Ernesto Napolitano

 

Mozart, vers le Requiem

Fragments de bonheur et de mort

 

Introduction

 

Les dieux infinis donnent tout à leurs favoris, entièrement : toutes les joies infinies, toutes les douleurs infinies, entièrement.

Johann Wolfgang von Goethe

 

L’attaque des cordes, l’entrée du premier basson sur le deuxième temps, l’annonce d’un thème indistinct, mais incomparable dans son ton de lamentation, la couleur cendrée des timbres tracent, au début du Requiem, la plus obscure ligne de partage entre un avant et un après : difficile de penser à une musique si hésitante dans son commencement et désignant si inexorablement une limite entre soi et le monde.

                  Si j’évoque ces premières mesures, ce n’est pas seulement dans l’espoir que ces pages, par d’obscurs et improbables phénomènes d’induction, reflètent le pouvoir par lequel la musique découpe dans le temps habituel son propre temps intérieur. Mais parce que l’incertitude, l’hésitation de cet exorde sont presque un emblème des questions qui entourent le Requiem, et qui n’avaient encore jamais atteint une telle importance avant ces jours où Mozart y travaille encore et ceux qui suivent sa mort. À commencer par la plus importante et la plus décisive : le noyau poétique de la composition et sa réflexion sur les thèmes de la mort et du sacré sont-ils ternis par l’intervention d’autres mains, infiniment plus faibles ? La réponse, à la source même de ce livre, naît d’une certitude : le Requiem, destiné à rester fragmentaire et inachevé, imprime sa substance intérieure dès l’origine, et plus encore, dès l’évidence inattendue avec laquelle ses contenus se sont constitués au cours des derniers mois. Non seulement le contact avec la mort, qui se dévoile déjà dans les musiques religieuses, dans les œuvres théâtrales, voire dans des pages instrumentales ; non seulement l’émergence de ce qui s’est exprimé sous le signe, parfois encombrant, du démoniaque : côtoyer le subjectif, en longer les faces les plus sombres, avec d’insondables pressentiments et des réactions secrètes, en restituant un présage aux puissances de l’ombre et du rêve.

Mais surtout ce que j’appellerai l’antagonisme dans les rapports avec la mort. Un geste instinctif en apparence, mais miroir d’ambivalences intérieures ; dans la veine d’une terreur sacrée, mais tout à fait étrangère à cette peur de la mort dont il s’était moqué, en interprète du siècle des Lumières, avec les babillages de Leporello à la fin de Don Giovanni. La mort, « meilleur ami de l’homme[1] », d’une très fameuse et suspecte lettre à son père gravement malade, et qui, dans d’autres situations, celles moins circonspectes du langage musical et non des mots, dévoile son visage impénétrable, l’absurdité avec laquelle elle nous menace.

                  Nous en suivrons les traces à travers divers scénarios, mêlant le sacré et le profane, sur fond d’un vœu affecté ou d’un conflit de pouvoirs, entre des implorations à la piété divine et des images effrayantes soulevées par une nature mythique ou par le cauchemar de la faute. Apparitions théâtrales du terrible, susceptibles d’être rapportées à la suggestion esthétique du Sublime du xviiie siècle, ou manifestations de la douleur au contact du sacré. Mais aussi, dans une œuvre sans paroles, choisie dans le genre le plus inattendu de la musique instrumentale, comme la Sérénade pour vents en ut mineur. Dans ce parcours constitué de fragments résultant de la réduction d’objets musicaux parmi les plus achevés à des citations, il n’y a pas de jeu univoque et définitif avec la mort : observée parfois comme présence terrifiante, mais jamais abolie par un geste soudain de consolation. Associant ces musiques au Requiem, nous aurons l’impression que Mozart, catholique et maçon, si ouvert dans ses lettres aux sentiments d’acceptation et d’espérance, est en réalité tenté par l’image d’un divin lointain et inaccessible, tant se gravent dans le Requiem la séparation du Dieu du Rex tremendae et la stupeur du vide dans l’Oro supplex. Ainsi, même si nul ne saurait dire les résonances que suscita dans son esprit la demande vaguement sinistre d’une messe pour les défunts, la solitude du Requiem manifeste d’insondables résistances dans la confiance au divin ; presque le refus d’une promesse céleste qui, sans être une attente heureuse, laisse néanmoins présager d’un abord de paix.

