Écouter et inscrire l'écoute

A propos du livre de Peter Szendy Ecoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001)

Samedi 20 octobre 2001, IRCAM

 

Daniel Deshays

 

Ce que l'écoute nous propose, c'est un jeu avec l'absence.
Car l'écoute s'organise en regard de la mémoire, celle de tous les sons déjà entendus - dans cette tenue à distance par l'incertitude du souvenir, dans un "comment c'était déjà?".
Mémoire pourtant certaine, dans l'opacité des ordonnancements qu'elle élabore. Mémoire à laquelle on n'échappe pas, dans une obligation réflexe de s'y référer, l'objet sonnant pourtant devant nous, présent à la vue. Je vois bien devant moi l'objet qui sonne, il faut pourtant confirmer à mon entendement qu'il y a conformité avec ce que j'en sais déjà. Conformité malgré le léger écart entre ce que j'entend et ce dont je me souviens.

Écouter c'est se souvenir, mais c'est autant pouvoir supposer un devenir à ce son et accepter sa venue. Prévoir ce que la suite sera, par ce que j'en sais déjà, à travers le souvenir de mes expériences passées - l'abondante fréquentation de l'écoute musicale ou sonore aide à prévoir.
Écoute de l'expérience passée sous l'écart qui m'en sépare, malgré l'urgence et la tension qu'impose l'écoute que je suis en train de poursuivre presque malgré moi.
Tension afin de rester présent à l'événement dans lequel elle nous conduit et nous oblige. -"Si je ne tiens pas la continuité je vais perdre le fil". Car dans un sonore qui disparaît au fur et à mesure qu'il s'annonce, pas de retour possible. L'oreille n'a pas, comme l'oeil lisant, la liberté d'opérer un retour sur la page. Écoute, ici dans la volonté tendue de suivre tout ce qui va paraître.
Puis ce nouveau trajet s'inscrit à son tour dans la mémoire, nouvelle donnée, nouvelles références stockées, disponibles aux expériences futures.
Ainsi, l'écoute se renouvelle et se complète en nous. Le cheminement de l'écoute est errance, balayant à l'entours tous les signes émergents.
Dans ce trajet d'écoute se marquent pourtant des arrêts, fixations soudaines d'un détail, pris dans le désir d'observer. Auditeur ramené en lui l'espace d'un instant, se perd alors le fil de l'écoute dont il jouissait pourtant quelques secondes auparavant.

