Sur Ecoute. Une histoire de nos oreilles (Minuit, 2001) de Peter Szendy

Samedi 20 octobre 2001, IRCAM

 

Esteban Buch

 

Le livre de Peter Szendy paraît dire, écoute-moi comme tu veux, lis-moi comme tu veux, mais, de grâce, ne me fait pas l'affront de t'ennuyer avec moi. Ce qui ne risque pas d'arriver, le texte ayant des qualités littéraires assez évidentes pour que je m'y arrête. Il paraît en tout cas autoriser un type de lecture qui en principe ne devrait pas être à sa place dans le contexte d'une discussion comme celle-ci : une lecture partielle, partiale, intéressée, distraite, divertissante. Une lecture qui serait tout sauf une description et une évaluation systématiques de son propos, de sa structure, de son appareil critique, de la rigueur de ses démonstrations. Autrement dit, il semble demander à être traité de la même manière qu'il nous invite à traiter les oeuvres musicales : loin de la structure et du devoir, du côté du plaisir et de la liberté. On pourrait envisager d'y entrer comme dans une oeuvre musicale enfin sauvée du carcan que lui impose le devoir de l'écoute, par exemple du côté de nos moments favoris ­ l'idée du moment favori étant d'ailleurs mon idée favorite dans ce livre, ou en tout cas l'une d'entre elles.

J'y reviendrai, à mes moments favoris. Mais comme je suis tout de même une victime du devoir, une proie facile du devoir de lecture, je vais commencer du côté de la structure. Sus aux catégories : du point de vu du genre, ou de la discipline, cet ouvrage tient à la fois de l'essai philosophique, et du livre d'histoire. Ce qui se reflète dans son double titre. Pour ce qui est de la philosophie, on peut le ranger dans la case de l'esthétique musicale, qui d'ailleurs s'est souciée de la question de l'écoute davantage, me semble-t-il, que ce qu'on a l'habitude le croire, quitte à le faire d'un point de vue normatif qui nous est devenu antipathique : Du beau musical de Hanslick, qu'est-ce, sinon un traité sur l'écoute ? Quant au côté historique, on peut appeler cela de l'histoire culturelle, mais bien sûr ce n'est pas important. Plus intéressant me paraît le nombre d'objets qu'il évoque, ou qu'il convoque. Le fait qu'il mette ensemble ces choses normalement disjointes, l'auditeur et l'arrangeur, l'expert juridique et l'expert technique, Liszt et le DJ Objets frères, ou en tout cas cousins, les droits d'auteur, l'arrangement, la critique, la phonographie, enfin, et surtout, la notion d'oeuvre et la notion d'écoute. L'hypothèse de base, ou en tout cas l'une d'entre elles, étant que l'oeuvre et l'écoute, l'oeuvre d'art au sens emphatique du terme, et l'écoute normative dont il est le plus souvent question ici, s'appellent et se construisent l'une l'autre.

Cela suggère une cohérence du dispositif, dans une perspective peut-être comparable à une archéologie foucauldienne, qui serait inquiétante si elle ne laissait autant de possibilités de résistance, de réappropriation, de création, ou en tout cas de plaisir, plaisir privé. Et on pourrait risquer une lecture politique de tout cela, où le choix des moments favoris correspondrait à ce qui reste à chacun de nous face à un projet de dressage général des oreilles et des corps (mais d'autres diraient : d'éducation), qui d'ailleurs aurait dressé (éduqué) ces oreilles du même élan qu'elle les aurait construites, rendant ainsi d'autant plus difficile d'écouter autrement. Ce à quoi on pourrait opposer (mais il me faut insister sur tous ces conditionnels) quelque chose comme un programme d'écoute libertaire, à distinguer autant des écoutes normatives institutionnalisées que de la vision pessimiste de ceux qui, du moment que les oreilles n'ont pas de paupières, dénoncent plutôt le pouvoir envahissant de la musique et du son. Et l'on pourrait ainsi affirmer que, au bout du compte, les oreilles disent, et décident, au moins quelque chose. Ce qui en fait reviendrait à dresser un constat de l'échec du projet disciplinaire, échec relatif en tout cas, peut-être à mettre en relation avec l'échec relatif de tous les projets de créer une religion de l'art

