Critiques du Livre de Martin Kaltenecker : « Avec Helmut Lachenmann »

(Samedi d’Entretemps — Ircam, 26 avril 2003)

François Bohy

 

Ce livre est, à ma connaissance, le premier ouvrage en français consacré à un compositeur parmi les trois plus connus et respectés, en Allemagne comme dans le monde. Il nous livre, enfin, une vue d’ensemble sur une œuvre très développée et pourtant très peu connue en France.

La première particularité de ce livre est que la musique n’est pas son unique objet alors qu’elle y est toujours présente. Elle est en permanence contrepointée par une réflexion élargie, principalement d’ordre philosophique, ce qui donne une grande ouverture au propos.

Par ailleurs, ce livre possède un véritable Cantus Firmus représenté par le livre regroupant les écrits d'Helmut Lachenmann : « Musik als existentielle Erfahrung ». Dans ce livre, Martin Kaltenecker a puisé sans cesse et nous le restitue avec des traductions fidèles tout en affirmant par là même son propos.

 

Les points forts du livre sont au nombre de trois. Tout d’abord, l’organisation même du texte. Bien qu’elle ne soit pas clairement établie mais apparaisse au fil des numéros et des mots-clefs en tête des chapitres, elle entretien l’attention du lecteur et emmène ce dernier dans l’aventure d’une œuvre qui se crée.

Ensuite, une profusion de textes analytiques sur la presque totalité des œuvres d'Helmut Lachenmann permet au lecteur, même novice, d’avoir une vue d’ensemble et de détail, avec, notamment, une analyse de la pièce Scenario (sa seule pièce électroacoustique) qui, bien que succincte, n’en demeure pas moins la seule que je connaisse.

Enfin un grand nombre de citations ou de définitions émaille le texte et permet au lecteur d’affiner sa compréhension théorique des choix du compositeur.

Dès la page 28, une très bonne citation de Th. Adorno explique clairement la force de la musique d'Helmut Lachenmann : « Il faut assurément, pour articuler la musique, des catégories relevant d’un langage musical, fussent-elles passablement transformées, si l’on ne veut pas se contenter d’un tas de notes. Or, on ne doit guère réinstaller les anciennes, mais en former d’équivalentes en se réglant sur le nouveau matériau. » Dans cette définition apparaît non seulement la notion de catégorie, mais également le fait que celle-ci n’est qu’un moyen, pas une fin.

Sans relier la description analytique au travail sur les catégories, M. Kaltenecker résume pourtant très justement son effet, à la p. 68 : « dans la cadence centrale de Notturno, quand la cymbale prend le relais du violoncelle, on la saisit comme une sorte d’équivalent, métaphorique et déformé, de l’instrument soliste puisqu’actionnée comme lui avec un archet. L’œil perçoit un collage surréaliste […] mais l’oreille entend les sons produits comme l’écho rauque et métallisé du son vibré du violoncelle. » Cette description montre bien comment un travail sur les catégories porte, en lui-même, la notion de forme puisque la continuité, dans ce cas, est auditivement évidente.

À la p. 59 Martin Kaltenecker écrit : « le Lachenmann des années 70 s’inscrit […] dans l’une des traditions de la modernité […] : celle qui met en lumière […] le travail qu’elle fixe et dont elle témoigne plutôt que la forme achevée ». C’est un résumé très juste qui éclaire la compréhension de l’œuvre comme peut le faire également la définition de la p. 148 : « La musique de Lachenmann ne veut rien dire d’autre au fond qu’établir des relations, frayer des passages inouïs, réunir des moments au moyen d’un trajet qui, en dernière analyse, déstabilise, relativise ou redéfinit les points d’arrivée et de départ : le parcours coïncide avec une transformation des coordonnées dans lesquels il s’inscrit. »

Allant au delà, on trouve à la p. 95 une très belle définition qui ne s’applique pas seulement à la musique de Lachenmann et prend, de ce fait, tout son sens : «… la musique ne porte pas les corps […] ; elle demande à l’inverse d’être portée, cherchée, secourue elle-même afin de pouvoir secourir : elle ne promet pas la chaleur d’une fusion, mais la lumière de la différence au prix de cet effort. »

 

Pourtant cette avancée théorique semble marquer le pas et se bloque sur des incompréhensions apparentes que j’essayerai de lever. À la p. 73, Martin Kaltenecker écrit : « Chaque œuvre de Lachenmann représente en somme une toccata fondée sur un toucher concentré. » et l’on peut remarquer à ce propos que la pièce pour violon seul a pour titre Toccatina. L’une des grandes forces de ce livre est de permettre une similitude de pensée analytique entre la musique et d’autres domaines, ici philosophiques car la notion du toucher fonctionne très bien de ce point de vue. Partant d’un geste compositionnel, il en déduit une généralité philosophique et ce cheminement intellectuel nous est d’autant plus sensible qu’il prend son origine dans une action concrète qui ne trouve son sens que dans la musique seule.