                  L’antagonisme dans le rapport avec la mort est l’autre face de l’aspiration au bonheur ; expression d’une faculté mozartienne du désir, disposition naturelle, inclination (mot-clef de l’anthropologie des Lumières), où mourir n’est pas l’autre extrémité d’une trajectoire heureuse, mettant en relation, à la manière de Goethe, la fin et le principe de sa propre vie, mais un obstacle obligé sur lequel l’espérance terreste est contrainte de s’arrêter. La mort comme « riposte la plus dure à l’utopie », selon les mots avec lesquels Ernst Bloch remet à la musique les images les plus inaliénables de l’espérance[2]. Non que Mozart voulût éluder la mort ou même la narguer, mais parce que la mort critique cette aspiration à une vie heureuse qui, chez l’homme du xviiie siècle, implique des réflexions, des rêves et des attitudes philosophiques au point de s’imposer non seulement comme désir, mais aussi comme nécessité et devoir. Une fois encore, Mozart semble donc en harmonie avec son temps ; même si les sentiments et les idéaux de ses contemporains, dont on le dirait le plus proche, ont toujours la saveur des choses découvertes par soi-même ; et peut-être est-ce justement le cas.

                  Mais c’est surtout cette proximité qui nous fait entrevoir, dans son aspiration au bonheur, une utopie du xviiie siècle ; et non la traque d’un appel inaccessible, ni la promesse ou la nostalgie d’un Éden déjà habité. Tant sont nombreuses les pages instrumentales où le bonheur semble envahir la scène, et les situations théâtrales où se frayent les chemins pour le conquérir. Dans un théâtre qu’il n’est peut-être pas inopportun de reconnaître comme le lieu d’un échange réciproque, comme un pont entre les expériences qu’il vivait et les expériences imaginées. Mozart met quelque chose de lui-même dans le théâtre, mais le théâtre lui enseigne aussi quelque chose, se fait expérience de vie, laboratoire, terrain de culture ; ainsi, je ne jurerai pas que le binôme théâtre-vie correspond, sans aucune interférence, aux hendiadys fiction-vérité, fiction-réalité ; par exemple, si les lettres appartiennent à la « vie », précisément, ce lieu est aussi souvent celui de la fiction.

Dans les opéras, il fallait s’y attendre, la direction empruntée par le désir de bonheur suit les diverses phénoménologies du parcours amoureux ; on s’y arrête au paradis érotique d’une rencontre, on y dénoue l’aura amoureuse d’une voix, le ravissement sentimental d’un caractère ; de grands moments d’ensemble célèbrent le souvenir de l’harmonie du monde ; en quelques années se dessine une trajectoire qui suffirait à elle seule à donner le pouls d’un monde en transformation, à partir d’une sensualité qui n’a rien à envier au siècle au cours duquel vit Mozart, et jusqu’à la pureté de l’amour conjugal. Mais le bonheur n’est pas circonscrit à l’amour. Si, à certaines de ces occasions, il peut arriver que les personnages de son théâtre s’aperçoivent qu’ils sont heureux, si, dans ces cas précis, on doit exclure que « celui qui dit qu’il est heureux ment », ignorant le veto selon lequel « ceux qui sont heureux ne le savent pas[3] », ce n’est pas seulement parce qu’ils sont les protagonistes d’une fiction. Même si la fidélité à cette idée se consume dans une présence immédiate, la demande de bonheur condense une aspiration de si longue haleine qu’elle en fait autre chose qu’un hâtif hic et nunc ; ou que l’instant heureux qui a en soi le malheur de n’être qu’un instant ; mais c’est l’instant éclairé et rendu authentique par le désir qui l’anticipe, et que l’on peut dépenser comme promesse d’éventualités futures.

Un vitalisme inexorable, dont témoigne une incroyable capacité de travail, trouve ses extrémités dans l’aspiration au bonheur et le regard opposé à la mort ; d’un côté, la construction de moments d’harmonie entre soi et les autres ; de l’autre, le vide dans lequel cette vitalité pourrait se résoudre ; un vide dont même un tel parcours créatif ne peut rester exempt. On peut croire au bonheur même en oubliant la mort, en n’y pensant plus ou en l’ignorant par négligeance instinctive et irraisonnée. Avec ce « sentiment intime et aveugle, également opposé à l’expérience et à la raison », dont parle Diderot, pour qui il n’y a pas d’« homme qui ne se croie immortel, et qui ne s’excepte, sans se l’avouer, de la loi générale[4] ». Ou par adhésion, dans le cadre de sa propre existence, à une sérénité idéale, pétrie de stoïcisme. Mais pour le Mozart que nous connaissons par le théâtre, un Mozart séduit par le désir et l’amour de la vie, que vaudrait cet antique ars moriendi :

 

Si donc nous voulons être heureux, si nous ne voulons pas être exposés à la crainte ni des hommes ni des dieux […], si nous voulons vivre tranquillement et rivaliser avec les dieux eux-mêmes en matière de bonheur, il faut que notre âme soit prête[5].

