Notes sur l'ouvrage Entre l'observatoire et l'atelier (volume I. Paris, Kimé, 1998, 218 p.) de François-Bernard Mâche

Makis Solomos

Samedi 24 avril 1999, IRCAM

 

On sait que François-Bernard Mâche n'est pas seulement compositeur, mais qu'il constitue aussi un penseur de la musique : de sa musique, de la musique des autres, de la musique en général et de ses rapports avec le monde. L'ouvrage Musique, mythe, nature ou les dauphins d'Arion (Paris, Klincksieck, 1983 et 1991) en constitue un témoignage. Les très nombreux articles qu'il a publiés depuis 1959 (cf. la bibliographie fournie dans les Cahiers du CIREM n° 22-23, 1992) en offrent un autre. Or, ces articles, publiés en des occasions diverses, étaient devenus introuvables ou difficilement accessibles. On saluera donc la publication d'Entre l'observatoire et l'atelier, qui regroupe la moitié d'entre eux.

Les articles sont classés par ordre chronologique au sein de quatre rubriques (" dialogues " et " réflexions " pour le premier volume, " études " et " chroniques " pour le second), ce qui permet à ceux qui n'ont pas eu l'occasion de suivre l'évolution de Mâche - et, bien sûr, aux générations à venir - de retracer la genèse de sa pensée et de prendre conscience de l'importance historique de ses prises de position intellectuelles, esthétiques, musicales. Dans ce sens, au moins trois textes faisant partie des " réflexions " constituent des jalons importants pour toute l'histoire de la musique récente : " Le réalisme en musique " (1960), qui, prenant appui sur la musique concrète, évoque " une révolution spirituelle beaucoup plus importante que les révolutions techniques qui ont ébranlé depuis plus de cinquante ans nos domaines musicaux " (p. 69) et signale ainsi la fin du formalisme quelque peu technocratique des années 1950 ; " Le son et la musique " (1963), qui, en avançant pour la première fois la notion de " modèle sonore " (p. 79), montre une concrétisation possible de cette révolution spirituelle et anticipe largement sur le courant musical qui, dans les années 1970, prendra le nom de " spectral " ; Le post-progressisme (1991), qui s'oppose au " post-modernisme " et propose une autre alternative à l'usure de la modernité musicale.

On vient d'évoquer la genèse de la pensée de Mâche. Ce qui frappe pourtant l'esprit à la lecture de l'ensemble des articles réunis dans ce livre, c'est le fait que cette pensée semble avoir trouvé son accomplissement dès le début - sa critique de l'historicisme (cf. infra) est peut-être liée au fait qu'elle se définit par sa persévérance, par son refus des modes, des " tendances ". Dès le début et jusqu'à aujourd'hui, Mâche a déployé un univers marqué par des caractéristiques fortes.

Ainsi, il s'est toujours opposé à certains éléments de la musique de l'après 1945 qui marquent une dérive vers le formalisme technocratique dont il était question précédemment. Dès 1966 (article " Langage et musique "), il récuse la tendance positiviste de la musique électronique (mais aussi du sérialisme), qui cherchait alors à " établir une correspondance dans les deux sens entre les mesures physiques du son et la perception auditive " (p. 105) et qui avait tendance à substituer des notions quantitatives à des notions qualitatives. Il avance l'idée que les notions musicales sont qualitatives et explique ainsi l'intérêt croissant pour le timbre : " L'intérêt de tout ce que l'on désigne par l'appellation de 'timbre' et l'importance prise par cet aspect sonore traduisent justement le rôle croissant dans la musique la plus actuelle de tout ce qui échappe aux mesures, parce que la nature n'en est pas physique mais psychique " (p. 105). Tous les articles de Mâche sont de ce fait traversés par un débat sur la rationalité. Tout en récusant le positivisme, il n'adopte pas la position commode d'un refus pur et simple de la rationalité : " Il me semble que c'est une erreur grossière de prendre la pensée rationnelle pour une fatale sclérose ; la logique n'est pas en soit une contrainte, mais un outil ", écrit-il (p. 125). S'il s'oppose à la vogue de la " formalisation " - " formaliser totalement une démarche de composition revient à la stériliser. La musique n'est pas une simple application de la rationalité " (p. 46) - c'est parce que la démarche rationnelle doit être ramenée à ses justes proportions, parce que la rationalité n'est pas un but en soi, mais seulement un moyen. C'est pourquoi Mâche s'est toujours opposé au culte de l'" écriture ", de la " paperasserie musicale " (p. 145) et propose " de revenir à la fonction primitive de l'écriture : la fixation d'une idée antérieure " (p. 60).