Quitte après à découvrir, du côté de la psychanalyse, jusqu'à quel point les moments favoris sont moins ceux que nous avons choisis que ceux qui nous ont choisi, eux, souvent pour le meilleur et parfois pour le pire. Peut-être que la cousine de Peter, que celui-ci, enfant, s'amusait à effrayer avec la Musique pour cordes, percussion et céleste, déteste Bartók, tout autant que lui en jouit

Mais j'avais dit : livre d'histoire. En fait, l'histoire est le plus souvent faite de séries, et Peter Szendy semble avoir les séries en horreur ­ il nous dira peut-être si cela s'applique également aux séries musicales. Son histoire de nos oreilles est une histoire de singularités. C'est plutôt le résultat des envies de quelqu'un qui aurait construit le projet d'un énorme faisceau d'histoires pour ensuite extraire de cet ouvrage imaginaire une poignée de moments favoris, et nous les faire écouter. Ce livre est fait des morceaux choisis d'un livre de cinq cents, huit cents, mille pages qui est postulé comme en négatif.

Je m'explique. Le procès Freischütz, l'affaire Tyszkiewicz, est un épisode extraordinaire (cf.pp.42-44). Il est drôle, absurde, dramatique, etc., tout ce qu'il faut pour en faire un bel objet littéraire. En même temps, sa force tient à sa portée logique, à sa rigueur : il n'est ni plus ni moins que l'équivalent d'une démonstration par l'absurde. Si en niant la thèse j'arrive à contredire la prémisse, je démontre la thèse. Si je peux montrer que mon droit d'individu privé est atteint par ce qui lui est en principe complètement étranger, l'autonomie des décisions d'une institution en matière d'esthétique, alors je prouve que la thèse de l'autonomie institutionnelle est fausse, car l'institution est redevable d'une autre instance, supérieure, celle de l'intégrité de l'oeuvre. Mais cette torsion du sens commun ne fait sens que par rapport à tous les cas normaux qui nous ont permis d'arriver là ; dans le cas du Freischütz, le procès résulte de la collision de plusieurs séries, celle de l'apparition de l'auditeur comme sujet juridique, celle de la notion moderne d'oeuvre d'art, celle de l'autonomie des institutions pour faire des choix esthétiques, sans parler de la relation commerciale entre l'oeuvre comme marchandise et l'auditeur comme acheteur. Tous, des objets qui seraient redevables d'études historiques à part entière, c'est-à-dire en tant que diachronies et non pas en tant que singularités.

Il y a des chercheurs qui font déjà cela, par exemple James Johnson, l'auteur de Listening in Paris (University of California Press, 1995), pour la question de l'écoute, ou Lydia Goehr, avec The Imaginary Museum of Musical Works (Oxford University Press, 1992), pour la notion d'oeuvre, ou d'autres encore pour l'histoire des arrangements, pour celle des techniques, ou pour celle des droits d'auteur, souvent mis à contribution dans ce livre. Je ne reproche donc pas à Peter Szendy de ne pas le faire, puisqu'il fait autre chose. Mais je m'interroge sur la suite, et je l'interroge. Soit la question de la critique musicale : elle est souvent répétitive, et je comprends qu'il n'ait pas eu trop envie de s'y plonger. Le tribunal est bien plus intéressant. Cela dit, il me semble que quelque chose d'essentiel dans l'histoire de l'écoute s'est joué dans l'oreille des critiques, ces écouteurs professionnels. Et que les routines critiques elles-mêmes, avec tout ce qu'elles peuvent avoir, c'est le cas de le dire, de monotones, sont comme un socle à partir duquel on pourrait mettre en perspective les épisodes exceptionnels qui, comme l'affaire Tyszkiewicz, débouchent au tribunal parce qu'ils sont des noeuds où ces séries entrent en contradiction et où, de ce fait, se joue quelque chose de plus général que ce qui définit chacune d'entre elles.