Prenant ses distances, "l'écoutant" sait relativiser l'engagement dans lequel il se tient, selon l'objet et le sujet considéré: l'écoute de l'interprétation donnée par le concertiste face à celle de l'amateur ne place pas le regard au même endroit: à l'un on offre une écoute abandonnée et jouisseuse, pour l'autre elle sera distante et critique sous le crédit pourtant offert à ce deuxième.
Ces deux situations nous engagent pourtant tout entier. Elles installent tour à tour notre corps d'auditeur dans une acceptation généreuse, une ouverture, ou, au contraire, dans une tension, sous la crainte d'un échec pressenti en chaque maladresse.
Et c'est tout le corps qui est touché par ce qui vient de passer par l'oreille, tout le corps qui est mis en tension ou en épanouissement. Tout ouïe - l'être est totalement engagé à travers son écoute.
Le corps de l'écoutant (plutôt que de l'auditeur) est relié par l'infime orifice de l'oreille au corps du joueur (plutôt qu'exécutant ou interprète).
C'est dans une complicité, une mise dans le jeu, que mon corps respire avec lui; que la salle entière respire avec lui.
J'oublie la salle au moment ou l'écoute me renvoie en moi et en lui, dans ces lieux exclusifs de la mémoire, pourtant je la ressens cette salle - du moins par le silence qui y règne, témoin de l'unité d'écoute qui l'habite.
Pourtant, chaque écoute est singulière. Chaque auditeur possède une mémoire combien différente des autres assemblés dans ce côtoiement d'écoutes.
Car si l'écoute est personnelle c'est qu'elle procède de la comparaison de ce qui est entendu avec ce qui est connu. La mémoire, lieu de cet échange est autant mémoire de timbres, de gestes qui les produisent que du fruit des lectures de partitions voire des nuances des diverses interprétations rencontrées en concert ou lors d'écoutes de disques. Mémoire, somme de sentiments incertains dans l'éloignement qu'ils tiennent avec nous, vers lesquels pourtant, une attraction questionnante ne cesse de nous ramener.
Mais l'écoute ne se produit pas que dans ce simple mouvement. Elle n'est pas un simple bureau d'authentification. L'écoute est désirante et c'est dans une errance attentive qu'elle se nourrit.
Nous ne sommes pas munis de deux entonnoirs, écarquillés, recevant la totalité de ce qui nous est proposé à chaque instant. Non, trop de travail à fournir pour parvenir à tout saisir d'un coup. L'économie dans laquelle le corps se réserve et qui nous guide, nous fait préférer de considérer, de lieu en lieu, de temps en temps, les émergences signifiantes.
Il est inutile de tout entendre. Et c'est notre corps lui-même qui nous le signifie par son comportement. Ce qui est repéré est aussitôt abandonné pour laisser disponible notre perception à ce qui arrive de nouveau, voire exceptionnellement à ce qui pourrait être inouï.
Sous trop de nouveauté, à l'écoute d'une oeuvre nouvelle par exemple, l'inquiétude s'installe, sous le poids de trop d'éléments à comprendre, repérer et classer. Il nous faudra forcer l'écoute dans la tension et la fatigue. La réécoute devient alors nécessaire pour refaire le parcours dans le plaisir attendu de le retracer.
Notre attention, comprenant que cette écoute nouvelle ne comporte que peu de risques (comparé à ceux que nos oreilles rencontrent en traversant une rue) et la contrainte d'écoute ne pouvant être maintenue, l'écoute décroche, l'attention s'évade perdant tout contact avec l'ici et le maintenant.
L'écoute n'est plus que de nous même et en nous même, nous faisant basculer dans le rêve. Au réveil sortant de ce demi abandon, l'auditeur se trouve très étonné qu'une partie du discours soit absent de lui. Une pièce manque à sa résolution syntaxique.

Cette écoute s'organise au long d'un parcours et dans des choix. L'attention choisit de se fixer un moment sur un détail de l'oeuvre puis sur un autre, survient le mouvement du chef, le charme d'un visage, et notre oeil nous trahit. Puis, dans un sursaut de volonté, tentant de rassembler la perception globale d'un court instant, on ferme les yeux pour s'extraire de ce que la vue semble ne pas imposer mais qui pourtant insiste.
Cette vue distrait autant qu'elle favorise l'acuité de l'écoute. Les yeux fermés, l'orchestre se rassemble, nous laissant pourtant encore la liberté d'errer auditivement parmi les musiciens.
Il faut sortir du concert pour faire apparaître plus clairement le processus. Considérons le moment qui a précédé votre venue au concert. L'instant du rendez vous dont vous aviez convenu avec votre amie. Vous vous êtes retrouvé au café quelque temps avant ce concert. Vous avez conversé ensemble.
Au fil du dialogue, la salle bruyante dans laquelle vous êtes assis, s'est peu à peu estompée, s'effaçant de votre conscience. Son niveau de bruit ne change pas, pourtant vous n'entendez plus que votre amie. Ce qu'elle vous dit occupe toute votre attention. Ainsi vous avez, peu à peu isolé dans un contexte sonore chargé et complexe, l'objet du désir de votre écoute. Cette voix n'est pas n'importe laquelle, elle représente votre objet de désir. Je souhaite n'entendre que toi, mon amie - écoute amoureuse.
Ecoute désirante, cette faculté illustre notre liberté de choix. C'est celle qui nous échappe à chaque instant et en tous lieux. La salle de concert est l'un de ceux-ci.
Nous ne parvenons qu'à de rares instants à saisir la somme qui nous est proposée, le reste du temps est errance poursuivant détails et émergences et c'est à notre insu que tout se passe, soudain surpris de découvrir où notre écoute a pu nous déposer.
"Ecouter sans divagation aucune, sans se laisser jamais distraire par les bruits de la vie, est-ce encore écouter?" nous dit Peter Szendy p146 continuant, "l'écoute ne doit-elle pas accueillir en son sein quelques flottements? Une écoute responsable ne doit-elle pas être flottante?"...