La rationalité hypostasiée conduit à confondre les moyens avec les fins : c'est à ce niveau - philosophique, esthétique - que Mâche situe le débat. Dans un autre article historiquement important, " La création musicale aujourd'hui " (1972), il énonce dès le début sa motivation profonde, une motivation qui, nous semble-t-il, continue à être d'actualité pour le devenir de la musique dite contemporaine : " Aujourd'hui, le doute, et son envers, le dogmatisme, s'emparent des esprits non plus seulement à propos des moyens, des méthodes et des critères musicaux, mais à propos de l'idée même de création musicale ou sonore. Si la génération précédente se passionnait pour savoir comment faire de la musique, celle d'aujourd'hui se demande d'abord et surtout pourquoi et pour qui " (p. 133). L'insistance sur le comment a entraîné une grande partie de la musique du modernisme à surestimer le poids des " avancées " techniques, c'est-à-dire à sombrer dans l'historicisme, dans la quête effrénée de la nouveauté, sans se soucier de la fonction de l'art. Pour Mâche, il s'agit donc " de réfléchir non plus seulement aux moyens et aux tendances de la musique mais au sens même de sa pratique dans une société donnée " (idem).

Quel pourrait être ce sens ? Coupant l'herbe sous le pied à la critique réactionnaire à venir du post-modernisme, Mâche ne propose pas un retour pur et simple aux fonctions antérieurs de l'art. Notamment, il souhaite conserver du modernisme son antihumanisme (antisubjectivisme) sain car la musique n'est pas langage, ou, du moins, elle n'est pas expression " d'une simple personnalité humaine. Une musique qui ne me parle que de son auteur ou de moi-même m'ennuie ", écrit-il (p. 103). " Loin d'être essentielle à la musique ", sa part de signification " lui est probablement contingente " ; " il suffit qu'elle ait un sens mais comme les eaux d'un fleuve plutôt que comme un syllogisme " (pp. 103-104). " Certaines musiques commencent à parler une langue qui n'est plus seulement humaine. Avec Varèse, avec certains 'excès' des récentes oeuvres de Messiaen, et avec les créations les moins systématiques de Xenakis, telles Diamorphoses et Bohor, apparaît au contraire une voie nouvelle " (p. 108), conclut-il en 1966, citant au passage les trois compositeurs du XXe siècle qui l'ont sans doute le plus marqué.

Cette voie, que Mâche ne cessera d'explorer dans sa musique comme dans ses écrits, est précisée dans l'article " Le son et la musique " (1963) - article qui intéressera aussi tout particulièrement l'analyste car Mâche y livre les clefs d'un des mouvements d'une oeuvre importante, la Peau du silence. Elle passe par un retour à la " nature sonore " : " la musique existe dans la nature, et nous autres musiciens, nous ne sommes guère que des intermédiaires [...]. Toute musique, proche ou loin de ses sources, existe d'abord dans le monde. Notre don est de la donner à entendre " (p. 77). Cependant - à la différence d'un Cage -, Mâche ne propose pas simplement de " laisser parler " la nature. Le compositeur n'est certes qu'un " intermédiaire " (entre la " nature sonore " et les auditeurs), mais il a son rôle à jouer : il doit opérer une abstraction par rapport à la nature (p. 78). De cette opération naît la notion de " modèle sonore ", qui restera au centre de sa musique comme de sa pensée et qui sera développée dans Musique, mythe nature ou les dauphins d'Arion. Avec cette notion, Mâche fonde une attitude naturaliste qui n'est pourtant ni figurative ni imitative : " la véritable imitation de la nature est essentiellement celle des schémas opératoires, beaucoup plus que celle, superficielle, des résultats sensibles. Imiter la réalité sonore, c'est percer quelques secrets de sa vie et des processus qui lui sont propres : naissance, croissance, extinction, association, dissociation, etc. Bref, il s'agit de faire comme la nature, mais non pas de refaire ce qu'elle fait " (p. 79).

Entre l'observatoire et l'atelier aborde un grand nombre d'autres sujets. La question des rapports entre la langue et la musique est traitée en détail dans trois articles (outre " Langage et musique ", " Pourquoi nos filles sont-elles muettes " et " Derrière les notes et au-delà des mots ") et dans un entretien avec P. Szendy. Celle de la technologie - rappelons que Mâche fut peut-être le premier compositeur français à prôner une approche pragmatiste de la technologie, approche qui se généralise actuellement - est développée dans un entretien avec S. Dunkelman. La notion de mythe - autre thème central à Mâche - est discutée dans un entretien avec E. Adam. Incluons dans cette liste - qui est loin d'être exhaustive - les références fréquentes de Mâche à la Grèce moderne, références qui nous renseignent aussi sur l'homme, sur son goût pour la poésie (cf. son entretien avec le poète grec Odysseus Elytis, dont il a traduit des poèmes) et les langues, sur son extraordinaire érudition.

En conclusion, une dernière citation : " La musique ne s'est jamais accommodée du négatif ; elle peut hurler, mais elle ne sait pas dire non " (pp. 143-144).