Musique, mathématiques et philosophie


Samedi 13 janvier 2001

Questions de François Nicolas sur l'exposé de Tom Johnson: "Found Mathematical Objects"

 

1) Objets trouvés

Found Mathematical Objects

On peut considérer qu'un objet est la donnée conjointe d'une chose (d'un étant) et d'une forme dans l'apparaître. Selon cette compréhension (inspirée de la philosophie d'Alain Badiou), l'objet relève de la logique plus que de l'ontologique : de l'apparaître (disons d'une forme, ou des relations de la chose avec son contexte) plus que de l'être (disons de la structure interne de la chose). Comment alors peut se transférer la logique mathématique d'apparaître à une logique non mathématique, en l'occurrence musicale ?

Exemple concret : supposons que le théorème de Pythagore (un énoncé mathématique avec un début et une fin) ou qu'une figure géométrique soient bien des objets mathématiques. C'est a minima parce que celui qui s'y rapporte et les nomme tels comprend où commence et où finit l'énoncé, sait distinguer la figure géométrique d'un gribouillage, bref est interne aux mathématiques et à leur cohérence. Il les nomme " objets mathématiques " parce qu'il est interne aux mathématiques et gage son évaluation sur la consistance propre des mathématiques (par exemple sur ses règles de formation d'énoncés). Sorties de ce contexte, en quoi ces " choses " restent-elles des objets et ne deviennent-elles pas de simples étants amorphes ?

 

Il y a donc bien deux manières différentes d'être objet : une manière mathématique et une manière musicale. Comment peut-on alors trouver un objet ? En vérité, l'objet trouvé est une chose qu'on dote, par le regard, la préhension, la contextualisation d'une identité d'objet dans le nouveau contexte où cette chose est apparue. Ce que l'on trouve n'est donc pas un objet, mais une chose que l'on peut alors faire devenir objet. Ceci ne veut pas dire, j'y reviendrai, que c'est l'individu qui rend objet la chose mais plutôt une situation, ou un contexte.

Ou encore : pour qu'une chose devienne un objet, il lui faut une " forme ". Cette forme lui est moins donnée par un sujet que par la situation dans laquelle cette chose " apparaît ". Sortie de son contexte, déplacée d'une situation dans une autre, cette forme n'adhère plus nécessairement à la chose. Ceci est particulièrement patent pour les " choses " mathématiques : là où un mathématicien reconnaîtra facilement une chose mathématique (une figure, un énoncé...), sachant la situer et l'identifiant donc comme objet, un musicien ne verra là qu'un amas informe de signes et de mots. Et vice versa d'ailleurs : quel musicien n'a pas remarqué que telle ou telle décoration publicitaire faite avec des notes de musique s'avère en fait totalement incohérente, ne signifiant rien, n'étant qu'un amas insensé de signes musicaux et ne pouvant être donc valablement nommée " objet musical " ?

Comment est-il donc possible que le musicien puisse trouver des objets mathématiques pour tenter ensuite de les convertir en objets musicaux ? Ceci ne veut-il pas dire :

a. que le musicien en question est alors plus mathématicien que musicien,

b. que l'objet mathématique ne se convertit pas en un objet musical mais reste mathématique,

c. que les objets musicaux éventuellement produits par ce processus ne sont musicaux qu'à un autre titre que celui d'une éventuelle conversion ?

 

Un exemple : objet sonore et objet musical

Qu'un objet dans une situation ne soit pas ipso facto objet dans une autre situation (on peut remplacer ici situation par contexte, c'est la même chose et cela se dira : qu'un objet décontextualisé ne soit plus ipso facto un objet) se voit exemplairement dans le fossé qui existe entre objet sonore et objet musical, lors même que son et musique semblent bien plus proches que mathématique et musique. Pourtant Pierre Schaeffer lui-même a buté sur l'impossibilité de transiter en unité de plan des uns aux autres. Cette impossibilité est déclarée dans son Traité des objets musicaux (voir page 579 : " Le solfège, ici, s'arrête. La musique commence. En effet, le passage de l'objet à la structure, le sens que la structure donne à l'objet est la véritable naissance du musical. En musique traditionnelle, cela s'appelle la Théorie de la Musique, celle des gammes essentiellement. Nous avons dit que nous ne savions pas aller jusque-là. ") et signe donc l'échec de son propos liminaire consistant précisément à bâtir une théorie des objets musicaux à partir d'un solfège des objets sonores. Cette expérience, courageusement rapportée et explicitée par Schaeffer (plutôt que dissimulée ou fallacieusement ravaudée), n'indique-t-elle pas la difficulté combien plus grande de passer insensiblement d'un objet mathématique trouvé à un objet musical ?