Sortant du café pour rejoindre la salle de concert, vous traversez la rue en conversant. Des pneus crissent, vous sautez sur le trottoir, retenant votre amie.
L'écoute qui a guidée ce réflexe l'a emportée sur celle qui vous tenait dans ce bel échange. C'est un lieu dans l'écoute qui reste vigilant jour et nuit, conservant toujours en nous un espace de protection, Il nous permet de laisser vivre tous les autres niveaux de l'écoute, en assurant pendant ce temps notre survie. Ecoute animale, une chronologie des indices de dangers la guide.
Puisque nous sommes à cet endroit, je voudrais faire une parenthèse pour indiquer que c'est sur cette faculté que le cinéma industriel fonde en partie sa persuasion. Dans une succession de plans rapides que l'oeil suit comme il peut, sont posés synchroniquement et souvent aux changements de plans, des sons violents. Ils ont la faculté de prendre tous les spectateurs au même niveau d'écoute, au ventre: celui qui est commun à tous. Ici n'entre plus en jeu l'épaisseur du sédiment culturel de nos mémoires d'écoutes. Ni notre écoute critique. Ici pas de distance, pas de recul offert. A cet endroit, nous avons tous la même mémoire, celle qui permet à chacun de conserver sa vie. Le film ne ment assurément pas lorsqu'il est dit dédié à tous publics.
Nous voilà bien loin de l'écoute musicale raffinée et profonde dont nous parle Peter Szendy. Pourtant cette donnée nous aide à comprendre comment nous sommes pris par l'oreille, abusés dans notre consentement.

Retour au café. Supposons enfin que quelqu'un souhaite fixer cet instant de rencontre entre nos deux mélomanes amoureux au moyen d'un magnétophone. Ce que capteraient les micros placés à notre table ne nous donneraient jamais à entendre ce bel isolement sonore dans lequel se trouvait notre couple. Il nous offriraient des dialogues noyés dans le brouhaha assourdissant du café. Les micros ne sont pas encore capables d'effectuer le tri que notre cerveau avait opéré. Bien plus, à la réécoute de la bande, nos moyens de séparer dans l'écoute le dialogue de cet entropique bruit de fond sont très faibles. Les sons rassemblés en un enregistrement compacté, rendent vain tout parcours d'écoute dans l'épaisseur de ces données.
A ce moment vous commencez à percevoir ce qui différencie l'écoute en concert de l'écoute discographique. La différence ne se trouve pas dans le pouvoir séparateur que le disque nous offre par la qualité de la prise de son et de la possibilité de tout entendre de la partition. L'ingénieur du son sait suivre une partition et favoriser au long d'un enregistrement l'apparition des éléments du discours musical qu'il serait bon de faire émerger. Mais ce que nous fait perdre l'enregistrement, à coup sûr, c'est la liberté d'errance dans les multiples pupitres de l'orchestre, cette liberté de flâner dans l'écoute, de plonger sur un détail puis de reprendre de l'altitude comme on pouvait le faire dans l'ambiance surchargé du café, ou ici, dans la salle de concert.
Ce que nous donne le preneur de son dans le disque c'est son écoute ; même remarquable, elle reste un unique point de vue. Elle n'est pas comparable à la liberté de l'écoute que nous offre le concert. Au concert chaque auditeur fait son trajet librement, organisant son écoute au plus près de ses désirs, suivant le chemin où son écoute veut bien le guider.
Alors Peter, les transcriptions pour piano restent un espace musical accessible aux pratiques domestiques, même si elles n'ont plus de gros succès. La musique vivante est un espace intime, elle est aussi un espace de liberté.
La réduction de partition si elle est une réduction de l'oeuvre ne produit aucune réduction d'écoute ; contrairement à ce que produit le disque.
Même s'il est un magnifique support d'édition, le disque reste encore, du point de vue de l'écoute un superbe malentendu.

Mais, grâce à notre fascinant pouvoir de représentation, dans ce retour par la mémoire qu'organise l'écoute du disque, l'image se reconstitue, figurant en nous ce que l'on n'a pas vu mais dont on se souvient pourtant.