« Le toucher [est] une manière de projeter une forme en faisant passer une certaine catégorie sonores (le soufflé, le poussé, le brisé, le perforé…) sur l’ensemble de la matière sonore disponible ». On s’approche par cette citation de généralités fondatrices du langage d'Helmut Lachenmann, mais il faut aller un peu plus loin en se détachant du rapport au toucher qui est limitant. Formulé autrement, cela reviendrait à dire : Les catégories rassemblant différentes matières instrumentales (voire même musicales), leur mise en œuvre produit nécessairement de la forme. Mais ce travail n’est pas spontané et automatique et ne peut donc pas découler du simple parcours d’un univers sonore, si riche soit-il. Le travail sur les catégories doit intégrer, dès l’origine, une pensée formelle. De cela, le livre de Martin Kaltenecker ne témoigne pas clairement.

Il y a même une incompréhension à la p. 125 quand il écrit : « Lachenmann redit la méfiance que lui inspire le positivisme des analyses selon les paramètres « champs de hauteurs ou de durées délimités avec un grand soin, tableaux de sonorités joliment coloriés » oubliant la fonction initiale de ce type de procédés (éviter de retomber dans les clichés de la tonalité). » Il n’y a pas d’oubli chez Helmut Lachenmann, mais rejet de la croyance que ce soient les seuls moyens pour éviter la tonalité et même plus, que ces moyens puissent éviter la tonalité… car ils n’y parviennent pas. Il l’expose dans plusieurs textes et notamment dans son entretien avec Ulrich Moch où il dit : « Le jeu avec les intervalles ne peut se faire en étant simplement sourd aux conventions et aux souvenirs qui leur sont associés. On peut les nier, mais, dans la plupart des cas, l’évocation tombe dans un espace webernien-atonal. On peut aussi chercher à les tenir en échec, le plus souvent à l’aide de trucs. On peut pratiquer la fuite en avant… et finir par se mordre la queue. Mais lorsque l’on réagit comme cela, on est cerné par des objets sonores dont il faut sans cesse se libérer, et cette liberté si chèrement gagnée se révèle alors n’être qu’une nouvelle prison. »

Parfois, les explications opèrent pratiquement à l’inverse de ce qu’elles voudraient donner. Ainsi, à la p. 144 : «… les éléments d’une série, d’une famille ou d’un arpège sont un peu comme des multiprises électriques, permettant plusieurs enchaînements… ». Cette définition semble attrayante mais elle est d’un faible secours car série, famille ou arpège n’appartiennent manifestement pas à la même catégorie et leur brassage ne peut que conduire à des « brouillages ». Mais qu’une série constitue le matériau des hauteurs sur lequel un instrument jouera en pizzicatos, s’intégrant ainsi à la famille « x », puis en sons flautato, rejoignant alors la famille « y » voilà qui devient un peu plus clair, car série, famille et même arpège sont des notions imbriquées les unes dans les autres.

Mais à la p. 167, il y a manifestement une mésestimation du contexte. « De tels passages forment toute une série chez Lachenmann : on peut ainsi regrouper le fameux nadir caressant de Gran Torso et le passage du second quatuor (mes.204s) où le violoncelle détend en direct la cheville. ». De même que je ne suis pas d’accord pour qualifier le passage central de Gran Torso de « nadir », mais bien plus de point extrême d’une déconstruction où s’initie, en même temps, une reconstruction, de même on peut aller plus loin et remarquer que, dans Ausklang, si le soliste ne joue pas du tout pendant sa cadence il reste tout à fait dans la logique formelle proposée par Helmut Lachenmann. Il n’a rien à jouer car il n’a rien à développer de ce qu’il a déjà joué auparavant, et qu’il reprendra ensuite. En revanche, il a déjà joué un passage quasi soliste, mes. 149 à 165, qui dure exactement 2 minutes et expose très en détail les résonances possibles du piano. C’est l’un des sens cachés du titre Ausklang qui, en première instance, veut dire : la fin. La cadence silencieuse devient alors le lieu d’une inversion où c’est le Sib tenu par tout l’orchestre dans un timbre sans cesse mouvant qui devient le « fil » sonore. Le rapport d’écoute a été encore une fois changé et c’est à la compréhension de ce phénomène que devrait nous amener le livre de Martin Kaltenecker.