 

 

2) Effacement du sujet psychologique

This search for objective music
I look for music that has comes from outside myself,
[It is an] example of music that I found, rather than music I composed.

J'entends ceci : Tom veut s'écarter du sujet psychologique et pour cela veut tendre vers une musique objective. Pour ce faire, il privilégie un travail sur des objets qui ne sont pas immédiatement musicaux car ces derniers seraient alors trop marqués de traces psychologiques (c'est-à-dire de romantisme musical). Il sélectionne donc des objets " venus d'ailleurs ", les plonge dans une situation musicale pour examiner ce qui se passe alors, espérant que ceci produira de soi-même une musique " objective ".

On peut réfléchir ce mouvement de pensée selon différentes orientations philosophiques possibles.

- Selon l'orientation phénoménologique, toute problématique de l'objet restitue immanquablement un sujet, et il n'y a d'objet que pour un sujet. Selon cette orientation, une musique objective (c'est-à-dire se voulant sans sujet, à tout le moins psychologique) devrait être alors a minima sans objets. Privilégier des objets serait donc, dans cette première orientation philosophique, se mettre dans l'impossibilité de composer une musique " objective "...

- Selon l'orientation philosophique de Badiou, le sujet est entièrement détaché de toute problématique d'objet ; l'objet est une consistance de la chose (de l'étant, plus précisément de l'apparaître de l'étant) qui lui est donnée par la situation, non par un sujet. Un sujet ne se constitue pas dans un rapport à un ou à des objets mais à un événement survenu dans une situation. On peut donc opérer sur des objets tout en restant à l'écart d'une problématique de sujet. Mais, par contre, et c'est le revers de la médaille, la musique n'est alors pensable que comme opération subjective. La musique n'est pas le sonore mais un type d'opérations (subjectives !) sur le sonore. Il n'y a donc pas sens, dans cette seconde orientation philosophique, de parler de musique " objective ".

Il y aurait sans doute à examiner d'autres orientations philosophiques possibles. Je crains que, toutes, conduisent à la difficulté de penser rigoureusement ce que serait une " musique objective avec objets ".

De ce point de vue, le très intéressant développement sur l'icône orthodoxe pourrait être vu (ce serait ma démarche) non comme une négation du sujet mais plutôt comme son affirmation, sous la forme simplement surprenante de l'icône et non de l'individu regardant l'icône. Bref, c'est là l'idée (qui m'est chère) de l'oeuvre d'art comme sujet, idée qui déqualifie que le spectateur puisse être - en art- un sujet pertinent mais qui n'élimine nullement l'existence en art de sujets, tout au contraire. L'icône soutiendrait rigoureusement l'idée que le sujet n'est nullement un " moi ", et ne relève aucunement d'une psychologie. La psychologie, comme les sciences dites sociales, ne pensent aucunement les sujets mais plutôt " les choses humaines "...

 

 

3) Nominalisme

Exemple 1 : Je dis que l'énoncé " la somme des carrés des côtés du triangle est égale au carré de l'hypoténuse " est un tableau, donc c'est un tableau !

Exemple 2 : Je déclare que je suis Napoléon, donc je suis Napoléon !

Ne voit-on pas ainsi qu'on est très loin d'une " objectivité " et qu'on côtoie plutôt le sujet, en l'occurrence sous sa modalité psychotique ?

 

 

4) Mathématiques & musique

A musical idea that arises from a mathematical object
[It is] a piece that transforms a mathematical object into music

Donc il y a bien deux mondes distincts, sinon il n'y aurait pas besoin de transformer l'un en l'autre. De quelle consistance propre est alors dotée la musique pour qu'on puisse distinguer la transformation d'un même " objet " mathématique d'un côté en objet musical et, de l'autre, en objet pictural ? Suffit-il de considérer que c'est " musical " quand c'est sonore, et " pictural " quand c'est visuel ? La musique n'a-t-elle ici d'autres impératifs propres que d'être audible, comme l'est un coup de klaxon, ou l'exposé que vient de faire Tom ?

 

[I have the] desire to make the mathematics more clearly audible, not to mystify or to transform the mathematics into something esthetic.

N'importe quelle transcription audible d'un objet mathématique est-elle également musicale ? Pourquoi alors privilégier certaines réalisations audibles plutôt qu'une autre ? N'est-ce pas parce qu'interviennent ici des axiomes implicites sur le changement d'ordre entre mathématiques et musique ?

 

The goal has been not to decorate or to depart from the basic rule, but rather to show the structure of the basic rule, to enter into this mathematical object, to be able to see and hear it as well as we possibly can.

