Beate Perrey
L'auteur
Dans la vie culturelle de Vienne d'avant-guerre, Max Graf,
a dû être un personnage important. Né en 1873,
selon les informations fournies par le Grove Dictionary
of Music and Musicians, il a été critique de
musique aussi bien qu'académicien. Ayant profité
d'une formation universitaire humaniste qui lui permettait de
suivre des études très diverses comme le droit,
la philosophie, la philologie et l'histoire, Max Graf étudia
également l'histoire de musique avec le grand Hanslick,
et la théorie musicale avec le compositeur Bruckner. À
partir de 1902 il enseigna la musicologie et l'esthétique
musicale au conservatoire de la Gesellschaft für Musikfreunde,
puis, pendant près de trente ans jusqu'à 1938, l'histoire
de la musique à l'académie d'État. Il publia
plus d'une douzaine d'ouvrages sur des aspects divers de la musique
du XIXe et XXe siècle, notamment sur Wagner, sur la relation
entre compositeur et le critique, sur la musique moderne. L'Atelier
intérieur du musicien, dont il est ici question, fut
publié en 1910.
Ce dont le Grove ne fait pas mention, lacune soigneusement
corrigée par le texte de présentation du psychanalyste
François Dachet, c'est la rencontre entre Max Graf et
Sigmund Freud en 1900, le contact régulier entre ces deux
hommes qui s'est prolongé pendant plus d'une dizaine d'années,
et la forte influence que Freud exerça sur Max Graf. Cette
influence se révèle évidente dans les écrits
de Graf sur la musique où la théorie psychanalytique
semble être au principe de toutes ses réflexions
esthétiques. En effet, elle doit être considérée
comme inspiration aussi bien que comme point de repère
théorique dans l'élaboration de la pensée
de Max Graf sur la musique, ce qui rend la lecture de cet ouvrage
aussi déroutante qu'intéressante. Remarquons enfin
que l'Atelier intérieur du musicien devrait être
l'une des premières études traitant la musique d'un
point de vue explicitement psychanalytique.
La préface de François Dachet, d'une longueur considérable
(près de cinquante pages), s'avère très instructive
en fournissant des informations historiques et théoriques
permettant au lecteur de placer le livre de Graf dans son contexte
psychanalytique. François Dachet présente également
des observations pertinentes sur la problématique du livre
dont le projet est de rapprocher la musique et la psychanalyse.
Je vais essayer, dans ce bref texte de réflexion, d'en
souligner un certain nombre d'aspects qui me semblent indiquer
l'enjeu de ce livre.
Critique / Interprétation
Ce qui a retenu mon attention pendant la lecture, et ce qui
semble soutenir l'intérêt croissant au fil de cette
lecture est sans doute la notion d'interprétation d'une
part, et de critique de l'autre, qu'offre Max Graf. Ces deux activités
sont présentées comme un dénominateur commun
et pour le projet de Max Graf lui-même, et pour celui de
son « maître » Sigmund Freud. Je vais d'abord
essayer de montrer comment l'activité de la critique et
celle de l'interprétation sont impliquées dans la
création artistique selon Max Graf, pour ensuite esquisser
comment on peut envisager cela du point de vue de la psychanalyse.
Je proposerai à la fin de cette brève appréciation
du livre de Graf quelques réflexions qui ne seront plus
directement liées au livre de Graf, mais qui essaieront
de replacer l'approche psychanalytique dans une perspective générale
de ce qu'on appelle la critique face à une forme
d'art - la musique - n'ayant recours ni aux mots ni aux images.
Graf / Freud
Ce qui semble justifier l'entreprise de Max Graf d'associer
psychanalyse et musique, entreprise menée comme s'il s'agissait
d'une approche naturelle mais dont la réussite ne va pas
aussi naturellement de soi, c'est avant tout l'évidence
empirique du contexte commun entre les deux disciplines au niveau
tant géographique, historique, culturel que biographique.
