Daniel Deshays
Ce que l'écoute nous propose, c'est un jeu avec l'absence.
Car l'écoute s'organise en regard de la mémoire,
celle de tous les sons déjà entendus - dans cette
tenue à distance par l'incertitude du souvenir, dans un
"comment c'était déjà?".
Mémoire pourtant certaine, dans l'opacité des ordonnancements
qu'elle élabore. Mémoire à laquelle on n'échappe
pas, dans une obligation réflexe de s'y référer,
l'objet sonnant pourtant devant nous, présent à
la vue. Je vois bien devant moi l'objet qui sonne, il faut pourtant
confirmer à mon entendement qu'il y a conformité
avec ce que j'en sais déjà. Conformité malgré
le léger écart entre ce que j'entend et ce dont
je me souviens.
Écouter c'est se souvenir, mais c'est autant pouvoir
supposer un devenir à ce son et accepter sa venue. Prévoir
ce que la suite sera, par ce que j'en sais déjà,
à travers le souvenir de mes expériences passées
- l'abondante fréquentation de l'écoute musicale
ou sonore aide à prévoir.
Écoute de l'expérience passée sous l'écart
qui m'en sépare, malgré l'urgence et la tension
qu'impose l'écoute que je suis en train de poursuivre presque
malgré moi.
Tension afin de rester présent à l'événement
dans lequel elle nous conduit et nous oblige. -"Si je ne
tiens pas la continuité je vais perdre le fil". Car
dans un sonore qui disparaît au fur et à mesure qu'il
s'annonce, pas de retour possible. L'oreille n'a pas, comme l'oeil
lisant, la liberté d'opérer un retour sur la page.
Écoute, ici dans la volonté tendue de suivre tout
ce qui va paraître.
Puis ce nouveau trajet s'inscrit à son tour dans la mémoire,
nouvelle donnée, nouvelles références stockées,
disponibles aux expériences futures.
Ainsi, l'écoute se renouvelle et se complète en
nous. Le cheminement de l'écoute est errance, balayant
à l'entours tous les signes émergents.
Dans ce trajet d'écoute se marquent pourtant des arrêts,
fixations soudaines d'un détail, pris dans le désir
d'observer. Auditeur ramené en lui l'espace d'un instant,
se perd alors le fil de l'écoute dont il jouissait pourtant
quelques secondes auparavant.
Prenant ses distances, "l'écoutant" sait relativiser
l'engagement dans lequel il se tient, selon l'objet et le sujet
considéré: l'écoute de l'interprétation
donnée par le concertiste face à celle de l'amateur
ne place pas le regard au même endroit: à l'un on
offre une écoute abandonnée et jouisseuse, pour
l'autre elle sera distante et critique sous le crédit pourtant
offert à ce deuxième.
Ces deux situations nous engagent pourtant tout entier. Elles
installent tour à tour notre corps d'auditeur dans une
acceptation généreuse, une ouverture, ou, au contraire,
dans une tension, sous la crainte d'un échec pressenti
en chaque maladresse.
Et c'est tout le corps qui est touché par ce qui vient
de passer par l'oreille, tout le corps qui est mis en tension
ou en épanouissement. Tout ouïe - l'être est
totalement engagé à travers son écoute.
Le corps de l'écoutant (plutôt que de l'auditeur)
est relié par l'infime orifice de l'oreille au corps du
joueur (plutôt qu'exécutant ou interprète).
C'est dans une complicité, une mise dans le jeu, que mon
corps respire avec lui; que la salle entière respire avec
lui.
J'oublie la salle au moment ou l'écoute me renvoie en moi
et en lui, dans ces lieux exclusifs de la mémoire, pourtant
je la ressens cette salle - du moins par le silence qui y règne,
témoin de l'unité d'écoute qui l'habite.
Pourtant, chaque écoute est singulière. Chaque auditeur
possède une mémoire combien différente des
autres assemblés dans ce côtoiement d'écoutes.
Car si l'écoute est personnelle c'est qu'elle procède
de la comparaison de ce qui est entendu avec ce qui est connu.
La mémoire, lieu de cet échange est autant mémoire
de timbres, de gestes qui les produisent que du fruit des lectures
de partitions voire des nuances des diverses interprétations
rencontrées en concert ou lors d'écoutes de disques.