L'objet est-il mathématique ou musical ? Comment un objet pourrait-il être les deux à la fois ? Ceci se soutiendrait-il d'une thèse (ici implicite) selon quoi la musique ferait partie des mathématiques, comme l'arithmétique en fait par exemple partie ?

 

 

5) La musique, une partie des mathématiques ?

Finalement, le vrai désir de Tom n'est-il pas celui-ci : " Que la musique soit une partie des mathématiques ! ", plutôt que celui-là : " Que la musique soit objective ! " ? Son opération serait alors détournée : elle passerait par une promotion de l'objet, mais sa cible véritable serait d'intégrer (de réintégrer ?) la musique aux mathématiques.

 

Si je mets en doute la consistance du détour " théorique " proposé par l'objet (d'où les remarques, réflexions, questions qui ont précédé), je ne peux que prendre acte de l'originalité du propos principal, mené avec rigueur et clarté, sans poudre aux yeux ou faux semblants.

Mais alors, restent deux questions :

- Que vaut une musique ainsi mathématisée ?

- Que valent les mathématiques quand elles sont conçues en sorte de pouvoir contenir la musique ? Au passage, il n'y a nulle évidence à proscrire le sujet des mathématiques : la pensée mathématique n'est pas une pensée sans sujet (en un certain sens, l'importance capitale qu'y joue le schème démonstratif - sur lequel nous avons abondamment débattu jusqu'à présent - inscrit bien l'existence d'un procès subjectif). Et les mathématiques sont le lieu d'événements (qu'on songe, par exemple, à la " crise des fondations " au tournant du XIX° et XX°), comme tout autre lieu de pensée. Prendre les mathématiques comme site, c'est donc moins choisir un site " objectif " que sélectionner l'un des sites possibles pour la pensée en vue d'y inscrire la musique.

 

Y a-t-il vraiment, en une telle démarche, la perspective d'un gain ? Un tel gain ne devrait-il pas alors être double : du côté de la musique comme des mathématiques ? Et si la mathématique ne gagne pas à " coloniser " la musique, ne risque-t-elle pas d'y perdre (c'est concrètement le risque de rabattre la pensée mathématique à quelques simples opérations calculatoires) ? Dans ce cas la musique serait non pas le coucou de la mathématique (faisant son nid dans la mathématique pour y élever sa progéniture et ensuite l'en dégager) mais plutôt son parasite : plus elle profiterait de ce milieu, plus elle le ferait dépérir.

 

Bravo, cher Tom, pour ta problématique stimulante, mes remarques précédentes en ont j'espère attesté.

J'ajoute avoir été tout à fait fasciné par la partie concernant les mélodies auto-similaires. Il me manque malheureusement de pouvoir entendre ce que tu en as fait...

 


 

Réponses de Tom Johnson

 

1. La question est longue et compliquée. Je vais donner ma réponse en trois parties. Je suppose que techniquement le théorème de Pythagore, le triangle équilatéral, le nombre d'or, et beaucoup d'autres choses sont objets mathématiques, mais je ne peux pas imaginer une manière de les employer pour faire ma musique. Les objets mathématiques dont je parle, et que je trouve utiles, sont des fonctions, des suites, des cycles, des objets qui bougent, comme la musique.

 

Si on transforme un objet mathématique dans un objet non-mathématique par implication ou par intuition, l'objet a changé, mais si on fait un codage strict, l'essentiel ne change pas. En même temps je préfère penser que le vrai objet n'est ni mathématique ni musical, mais quelque chose derrière les deux. Il faut toujours se rappeler cela.

 

Quand je suis venu en France et qu e j'ai commencé à parler français tout le temps, il m'intéressait que tous les musiciens ici parlent de " l'objet sonore. " On ignorait l'existence du "sound object" en anglais, et seulement plus tard, quand j'ai lu finalement un peu de Pierre Schaeffer, ai-je compris pourquoi le terme est important ici. C'est un terme qui représente toute une manière de concevoir la musique, et sans lequel la musique spectrale ne serait pas possible. Mais il me semble qu'un " objet sonore " est un son, pas une note, donc pas défini, pas algébrique. En général, il faut commencer avec une note, quelque chose de connu, pour faire un codage, pour faire une transformation, pour faire une manipulation mathématique quelconque.