À la Vienne du début du siècle, cette ville
de musique par excellence et, en ce début de siècle,
berceau de cette deuxième école viennoise représentée
par Schoenberg, Berg et Webern, qui bouleversa de façon
radicale la compréhension de la musique dite classique,
s'associe donc la Vienne de Freud et de la psychanalyse naissante
qui bouleversa avec une force comparable la compréhension
du psychisme de l'être humain. Le lieu et le moment sont
donc étonnamment au rendez-vous pour que musique et psychanalyse
se rencontrent. À cela s'ajoute, pour compléter
cette coïncidence apparente, que, comme le dit François
Dachet dans sa présentation du livre, l'auteur de L'Atelier
intérieur du musicien, Max Graf donc, était
le père du « petit Hans » dont Freud parle
dans sa fameuse étude « Cas de phobie d'un petit
garçon de cinq ans ». À partir de cela, on
croit effectivement avoir affaire à une « vie romancée
et mise en scène », comme le dit Dachet de la liaison
entre psychanalyse et musique ; une histoire vraie, qui condensera,
sur le plan historique, culturel et personnel l'éventuel
rapport entre musique et psychanalyse, et dont il convient de
résumer les grandes lignes : Max Graf avait rencontré
Freud en 1900 grâce à une patiente de Freud. Cette
femme épousera par la suite Max Graf, les deux devenant
les parents du fameux petit Hans. Par ailleurs Graf participa
dès le début à la fameuse Mittwochsgesellschaft
(Société du mercredi), le groupe de travail de l'élaboration
de la psychanalyse autour de Freud pendant près de neuf
ans jusqu'en 1911. L'atelier intérieur du musicien a
donc été écrit par Max Graf pendant la période
de son engagement dans ce groupe.
La question qui se pose évidemment face à une situation
aussi imbriquée, c'est dans quelle mesure la proximité
historique, géographique, culturelle et biographique peut
garantir une proximité conceptuelle entre musique et psychanalyse.
La tentative de rapprocher la musique et la psychanalyse trouvera
peut-être un point de départ pour la réflexion
à partir de la notion d'altérité. Car la
musique, grâce à sa façon de construire avec
les sons et le rythme un univers nouveau dans le sens temporel
et spatial, semble être l'art de l'altérité
par excellence. Il semble donc conceptuellement recevable d'appliquer
à ce monde de l'altérité de la musique, une
méthode et technique d'interprétation dont l'objet
principal est l'altérité, comme c'est le cas de
la psychanalyse. Or, l'altérité n'est pas - comme
l'indique le titre L'Atelier intérieur du musicien
- le fils conducteur du livre de Graf, lequel serait plutôt
l'intériorité. De là, ne pourrait-on pas
cependant découvrir l'altérité, ou plutôt
ses différentes figures, dont le temps et l'espace ne sont
que des chiffres ? Mais pour Max Graf la question se pose de façon
plus directe, plus près de la conception originale de Freud
au fond de laquelle se trouve engagée avant tout la dualité
conscient / inconscient.
Mots / Images
À la question : y a-t-il des paramètres par
lesquels la musique pourrait entrer en jeu avec la psychanalyse
?, François Dachet explique avec lucidité la différence
fondamentale séparant les deux domaines, pour en tirer
une conclusion négative : « La musique ne cesse de
ne pas se laisser coincer par le réseau des relations qui
dans le langage tissent l'espace subtil des représentations
entre langue et image. Or l'espace théorique freudien étant
dominé par la notion de représentation, il en résulte
que l'analyse s'est retrouvée avec la musique comme un
poisson avec une pomme. » Plus loin, Dachet en tire des
conséquences logiques d'une éventuelle liaison entre
psychanalyse et musique en concluant : « Sans doute est-ce
aussi pourquoi, hormis L'atelier intérieur du musicien,
les travaux concernés ont, dans la quasi-totalité
des cas, abordé la question par l'un des biais qu'offrent
l'opéra ou le chant, et qui permettent de retomber, en
retrouvant un minimum de sens, sur les pieds du texte du livret.
