"L'acquiescement"

 

Samedi 28 novembre 1998, IRCAM

 

Laurent Feneyrou

 

Ce qui me touche dans le livre de Peter Szendy, c'est la clarté de son acquiescement. Les multiples chemins de Musica practica demeurent autant de traces invitant au voyage. Aucun " Non " ne traverse ses pages. L'assentiment les parcourt toutes. Nombre de textes disent l'inachèvement de leur recherche, mais continuent de chercher, trop heureux de cheminer encore.

" Au commencement, il y a le Oui. Et comme le Oui ne doit pas aller vers le néant, il doit aller vers le non-néant. " (Franz Rosenzweig).

Oui, oui.

Cette affirmation initiale, cet Urwort de L'Échelle de Jacob (commenté dans le chapitre intitulé L'invention de la série) incarne selon moi l'âme du livre.

Dire originellement non serait nier un néant. " Non, non " est un non-sens. " Non " se détache du néant si un " Oui " le précède.

Et " Oui " ouvre, invite au mot suivant, s'attache à tout, mais s'efface aussi à travers à l'avènement de la parole, terme tenu de sa promesse.

Cette ouverture retrouve un signe de la mystique juive, l'aleph ténébreux, son inaudible qui contient tous les autres et qui, par le moyen de bet qui le suit immédiatement, devient lumineux, cause de toutes choses.

Je voudrais attirer votre attention non sur la méthode, mais sur l'attitude qui se fait jour dans les sinuosités de cette pensée. Tous les articles de Peter Szendy sont éminemment exégétiques. Je ne peux m'empêcher d'y voir comme un lointain et discret héritage de la tradition talmudique et midrashique, privilégiant l'indécis, l'ouverture comme principe herméneutique.

Chaque texte devient une interprétation de la lettre, plus encore que du son, d'un traditum approfondi à travers des significations et des parcours inouïs. Où, pour emprunter à Derrida, traditum désignerait une tradition de l'interrogation. Tout discours interroge. Aucun ne peut répondre à l'autre. Toute parole est seule, interminable, aucune réponse ne peut en écrire la fin : " L'écriture s'écrit mais s'abîme aussi dans sa propre représentation. " (Jacques Derrida, dans L'écriture et la différence)

C'est ainsi que je lis Sous réserve, exégèse de quelques pages de la Recherche du temps perdu, mais aussi les discologies bartókiennes de S'arranger et L'invention de la surprise, avec ses fragments de Thomas Mann. Ou plus récemment, les commentaires sur Pierre Schaeffer .

C'est ainsi aussi que j'aime à lire les commentaires sur le chiffre 13 dans L'invention de la série : " Le chiffre treize, notamment, aura en effet joué un rôle important dans l'oeuvre de Schoenberg en général, et surtout, il scande de manière récurrente les diverses étapes de la genèse de l'Échelle. " Oeuvre de la tentation dodécaphonique, L'Échelle de Jacob repose donc sur ce 13, qui ne serait qu'un 12 + 1, promesse d'une autre dodécade à venir.

Oui, oui.

" Oui, oui " nous dit encore autre chose. Son redoublement. Sa confirmation. Le destin du oui est en effet d'être répété.

Tout n'est ici que répétition, une répétition qui modifie, travestit le sens du répété, dans un incessant mouvement de va-et-vient, mais l'éclaire aussi, le précise, le révèle et masque jusqu'à son identité même de répétition, jusqu'à l'antériorité de ce qu'elle répète.

Commentaire commentant déjà un commentaire : c'est notamment le cas dans D.J. Le fantôme de l'opéra, où Dallapiccola et Leibowitz irriguent de leurs thèses les spectres du Don Giovanni de Mozart.

Autres exemples :

S'écouter écouter, extase de l'écoute musicale.

La radio compense selon Bartók la distance entre le lieu de l'auditeur et celui du concert, et son usage doit compenser encore cette distance pour éviter l'écoute dispersée, superflue et inattentive.

Si l'oeuvre schoenberguien, " sorte de sismogramme, partage déjà un trait proprement discographique ou discologique ", alors le disque schoenberguien sera un disque du discologique .

Et quel sera le sort de la surprise dans la symphonie du même nom de Joseph Haydn ? " La surprise, donc, se reproduit plus d'une fois, une fois de plus. On pourrait même dire qu'elle ne se sera véritablement produite en tant que telle qu'une fois reproduite, une fois identifiée par cette marque supplémentaire qui l'annonce dans son itérabilité. "

Partout l'écriture est une réécriture, l'enregistrement un réenregistrement, la musique un écho, ceux d'Orfeo notamment que Peter Szendy analyse avec délectation. Je voudrais lui suggérer ces autres échos dans le concerto Audi coelum extrait des Vespro della Beata Vergine : gaudio / audio, les réjouissances de l'écoute, Maria, la vierge et les mers, ou bien solamen / amen, la consolation de la prière. Ou encore ces deux choeurs superposés, qui, en ces temps d'humanisme, chantent dans la Selva morale et spirituale : homo / omnis. L'homme est tout ou tout est homme.

Et l'écho réinvestit le son originel qui l'avait lui-même investi.

Dans une telle réflexion, l'Un demeure impossible. S'il n'y a pas de différence, il faudra en créer. L'Un se scinde dans les figures de la césure, de l'ossia, de la disjonction, du bégaiement, celui de Kretzschmar dans le Docteur Faustus de Thomas Mann commenté dans L'invention de la surprise.

 

Distinguer et répéter.

Qui de l'homme ou de son spectre tiendra promesse ?

Disques, instruments mécaniques, techniques et technologies de la répétition nous miroitent encore un avenir.

Donc, oui, oui.