Quand, à la p. 157, il nous dit : « D’autre part, si on applique ce type d’analyse aux pièces du compositeur lui-même […] l’analyse consistera à tisser une intrigue, un parcours censé regrouper des objets recelant une caractéristique commune. » il faudrait, là aussi, aller un peu plus loin en donnant à ces regroupements ainsi effectués une fonction, un rôle et un résultat incontestables. Dans la mesure où les familles s’élargissent et se recoupent de plus en plus (c’est un geste compositionnel assez général chez Lachenmann), l’analyse ne pourra plus se contenter de cette liaison entre objets possédant une caractéristique commune. Cela conduira en effet à une déstructuration dans la mesure où, à la fin, tout est dans tout et, peut-être, vaudrait-il mieux insister sur le type de transformation catégorielle capable de dessiner un hiatus auditif, comme c’est le cas dans le passage « en guitares » de Reigen Seliger Geister (le 2°Quatuor).

 

Les analyses musicales sont nombreuses et accompagnent le déroulement de l’ouvrage. Il leur manque cependant la prise en compte de la notion de catégorie et de son implication dans la forme. S’ensuit alors une critique quelque peu décousue, voire superficielle, dans laquelle on ne perçoit pas clairement un sens, une direction.

À la p. 63, la vision de Pression comme une suite de 5 panneaux ne reflète pas l’opposition des contraires qui structure la pièce du début à la fin : opposition des souffles et des sons perforés. De même, la forme en arche, très simple, est soulignée, à la fin, par les sons glissés avec l’ongle sur la corde qui répondent à ceux du début, ou par les sons « en morse » des cordes à vide qui répondent aux sons en col legno battuto précédents.

Quant à l’apparition du son pour (Réb), elle n’est pas si « pure » que cela puisque celui-ci est tout de suite doublé par un autre Réb joué sur la IIIème corde dont il est spécifié qu’il doit produire des battements légers par un mouvement du doigt qui appuie sur la IIIème corde. Ce désaccord infime produit un effet d’écho (un halo) qui distancie le son ainsi obtenu. On retrouve là un procédé qu'Helmut Lachenmann avait déjà utilisé dans Dal Niente pour clarinette seule. Au début, le clarinettiste joue un texte virtuose, mais dans une nuance pppp, quasi inaudible, voire en souffles. Au milieu de ce continuum apparaissent ici ou là des bribes qui, restant emportées dans l’ensemble, ne peuvent pas y « prendre la parole ». Soudain, après une longue pause, apparaît un Sol, sans vibrato qui impose dès l’abord une autre écoute en modifiant le rapport des événements musicaux entre eux. La meilleure preuve est que cette note est écrite avec des dynamiques qui vont de pp à pppp, alors qu’on l’entend quasi forte. C’est avec des instants comme celui-ci que « l’oreille est devenue capable de percevoir » ainsi que l’écrit si justement Martin Kaltenecker.

Pression n’est pas seulement une cartographie d’un espace sonore car cela n’aurait pas de forme et serait inaudible. Il y a, dès l’abord, inscription de la forme dans les œuvres d'Helmut Lachenmann, une forme parfois très simple qui donne à de telles explorations le pouvoir d’être une musique.

Une analyse de Mouvement — vor der Erstarrung est proposée à la p. 133 dans laquelle il est dit : « Lachenmann cherche un équilibre entre des hauteurs perceptibles et les sons énergétiques ». Cette phrase pose deux questions : tout d’abord, est-ce bien là la réalité d’une opposition à l’œuvre dans cette pièce et d’autre part y a-t-il réellement opposition entre ces deux notions. Autrement dit, pourquoi une hauteur ne pourrait-elle pas être un son énergétique ? La réponse tombe d’elle-même avec le Réb dans Pression ou le Sol dans Dal niente dont l’apparition (je devrais même dire l’irruption) est un événement énergétique en lui-même.

Plus loin, Martin Kaltenecker écrit : «… bribes de gammes chromatiques ou par tons entiers, lesquelles, procédant par intervalles toujours égaux, en représentent le pôle contraire. » Oui, mais de quoi sont-elles le pôle contraire ? La question prend d’autant plus de sens qu’une analyse véritable pourrait prendre son origine dans une opposition de matériaux. Mais alors, il faudrait les caractériser précisément.

