"Szendy que me veux-tu ?"

 

Samedi 28 novembre 1998, IRCAM

 

 

Célestin Deliège

 

" De Monteverdi à James Brown ", la trajectoire est peu vectorielle. Où va ? - où veut ? - nous conduire Szendy, dans le cadre de ce qui fut six conférences dont le but déclaré serait la pratique de la musique à travers l'arrangement et la phonographie ? Singulier espace dans lequel vous hésitez à entrer ! Ce fut mon cas quand l'ouvrage me tomba entre les mains. Cet espace est-il musicologique ? Éventuellement, mais alors cette musicologie m'apparaît dépourvue de précédent. Aujourd'hui, le livre refermé, et après mille hésitations, je suis arrivé à la conclusion que Musica practica représente pour moi une première tentative de musicologie analytique dans un sens voisin du cadre philosophique ainsi qualifié. Pourquoi ? Parce que une base logique sert à une patiente déconstruction de textes complaisamment cités - y compris dans la langue originale - sans que l'auteur apparaisse au premier plan en s'imposant par une argumentation critique. La mission qu'il se donne est celle d'un guide. Dira-t-on pour autant qu'il n'y ait pas d'espace critique dans ce livre ? Non, mais il est réservé au lecteur. J'y ai pour ma part trouvé l'occasion d'une méditation sur une série de thèmes singulièrement actuels : l'improvisation, la citation, la transcription, le fragment, la poétique du doute, la probabilité et son contraire dans le discours musical, l'invention, la culture industrielle, l'analyse projective... C'est beaucoup, c'est trop pour que j'en fasse ici plus que confidence.

Je me suis ainsi ouvert pas mal de portes en lisant cet ouvrage qui au premier abord m'avait tant dérouté. Le problème était de trouver des clefs - je dis bien " des " et non " les " - car ce que fait Szendy, c'est nous donner un trousseau, à nous alors de trouver les accès à la promenade. Car c'est bien d'une promenade qu'il s'agit dès qu'on pénètre dans ce labyrinthe, et croyez-moi, c'en est un. À défaut de vous servir de guide, ce qui de ma part serait honteusement outrecuidant, je puis vous confier mes clefs, quitte à ce que vous en trouviez de meilleures dans le trousseau de l'auteur.

Dans ce territoire analytique, par chance, j'ai rencontré d'emblée (p. 17) une vieille connaissance, le philosophe J. L. Austin, il m'a suffi de le suivre et les voies qu'il m'indiquait m'ont paru si pertinentes que je n'ai plus rien vu d'autre, ce dont j'espère que l'auteur voudra bien ne pas me tenir rigueur. Austin a passé sa courte vie à construire une sorte de dialectique entre le dire et le faire ; on la retrouve un peu partout dans ses écrits et plus explicitement dans How to do things with words que le traducteur français a trahi par un titre un peu racoleur, confondant le quand et le comment, par Quand dire c'est faire. Quand je parle d'une dialectique, c'est dans le sens de la complémentarité entre le dire et le faire chez Austin, relation que l'on peut étendre chez Szendy à tous les synonymes de ces verbes, comprenant énonciation / réalisation, invention / création, conception / perception etc. Il s'agit donc bien d'une dialectique non hégélienne, faut-il le préciser, qui me renvoie plutôt à la conception qu'en avait Schleiermacher dans sa Dialectique très logiquement fondée qui lui permit de distinguer entre deux formes du savoir : le savoir spéculatif dominé par le concept et le savoir empirique dominé par le jugement. Maniant ces pôles positivement et négativement, il en jouait habilement dans un quadrilatère entre savoir su et non su et non savoir su et non su.