»
Le point central de la problématique se trouve précisément
ici, dans la relation entre les mots et les images, ces deux modes
d'expression et de représentation qui ensemble forment
l'univers de la psychanalyse, et qui ne font pas partie de l'univers
musical, ni même seulement de l'univers sonore. En critique
littéraire, c'est à partir des mots et des représentations
qui en résultent, l'imaginaire donc, qu'on peut construire
une interprétation. Cela se fait pour la plupart des méthodes
traditionnelles en critique littéraire essentiellement
à travers des expressions imagées et des images
données dans le texte. De là, on peut apercevoir
la possibilité d'une analogie entre ce monde imaginaire
en littérature ou en poésie d'un côté,
et celui construit par le rêve ou bien le discours de l'autre.
Dans ces deux mondes d'expression imaginaire, c'est aussi bien
le conscient que l'inconscient qui parle, qui donne à l'image
un sens primaire aussi bien qu'un sens élevé : la
chose et autre chose. L'essentiel c'est qu'il s'agit d'images
à partir de mots et que là peut seulement commencer
la production d'un monde imaginaire.
Cela dit, faut-il encore distinguer entre ce qu'on appelle une
expression artistique qui crée un monde, et la psychanalyse
qui est une technique d'interprétation ? Il y existe, en
effet, une différence entre la volonté active et
consciente et une volonté passive et inconsciente alors
que l'effort conscient et hautement volontaire de la part de l'artiste
est certainement admis par Graf. Il affirme que celui qui veut
entrer dans « le magnifique domaine des formes [et] des
constructions esthétiques doit être doté d'une
forte imagination, d'énergie, de passion, d'un esprit et
d'une volonté solides ». François Dachet explique
que, chez Max Graf, le conscient et l'inconscient sont complémentaires
dans la création artistique : « Pour Max Graf l'uvre
signe la réussite de l'élaboration consciente des
formes inconscientes. »
Dans les chapitres VIII. Conscient et inconscient, et IX.
Le travail critique, Graf souligne sans cesse ce lien entre
conscient et inconscient et combien cela doit être considéré
comme la question capitale pour la création artistique.
Pour affirmer cette position, il s'appuie sur des réflexions
des poètes et écrivains romantiques Goethe et Schiller.
« Une grande création musicale n'est pas pensable
sans une solide activité de réflexion, qui s'occupe
de l'ordonnancement, de l'examen et de la clarification de la
matière première musicale. Mais cette réflexion,
dit Max Graf, doit avoir été incorporée dans
la création instinctive. Elle ne doit pas y accéder
de l'extérieur Ce doit être une réflexion
créatrice, l'esprit pensant de l'activité psychique
inconsciente. » « Tous les grands musiciens ont été
doués de ce sens critique aigu. » Il devient alors
évident que, pour Graf, la « réflexion »
et la « critique » sont des termes équivalents
pour designer une activité intellectuelle qui « limite
[] le pouvoir absolu de l'inconscient ». De cette façon,
Max Graf insiste sur le fait que « chez le véritable
artiste, la réflexion est abondamment occupée. Elle
ne s'arrête jamais et doit être exercée à
accomplir une importante prestation critique. » Il admet
ensuite lui-même ce qui pour le lecteur reste difficile
à saisir malgré l'intensité avec laquelle
la question est traitée tout au long du livre : «
Ce qui est le plus difficile à comprendre, c'est naturellement
la part que prend la réflexion au travail artistique proprement
dit : l'harmonie de l'activité psychique consciente et
de l'activité psychique inconsciente. » «
Cette collaboration parfaite de l'inconscient et du conscient
ne va pas de soi mais est en revanche le résultat d'une
organisation artistique complètement réussie. »
Après la lecture du livre de Graf, dont le but déclaré
était « d'exposer clairement les singularités
[du] processus de création, l'effet réciproque des
diverses forces psychiques », le lecteur reste légèrement
perplexe, voir un peu confus. Mais est-ce vraiment surprenant
?