Les séries relevées dans les parties de violoncelles ou de flûtes dans les mesures 227 à 256 ne mènent nulle part, d’autant plus que le caractère transpositeur de certains instruments, et, surtout, les modes de jeu utilisés, qui sont sans hauteur, réduisent quasi à néant l’impact propre de cette structuration. Il fallait, je crois, aller plus loin et faire comprendre que, dans cet univers des nouvelles sonorités, le choix des points d’appui devait procéder d’une régularité extérieure afin de ne pas se laisser envahir par des déterminismes non souhaités qui finiraient par prendre le pas sur la causalité voulue. On retrouve ici une même exigence d'Helmut Lachenmann qui fait demander aux instrumentistes de rester immobiles après avoir joué leur action, afin que la perception ne soit pas troublée (brouillée) par des gestes connotés.

 

Mais je veux aller plus loin en relevant deux oublis dont l’importance est grande à mes yeux.

 

D’une part, la focalisation, procédé de composition souvent utilisé par Helmut Lachenmann, n’apparaît pas dans ce livre. L’exemple type se retrouve dans le 2° Quatuor, Reigen Zeliger Geister.

L’analyse qui en est faite, aux pages 216 & 217, présente les mêmes défauts qu’ailleurs, à savoir que la pièce s’y réduit à une succession de panneaux plus ou moins longs (Cd 1 mes., Da 30 mes., Dd 47 mes. !). Quant à l’analyse de la p. 219, elle est hésitante dans sa direction : que veut dire la phrase « Le début de l’œuvre présente ainsi l’ensemble de ce nœud, qui sera utilisé par la suite selon différentes sélections et transpositions ». On reste sur sa faim.

Si l’essentiel des particularités musicales est mis en avant par Martin Kaltenecker, leur mise en œuvre n’est pas clairement posée. Pourtant, Helmut Lachenmann en donnait quelques pistes claires dans son article « Über mein Zweites Streichquartett » p. 227 de son livre, où des titres comme « Superinstrument », ou « Harmonie/Désaccord » sont donnés à des chapitres. Helmut Lachenmann définit lui-même, à titre d’exemple, la structure symétrique de cette pièce où les sons flautato crescendo s’échangent avec les sons pizzicato à partir de la mesure 182.

À la p. 221 surtout, Martin Kaltenecker parle du passage « en guitares » et nous dit « l’extase étant précisément liée à un sentiment de surplace où se dissout la conscience ». Qu’en est-il vraiment ? De la mesure 280 jusqu’à la mesure 355, les violons jouent en « guitare », l’instrument sur les genoux, les instrumentistes se munissant d’un plectre. Un monde sonore s’ouvre littéralement, dont la « matière » n’est pourtant pas inconnue puisque des sons « pizzicato » sont joués dès le début et plus particulièrement à partir de la mes. 182. Il y a ici une focalisation sur une seule catégorie, mais dans le même temps, cette focalisation permet de distinguer de subtiles couleurs sonores qui suffisent alors à organiser ce nouveau monde sonore. On est loin de la définition de Martin Kaltenecker pour qui « l’extase est ce moment où nous sommes une seule chose à la fois ». L’écoute ayant été une fois de plus changée, elle peut se déployer à nouveau dans un espace dont les dimensions redeviennent apparemment infinies.

Soulignons aussi que cette focalisation n’était pas une chose inconnue puisque, auparavant, à partir de la mes. 87, les violons jouent des arpèges flautato qui, de coloration du bruit se transforment en véritables arpèges sur Lab majeur. Mais ces arpèges ne sont que l’augmentation d’une structure d’intervalles qui de 1,2,3 demi-tons passent à 3,4,5 et, plus généralement dans cette pièce, ces arpèges sont une extension de la catégorie de trille. Cet exemple montre bien comment, avec un procédé compositionnel on passe dans différentes catégories de perception sans changer de catégorie de mode de jeu.

 

Un autre oubli plus essentiel se trouve dans l’absence de la catégorie des Zweiklänge. Même s’ils sont évoqués dans le livre, ils n’apparaissent pas comme une catégorie centrale de la pensée musicale d'Helmut Lachenmann. Or c’est ce qu’ils sont lorsque l’on considère son concerto pour Piano Ausklang.