 

2. Le problème du sujet et de l'objet est classique. Est-ce que l'arbre existe si personne ne l'a jamais vu ? Le problème me semble moins compliqué avec ton sommaire, et je peux essayer de réduire l'analyse encore un peu en disant : si l'opinion phénoménologique a raison, on ne peut jamais enlever le sujet, et l'objet pur n'existe pas. Si Badiou a raison, l'objet pur existe, mais il n'a rien à voir avec nous. Ta troisième solution me semble très originale, et très utile pour moi. L'objet lui-même peut devenir le sujet et l'objet ensemble. Cela semble évident dans le cas de l'icône grecque, et peut-être avec toute bonne musique. C'est-à-dire toute musique qui vit, qui respire, qui a sa propre âme.

J'ai visité un musée une fois avec un Indien américain, Avery Jimmerson. Devant chaque masque Avery s'est arrêté pour regarder dans les yeux. Parfois il m'a dit. " Celui-là est très puissant. " Avery pouvait sentir quand un masque était vivant, quand il avait un pouvoir psychologique ou mystique, quand il n'était pas simplement un objet, mais un sujet aussi. C'est un peu comme cela avec les nouvelles partitions sur ma table. Je les regarde, j'essaie de les écouter, j'essaie de savoir si elles peuvent vivre sans moi. C'est un vrai accouchement.

 

3. Un individu ne peut pas décider que x est un oeuvre d'art et y ne l'est pas. Le porte-bouteilles de Duchamp est une oeuvre d'art, parce qu'il se trouve dans toutes les anthologies de l'art du 20e siècle, et parce qu'il vaut des millions de francs au marché d'art. Duchamp a lancé l'idée du " ready-made " au moment où beaucoup d'autres aussi ont commencé à douter de la sacralité de l'art. C'était le bon moment pour Dada, pour observer qu'une roue de bicyclette est belle aussi, pour mettre la moustache sur la Joconde, pour dégonfler tous les objets un peu trop précieux. Mais si Dada a commencé comme une critique des traditions de l'époque, ces idées sont restées, sont devenues une nouvelle tradition, un point de départ pour beaucoup d'autres choses.

 

4. Si la vraie musique se trouve derrière les haut-parleurs, on peut dire que le vrai triangle de Pascal se trouve derrière les chiffres que nous écrivons pour le représenter. J'aime penser que le vrai objet n'est ni mathématique ni musical, mais au fond des deux.

 

5. Je crois que l'essentiel n'est pas que la musique devient mathématique, mais que la musique devient moins subjective, qu'elle franchit finalement les frontières de l'autobiographie, du romantisme et de l'expressionnisme. Personne ne peut effacer sa personnalité complètement, même pas un moine qui passe vingt ans dans le désert, et VOULOIR devenir non-intentionnel est une contradiction évidente. Mais, en même temps, il y a dans l'objet trouvé un point de vue qui est valable, et qui représente une nouvelle tradition, depuis Duchamp et Cage.

J'ai écrit un article il y a deux ou trois ans qui s'appelle " Je veux trouver la musique, ne pas la composer, " et je parle souvent du plaisir qu'il me donne d'observer l'évolution d'une musique qui se fait directement d'un automate ou d'une formule, avec un minimum d'interférence humaine, et il y a d'autres compositeurs avec des idées semblables.

Il y a une longue entrevue très intéressante avec James Tenney dans le dernier numéro de MusikWorks, où Tenney parle de sa propre utilisation du hasard, et son désir de laisser la musique se faire sans lui. Il parle aussi d'Alvin Lucier, qui a souvent dit qu'il veut " s'enlever de sa musique, " et de Cage, qui voulait quelque chose de semblable pour des raisons plus liées à la philosophie Zen. En parlant pour lui-même Tenney dit :

 

"  Je veux m'enlever de ma musique parce que je ne suis pas relevant. Je ne suis que la personne qui l'a trouvée, ou peut-être le maître. La musique ne se passera pas sans moi, mais il ne s'agit pas de moi. "

Ces exemples sont tous américains, mais je crois qu'on peut trouver une attitude semblable en beaucoup de compositeurs aujourd'hui, surtout parmi les jeunes, qui aiment tellement travailler avec des échantillons trouvés, et souvent volés. Dans ma génération ce sont les américains qui parlent le plus de " non-intentionality, " parce que nous avons une influence directe de Cage, mais je crois qu'il y a aujourd'hui un désir général et international de couper avec le grand homme (jamais grande femme), couper avec le grand créateur de musique, couper avec le grand sujet qui fait exister quelques objets, c'est-à-dire quelques petits morceaux de musiques beaucoup moins importants que le grand homme qui les a créés. Il y a aujourd'hui un grand besoin de créer de la belle musique sans un grand créateur, sans sujet, et pour citer Morton Feldman une fois de plus, de " laisser faire la musique ce que la musique veut faire. "