Sur Ecoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001) de Peter Szendy

Samedi 20 octobre 2001, IRCAM

 

Beate Perrey

 

Dans une approche philosophique aussi bien que psychanalytique, qui reprend de l'esthétique du premier romantisme allemand deux des trois nouveaux concepts d´écriture (celui de fragment et celui de la réflexion infinie, élaborés par Friedrich Schlegel et Novalis notamment), le livre de Peter Szendy se propose de définir un nouveau modèle herméneutique propre à l'écoute ainsi qu'à l'interprétation de la musique. Pour résumer brièvement les aspects essentiels de cette approche, il faut tout d'abord rappeler que l'esthétique du premier romantisme allemand, celui développé par Friedrich Schlegel et Novalis au tout début du 19ème siècle, est une esthétique profondément déconstructiviste qui s'oppose en effet au classicisme et à son idée de cohérence intrinsèque ; autrement dit, il s'agit d'une esthétique qui s'oppose surtout à l'idée de finitude. Elle développe, au contraire, l'idée d'une uvre fragmentée, ou, encore mieux exprimé, l'idée du fragment comme uvre. Cette esthétique déconstructiviste se construit, si on peut le dire ainsi, à partir d'une vision du monde comme "conscience fragmentée", pour citer Novalis, qui donne de l'homme une image foncièrement décentrée, morcelée et incomplète. C'est cette vision romantique de l'uvre aussi bien que de l'homme, les deux comme des fragments séparés cherchant à se trouver et a se compléter l'un grâce à l'autre, qui a amené Peter Szendy à une réflexion sur l'écoute de la musique où l'écoute est essentiellement considérée comme dialogue dans lequel un Je s'adresse à un Autrui (imaginaire). Dans cette logique du fragmentaire et de la fragmentation, la question de l'uvre comme objet fugitif et fragmentaire, comme imaginaire et donc innommé, prend tout son sens. Il s'agit en effet, comme l'explique Peter Szendy concernant l'écoute - et c'est là le point central de son argument - d'une conception herméneutique qui non seulement accepte la notion de fragmentaire, mais, qui plus est, l'élève au rang de valeur poétique, au point que l'intégrité de l'uvre et rien de moins que la vie de l'uvre est seulement assuré si celui qui l'écoute considère l'uvre comme ensemble de fragments dont l'unité serait toujours à venir, toujours à chercher, et jamais à trouver dans un état accompli.
Dans le mouvement d'une telle recherche en vue de quelque chose a venir, surgit alors la présence de l'ombre comme partie non seulement intégrante mais constitutive de l'objet poursuivi, la musique par exemple. Car tout l'attrait de l'opération romantique reste dans la promesse même, dans l'attente, dans l'avenir d'un éventuel et lointain comblement total et idéal, mais impossible. Cette présence d'une ombre à la place de la chose elle-même est une présence bien plus forte que celle que pourrait générer l'objet auquel cette ombre pourtant appartient. L'équivalent de l'ombre et de son objet est, dans la musique, l'écho qui surgit d'un son.
Comment cela est-il possible, comment cette préférence des romantiques pour l'immatériel face au matériel, préférence reprise par certains philosophes du 20ème siècle, et proposée par Peter dans le cadre de sa proposition d'une meilleur écoute musicale, comment donc cette préférence est-elle possible ? L'attraction pour l'immatériel à la place du matériel est due, me semble-t-il, au simple fait que le contenu, le sens ou bien la "beauté", toutes ces valeurs qui comptent dans la réflexion sur l'art, peuvent être imaginés comme étant au-delà de ce qui 'est', c'est-à-dire au-delà de tout ce qu'on pourrait constater face à un objet matériellement présent. L'immatériel, le non-réel, ou bien le sur-réel permettent d'imaginer une profondeur du sens ou de la beauté présumée qui, dans son absence même, devient une sorte de certitude imaginaire ­ paradoxe ultime de la perspective romantique. Toutefois l'absence fait que l'ombre est l'image de l'inconnu même, et de l'étrange.
L'exploration radicale, par les romantiques d'Iéna, de l'imaginaire et de l'étrangeté pose alors, à partir du livre de Peter, une question centrale sur l'écoute : comment l'altérité s'inscrit-elle non pas seulement dans l'écriture mais également dans l'écoute de la musique? Ma réflexion, guidée par l'écriture lucide de Peter, s'est donc naturellement orientée vers cet espace d'interrogation de soi créé par l'écoute, vers ce que Jean Luc Nancy appelle "le Pavillon" dans sa belle préface du livre de Peter :
"Pavillon : le sens acoustique de ce mot a été formé par analogie avec la forme d'une tente en pavillon - ce premier sens étant lui-même en rapport avec les ailes du papillon" - insecte tellement évoqué et adoré par Schumann, le compositeur le plus poétique et philosophique de tous - "Il y a, poursuit Jean-Luc Nancy, le pavillon de la trompette et celui de l'oreille : l'un ouvrant sur l'autre, l'autre résonant de l'un. L'un dans l'autre, en somme, et l'un par l'autre : deux embouchures solidaires, abouchées l'une à l'autre pour former ce qui s'écoute, c'est-à-dire un sujet musical - et avec lui, quelque chose qui pourrait bien s'avérer en fin de compte constituer rien de moins qu le sujet d'un sujet en général."
Le pavillon de Jean-Luc Nancy est la métaphore puissante, l'image claire et capable de saisir - avec l'économie qui est propre à la langue imagée - le motif de la réflexivité de l'écoute, c'est-à-dire une écoute qui s'oriente vers l'uvre pour revenir sur celui qui écoute.
Que ce soit pour écouter des infimes vibrations ou les plus bruyants tremblements que produit la vie, ou qu'il s'agisse d'écouter la musique, "l'écoute ne se tient pas à la pure constatation des apparences"(12) - apparences déjà très fugitives quand il s'agit de la musique, cet art apparemment si immatériel, alors que, comme le savaient si bien les poètes-philosophes du premier Romantisme allemand, cette immatérialité souvent évoquée pour la musique n'est en fait ni plus, ni moins prononcée que pour les autres formes d'art.
Dans un certain sens, la fascination éprouvée face à un objet laisse disparaître l'objet même : il n'en reste rien qu'une ombre, rien qu'un écho. C'est le désir, indomptable sens vital apparaissant de nul part, qui nous projette sans nous demander notre avis, vers un objet, et c'est le sens qui oublie l'objet dans sa matérialité pour s'approprier son ombre.
L'imagination ainsi requise, mobilise tous les sens dont le corps dispose : la vue, l'il, le toucher, etc. Mais quand les mots ont saisi l'objet, la même dynamique apparaît.
Comme geste de conclusion, qui en est pas un, mais, je l'espère, tout le contraire, je dois dire que j'ai éprouvé, malgré tant de plaisir, un certain manque pendant ma lecture du livre de Peter Szendy puisque Peter n'a pas choisi de nous donner un seul exemple concret de critique d'une uvre (ou fragment) musicale, critique telle qu'elle était pourtant rêvée par Schumann, et avant lui, par les Romantiques Novalis et Schlegel. Ce manque, je l'ai ressenti fortement, et c'est en cela que le livre de Peter laisse désirer.