Sur le livre de Rudolf Arnheim La Radio

(Samedi d’Entretemps, Ircam, 26 mai 2007)

 

Philippe Langlois

 

 

Je remercie Laurent Feneyrou et François Nicolas de m’avoir invité à participer à cette rencontre avec vous, au titre que depuis 2002, j’ai la charge et l’immense plaisir de coordonner l’Atelier de Création Radiophonique (ACR) de France-Culture. Par ailleurs, j’ai achevé une thèse de musicologie qui a porté sur l’émergence et le développement des procédés électroacoustiques au cinéma, une recherche que je poursuis actuellement non plus seulement en liaison avec l’art cinématographique mais d’une manière plus générale avec les arts technologiques et en particulier la radio. Pour ces deux raisons, je me trouve ici.

 

Je vais donc essentiellement vous parler de la place qu’occupe la création radiophonique après 1950 en parallèle d’une recherche musicale « fondamentale » qui a vu le jour elle aussi au sein de la radio avec l’apparition des grands studios de création musicale européens. Je vais me concentrer sur le « modèle » français en le comparant avec le système allemand et italien pour tenter de dessiner les contours et les préoccupations de l’expression radiophonique artistique. Nous allons essentiellement nous pencher sur la question de la création musicale en mettant volontairement de côté les autres champs de la création radiophoniques que représentent le documentaire de création, la poésie sonore, la fiction, l’installation radiophonique, l’œuvre radiophonique plastique, etc.

 

La création radiophonique est née avec la radio dans les années 20

En Allemagne, à peine un an après le premier programme radiodiffusé, en 1923, se développent les premières pièces de création radiophonique essentiellement dans le champ de la fiction, que l’on appelle également dramatique, genre que Rudolf Arnheim désigne sous le terme de Hörspiel. Dans la plupart des cas, le Hörspiel désigne la mise en onde et l’articulation d’un texte et d’une musique originale agrémentée ou non d’un environnement sonore plus ou moins élaboré, (le bruitage).

D’emblée, le Hörspiel, aborde la problématique d’une dramaturgie exclusivement sonore, sans repères visuels donc, — je renvoie là à la question des « arts infirmes » dont parlait déjà Arnheim en 1936, et repris par Schaeffer, « le cinéma muet », la « radio aveugle » — à la croisée du théâtre, de l’opéra et du cinéma tout en conjuguant les possibilités technologiques, liées à l’évolution du média.

 

Le genre du Hörspiel a profondément évolué durant le XXe siècle, essentiellement du fait des progrès technologiques, notamment avec

-           l’apparition des musiques électroacoustiques (qui ont permis une nouvelle expression sonore),

-           l’arrivée du support de la bande magnétique qui a émancipé la radio de la notion de direct,

-           l’élargissement du champ panoramique avec la stéréophonie en 54 qui a ouvert l’espace, aujourd’hui nous en serons bientôt au 5+1.

 

Autrement dit on constate que, comme pour le cinéma d’ailleurs, l’évolution de l’expression radiophonique est conditionnée par l’évolution des progrès technologiques. Sur un autre plan, qui est également valable pour le cinéma, celui de la réception psychophysiologique, l’évolution technologique tend vers une représentation de plus en plus fidèle à la perception auditive humaine en terme de bande passante, d’amplitude, de spatialisation (stéréo, multicanal). Les arts technologiques ont pour point commun de chercher à pénétrer la perception du « spectateur » de la manière la plus parfaite. Elle cherche à capter son auditoire avec une acuité de perception qui soit de plus en plus précise, de plus en plus en conformité avec la perception humaine. C’est là également que se situent également l’enjeu et la condition du développement des arts technologiques comme le cinéma ou la radio.

 

 

 

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les grands centres de création musicale à travers le monde ont vu le jour également dans le cadre de la radiophonie.

Dès les années cinquante, où les studios de création musicale apparaissent, à Paris, Bonn, Cologne, Milan, pour ne parler que des principaux, la musique électroacoustique devient aussitôt un élément fondamental de l’expression radiophonique. En tant que musique émanant de la recherche radiophonique, la musique électroacoustique s’impose presque comme une constante et une norme dans la création radiophonique (il demeure bien évidemment de nombreuses exceptions).

