique est un projet "open source". Prétendre avoir une connaissance définitive de ce qui est intrinsèquement musical est une entreprise risquée, voire ridicule : la musique ne pense pas seule, comme le dirait Nicolas, et j'ajouterais qu'elle ne se fait pas non plus seule. La musique participe à la morphogenèse de l'esprit, elle n'en est pas un corollaire. Les lois / règles du contre-monde musical ne sont pas préfixées ; elles s'établissent au cours du procès évolutif de l'esprit. Ni les concepts, ni les théorèmes ne sont cuits : ils sont crus ; pire que ça : la musique est un monde en état permanent de Big Bang : les lois se nouent et se dissolvent. Nous nous trouvons au centre du domaine des sciences humaines expérimentales. Peter Sloterdijk a parfaitement décrit le statu quo spirituel dont la musique est partisane : « Nous ne disons plus que le monde, c'est tout ce que Dieu a installé comme nous le voyons - prenons-le comme fait accompli ; nous ne disons pas non plus que le monde est un cosmos, un diamant ordonné - insérons-nous au point juste. Nous pensons plutôt que le monde est tout ce qui est le cas - mais non ! c'est encore trop scolastique. Nous vivons comme si nous voulions tester ceci : Le monde est tout ce avec lequel nous faisons des expériences jusqu'au crash. »

Face aux discussions du séminaire, je tiens à souligner l'ontique musicale distribuée sur les axes de communication, des réalités et de la sémiose. Il n'y a guère de sujet qui puisse être réduit à un point singulier, ni à un seul axe sans perdre sa pertinence.

Conséquence 1 : Les mathématiques décrivent le côté mental de la pensée en musique, à laquelle s'ajoutent d'autres perspectives ontologiques sans qu'il soit nécessaire ou même souhaitable de réduire l'une à l'autre.

Conséquence 2 : La sémiose stratifiée complexe de la musique pourrait remplacer une ontique surchargée, traditionnelle en musicologie : l'organisme de la signification est un enrichissement ou peut-être même un ersatz ontique.

Conséquence 3 : Le principe de Duchamp (mettre une chose dans un 'cadre' pour en faire un objet d'art) n'est que l'enrichissement de la réalité donnée moyennant l'axe de la communication.

Conséquence 4 : La réalisation spatio-temporelle (physique) d'une partition (objet mental) est une extension, une interprétation de la pensée comme l'est la géométrie pour les pensées algébriques abstraites. Voir est une manière de penser - écouter l'est de même !

Le déploiement de la pensée abstraite dans les objets de la musique est une recherche concernant le processus de la pensée et de sa représentation dans la réalité spatio-temporelle. C'est là que la contribution de Gérard Assayag nous a appris tant de choses ; mots clés : "en temps" vis-à-vis du "hors temps"! Et vice versa : développer une logique qui soit adaptée à la valorisation d'objets mentaux tels qu'une partition. C'est ce que René Guitart dans son idée remarquable du dévissage de l'identité et moi-même (entre autres) avons esquissé.

Les objets trouvés de Tom Johnson, la recherche de la beauté objective, ceci est une contribution à la question des faits scientifiques dans la musique. Je soussigne le programme qui vise à trouver des critères intersubjectifs ou même objectifs de beauté. Le Big Bang incessant dans la formation des lois de la musique n'interdit pas la recherche des approches objectives. La dynamique des forces ne peut pas être une excuse pour le repli dans une problématique du sujet - hélas célébrée au sein de la musicologie allemande du vingtième siècle -, cette faillite intolérable d'une science. C'est sûrement aussi un souci des conférences tenues autour du compositeur-penseur Anatol Viéru par Moreno Andreatta, Carlos Agon et leurs collègues. De même pour la présentation de Stefane Schaub portant sur Xenakis.

Remarque personnelle concernant le caractère objectif de beauté : étant mathématicien et pianiste de free jazz, j'ai commencé à faire la théorie mathématique de la musique en 1978 parce que le subjectif disparaissait dès que je regardais les relations parmi les notes ; l'idéologie révolutionnaire du free jazz des années 1968 n'a rien à faire des structures immanentes des événements sonores dans ces compositions et improvisations. Depuis ce moment, j'ai cessé de croire que l'idéologie puisse faire de la musique J'ai, par contre, commencé à utiliser des critères objectifs, voire mathématiques pour composer et improviser, et cela n'a jamais été l'objet de réserves dans l'écoute ou même dans la critique de mes CD. J'ai même réalisé une composition (Synthesis, sur CD 1990) qui a conduit un vétéran du free jazz (le saxophoniste Werner Lüdi) à me demander : "D'où prends-tu toute cette beauté ?" Nous revoilà au programme de Johnson ! Synthesis était une sorte de test de Turing en composition aidé par l'ordinateur : toutes les structures rythmiques et motiviques avaient été construites par calculs mathématiques sur le logiciel presto.

Le subjectif dans la musique est d'un intérêt limité. La recherche de structures stables, telles que le contrepoint ou les constructions de tonalités et leurs métamorphoses, est un processus de stabilité structurale dans le sens des attracteurs en théorie des catastrophes. Dans son exposé, Oliver Lartillot s'est ainsi posé cette question : comment arriver à des régularités immanentes à partir d'un objet trouvé ?

Le bilan du séminaire pour moi ? Apprendre que le Big Bang incessant peut être une chose merveilleuse !