Une chose comparable pourrait d'ailleurs être dite d'une autre grande diachronie, encore plus importante pour l'histoire des pratiques musicales, à savoir l'interprétation musicale, dont à mon avis le livre se débarrasse un peu vite, en disant qu'elle ne met pas en question la notion d'oeuvre. Je veux bien, mais alors ce qu'il faudrait décrire c'est comment l'histoire de l'écoute et celle de l'interprétation mettent en jeu des dispositifs qui tantôt critiquent, tantôt confirment la notion d'oeuvre, et la rendent à la fois efficace et problématique. Bref, jusqu'où peut-on maintenir le pari des cas singuliers ?

Il est toutefois un cas singulier dans ce livre auquel je voulais en venir, un de mes moments favoris, l'analyse de Don Giovanni (pp.129-134). Don Giovanni, en tant qu'opéra, met en scène cette querelle des écoutes, et le triomphe du Commandeur, qui est le triomphe de la Loi, donc de l'oeuvre et de l'écoute structurelle. C'est un passage que je trouve délicieux, et je peux imaginer la joie de Peter Szendy lorsqu'il a découvert cela, la musique elle-même lui tendant le miroir de ses propres oreilles. Ce genre d'inscription, nous en rêvons tous, un objet « musicologique » qui nous permette de tenir ensemble l'oeuvre et le discours, l'analyse musicale et l'approche historique. Mais qu'en est-il, une fois de plus, lorsqu'on s'éloigne de la singularité absolue qu'est cette oeuvre de Mozart ? Où trouver d'autres exemples, d'exemples aussi favoris ? C'est la question de savoir jusqu'à quel point toutes les oeuvres musicales, et non plus tel ou tel chef-d'oeuvre, postulent un certain type d'écoute, et donc de décider jusqu'où l'analyse musicale, qui peut parfois passer à tort pour l'outil qui nous débarrasse de l'écoute, a un avenir comme outil pour analyser l'écoute.

C'est bien sûr le point de départ d'Adorno, tout le problème étant que pour lui, l'analyse de l'écoute ne peut être que l'analyse de la bonne écoute, autrement dit celle de la correspondance entre la structure et le structuré - à laquelle il n'accède, d'ailleurs, que par la description de la structure. Et il n'est pas indifférent que cette position soit précisément celle d'Adorno (même s'il y a d'autres exemples, je pense notamment a De Schloezer), autrement dit d'un théoricien de l'Ecole de Vienne, dont l'histoire est complètement traversée par les paradoxes de l'écoute (l'inaudible de la série, etc).

Mais si cette problématique est cruciale au vingtième siècle, le modèle est en amont, du côté de Beethoven, l'homme chez qui la mort de l'écoute aura permis la transfiguration de l'oeuvre. Or, le grand sourd est lourd, on le sait depuis longtemps, ce qui ne l'empêche pas d'être toujours là. Le livre de Peter Szendy participe, à sa manière, comme d'ailleurs Ludwig van, le film de Kagel dont il est question à un moment (pp.164-167), de la vaste entreprise de démolition du Titan foudroyé, autrement dit, de la critique du canon classique. Entreprise assurément nécessaire, toujours nécessaire.

L'écoute structurelle, globale, téléologique, non lacunaire, non favorite, non zappée ni samplée ni dévoyée, cette écoute du devoir, je veux bien qu'on s'en débarrasse. Il m'arrive souvent de vouloir m'en débarrasser, pour rêver d'un monde sonore où tous les moments seraient mes favoris, ou sinon rien. Entre Don Giovanni et le Commandeur, je choisis Don Giovanni, sans hésiter. Seulement, une fois que le modèle sera complètement renversé, peut-être faudra-t-il créer un petit club retro, qui sera en fait un club d'utopistes, les amateurs d'écoute structurelle, ivres de continuité, de direction, de happy end, de cadences parfaites Non, je plaisante. Mais c'est juste une manière d'évoquer une autre de mes idées favorites du livre, celle d'une conception agonistique des formes de l'écoute, d'une polémologie de l'écoute. Car cette fameuse écoute structurelle, que nous fait-elle de mal, au juste ? Découvrir une structure, cela peut être aussi un moment de jouissance. On me répondra sans doute que l'essentiel est d'avoir le choix. Certes. Mais, l'avons-nous vraiment, en ce qui concerne cette fameuse écoute du devoir ? A-t-elle jamais existé, autrement que comme l'horizon contre lequel mesurer toutes nos écoutes réelles?