L’exemple type qui représente la nécessité et la conjonction de ces deux expressions artistiques est l’œuvre collective qui scelle la fondation du studio de phonologie de Milan en 1955, une œuvre à l’origine destinée à être présentée au Prix Italia, (elle sera finalement écartée de la compétition) il s’agit de Rittrato di Cità de Luciano Berio, Bruno Maderna et Roberto Leydi qui s’inscrit dans la grande tradition de la symphonie de ville propre à l’avant-garde unanimiste et futuriste des années 1910 et également développée par l’avant-garde cinématographique des années 20. Rittrato di Cità représente le portrait sonore de la ville de Milan de l’aube jusqu’au crépuscule. Cette pièce a été composée pour convaincre la direction de la RAI de la nécessité de créer comme à Paris et à Cologne un studio de recherche musicale.

L’Italie demeure une exception en Europe car dans ce pays la création radiophonique musicale, sera principalement et jusqu’à la fermeture du studio une émanation du studio de Phonologie, même si d’autres programmes de la Rai investissent différemment la création radiophonique dans le champ de la fiction plus traditionnelle. Il s’agit d’ailleurs là d’une exigence de la direction de la Rai qui insiste pour que le studio ne se consacre pas seulement à la recherche fondamentale mais alimente également les dramatiques et les fictions de la radio, Maderna était d’ailleurs avec bonheur compositeur et chef d’orchestre pour les musiques de dramatiques radiophoniques.

 

Les œuvres qui sortent du Studio de Phonologie regroupent aussi bien des pièces qui touchent à une recherche musicale pure, je pense à une pièce comme Invention sur une voix de Bruno Maderna, Thema Ommagio a Joyce, de Berio ou William Mix de John Cage mais également des pièces qui se placent dans le champ de l’opéra radiophonique, comme Hyperion, Don perlimplin de Maderna ou des œuvres qui prolongent l’expérience opératique à travers le média radio, on parle alors d’opéra radiophonique tels que A ronne, Passaggio, Visage de Luciano Berio. En explorant le champ de la Phonologie, de la voix, dans ce qu’elle peut de recéler de plus musical, Berio et Maderna sur l’un des éléments originel de l’art radiophonique. Il faut également souligner l’importance de ces recherches d’un point de vue dramaturgique comme une vision moderne et renouvelée de la notion d’opéra et dans la volonté d’un nouveau théâtre musical comme le théorise Nono dans son essai « nécessité d’un nouveau théâtre musical ».

 

 

En Allemagne, la situation est quelque peu différente, En 1951 est fondé le Studio für Elektronische Musik de Cologne par Herbert Eimert, Robert Beyer et Werner Meyer Eppler, studio que dirigera Stockhausen à partir de 1962.

Le Studio est davantage investi dans la recherche musicale fondamentale qui conduira à une forme de synthèse des différentes esthétiques musicales dans les années 50-60. Le Studio fur Elektronische Musik donnera quelques pièces qui peuvent elle aussi s’inscrire dans la tradition du Hörspiel : Pfingstoratorium, Spiritus Intelligentiae Sanctus de Krenek en 1955, le Chant des adolescents de Stockhausen en 56 ou Epitaph für Aikichi Kuboyama en 62 ou Porte ouverte sur la ville de Luc Ferrari. Cela dit le champ de la création radiophonique n’est pas une priorité. Le Studio fermera définitivement ses portes en 1999, et la radio cessera d’être le mécène de la recherche musicale à Cologne du fait qu’il coûte trop cher sans offrir de véritables débouchés à l’antenne.

 

En revanche, toujours au sein de la WDR à Cologne la création radio pour la diffusion hertzienne est l’apanage du Studio für Akustische Kunst, fondé en 1969 par Klaus Schöning et que dirige depuis 2001 Markus Heuger. Cette unité de production à part en entière est totalement déconnectée du Studio de Stockhausen et ne se trouve pas dans le même bâtiment de la Radio. Les préoccupations sont tout autres, davantage centrées sur la création radiophonique.