 

Pourtant, et peut-être avec bonne foi, c’est précisément ce qu’il voulait faire croire, que son âme était constamment prête à l’idée de mourir, quand, dans la lettre à son père, déjà citée, du 4 avril 1787, il  écrivait qu’il ne fallait jamais s’endormir sans penser à la mort « ultime étape de notre vie[6] » ; ou quand il le rassurait sur sa foi et lui confessait que l’image de la mort lui était devenue familière et n’avait plus rien de terrible, qu’elle était désormais un motif « rassurant et consolateur » ; suivant ainsi un scénario singulièrement semblable à celui que décrira le jeune Hegel, mais avec des intentions en rien édifiantes.

 

La vie tout entière du Chrétien doit être une préparation à ce changement vers lequel même ses désirs sont orientés. Son commerce quotidien avec les images de la mort ainsi que les espoirs en une autre vie devraient apaiser ses craintes et même lui rendre agréable le moment où il quittera la scène de ses activités. Comparées à ces espoirs, les jouissances et les joies de ce monde ne sont pas dignes d’attention[7].

 

Malgré le sarcasme de tout cet extrait, nul n’échappe à sa logique, où se préparer à la mort résulterait de la fragilité de l’attachement à la vie ; il suffirait ainsi de penser que les conclusions de cette phrase s’adaptent bien peu à Mozart, que nous lui attribuerions bien difficilement l’idée d’un troc entre les joies de ce monde et le bonheur d’une autre vie, dans une défiance à l’égard de sa meditatio mortis : à laquelle reviendrait vraiment une herméneutique du soupçon. En conclusion de ce même fragment sur le thème de la mort et du mourir, et en termes proches du Lessing de Comment les anciens représentaient la mort, Hegel opposait à la terreur de la mort chrétienne une mort païenne idéalisée.

 

Quelle différence entre ces images qui sont passées dans l’imagination de notre peuple et celles qui ont traversé l’imagination des Grecs ! Chez ceux-ci, la mort est un beau génie, le frère du sommeil, éternisé sur les monuments et les tombes ; chez nous, c’est un squelette dont le crâne horrible parade sur tous les cercueils. Pour les Grecs, la mort évoquait la jouissance de la vie tandis qu’elle nous en sépare. Elle avait pour les premiers un parfum de vie, elle a pour nous l’odeur de la mort.

 

Dans le Requiem, il y a aussi un moment, l’Hostias, où la mort peut apparaître comme un génie frère du sommeil, mais nous n’y trouverons aucune poétisation, aucun génie se souvenant de la beauté. Ce qui compte le plus, c’est que son antagonisme en face de la mort ne tient pas de l’effroi, mais procède bien plutôt d’une capacité, celle-ci d’essence hégélienne, à lui donner un visage.

Suivant l’hypothèse d’un Mozart familiarisé avec la pensée de la mort, loin des troubles, et comme stoïque, une image qui transparaît, parfois sous-jacente, dans presque toutes les interprétations du Requiem, on voudrait, comme Settembrini, que « la seule manière saine et noble […], religieuse de considérer la mort consiste à la rencontrer et à l’éprouver comme partie [intégrante], comme un complément, comme une condition sacrée de la vie […], et non pas […] de la séparer en quelque sorte, de l’y opposer, ou même d’en faire un argument contre elle[8] ».