Mémoire, somme de sentiments incertains dans l'éloignement
qu'ils tiennent avec nous, vers lesquels pourtant, une attraction
questionnante ne cesse de nous ramener.
Mais l'écoute ne se produit pas que dans ce simple mouvement.
Elle n'est pas un simple bureau d'authentification. L'écoute
est désirante et c'est dans une errance attentive qu'elle
se nourrit.
Nous ne sommes pas munis de deux entonnoirs, écarquillés,
recevant la totalité de ce qui nous est proposé
à chaque instant. Non, trop de travail à fournir
pour parvenir à tout saisir d'un coup. L'économie
dans laquelle le corps se réserve et qui nous guide, nous
fait préférer de considérer, de lieu en lieu,
de temps en temps, les émergences signifiantes.
Il est inutile de tout entendre. Et c'est notre corps lui-même
qui nous le signifie par son comportement. Ce qui est repéré
est aussitôt abandonné pour laisser disponible notre
perception à ce qui arrive de nouveau, voire exceptionnellement
à ce qui pourrait être inouï.
Sous trop de nouveauté, à l'écoute d'une
oeuvre nouvelle par exemple, l'inquiétude s'installe, sous
le poids de trop d'éléments à comprendre,
repérer et classer. Il nous faudra forcer l'écoute
dans la tension et la fatigue. La réécoute devient
alors nécessaire pour refaire le parcours dans le plaisir
attendu de le retracer.
Notre attention, comprenant que cette écoute nouvelle ne
comporte que peu de risques (comparé à ceux que
nos oreilles rencontrent en traversant une rue) et la contrainte
d'écoute ne pouvant être maintenue, l'écoute
décroche, l'attention s'évade perdant tout contact
avec l'ici et le maintenant.
L'écoute n'est plus que de nous même et en nous même,
nous faisant basculer dans le rêve. Au réveil sortant
de ce demi abandon, l'auditeur se trouve très étonné
qu'une partie du discours soit absent de lui. Une pièce
manque à sa résolution syntaxique.
Cette écoute s'organise au long d'un parcours et dans
des choix. L'attention choisit de se fixer un moment sur un détail
de l'oeuvre puis sur un autre, survient le mouvement du chef,
le charme d'un visage, et notre oeil nous trahit. Puis, dans un
sursaut de volonté, tentant de rassembler la perception
globale d'un court instant, on ferme les yeux pour s'extraire
de ce que la vue semble ne pas imposer mais qui pourtant insiste.
Cette vue distrait autant qu'elle favorise l'acuité de
l'écoute. Les yeux fermés, l'orchestre se rassemble,
nous laissant pourtant encore la liberté d'errer auditivement
parmi les musiciens.
Il faut sortir du concert pour faire apparaître plus clairement
le processus. Considérons le moment qui a précédé
votre venue au concert. L'instant du rendez vous dont vous aviez
convenu avec votre amie. Vous vous êtes retrouvé
au café quelque temps avant ce concert. Vous avez conversé
ensemble.
Au fil du dialogue, la salle bruyante dans laquelle vous êtes
assis, s'est peu à peu estompée, s'effaçant
de votre conscience. Son niveau de bruit ne change pas, pourtant
vous n'entendez plus que votre amie. Ce qu'elle vous dit occupe
toute votre attention. Ainsi vous avez, peu à peu isolé
dans un contexte sonore chargé et complexe, l'objet du
désir de votre écoute. Cette voix n'est pas n'importe
laquelle, elle représente votre objet de désir.
Je souhaite n'entendre que toi, mon amie - écoute amoureuse.
Ecoute désirante, cette faculté illustre notre liberté
de choix. C'est celle qui nous échappe à chaque
instant et en tous lieux. La salle de concert est l'un de ceux-ci.
Nous ne parvenons qu'à de rares instants à saisir
la somme qui nous est proposée, le reste du temps est errance
poursuivant détails et émergences et c'est à
notre insu que tout se passe, soudain surpris de découvrir
où notre écoute a pu nous déposer.
"Ecouter sans divagation aucune, sans se laisser jamais
distraire par les bruits de la vie, est-ce encore écouter?"
nous dit Peter Szendy p146 continuant, "l'écoute
ne doit-elle pas accueillir en son sein quelques flottements?