Transposons cela en langage abstrait et nous aurons, si p = dire et q = faire, et non-p et non-q la négation de ces valeurs, les conjonctions suivantes :

p et q

non-p et q

p et non-q

non-p et non-q

Les conjonctions totalement positives et totalement négatives sont les plus rares. J'ai en effet omis de préciser que la complémentarité dialectique entre les pôles propositionnels et réalisationnels est avant tout fondée, chez Szendy, sur une aporie de l'un des deux pôles. Mais ne préjugeons pas outre mesure et voyons plutôt ce que notre promenade nous réserve.

 

1. p et q

M'introduisant dans la galerie des Fantômes de l'opéra, où effectivement ils étaient nombreux, je faillis bousculer Leibowitz tant j'étais pressé d'atteindre Dallapiccola. J'avais été séduit par son propos en 1948 quand il faisait ce que Boulez appelle irrévérencieusement de l'analyse fausse, ce qui n'est rien de plus méchant qu'une analyse que je préfère appeler projective. À cette époque, Dallapiccola qui vivait légitimement dans l'euphorie de son opéra Le Prisonnier, qu'il venait d'achever, était heureux de trouver quelque caution chez Mozart, et il se projetait - quoi de plus normal - dans la scène finale du Don Giovanni, la scène de la statue du Commandeur. Il y montrait un trait expressionniste en douze sons. À cent soixante ans de distance, les deux compositeurs étaient frères. Et énonçant sa vérité chez Mozart, Dallapiccola démontrait avec pertinence que Mozart à travers son sens du chromatisme avait bien accompli cette vérité. Toutefois, ne nous y trompons pas, si du point de vue dallapiccolien la démonstration coïncide bien avec la réalisation mozartienne, autant que l'énoncé chromatique de Mozart coïncide avec la nécessité sérielle ,pour Szendy il n'en va ainsi que pour un instant, " l'ouverture entrebâillée (et vite refermée) d'un dénombrement qui s'esquisse. Le flou du spectre a partie liée avec une précision que l'on aimerait dire sérielle " (p. 159 souligné par Szendy). Si pour trouver un exemple de logique positive, j'ai sollicité l'optimisme de Dallapiccola, Szendy en est resté à son goût de l'aporie. S'asseyant dans le fauteuil de Mozart en compagnie de Hoffmann, ce qu'il a éprouvé, c'est le flou harmonique du passage, l'effondrement tonal symbolisant la fragilité de la statue du Commandeur et de sa promesse de retour : anticipation, avant-lettre d'une issue fatale de l'Histoire.

J'aurais mieux réussi mon exercice de jonglerie avec des implications totalement positives si j'avais choisi l'exemple de la transcription. C'est ici Berio qui donne le coup de pouce (p. 39-40) : s'il enseignait encore la composition il aimerait travailler le domaine avec les étudiants, a-t-il déclaré dans ses célèbres entretiens avec Rossana Dalmonte. En effet, il a entièrement raison, une classe de transcription serait de nos jours une classe de composition adéquate, un atelier travaillant le métier, parcourant sans cesse le chemin de l'énonciation (le modèle) à la réalisation de l'étudiant. On ne pourrait assurer qu'à l'école p impliquera automatiquement q, mais l'histoire, notamment à travers les transcriptions de Liszt, de Busoni et de Schoenberg a pleinement réalisé cette implication positive ; Szendy le rappelle opportunément. Don Juan était une bonne occasion (p. 171-72).

 

2 et 3. non-p et q - p et non-q

Les exemples sillonnent l'ouvrage ; force m'est de limiter la sélection. Nous sortirons à peine de la musique si nous partons des amours discrètes de Mademoiselle Vinteuil qui assombrirent les derniers jours d'un compositeur légendaire. " Gloire compensatrice " répète Szendy en écho du Narrateur de la Recherche. (p. 28). L'Amie avait patiemment reconstitué l'oeuvre dispersée à l'état de fragments : réalisation prodigieuse (q) produite à partir d'énoncés précaires (non-p), et qui plus est, hommage posthume fondé sur la culpabilité inavouée.