À l’exception du ton, très différent, encore une surprenante proximité avec le sens de la lettre de Mozart à son père. Mais si nous pensions Mozart à l’horizon d’un tel humanisme, que nous échapperait-il de lui ? Pour celui qui accorde du crédit au bonheur, il n’est pas facile de penser à la mort comme à une partie intégrante de la vie ; ainsi, la mort n’est pas une chose qui signifie seulement pour elle-même, mais parce qu’elle représente le tarrissement du temps imparti à la rencontre avec la vie heureuse. Dans la confrontation avec la mort, ce n’est pas la mort qui réveille la terreur, la pensée de ce qui vient « après », mais bien l’« avant » : le poids dont elle se charge, comme emblème de ce qui contredit l’aspiration au bonheur ; non la mort « comme mort, parce qu’elle annulait toute la belle attente passée[9] ». Toutefois, si l’on se fie à l’extrait déjà cité, et à d’autres lettres sur son rapport à la religion et à la mort, on a explicitement parlé d’un stoïcisme mozartien[10] ; parmi ces documents, le plus important est une lettre de Mozart à son père, écrite à Paris, le 9 juillet 1778, pour lui annoncer la mort de la mère, survenue six jours auparavant. Relisons quelques lignes de cette lettre :

 

Vous imaginerez facilement ce que j’ai enduré, à quel courage et quelle fermeté j’ai dû avoir recours […] J’ai suffisamment souffert, suffisamment pleuré, mais à quoi cela servait-il ? […] Pleurez, pleurez à chaudes larmes, mais consolez-vous en fin de compte. Pensez que le Dieu tout-puissant l’a voulu ainsi, et que nous pouvons-nous faire contre Sa volonté ? Prions plutôt et remercions-Le que tout se soit passé ainsi, car elle a eu une mort heureuse […]. Nous ne l’avons pas perdu pour toujours […]. Seul le moment de notre mort nous est inconnu, mais cela ne m’inquiète pas, quand Dieu voudra, je le voudrai aussi […]. Disons un fervent Notre Père pour le salut de son âme et tournons-nous vers d’autres pensées, chaque chose en son temps[11].

 

Suivent cinq pages sur ses engagements parisiens, sans autre mention de l’événement douloureux. Quant à la précipitation du terrible « tournons-nous vers d’autres pensées » et à l’inexorable « chaque chose en son temps » qui pourraient évoquer un Mozart lecteur de l’Ecclésiaste, nous dirions que dans l’éloignement de l’image de la mère s’accomplit précisément ce geste de déplacement que sa musique refuse. Ce Mozart stoïcien nous apparaît alors comme celui qui est fermement résolu à affronter seul les choses sur lesquelles il a quelque pouvoir, et à accepter avec résignation tout événement contre lequel il ne peut rien faire.

Mais si, des lettres, nous passons au théâtre, le tableau change. Pamina, ignorant l’interdit et rompant l’obligation de silence avec son Tamino mein, n’est guère disposée à une telle soumission ; à la résignation sont étrangères Suzanne et la Comtesse, qui savent que les envies du Comte s’accordent bien peu à leurs désirs ; mais aussi les quatre protagonistes de L’Enlèvement au Sérail, prêts à célébrer leur union bien avant qu’elle ne soit réelle. Pour eux, et pour d’autres, resterait lettre mort cette défiance à l’égard des désirs et des passions, qui serait cohérente avec une conduite stoïcienne. Ainsi, même pour l’idée de bonheur, il y a quelque chose de semblable à ce qui vient d’être dit sur la mort : il est préférable d’écouter la langue de la musique et d’ignorer le timbre des mots. À son père qui lui écrivait, le 28 décembre 1778, « si tu réfléchis toi-même sans préjugés (en laissant de côté tous tes joyeux rêves (alle lustigen Träume)), tu verras tout comme moi que j’ai raison », Mozart répliqua, dans une lettre écrite à Munich, trois jours plus tard ; mais, en passant, sans trop lui donner de poids.

 

À propos : qu’est-ce que cela veut dire, de joyeux rêves ? Je ne parle pas du rêve, car il n’y a sur terre aucun mortel qui ne rêve parfois ! Mais de joyeux rêves ! Des rêves calmes, réconfortants, de doux rêves ! C’est cela ; des rêves qui, s’ils étaient la réalité, rendraient supportable ma vie plus triste que gaie[12].

 

(Il omettait, à propos de la vie triste, que moins d’une semaine auparavant, c’est lui qui étalait sa coutumière euphorie linguistique, et humorale, dans une lettre à sa cousine). Donc, aucun signe de bonheur, aucune envolée ; et ici, nul besoin d’avancer les circonspections soulevées par la mort « meilleur ami de l’homme » ; il s’agit de la distance entre ce qu’il est disposé à admettre et le monde de son imagination.

