LA SÉMANTIQUE DU FASHIONABLE

(Bruno Moysan : Liszt, virtuose subversif ; Symétrie, 2009)

Samedi d’Entetemps, Ircam - 20 novembre 2010

 

Fanny Fossier

 

Je voudrais me pencher sur certains termes employés dans cet ouvrage, termes qui n’auront pas manqué je pense d’interpeller les lecteurs, et qui éclairent presque à eux seuls l’ensemble des problématiques développées dans ce livre. Je veux bien évidemment parler des termes fashionable et fashion, mais aussi des termes français mode et moderne. Il est vrai que l’on pourrait se demander pourquoi utiliser des termes anglais dans cet ouvrage. Certes, Liszt lui-même utilise le terme fashionables dans De la situation des artistes, mais je pense qu’un examen quelque peu approfondi de la sémantique de ces termes peut être éclairant. Je voudrais commencer par citer une phrase de l’ouvrage dans laquelle je pense qu’il y a une sorte de jeu de mot et je m’expliquerai à ce sujet. P.59 : De même, la présence d’une poétique tendant vers le fantastique nous montre un créateur attentif aux derniers engouements de la fashion aristocratique parisienne.

 

            Voyons d’abord les termes anglais. Je commencerai par le substantif fashion. Le dictionnaire nous indique qu’en premier sens, la fashion désigne la façon (d’un habit), la forme (d’un objet), la manière (de faire quelque chose). L’on trouve des expressions liées à ce sens telles que Everyone does it in his own fashion (chacun le fait à sa mode, à sa façon). C’est donc l’idée de manière et de fabrication qui ressort en premier lieu et non l’idée de tendance.

            En deuxième sens, la fashion désigne l’habitude, la coutume. Je rappelle que plusieurs fois Bruno Moysan évoque la notion d’habitus.

            Ce n’est qu’en troisième sens que l’on trouve la notion de tendance, de vogue avec tout de même des expressions intéressantes telles que A woman of fashion qui signifie « une élégante, une mondaine ». Autrement dit, mode et mondanité sont liées. La fashion aristocratique parisienne est donc la société avec ses tendances internes, les codes et coutumes qu’elle s’est créée et que Liszt va venir bousculer.

L’adjectif fashioned, non employé par Bruno Moysan, mais intéressant d’étudier également, signifie façonné, travaillé, ouvré comme pour le bois par exemple, et ce n’est qu’en second sens que l’on trouve ce qui a rapport à la mode avec des expressions comme new-fashioned ou old-fashioned. Ainsi, l’on comprend que les codes de la société vont être nouvellement façonnés par Liszt (new-fashioned). La fashion va être fashioned par Liszt.

 

            Enfin voyons l’adjectif fashionable. Le dictionnaire nous indique que ce terme veut dire à la mode, élégant, en vogue. Et de nouveau, comme avec le substantif fashion, des expressions en lien avec la mondanité se font jour. Le terme élégant nous rappelle d’ailleurs ce que nous avons décrit dans l’expression a woman of fashion. On peut citer : The fashionable world qui signifie le beau monde (utilisé en italiques par Liszt dans De la situation des artistes), et a fashionable resort qui est un endroit mondain. Autre exemple : A café fashionable with writers se traduirait par un café fréquenté par des écrivains. C’est peut-être ce dernier exemple qui nous permet de saisir de manière plus fine la relation entre les notions de tendance et de mondanité : si le café est fréquenté, il y a des chances qu’il devienne à la mode. S’il est à la mode, en principe il est fréquenté.

 

En résumé, l’on remarque que quelqu’un de fashionable, c’est d’abord quelqu’un qui fabrique quelque chose d’une manière particulière et qui se moule dans la mondanité. La notion de tendance vient majoritairement en second plan. Après tout, c’est d’une logique implacable : pour qu’une tendance voie le jour, il faut que quelqu’un l’ait « fabriquée » et ce d’une manière particulière, pour que cela se diffuse dans les cercles mondains. Cela décrit Liszt.

 

           

Voyons à présent les termes français. Commençons par le terme mode. Le dictionnaire nous indique qu’il vient du substantif latin modus qui signifie manière, mesure. De nouveau l’idée de manière est mise en avant, et c’est ce qui se dégage également des sens déployés par le dictionnaire.

            En premier lieu, la mode c’est une manière individuelle de vivre, de penser. Je tiens à souligner la notion d’individualité car Bruno Moysan a fortement insisté dans son ouvrage sur le désir de Liszt d’affirmer son individualité.

            On trouve également le terme mode dans un sens vieilli, sauf dans l’expression « à la mode de… » (Penser à la comptine enfantine Savez-vous planter les choux à la mode de chez nous). Il s’agit d’une manière collective de vivre, de penser, propre à une époque, à un pays, à un milieu. Cette fois-ci c’est la notion de collectivité qui est mise en relief. On retrouve alors en creux le mécanisme de subversion lisztien puisque son mode de penser individuel va devenir collectif.