Pendant près de trente ans, Klaus Schöning passe commande à de très nombreux compositeurs parmi lesquels on dénombre John Cage, Mauricio Kagel, Pierre Henry, Henri Chopin, Alvin Curran, Bill Fontana, Murray Schafer etc. et qui feront la renommée du Studio fur Akustische Kunst.

                                                  

 

En France, les liens entre la création radio et la musique concrète sont plus ténus. Après la seconde mondiale, peu de temps avant la création du Studio d’essai de Pierre Schaeffer et Jean Tardieu, en 1946, la RTF crée en 1945, sous l’impulsion de Paul Gilson et Henry Barraud, un département qui va particulièrement développer le Hörspiel à la française avec la fondation du Service des Illustrations Sonores et Musicales que dirige Henri Dutilleux de 1945 à 1963 sur la chaîne nationale de radiodiffusion. Le but du service est de créer une nouvelle forme d’art radiophonique, de théâtre radiophonique, dont un grand nombre d’œuvres sera d’ailleurs récompensé au prix Italia. Les commandes d’Henry Dutilleux sont confiées à des réalisateurs radio qui établissent la jonction artistique entre le texte et la musique. Parmi ces réalisateurs, dont certains vont prendre de plus en plus d’importance, un certain Alain Trutat, à ses débuts secrétaire d’Eluard qui, fait unique dans une carrière ne collecte pas moins de trois grands prix Italia entre 1955 et 1969. Trutat travaillera notamment aux côtés de Pierre Boulez et René Char pour Soleil des eaux (1948), Betsy Jolas et Victor Hugo avec L’œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent en 1961, Maurice Jarre et Roger Pillaudun pour Ruisselle, Maurice Ohana pour Cris ou encore L’Histoire véridique de Jacottin en 69. A signaler d’ailleurs qu’avec ces deux pièces, s’inaugure le premier programme de l’Atelier de Création Radiophonique en octobre 69, fondé par Alain Trutat avec le soutien de Jean Tardieu et Pierre Schaeffer. En même temps débute France Culture.

Avec la fermeture du Service des Illustrations Sonores et Musicales en 1963, et du fait également que Pierre Schaeffer, dirige depuis 1960 le Service de la Recherche de l’ORTF, le GRM se tourne plus délibérément vers la recherche audiovisuelle. Il y avait donc dans le cadre de la radiodiffusion française à partir de 1963 comme un vide total pour la diffusion d’œuvres radiophoniques d’où la création de l’ACR par Alain Trutat en 1969 qui rejoindra et dirigera par la suite le Service des dramatiques de France Culture.

 

L’ACR sera ensuite dirigé pendant plus de trente ans par René Farabet, de 1970 à 2001 qui explore sans relâche les arcanes de la création radiophonique à travers plusieurs genres : documentaires, Hörspiel, fictions, sans oublier la création musicale qui donnera lieu à de nombreuses commandes, notamment après de François Bayle, Bernard Parmegiani, Luc Ferrari, Jean Yves Bosseur, Christian Rosset, Pierre Mariétan, etc.

Avec l’arrivée de Laure Adler à la tête de France Culture en 1999, le programme Musical est détaché de France Culture et réintègre la Direction de la musique ce qui a, quelque temps interrompu, faute de moyens, les commandes musicales.

Depuis 2002, après le départ à la retraite de René Farabet et avec la volonté renouvelée des nouveaux dirigeants de l’ACR, Frank Smith et moi-même de pleinement réinvestir le terrain du Hörspiel musical, nous avons réamorcé une vaste politique de commandes avec l’appui de la Direction de France Culture, et j’insiste sur ce point, car en dépit de ce que l’on peut entendre ça et là, Laure Adler et David Kessler, ont toujours préservé et soutenu la création radiophonique et de ce fait permis de prolonger cette tradition. Cette relance a été possible avec l’appui de la Direction de la Musique, et des partenariats divers en fonction de la nature des projets notamment avec le GRM, l’IRCAM, La Muse en circuits, des partenariats avec d’autres radios européennes, Deutschland Radio à Berlin, RSR, Espace 2, etc.