Toutefois, je ne voudrais pas être mal compris : ce Mozart, qualifié de stoïque par facilité, exprime un ethos où convergent catholicisme traditionnel, moralité du xviiie siècle et préceptes maçonniques. Ce n’est pas seulement un mirage de la critique, il existe, dans les lettres et ailleurs. C’est sa partie la plus historicisée. L’attitude rationnelle et mesurée de la lettre de Mozart à son père reflètent cette idée d’une fonction normative assignée à la religion, qui aboutissait, dans bien des attitudes individuelles, à la mort ; un principe normalisateur qui était de mise au xviiie siècle, même dans le contexte d’idées très éloignées entre elles. Mais cet ethos, cette manière de vivre la pensée de la mort sous l’escorte d’une religion éclairée, n’est pas celui du Requiem, ni celui que les précédentes œuvres religieuses laissaient présager. Là, la réflexion sur la mort, que fermentait une imagination représentative qui n’avait jamais été autant sollicitée par le contact avec le sacré, portait en surface un état d’esprit inexprimé. Nous ne devons pas nous attendre à des rencontres biographiques, ni penser que l’idée de la mort s’épuise chez Mozart dans quelques lettres ; aucun esprit du temps ne nous aidera. L’apparition dans le Requiem d’un sentiment tragique (appelons-le ainsi pour le moment, mais c’est un « tragique » à préciser et à définir), le sens dans lequel se présente la mort, l’agressivité de ses scénarios, dépassent complètement les limites du xviiie siècle. Non seulement parce que « pour l’Aufklärung, la tragédie n’est pas le principe fondamental de la vie, mais seulement un élément éducatif[13] » (encore une fonction normative). Mais aussi dans le signe d’un tournant individuel ; dans les moments du Requiem où l’on effleure le sentiment d’être séparé de Dieu, l’idée d’un divin qui gouverne les choses du monde selon des lois d’une cohérence universelle (les mêmes, à y regarder de plus près, que celles de la lettre de Mozart à son père) ne semble plus garantir le sens de la vie.

Dans le cas du Requiem, son imagination dessinait des contours plus précis. Mozart y travailla après avoir mis en scène le grand dessein de conciliation de La Flûte enchantée[14]. Espérances, rêves et utopies se rassemblaient dans la constellation de l’œuvre, en prenant forme dans une construction idéale, dans un complexe de sagesse et d’intentions morales. Un parcours symbolique de transformations, faisant allusion à la naissance de l’homme moderne, traçait le passage du pouvoir féminin de la Reine de la nuit à la communauté sacerdotale de Sarastro ; le long des étapes d’une Bildung intérieure, d’un développement qui, éclairant l’allégorie à la lumière d’une palingénésie universelle, trouvait enfin le chemin pour un accord providentiel entre des sentiments individuels et des nécessités collectives. Mais l’univers du rêve de Sarastro n’était peut-être pas la totalité à laquelle Mozart et sa musique aspiraient ; ce monde, qui s’accomplissait à travers une redéfinition des personnages principaux, au terme d’un conflit qui banissait hors de ses frontières, outre le préjugé et la superstition, les passions naturelles, « instinctives » de la Reine, avait demandé à l’homme de la nature, Papageno, de se conformer aux traits d’un masque populaire, au dévouement de Pamina subissant l’épreuve du silence. Dans son rêve de conciliation, le contrat social de La Flûte enchantée conservait des espérances et des idéaux du xviiie siècle, les consignant à la plus lumineuse polyphonie de ce siècle. Mais il annonçait un monde guidé par un grand législateur chez qui les séparations, les renoncements et les preuves d’ascèse devaient être constitutivement essentiels. Un monde où expérimenter la distance entre l’aspiration au bonheur et le devoir de s’en montrer digne ; et où les personnages de son théâtre apprenaient, pour la première fois, le sentiment de la mort dans la vie. Non la mort comme puissance régnant en dehors de nous, force extérieure qui nous enlève soudainement, à laquelle s’habituer en pensée sous la voûte de la religion ; mais comme expérience qu’il est nécessaire d’assimiler au cours de la vie, exercice de régénération et de perte indispensable au développement et à la transformation.