Une écoute responsable ne doit-elle pas être flottante?"...
Sortant du café pour rejoindre la salle de concert,
vous traversez la rue en conversant. Des pneus crissent, vous
sautez sur le trottoir, retenant votre amie.
L'écoute qui a guidée ce réflexe l'a emportée
sur celle qui vous tenait dans ce bel échange. C'est un
lieu dans l'écoute qui reste vigilant jour et nuit, conservant
toujours en nous un espace de protection, Il nous permet de laisser
vivre tous les autres niveaux de l'écoute, en assurant
pendant ce temps notre survie. Ecoute animale, une chronologie
des indices de dangers la guide.
Puisque nous sommes à cet endroit, je voudrais faire une
parenthèse pour indiquer que c'est sur cette faculté
que le cinéma industriel fonde en partie sa persuasion.
Dans une succession de plans rapides que l'oeil suit comme il
peut, sont posés synchroniquement et souvent aux changements
de plans, des sons violents. Ils ont la faculté de prendre
tous les spectateurs au même niveau d'écoute, au
ventre: celui qui est commun à tous. Ici n'entre plus en
jeu l'épaisseur du sédiment culturel de nos mémoires
d'écoutes. Ni notre écoute critique. Ici pas de
distance, pas de recul offert. A cet endroit, nous avons tous
la même mémoire, celle qui permet à chacun
de conserver sa vie. Le film ne ment assurément pas lorsqu'il
est dit dédié à tous publics.
Nous voilà bien loin de l'écoute musicale raffinée
et profonde dont nous parle Peter Szendy. Pourtant cette donnée
nous aide à comprendre comment nous sommes pris par l'oreille,
abusés dans notre consentement.
Retour au café. Supposons enfin que quelqu'un souhaite
fixer cet instant de rencontre entre nos deux mélomanes
amoureux au moyen d'un magnétophone. Ce que capteraient
les micros placés à notre table ne nous donneraient
jamais à entendre ce bel isolement sonore dans lequel se
trouvait notre couple. Il nous offriraient des dialogues noyés
dans le brouhaha assourdissant du café. Les micros ne sont
pas encore capables d'effectuer le tri que notre cerveau avait
opéré. Bien plus, à la réécoute
de la bande, nos moyens de séparer dans l'écoute
le dialogue de cet entropique bruit de fond sont très faibles.
Les sons rassemblés en un enregistrement compacté,
rendent vain tout parcours d'écoute dans l'épaisseur
de ces données.
A ce moment vous commencez à percevoir ce qui différencie
l'écoute en concert de l'écoute discographique.
La différence ne se trouve pas dans le pouvoir séparateur
que le disque nous offre par la qualité de la prise de
son et de la possibilité de tout entendre de la partition.
L'ingénieur du son sait suivre une partition et favoriser
au long d'un enregistrement l'apparition des éléments
du discours musical qu'il serait bon de faire émerger.
Mais ce que nous fait perdre l'enregistrement, à coup sûr,
c'est la liberté d'errance dans les multiples pupitres
de l'orchestre, cette liberté de flâner dans l'écoute,
de plonger sur un détail puis de reprendre de l'altitude
comme on pouvait le faire dans l'ambiance surchargé du
café, ou ici, dans la salle de concert.
Ce que nous donne le preneur de son dans le disque c'est son écoute
; même remarquable, elle reste un unique point de vue. Elle
n'est pas comparable à la liberté de l'écoute
que nous offre le concert. Au concert chaque auditeur fait son
trajet librement, organisant son écoute au plus près
de ses désirs, suivant le chemin où son écoute
veut bien le guider.
Alors Peter, les transcriptions pour piano restent un espace musical
accessible aux pratiques domestiques, même si elles n'ont
plus de gros succès. La musique vivante est un espace intime,
elle est aussi un espace de liberté.
La réduction de partition si elle est une réduction
de l'oeuvre ne produit aucune réduction d'écoute
; contrairement à ce que produit le disque.
Même s'il est un magnifique support d'édition, le
disque reste encore, du point de vue de l'écoute un superbe
malentendu.
Mais, grâce à notre fascinant pouvoir de représentation, dans ce retour par la mémoire qu'organise l'écoute du disque, l'image se reconstitue, figurant en nous ce que l'on n'a pas vu mais dont on se souvient pourtant.