            On en arrive alors logiquement à la notion de tendance et de vogue, qui n’apparaît qu’en troisième sens, mais toujours avec l’idée de manière : Goûts collectifs, manière de vivre, de sentir qui paraissent de bon ton à un moment donné dans une société déterminée. C’est ici que je rejoins mon hypothèse de jeu de mot, ou du moins de rapprochement intéressant avec la phrase précédemment citée : à ce dernier sens, le dictionnaire donne comme exemple les engouements de la mode. Je rappelle que la phrase que j’ai citée s’achève par les engouements de la fashion aristocratique parisienne. Bruno Moysan aurait-t-il aussi voulu brouiller les codes ? Quoi qu’il en soit, cette espèce de jeu de mot, ou plutôt de rapprochement, vient corroborer ce que j’ai pu décrire sur le lien étroit entre mode et mondanité : le contexte dans lequel s’inscrit la phrase p. 59 montre bien qu’il est question de la société aristocratique parisienne. Or, la fashion, c’est aussi la mode, la tendance. Ainsi, au risque de me répéter, si vous bousculez les codes, vous bousculez la société qui les a régis, et si vous bousculez la société, vous bousculez les codes qu’elle a régis.

 

            Quant à l’adjectif moderne, il désigne d’abord ce qui est actuel, contemporain. Dans un second « grand » sens, il s’oppose à ce qui est classique comme les lettres modernes. Je vais me concentrer sur le premier grand sens et dans ce cas, il désigne plus spécifiquement ce qui bénéficie des progrès récents de la technique, de la science. C’est donc que qui est neuf, nouveau, récent. Pas de surprise.

Mais il indique aussi, surtout dans le domaine des arts, ce qui est conçu, fait selon les règles, les habitudes contemporaines ; qui correspond au goût, à la sensibilité actuels. Exemples : l’art moderne. Musique, théâtre moderne.

Enfin, il caractérise une personne qui tient compte de l’évolution récente, dans son domaine ; qui est de son temps.

 

 

Ainsi, l’on remarque par le bref examen de ces termes que Liszt réunit tous les sens des termes fashionables, fashion, modernes et mode dans la mesure où il fabrique quelque chose de nouveau (le concert soliste instrumental), d’une manière particulière individuelle (l’utilisation de la presse, son charisme etc.), et sait correspondre aux goûts et aux habitudes de l’époque (utilisation des thèmes d’opéras) et ainsi se mouler dans les cercles mondains tout en imposant une nouvelle mode (la musique instrumentale pure) et par là même son individualité. Et c’est selon moi en cela que réside la subversion lisztienne : c’est faire en sorte que la modernité et l’idée de nouveauté qui lui est liée puisse correspondre aux habitudes et aux goûts contemporains de la fashion et donc devienne mode.

Autrement dit : Liszt joue sur tous les plans. Il est moderne tant par la nouveauté que par le fait de se conformer aux goûts de l’époque. Ainsi, Liszt devient plus fashionable que fashionable : il sait se conformer à une tendance et à des codes tout en en imposant de nouveaux, et plus exactement, c’est en se conformant à cette tendance, à ces codes, qu’il peut imposer de nouvelles coutumes, une nouvelle mode. On pourrait donc presque rebaptiser le livre en Liszt, virtuose de la subversion.

 

Et l’on comprend peut-être mieux ces fameuses ambiguïtés détaillées par Bruno Moysan : Liszt a compris que pour imposer sa vision de la musique, il doit jouer sur la notion de charnière. Dans une époque où tout tourne autour de la charnière – le XIXe siècle est un siècle charnière, d’instabilité (« Nous chercherons à nous tenir dans un juste milieu, également éloigné des excès du pouvoir populaire et des abus du pouvoir royal. » (Louis-Philippe)) –, Liszt fait une révolution sans en faire une. Et c’est bien le seul. On comprend donc tout ce que Bruno Moysan a décrit sur l’inconnu dans le connu, l’idée de fantastique avec l’étrange familiarité etc. L’idée même d’utiliser des thèmes d’opéras dans de la musique instrumentale montre cette idée de charnière : nous sommes à la frontière entre la dimension vocale et la dimension instrumentale.

 

 

Je voudrais terminer en évoquant la notion-même de romantisme, en citant notamment Baudelaire qui donne sa définition du romantisme au Salon de 1846. Effectivement, l’on retrouve dans cette définition l’idée de « coller » à la situation des hommes, de correspondre à ce qu’ils sont, et de tendre en même temps vers quelque chose d’autre, en l’occurrence l’idée de quête de l’infini : Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. […] Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur. […] le romantisme ne consistera pas dans une exécution parfaite, mais dans une conception analogue à la morale du siècle. […] Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus. Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.

 

En conclusion, je dirais tout simplement qu’on n’a jamais assez lu le dictionnaire.