Il est difficile de penser que Mozart n’en ait pas eu l’intuition, lui qui était souvent allé au cœur des choses à travers la musique. Pour cette raison, dans le Requiem, l’imagination relative au sacré est d’un contour plus vif, où la terreur de la mort n’est pas une éclipse de la raison, mais l’apparition de cette intuition. Alors que le finale de La Flûte enchantée célèbre l’ultime triomphe du rêve du xviiie siècle, inondant la scène de lumière, le Requiem rappelle cette mort que le siècle s’était efforcé de contrôler ou, tout au plus, de traduire dans un « sublime » vertigineux.

Ce sont les années où, accomplissant les Lumières incomplètes des philosophes, la Révolution trace le parcours d’un autre, et bien plus douloureux, « rite de passage à l’âge adulte du genre humain », reproposant l’alliance entre « vertu et terreur, raison et violence, bonheur et mort[15] ». Dans Faust, Mephistophélès met à nu « la contradiction dans laquelle verse l’homme, Faust, entre la finitude de l’intention et l’infini de l’aspiration[16] », et s’assigne la tâche de nier le Sterben. Proclamée défiance la plus radicale à l’égard de l’espérance de bonheur du xviiie siècle, la fin ultime de la nature humaine est le plaisir obtenu par les « deux choses grandes et magnifiques », « l’or resplendissant et le sein féminin ». Mais Kant avait déjà liquidé l’illusion du siècle, le « droit au bonheur », en le traitant comme une sorte de contradiction logique : impossible, le lien entre une loi qui ne peut se dire telle qu’à la condition d’être universelle et un désir inévitablement lié aux sens, privé d’autres déterminations à l’exception des déterminations individuelles, et destiné à changer avec le temps : parvenant ainsi à la « désolante conclusion » que « l’homme n’est pas fait pour être heureux[17] ». Avec une musique qui ne poursuit pas d’images grandioses ou monumentales, une musique riche de ferments figuratifs, mais tendue, soutenue, et sans apports rhétoriques, le Requiem, en revanche, conserve cette aspiration comme un point de repère essentiel. Mais la nouveauté de la conception, étrangère aux franchissements symphoniques, dépouillée dans le timbre, et d’inspiration essentiellement vocale, se reflète dans un monde intérieur ; loin des musiques sacrées salzbourgeoises, mais aussi du Kyrie de Munich ou encore de la Messe en ut mineur.

Inutile dès lors d’ajouter autre chose pour justifier la manière dont les deux narrations, celle du bonheur et celle de la mort, se disposent parallèlement dans ces pages, avant d’en arriver au Requiem ; centrales, assurément, et pourtant elles ne représentent qu’une partie seulement dans l’étendue de son champ expressif. L’alternance des extrêmes, l’opposition et leur coexistence vivent au cœur de sa musique. Ils y sont chefs-d’œuvre de la maturité, où l’ambivalence expressive, la succession entre l’abandon à la douleur et la joie, semble presque incohérente stylistiquement, dangereusement proche d’une faiblesse esthétique. Viennent à l’esprit les cas les plus déconcertants, les enchaînements entre mouvement lent et finale du Concerto en mi bémol K 271, du Concerto en la majeur K 488 ou du Quintette en sol mineur. Mais il serait superficiel d’écouter la réaction de ces scandaleux épisodes conclusifs comme un « plus-de-ces-sons », comme la rébellion instinctive contre le découragement sur l’élan d’un vitalisme prompt à faire valoir ses droits. Ces deux mouvements de l’esprit ne se superposent pas inextricablement, mais sont en mesure de se délier, se séparant et se conservant dans un autonomie momentanée. Il y a, au fond, la vulnérabilité mozartienne : non seulement un apparent esprit de reddition, l’arrêt, presque sans défense, face à la douleur ; mais aussi une attitude plus large et plus ample, le geste par lequel sa musique semble se soumettre aux situations, au lieu de les affronter. Quelque chose de semblable à ce que Schlegel appelle la « disposition », dont il écrit (et l’on dirait vraiment que c’est en référence à Mozart) qu’elle est « en partie un moyen pour maintenir sous tension le désir […] et qu’elle appartient en partie à la légèreté ». Cette vulnérabilité fait que sa musique reste étrangère au pathétique au sens schillérien du terme, à la souffrance par rapport au dépassement ; il n’y a pas de conflit entre ces ambivalences, il n’y a aucune dialectique entre la pluralité des motifs qui coexistent. Il n’est donc pas dit qu’il soit utile (davantage qu’aisé) de reconstruire dans notre mémoire l’image d’une unité, en s’adonnant à cette idée d’harmonie à laquelle nous associons forcément sa musique. Peut-être est-il préférable, pour s’en approcher au plus près, d’en saisir la faculté de s’orienter de différentes manières, suivant les mouvements et les requêtes d’une inquiétude intérieure ; plus encore que la légèreté, la fabuleuse « agilité », avec laquelle il a su se glisser à travers différentes régions de l’esprit, fussent-elles opposées.

