Beate Perrey
Dans une approche philosophique aussi bien que psychanalytique,
qui reprend de l'esthétique du premier romantisme allemand
deux des trois nouveaux concepts d´écriture (celui
de fragment et celui de la réflexion infinie, élaborés
par Friedrich Schlegel et Novalis notamment), le livre de Peter
Szendy se propose de définir un nouveau modèle herméneutique
propre à l'écoute ainsi qu'à l'interprétation
de la musique. Pour résumer brièvement les aspects
essentiels de cette approche, il faut tout d'abord rappeler que
l'esthétique du premier romantisme allemand, celui développé
par Friedrich Schlegel et Novalis au tout début du 19ème
siècle, est une esthétique profondément déconstructiviste
qui s'oppose en effet au classicisme et à son idée
de cohérence intrinsèque ; autrement dit, il s'agit
d'une esthétique qui s'oppose surtout à l'idée
de finitude. Elle développe, au contraire, l'idée
d'une uvre fragmentée, ou, encore mieux exprimé,
l'idée du fragment comme uvre. Cette esthétique
déconstructiviste se construit, si on peut le dire ainsi,
à partir d'une vision du monde comme "conscience fragmentée",
pour citer Novalis, qui donne de l'homme une image foncièrement
décentrée, morcelée et incomplète.
C'est cette vision romantique de l'uvre aussi bien que de l'homme,
les deux comme des fragments séparés cherchant à
se trouver et a se compléter l'un grâce à
l'autre, qui a amené Peter Szendy à une réflexion
sur l'écoute de la musique où l'écoute est
essentiellement considérée comme dialogue dans lequel
un Je s'adresse à un Autrui (imaginaire).
Dans cette logique du fragmentaire et de la fragmentation, la
question de l'uvre comme objet fugitif et fragmentaire, comme
imaginaire et donc innommé, prend tout son sens. Il s'agit
en effet, comme l'explique Peter Szendy concernant l'écoute
- et c'est là le point central de son argument - d'une
conception herméneutique qui non seulement accepte la notion
de fragmentaire, mais, qui plus est, l'élève au
rang de valeur poétique, au point que l'intégrité
de l'uvre et rien de moins que la vie de l'uvre est seulement
assuré si celui qui l'écoute considère l'uvre
comme ensemble de fragments dont l'unité serait toujours
à venir, toujours à chercher, et jamais à
trouver dans un état accompli.
Dans le mouvement d'une telle recherche en vue de quelque chose
a venir, surgit alors la présence de l'ombre comme partie
non seulement intégrante mais constitutive de l'objet poursuivi,
la musique par exemple. Car tout l'attrait de l'opération
romantique reste dans la promesse même, dans l'attente,
dans l'avenir d'un éventuel et lointain comblement total
et idéal, mais impossible. Cette présence d'une
ombre à la place de la chose elle-même est une présence
bien plus forte que celle que pourrait générer l'objet
auquel cette ombre pourtant appartient. L'équivalent de
l'ombre et de son objet est, dans la musique, l'écho qui
surgit d'un son.
Comment cela est-il possible, comment cette préférence
des romantiques pour l'immatériel face au matériel,
préférence reprise par certains philosophes du 20ème
siècle, et proposée par Peter dans le cadre de sa
proposition d'une meilleur écoute musicale, comment donc
cette préférence est-elle possible ? L'attraction
pour l'immatériel à la place du matériel
est due, me semble-t-il, au simple fait que le contenu, le sens
ou bien la "beauté", toutes ces valeurs qui comptent
dans la réflexion sur l'art, peuvent être imaginés
comme étant au-delà de ce qui 'est', c'est-à-dire
au-delà de tout ce qu'on pourrait constater face à
un objet matériellement présent. L'immatériel,
le non-réel, ou bien le sur-réel permettent d'imaginer
une profondeur du sens ou de la beauté présumée
qui, dans son absence même, devient une sorte de certitude
imaginaire paradoxe ultime de la perspective romantique.
Toutefois l'absence fait que l'ombre est l'image de l'inconnu
même, et de l'étrange.
L'exploration radicale, par les romantiques d'Iéna, de
l'imaginaire et de l'étrangeté pose alors, à
partir du livre de Peter, une question centrale sur l'écoute
: comment l'altérité s'inscrit-elle non pas seulement
dans l'écriture mais également dans l'écoute
de la musique? Ma réflexion, guidée par l'écriture
lucide de Peter, s'est donc naturellement orientée vers
cet espace d'interrogation de soi créé par l'écoute,
vers ce que Jean Luc Nancy appelle "le Pavillon" dans
sa belle préface du livre de Peter :
"Pavillon : le sens acoustique de ce mot a été
formé par analogie avec la forme d'une tente en pavillon
- ce premier sens étant lui-même en rapport avec
les ailes du papillon" - insecte tellement évoqué
et adoré par Schumann, le compositeur le plus poétique
et philosophique de tous - "Il y a, poursuit Jean-Luc Nancy,
le pavillon de la trompette et celui de l'oreille : l'un ouvrant
sur l'autre, l'autre résonant de l'un. L'un dans l'autre,
en somme, et l'un par l'autre : deux embouchures solidaires, abouchées
l'une à l'autre pour former ce qui s'écoute,
c'est-à-dire un sujet musical - et avec lui, quelque chose
qui pourrait bien s'avérer en fin de compte constituer
rien de moins qu le sujet d'un sujet en général."
Le pavillon de Jean-Luc Nancy est la métaphore puissante,
l'image claire et capable de saisir - avec l'économie qui
est propre à la langue imagée - le motif de la réflexivité
de l'écoute, c'est-à-dire une écoute qui
s'oriente vers l'uvre pour revenir sur celui qui écoute.
Que ce soit pour écouter des infimes vibrations ou les
plus bruyants tremblements que produit la vie, ou qu'il s'agisse
d'écouter la musique, "l'écoute ne se tient
pas à la pure constatation des apparences"(12) - apparences
déjà très fugitives quand il s'agit de la
musique, cet art apparemment si immatériel, alors que,
comme le savaient si bien les poètes-philosophes du premier
Romantisme allemand, cette immatérialité souvent
évoquée pour la musique n'est en fait ni plus, ni
moins prononcée que pour les autres formes d'art.
Dans un certain sens, la fascination éprouvée face
à un objet laisse disparaître l'objet même
: il n'en reste rien qu'une ombre, rien qu'un écho. C'est
le désir, indomptable sens vital apparaissant de nul part,
qui nous projette sans nous demander notre avis, vers un
objet, et c'est le sens qui oublie l'objet dans sa matérialité
pour s'approprier son ombre.
L'imagination ainsi requise, mobilise tous les sens dont le corps
dispose : la vue, l'il, le toucher, etc. Mais quand les mots ont
saisi l'objet, la même dynamique apparaît.
Comme geste de conclusion, qui en est pas un, mais, je l'espère,
tout le contraire, je dois dire que j'ai éprouvé,
malgré tant de plaisir, un certain manque pendant ma lecture
du livre de Peter Szendy puisque Peter n'a pas choisi de nous
donner un seul exemple concret de critique d'une uvre (ou fragment)
musicale, critique telle qu'elle était pourtant rêvée
par Schumann, et avant lui, par les Romantiques Novalis et Schlegel.
Ce manque, je l'ai ressenti fortement, et c'est en cela que le
livre de Peter laisse désirer.