Dans une lettre il s’en expliquait ainsi : « Zweiklang : das ist ein Gebilde aus zwei Tönen, naktes Intervall, harmonisch quasi unvollständig, also fast auch ein rudimentäres Klang- « Aggregat ». » (« Double-son : il s’agit d’une image formée de deux sons, un intervalle à nu, harmoniquement incomplet, ou bien encore, presque un « agrégat sonore » rudimentaire. »)

Dans Ausklang, on trouve des Zweiklänge dès l’origine formés très simplement de deux notes, mais dans des combinaisons de timbres qui leur ôtent cet aspect d’unicité sonore, comme par exemple la Flûte alto et le Contrebasson à la mesure 2, ou la clarinette et le violon à la mesure 6 ; mais on trouve également cette combinaison de timbres réalisée par un seul instrument, le Vibraphone qui, à la mesure 4, joue à la fois un son frappé et un son à l’archet et, naturellement, on trouve tout un étagement des possibilités de « Doppelgeräusch » (bruit double) comme par exemple aux mes. 218 & 219. On trouve enfin des Zweiklänge joués par un seul instrument, comme les violons dès la première mesure, et ceci permet d’aborder les Zweiklänge au piano car il n’y a plus alors de différence de timbre qui donne au résultat cette aura si particulière et l’on retombe ainsi dans l’écoute d’un matériau « classique » mais avec un autre « point d’oreille ». C’est ce que voulait dire Helmut Lachenmann dans sont texte « de la Composition » quant il écrivait : « Travaillant ainsi, […] nous sommes également surpris pas la rencontre de vieilles connaissances, différemment éclairées alors par le nouveau contexte, et nous sommes amenés à écrire des figures que nous n’aurions sans doute jamais acceptées spontanément »

Mais le matériau ne « reprend » pas tous ses droits car les Zweiklänge sont aussi une réponse très sophistiquée à la question de l’harmonie. Si le piano est l’instrument harmonique par excellence, les Zweiklänge maintiennent notre perception à un autre niveau, celui des intervalles et l’harmonie y demeure une donnée incomplète.

Une reconstruction est à l’œuvre dans ce concerto, comme dans beaucoup d’autres œuvres récentes d'Helmut Lachenmann, où les éléments musicaux « habituels » retrouvent leur place en ayant auparavant perdu leur caractère d’habitude, à la fois par leur confrontation avec le répertoire sonore de la musique concrète instrumentale, mais aussi par leur dissociation interne : deux sons forment un accord, mais ne permettent pas (encore) une harmonie fonctionnelle.

 

Qu’elle est alors l’incidence de ces oublis ? Car ils ne peuvent être apparus par hasard. Elle est à trouver dans la deuxième partie du livre où Martin Kaltenecker propose un parallèle avec une réflexion philosophique. Or ce parallèle prend comme point de départ musical la musique concrète instrumentale telle que la pratique Helmut Lachenmann, avec cette dramatisation du son comme élément portant une énergie.

Si je ne peux être opposé à cette pensée philosophique, je ne peux en revanche accepter l’idée qu’elle aurait pour corollaire le blocage de la pensée musicale d'Helmut Lachenmann à la mise en œuvre de la musique concrète instrumentale. Ceci serait en contradiction avec le développement de son œuvre qui ne peut se réduire à cette particularité sonore finalement assez restreinte. Il s’en explique dans ses entretiens avec Ulrich Mosch : « Il y a dans cette œuvre (Allegro Sostenuto NDT) une rupture violente avec l’interdit porté sur des recours considérés autrefois comme régression et source d’angoisses. » « l’innovation et le recours à l’ancien ne sont en fait que les deux aspects d’une même chose. » « Je ne peux fonder ma responsabilité esthétique sur quelques idées arrêtées et, à partir de là, me mettre à travailler. Ce serait une imposture car, alors, les atavismes personnels reviendraient en force… » « Avec le temps, c’est l’idée même de la « musique concrète instrumentale » qui s’est décomposée. »

De cette particularité il est aujourd’hui presque complètement sorti, non pas en abandonnant ces sonorités, mais en ayant trouvé le moyen de les intégrer à l’orchestre. Ausklang, de ce point de vue, fournit un précieux exemple où le soliste joue des sons « normaux » alors que l’orchestre symphonique joue des ouffles ou des craquements et l’ensemble fonctionne « d’une même voix ».

 

En conclusion, je dirais que ce livre tente de jeter un pont entre musique et philosophie, ce qui ne peut qu’obtenir mon agrément, mais qu’il opère, pour cela, une fixation de la musique d'Helmut Lachenmann à un aspect figé de celle-ci, oubliant que la musique est avant tout un monde en devenir, qui se nourrit de la philosophie comme d’autres pensées.

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