A propos du livre de Martin Kaltenecker : La rumeur des batailles - La musique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles

Esteban Buch

 

Samedi d'Entretemps - Ircam, 16 décembre 2000

 

 

" La rumeur des batailles " : le titre de Martin Kaltenecker est suggestif. Une rumeur, comme la sonorité brute qui entoure l'événement, à la fois indice, brume et écrin. Mais aussi, une rumeur comme le bruit qui court, message soumis à la dérive du sens, incontrôlée parce qu'incontrôlable, au sein d'un champ dont elle est l'une des marques de la perturbation. Ces deux significations de la rumeur posent les marges de l'ambiguité sémantique de la musique, dont la richesse fournit l'étalon à l'ambition du livre. Ambition à la fois classique et toujours renouvelée dans les écrits sur la musique, celle de décrypter le lien entre musique et histoire à ce moment fondateur, à la fois pour la modernité politique et pour la musique moderne, que constitue l'époque révolutionnaire.

On pourrait dire que, pour un musicologue sensible au social, saisir ce moment, c'est tout saisir. La multiplicité des registres convoqués par Kaltenecker est à la mesure de cet enjeu : histoire de la musique, tout d'abord - et je m'empresse de mettre en avant l'un des principaux attraits de ce livre, cette volonté de rester au plus près de la musique, par l'analyse autant que par la description. Histoire de l'esthétique musicale ensuite, car le traducteur de Dahlhaus sait bien qu'il n'y a pas d'histoire de la musique sans histoire des idées sur la musique, et sans ce que ces idées doivent à l'esthétique philosophique - je pense notamment à ses remarques sur le sublime. Histoire de la littérature aussi - et Goethe, Jean-Paul, Heine, Chateaubriand ou Stendhal sont ici tout sauf des personnages secondaires, ce sont à la fois les témoins et les inventeurs du phénomène sonore en tant que lieu de sens. D'ailleurs, Fabrice à Waterloo, c'est sans doute l'image première de ce livre, la circonstance biographique évoquée en ouverture, éclairée par la passion stendhalienne de l'auteur. Avec la critique musicale, les voix des écrivains contribuent à l'établissement des allers-retours permanents entre les oeuvres et la réception, entre histoire de la musique et histoire sociale, tous ces basculements souvent imperceptibles qui donnent à l'ouvrage son ton spécifique, voire son charme.

Comme il le revendique explicitement, Kaltenecker fait ainsi oeuvre d'essayiste. Vu la qualité de son style et la richesse de ses références musicales, littéraires et philosophiques, cela suffirait à justifier ce livre. Or, l'auteur fait plus que cela : la démarche se double d'une véritable ambition théorique. En effet, il propose une solution à cette gageure que constitue l'établissement d'un lien entre histoire et musique, l'hypothèse étant précisément que ce lien hétéronome existe, à ce moment précis et pas forcément toujours - autrement dit, que la musique de cette époque-là est bien la " rumeur des batailles ", et non pas une rumeur juxtaposée à une bataille.

Dans cette direction, il évite l'écueil de la simple induction biographique, ainsi que le décryptage classique en termes d'éclatement des cadres formels traditionnels. Kaltenecker veut faire parler les oeuvres, les oeuvres surtout, mais également, les attitudes et les idées qui guident leur perception et leur exégèse. Et pour cela, il propose une porte d'entrée qui, sans être strictement originale, est assurément nouvelle et novatrice : c'est celle de la distinction quantitatif/qualitatif.

Je vais donc me concentrer sur ce thème, en disant d'emblée que l'application de ces catégories ne me semble pas concluante.