Altérité
En guise de conclusion, revenons sur la question de l'altérité,
déjà brièvement évoquée plus
haut. Il s'agit de s'interroger sur la place de l'altérité
dans ce qui s'appelle la critique d'art, en comparaison avec la
place qu'elle occupe dans la psychanalyse. Comment concevoir l'altérité
dans les différentes formes d'art, y compris dans la musique
? Si l'altérité est part intégrale dans chaque
genre d'art, car l'art est lui-même altérité,
peut-on en penser et écrire de l'expérience d'une
altérité aussi bien pour tous les genres d'art,
c'est-à-dire aussi bien au sujet de la littérature
ou de l'art visuel, qu'au sujet de la musique ? François
Dachet, en décrivant le rapport entre musique et psychanalyse
selon l'analogie « du poisson et de la pomme », souligne
l'absence de mots, surtout en ce qui concerne la musique «
pure », ou ce qu'on appelle la « musique absolue »
qui n'a pas de lien évident avec le langage. Ce fait rend
impossible la création d'une représentation dans
le sens de l'imaginaire basé sur des mots, représentation
à laquelle la psychanalyse fait appel pour ses interprétations.
Or, si cette absence de mots et de ses représentations
empêche la psychanalyse de construire une interprétation,
on se demande sur quel niveau la musique pourrait-elle jamais
trouver une interprétation verbale qui serait vraiment
interprétation, et non pas seulement simple description
des faits et paraphrase verbale gratuite. L'absence de mots et
l'absence d'images dans la musique ne font appel à rien
d'imaginaire appartenant au monde de l'image proprement dit et
cela pourrait expliquer pourquoi l'écriture sur la musique
absolue ne dépasse souvent pas une description technique.
N'existe-t-il donc pas une différence fondamentale entre
la musique et toute autre forme d'expression artistique, visuelle
ou littéraire, différence qui est la raison pour
laquelle toute interprétation verbale de la musique serait
vouée à l'échec ?
Il faudrait d'abord différencier le terme altérité
pour reconnaître que la musique atteint à un niveau
d'altérité qui l'isole de toute interprétation
verbale. Ainsi, ni l'art littéraire ni l'art musical ne
se plient au temps naturel, si l'on peut ainsi appeler le temps
qui nous entoure en dehors de la musique ou de la littérature.
Au contraire, la musique et la littérature annulent ce
temps, ils coupent avec ce temps, en imposant un temps nouveau,
leur propre temps, propre à chaque texte littéraire
ou poétique, propre à chaque morceau de musique
: le temps tel qu'il est vécu. Mais tandis que la littérature,
au-delà du rythme émanant des mots qui créent
un temps nouveau, fait également surgir des images qui
y sont enfermées, la musique ne crée pas d'images
; la musique n'utilise que des sons. Ces sons peuvent donner l'impression
d'un mouvement ou d'une sonorité qu'on pourrait décrire
en analogie avec le monde des images, mais ce sont les sons et
le rythme musical de leur arrangement dans le temps qui, dans
leur défilement, font que la musique devient mouvement
- pur mouvement. L'absence de mots et de leur référence
à l'image fait de la musique un art abstrait par excellence.
De là la difficulté qu'on éprouve de trouver
des mots pour le monde de la musique, de sentir qu'on y appartient
autrement qu'en la jouant ou l'écoutant. Le monde de la
musique n'évoque pas une sorte d'imaginaire qui inviterait
les mots, comme cela est le cas en littérature, ou bien
dans les arts plastiques ou visuels.
Indéchiffrable, la musique est l'altérité
même de l'imaginaire.