Moins exceptionnelle que la fiction est la réalité. Gyorgy Kurtag avec Rickblick produit une anthologie de soi-même (p. 34), formée d'une réunion de fragments de son oeuvre. Loin des amours tues, cette apparente autosatisfaction du regard en arrière peut admettre la même formule logique.

Mais quelle est la logique de l'esquisse (p. 26) sinon un fait qui ne peut s'énoncer (non-p et q). En prendre le risque au concert serait une performance en situation de se ruiner en s'énonçant. Il n'empêche qu'y songer est tentant...

De nos jours, quand les sources d'invention sont taries, on recourt à l'improvisation ou certains compositeur y remédient par l'usage de la citation. Les plus beaux exemples trouvés dans l'ouvrage viennent du jazz où l'improvisation est une norme et non un signe de tarissement. Mais des difficultés surgissent : James Brown paraît dans une situation précaire avec ses musiciens. Il s'agit d'improviser sur le vieux canevas : thème 1 - pont - thème 2. On le défie, Do it. La réponse est prudente Shall we go to the bridge ? (p. 11-12) " Il le demande à ceux qui jouent avec lui " Un dialogue s'engage, et des plus drôles : chaque musicien propose un pont, mais un pont d'une grande ville. ça cause... " Il n'a toujours pas passé le pont... On s'égare... Peut-être ne m'avez-vous pas bien entendu " (p. 12). Rien n'en sortira. Il faudra repartir à zéro. Je n'insiste plus sur les symboles logiques, on m'a compris.

Mais je ne voudrais pas sacrifier le cas d'Ella Fitzgerald " Elle se laisse emporter, dériver sans règle apparente, sans papier réglé " (p. 13). Donc elle y va mais " les paroles ne collent pas à la musique " (ibid.). Sa mémoire est-elle défaillante ? Elle s'en tire par une citation d'un thème d'anthologie, mais sans l'annoncer ; elle cite sans guillemets. L'aporie du dire est ainsi résolue par la réalisation improvisée. Mais, dans un second temps, elle cite Stormy Weather. Cette fois les guillemets sont là " Elle chante Stormy Weather - elle chante " Stormy Weather " " (p. 14). Tout est dit mais la création n'a apporté qu'un " objet volé ". Merci Peter Szendy ! Vous nous offrez une belle préface pour un ouvrage sur la citation... l'écrirez-vous ?

Je dois renoncer à multiplier les exemples, renoncer à interpréter le cas Schoenberg qui, obsédé d'invention, en confondit peut-être l'énoncé initial, la " première fois ", avec la création (p. 99 sq). Renoncer encore à aborder le paradoxe de la surprise : "... peut-elle porter son nom, être baptisée ou déclarée telle, déclarant d'avance et d'entrée de jeu son incongruité dans un nom commun qui devient nom propre ? " (p. 131). Elle n'existe qu'en se dissimulant, se déclarant elle s'abolit.

 

4.non-p et non-q

Le totalement négatif nous réserve peut-être le moment le plus plaisant : Szendy remet en scène le personnage de Kreschmar, l'un des plus colorés de Docteur Faustus de Thomas Mann. C'est par là qu'il aborde la surprise, et pour qui ne l'attend pas elle est de taille. Kreschmar organise des conférences, qu'il prononce, mais il est bègue. " L'auditoire clairsemé [...] est donc dans l'attente, sur le qui-vive. À quand le prochain désastre, à quand la prochaine césure prévisible et pourtant intempestive, dont on craint [...] qu'elle n'interrompe définitivement le sillage frêle et dansant que laisse le navigateur dans le flux du temps ? " (p. 126-27). La manière dont Szendy sortira de l'imbroglio, de l'embuscade qu'il s'est tendu est une autre surprise...

Quant à moi, je suis conscient que ma lecture est une projection, plus qu'un compte rendu. L'ombre d'Austin absente, n'aurais-je pas lu tout autrement ce petit livre ? Je ne puis en douter, l'ouvrage regorge d'ombres et de fantômes ; il faut s'en arranger !