Le point de départ, c'est que la Révolution est avant toute chose une " accélération ", et que, déjà avant 1789 (par exemple en Angleterre), l'Europe occidentale bascule dans un primat du quantitatif, qui caractériserait la modernité dans son ensemble. Dans cette direction, Sade est le représentant " d'une folie purement quantitative " (p.69), Napoléon est " l'apparition à l'état pur dans l'Histoire de la force, de la quantité, du record " (p.145). Je dois dire que ce sont là déjà des affirmations dont la base empirique et la portée heuristique me semblent faibles. D'autant plus que l'idée de l'accélération nie ce qui est tout de même la caractéristique essentielle de toute révolution, à savoir le fait qu'il s'agit d'une rupture, autrement dit d'un saut qualitatif. Mais passons. La thèse du livre est que ce même phénomène quantitatif est décelable en musique, dans des manifestations diverses qui, sans atteindre le niveau de cohérence d'un style, correspondent néanmoins à un " champ stylistique ". La conclusion, c'est que le concept du quantitatif, sans être investi d'une force contraignante de type causal - la démarche s'appuie finalement sur un rapprochement plutôt analogique-, est toutefois la clef qui permet de saisir la cohérence à la fois du lien entre oeuvre et réception des oeuvres, et du lien entre histoire de la musique et histoire sociale.

Cela ne peut fonctionner qu'au prix d'une extension considérable et, à mon sens, arbitraire, du concept de quantitatif. Pour l'auteur, ce concept inclut tout d'abord, et c'est logique, la durée (p.23) ; ensuite, l'accélération des tempi, et c'est encore logique (p.183) ; également, la dynamique (p.25) ; puis, l'ensemble de la dimension du timbre et de l'instrumentation, " le son lui-même ", ce qui est à mes yeux déjà moins évident (p.23 et 25) ; puis, la " prolifération chaotique " chez Beethoven, mais aussi son contraire, la " simplification profonde " (p.101) ; plus loin, l'activité " frénétique " devenue " mécanique " chez Rossini (p.201) ; plus loin, l'Effekt (p.172) ; aussi, à terme, " l'idée de la performance " et celle de la " tyrannie conquérante du Moi " (p.222). A la page 85, la critique nietzschéenne de Wagner est lue comme attribuant à ce dernier " une mise en application de phénomènes purements quantitatifs " ; ailleurs Nietzsche sera encore cité pour identifier le concept de quantité à l'activité de la connaissance (p.227). Et ainsi de suite, non sans faire, au passage, de cette idée de la quantité un critère décisif pour les jugements de valeur, car c'est finalement toute la musique des grands compositeurs, indépendamment de leur époque, qui serait caractérisée par un " éblouissement [qui] est essentiellement de l'ordre du quantitatif " (p.29). Mais ce n'est pas le dernier mot, car enfin l'oeuvre d'art en général est décrite comme " lieu de la suspension ou de la confusion de cette opposition qualité/quantité " (p.228). Ce n'est donc pas étonnant qu'à la fin de son ouvrage Martin Kaltenecker nous livre cet aveu : " Dire, de façon pure, ce que serait le quantitatif en musique est impossible " (p.228) ; et aussi, " le rapport [qualité/quantité] reste en fin de compte énigmatique " (p.229).

On est donc en droit de s'interroger sur l'utilité d'une catégorie à ce point impossible à catégoriser. Mais admettons par hypothèse qu'on puisse la retenir, quitte à remettre à plus tard le soin de préciser davantage ce qu'on veut en faire. Elle demeure d'une pertinence limitée pour saisir une dimension qui, s'agissant d'un ouvrage sur l'époque de la Révolution française, est tout de même difficile à évacuer. Je veux parler du politique. L'idée centrale de Kaltenecker est que c'est Beethoven, et non pas Gossec ou Méhul, qui représente le pendant musical de cet événement historique, que c'est lui le véritable " ambassadeur musical " de la Révolution. Il reprend là un vieux thème de l'historiographie française de Beethoven, qui insiste depuis au moins la Troisième République, toujours fondé sur un même collier d'anecdotes fétichisées (les visites chez Bernadotte, la dédicace de l'Héroïque, le buste de Brutus), et la formulation hypothétique -sur laquelle Kaltenecker, il faut le préciser, reste prudent- d'un lien entre les hymnes révolutionnaires et les oeuvres instrumentales du compositeur. Or, face à cette tradition figée, la méthode " quantitative " ici proposée ne permet de revisiter ce schéma que par les formules métaphysiques de " l'esprit du temps " et du " vent de l'histoire tout entier " (pp.100-1). Cela nous renseigne fort peu sur les rapports entre musique et histoire, moins encore sur une éventuelle signification politique de la musique de Beethoven.