 

(traduction de l’italien, Laurent Feneyrou)



[1] Mozart (Wolfgang Amadeus), Lettre du 4 avril 1787 à son père, in Correspondance, vol. V, Paris, Flammarion, 1992, p. 182.

[2] Bloch (Ernst), Le Principe espérance, vol. I, Paris, Gallimard, 1976, p. 26. Une grande partie de ce livre est au fond dédiée à l’idée de Bloch de la mort comme « inoubliable inspiratrice » d’un rêve utopique.

[3] Adorno (Theodor W.), Minima moralia, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2003, p. 151, qui renverse le leibnizien « nul n’est heureux s’il ne sait pas qu’il l’est ».

[4] Lettre de Grimm à Diderot, in Correspondance littéraire, philosophique et critique, par Grimm, Diderot, Raynal, Meister…, revue sur les textes originaux, sous la direction de Maurice Tourneux, vol. III, Paris, Garnier Frères, 1878, p. 258 ; citée in Imbruglia (Girolamo), « Dopo l’Encyclopédie, Diderot e la saggezza dell’immaginazione », in Studi settecenteschi, 1988-1989, nos 11-12, p. 317.

[5] Sénèque, Questions naturelles, livre VI, 32, 5 ; cité in Bodei (Remo), Géométrie des passions, peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique, Paris, Puf, 1997, p. 175 – la traduction de Paul Oltramare, du latin, est la suivante : « Si donc nous voulons être heureux, si nous désirons être affranchis de la crainte des hommes, des dieux et des choses, mépriser une fortune qui promet des avantages sans valeur et menace de maux sans importance, vivre d’une vie tranquille, et le disputer aux dieux mêmes en félicité, il faut tenir notre âme prête. » Cf. Sénèque, Questions naturelles, tome II, livre VI, 32, 5, Paris, Les Belles Lettres, 1929.

[6] Mozart (Wolfgang Amadeus), Lettre du 4 avril 1787 à son père, op. cit., p. 182.

[7] Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), « De la différence dans la représentation des scènes de la mort », in Fragments de la période de Berne, Paris, Vrin, 1987, p. 53 (citation suivante, p. 54).

[8] Mann (Thomas), La Montage magique, Paris, Fayard, coll. « Le livre de poche », 200511, p. 230.

[9] Leopardi (Giacomo), Zibaldone, Paris, Allia, 2003, p. 120.

[10] Hocquard (Jean-Victor), La Pensée de Mozart, Paris, Seuil, 1958, p. 279.

[11] Cf. Mozart (Wolfgang Amadeus), Correspondance, vol. II, Paris, Flammarion, 1987, p. 341.

[12] Cf. Mozart (Wolfgang Amadeus), Correspondance, vol. III, Paris, Flammarion, 1989, p. 127-128. Lettre de Leopold Mozart à son fils, du 28 décembre 1778, p. 120-121. Lettre de Mozart à Maria Anna Thekla Mozart, du 23 décembre 1778, p. 119-120.

[13] Lukács (György), Brève histoire de la littérature allemande (du xviiie siècle à nos jours), Paris, Nagel, 1949, p. 70.

[14] Ces considérations condensent en quelques lignes le contenu de Musto (Renato) et Napolitano (Ernesto), Una favola per la ragione, miti e storia nel « Flauto magico » di Mozart, Milan, Feltrinelli, 1982. En poursuivant un discours qui, dans ce livre, s’achevait au seuil du Requiem, certains thèmes sont naturellement repris, parfois à la lettre, non plus à quatre mains, mais toujours dans l’esprit d’un partage idéal.

[15] Bodei (Remo), Géométrie des passions, op. cit., p. 467.

[16] Extrait de l’introduction de Cesare Cases à Goethe (Johann Wolfgang von), Faust, Turin, Einaudi, 1965, p. lii.

[17] Scuccimarra (Luca), Kant e il diritto alla felicità, Rome, Editori Riuniti, 1997, p. 70.