Nous avons ainsi travaillé depuis 2002 avec des jeunes compositeurs comme Andrea Liberovici, Sheila Concari, Jonathan Pontier, Pierre Jodlowski, Claudie Malherbe, Norbert Walter Peters, Martin Matalon, Jacoppo Baboni Schillingi, qui a remporté le deuxième prix au prix Italia, l’année dernière, avec Disparition sur un texte original de Yannick Liron.

 

 

Pour finir je dirai que cet aspect du Hörspiel n’est pas le seul champ dans lequel la création radiophonique s’exerce au sein de l’ACR ; nous travaillons également ardemment autour du documentaire de création, la fiction, nous produisons régulièrement des émissions rétrospectives, je serais tenté de dire « rétrofestive » consacrée à l’histoire de la création radio, une prochaine émission sera consacrée au Studio fur Akustische Kunst, la fiction docu, la poésie sonore, nous présentons une série qui s’intitule le « je » radiophonique dans laquelle nous confions l’espace de l’atelier à des artistes de toute obédience artistique, des architectes, des photographes, des chorégraphes, des cinéastes, des plasticiens, pour s’essayer à la chose sonore et radiophonique.

J’espère et je souhaite que cette expérience qui se révèle des plus enrichissante à chaque saison pourra continuer avec la responsabilité qui nous est confiée de prolonger une tradition qui s’inscrit tout à la fois dans l’histoire de la radio mais qui appartient également à l’histoire de la musique et qui aura été tellement déterminante pour le devenir de la musique au cours du XXe siècle.

 

Je conclurai par deux paradoxes.

                  C’est d’abord qu’à l’heure où nous nous apprêtons à fêter, dans un peu plus d’une dizaine d’années, le premier siècle de création radiophonique, on peut s’interroger sur un art qui n’a pas encore rencontré le grand public, contrairement au cinéma. En poussant l’idée, on pourrait s’interroger sur la pérennité d’un art qui n’existe pas ? Et pourtant, sa longévité semble néanmoins attester de la nécessité d’une expression radiophonique qui ne cesse aujourd’hui de connaître de nouveaux développements technologiques. À l’heure ou Internet représente un nouveau média qui offre un immense potentiel pour la diffusion de créations sonores, y compris pour la radio ; ou le temps réel géographique (GPS/I-POD) s’apprête à investir la radio, il convient de s’interroger sur le devenir de l’art radiophonique. Au regard de la multiplication des supports d’accès, à l’ère de la numérisation, du Home Studio, des web radios, la création radio se trouve me semble-t-il à un tournant de son développement et s’apprête à conquérir, grâce à Internet, un vaste public.

                  Deuxième paradoxe : c’est, qu’aujourd’hui, alors que le corpus des œuvres radiophoniques recouvre une si grande diversité et touche un si grand nombre de compositeurs majeurs du XXe siècle. Aujourd’hui où l’on dénombre un si grand nombre d’œuvres, de courants, on ne peut que déplorer l’absence de documents, la rareté des archives, la difficulté d’accéder aux œuvres. Cette pénurie va évidemment de pair avec une recherche qui demeure, dans ce domaine, quasiment inexistante, surtout au regard de ce qu’elle représente de fondamental pour la compréhension de l’histoire et de l’esthétique de la musique au XXe siècle.

 

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Écoute :

 

Transformation

Jacoppo Baboni Schllingi, Yannick Liron

13’32

 

 

Sharif Handura récitant ; Anne Quentin mezzo-soprano ; Nicholas Isherwood baryton ; Anne Nardin flûte ; Christian Schmitt hautbois ; Thierry Perrout clarinette ; Françoise Tempermann alto ; Véronique Ngo Sach Hien piano
Prise de Son : Philippe Carminatti
Montage : Pascal Baranzelli
Chargé de réalisation : Laurent Lefrançois