En effet, l'histoire politique est la grande absente de cette démarche qui, comme je le signalais au début de mon exposé, est pourtant riche en ressources méthodologiques et sylistiques. Mais peut-être que cette absence n'est que le revers de la médaille que constitue la belle métaphore du titre. Lorsque, d'une bataille, on ne saisit que les rumeurs, on sait qu'il y a bataille, on sait qu'il y a rumeur, et on soupçonne que ces deux choses-là sont, d'une manière ou d'une autre, liées. Mais on se prive de la possibilité de savoir de manière précise qui se bat, contre qui, pourquoi, avec quelles armes, avec quelle issue, quelles pertes, et quelles conséquences.

Et pourtant, le livre de Martin Kaltenecker renferme bien un autre programme qui, à mon sens, est plus fertile, même si plus limité ; c'est le projet, exposé p.12, d'analyser, non pas " des paramètres proprement musicaux [...], mais plutôt un ensemble de gestes rhétoriques, de stratégies, d'effets ". Reste à s'entendre sur ce que " rhétorique " ou " stratégie " veut dire, puisque c'est là ce que l'auteur croit avoir cerné avec l'idée du quantitatif. Je pense, quant à moi, que ces deux termes, rhétorique et stratégie, sont indissociables d'une certaine idée de communication, de contexte pragmatique. Et je veux bien admettre que certains phénomènes quantitatifs jouent un rôle dans de tels contextes énonciatifs ; mais ils ne sauraient pour autant, à elles seules, les constituer ou les décrire.

Vont dans le sens d'un tel programme, par exemple, les remarques de l'auteur sur la musique militaire ou sur les hymnes révolutionnaires (assurément marqués par une emphase qui à certains égards est bien " quantitative "). Mais je crois que la meilleure illustration d'une telle démarche est cette magnifique citation de Heine, à la p.63 du livre, où il est question de ce tambour français de Düsseldorf:

Bien sûr, le vocabulaire musical, réduit ici d'ailleurs à l'aspect rythmique, est pauvre ; mais il renferme tout de même l'essentiel du vocabulaire politique de l'époque. C'est d'ailleurs, à mon avis, précisément ce que Heine visait, le signalement d'une rhétorique réduite à l'essentiel par la force même de l'histoire.

A mon avis, le programme d'une recherche qui prétendrait saisir le lien entre les batailles et la musique gagnerait à se concentrer sur les points où il est clairement perceptible, sans avoir à postuler une unité stylistique ou sémantique qui, peut-être, n'existe pas. Je sais, on ne renoncera pas aussi facilement au désir de comprendre également ce qui, dans la musique de cette époque, échappe à la rhétorique et à la stratégie. Mais au-delà de ce niveau, lorsqu'on en vient à vouloir définir le lien entre, disons, la Sonate Hammerklavier et l'époque post-révolutionnaire, on arrive rapidement à des questions sans réponse, voire à des impasses. Dans cette direction, presque tout reste à faire, même si, je le pense aussi, on ne pourra jamais tout faire, et c'est très bien ainsi.

C'est là en tout cas un magnifique défi intellectuel. C'est pourquoi je comprends et, je veux le dire en conclusion, malgré le ton critique de quelques-unes de mes remarques, je sympathise pleinement avec le projet que Martin Kaltenecker fait sien dans son livre.