Altérité de la musique

A l'occasion de L'atelier intérieur du musicien

Samedi d'Entretemps - Ircam, 21 octobre 2000

Beate Perrey

L'auteur
Dans la vie culturelle de Vienne d'avant-guerre, Max Graf, a dû être un personnage important. Né en 1873, selon les informations fournies par le Grove Dictionary of Music and Musicians, il a été critique de musique aussi bien qu'académicien. Ayant profité d'une formation universitaire humaniste qui lui permettait de suivre des études très diverses comme le droit, la philosophie, la philologie et l'histoire, Max Graf étudia également l'histoire de musique avec le grand Hanslick, et la théorie musicale avec le compositeur Bruckner. À partir de 1902 il enseigna la musicologie et l'esthétique musicale au conservatoire de la Gesellschaft für Musikfreunde, puis, pendant près de trente ans jusqu'à 1938, l'histoire de la musique à l'académie d'État. Il publia plus d'une douzaine d'ouvrages sur des aspects divers de la musique du XIXe et XXe siècle, notamment sur Wagner, sur la relation entre compositeur et le critique, sur la musique moderne. L'Atelier intérieur du musicien, dont il est ici question, fut publié en 1910.
Ce dont le Grove ne fait pas mention, lacune soigneusement corrigée par le texte de présentation du psychanalyste François Dachet, c'est la rencontre entre Max Graf et Sigmund Freud en 1900, le contact régulier entre ces deux hommes qui s'est prolongé pendant plus d'une dizaine d'années, et la forte influence que Freud exerça sur Max Graf. Cette influence se révèle évidente dans les écrits de Graf sur la musique où la théorie psychanalytique semble être au principe de toutes ses réflexions esthétiques. En effet, elle doit être considérée comme inspiration aussi bien que comme point de repère théorique dans l'élaboration de la pensée de Max Graf sur la musique, ce qui rend la lecture de cet ouvrage aussi déroutante qu'intéressante. Remarquons enfin que l'Atelier intérieur du musicien devrait être l'une des premières études traitant la musique d'un point de vue explicitement psychanalytique.
La préface de François Dachet, d'une longueur considérable (près de cinquante pages), s'avère très instructive en fournissant des informations historiques et théoriques permettant au lecteur de placer le livre de Graf dans son contexte psychanalytique. François Dachet présente également des observations pertinentes sur la problématique du livre dont le projet est de rapprocher la musique et la psychanalyse. Je vais essayer, dans ce bref texte de réflexion, d'en souligner un certain nombre d'aspects qui me semblent indiquer l'enjeu de ce livre.

Critique / Interprétation
Ce qui a retenu mon attention pendant la lecture, et ce qui semble soutenir l'intérêt croissant au fil de cette lecture est sans doute la notion d'interprétation d'une part, et de critique de l'autre, qu'offre Max Graf. Ces deux activités sont présentées comme un dénominateur commun et pour le projet de Max Graf lui-même, et pour celui de son « maître » Sigmund Freud. Je vais d'abord essayer de montrer comment l'activité de la critique et celle de l'interprétation sont impliquées dans la création artistique selon Max Graf, pour ensuite esquisser comment on peut envisager cela du point de vue de la psychanalyse. Je proposerai à la fin de cette brève appréciation du livre de Graf quelques réflexions qui ne seront plus directement liées au livre de Graf, mais qui essaieront de replacer l'approche psychanalytique dans une perspective générale de ce qu'on appelle la critique face à une forme d'art - la musique - n'ayant recours ni aux mots ni aux images.

Graf / Freud
Ce qui semble justifier l'entreprise de Max Graf d'associer psychanalyse et musique, entreprise menée comme s'il s'agissait d'une approche naturelle mais dont la réussite ne va pas aussi naturellement de soi, c'est avant tout l'évidence empirique du contexte commun entre les deux disciplines au niveau tant géographique, historique, culturel que biographique. À la Vienne du début du siècle, cette ville de musique par excellence et, en ce début de siècle, berceau de cette deuxième école viennoise représentée par Schoenberg, Berg et Webern, qui bouleversa de façon radicale la compréhension de la musique dite classique, s'associe donc la Vienne de Freud et de la psychanalyse naissante qui bouleversa avec une force comparable la compréhension du psychisme de l'être humain. Le lieu et le moment sont donc étonnamment au rendez-vous pour que musique et psychanalyse se rencontrent. À cela s'ajoute, pour compléter cette coïncidence apparente, que, comme le dit François Dachet dans sa présentation du livre, l'auteur de L'Atelier intérieur du musicien, Max Graf donc, était le père du « petit Hans » dont Freud parle dans sa fameuse étude « Cas de phobie d'un petit garçon de cinq ans ». À partir de cela, on croit effectivement avoir affaire à une « vie romancée et mise en scène », comme le dit Dachet de la liaison entre psychanalyse et musique ; une histoire vraie, qui condensera, sur le plan historique, culturel et personnel l'éventuel rapport entre musique et psychanalyse, et dont il convient de résumer les grandes lignes : Max Graf avait rencontré Freud en 1900 grâce à une patiente de Freud. Cette femme épousera par la suite Max Graf, les deux devenant les parents du fameux petit Hans. Par ailleurs Graf participa dès le début à la fameuse Mittwochsgesellschaft (Société du mercredi), le groupe de travail de l'élaboration de la psychanalyse autour de Freud pendant près de neuf ans jusqu'en 1911. L'atelier intérieur du musicien a donc été écrit par Max Graf pendant la période de son engagement dans ce groupe.
La question qui se pose évidemment face à une situation aussi imbriquée, c'est dans quelle mesure la proximité historique, géographique, culturelle et biographique peut garantir une proximité conceptuelle entre musique et psychanalyse.
La tentative de rapprocher la musique et la psychanalyse trouvera peut-être un point de départ pour la réflexion à partir de la notion d'altérité. Car la musique, grâce à sa façon de construire avec les sons et le rythme un univers nouveau dans le sens temporel et spatial, semble être l'art de l'altérité par excellence. Il semble donc conceptuellement recevable d'appliquer à ce monde de l'altérité de la musique, une méthode et technique d'interprétation dont l'objet principal est l'altérité, comme c'est le cas de la psychanalyse. Or, l'altérité n'est pas - comme l'indique le titre L'Atelier intérieur du musicien - le fils conducteur du livre de Graf, lequel serait plutôt l'intériorité. De là, ne pourrait-on pas cependant découvrir l'altérité, ou plutôt ses différentes figures, dont le temps et l'espace ne sont que des chiffres ? Mais pour Max Graf la question se pose de façon plus directe, plus près de la conception originale de Freud au fond de laquelle se trouve engagée avant tout la dualité conscient / inconscient.

Mots / Images
À la question : y a-t-il des paramètres par lesquels la musique pourrait entrer en jeu avec la psychanalyse ?, François Dachet explique avec lucidité la différence fondamentale séparant les deux domaines, pour en tirer une conclusion négative : « La musique ne cesse de ne pas se laisser coincer par le réseau des relations qui dans le langage tissent l'espace subtil des représentations entre langue et image. Or l'espace théorique freudien étant dominé par la notion de représentation, il en résulte que l'analyse s'est retrouvée avec la musique comme un poisson avec une pomme. » Plus loin, Dachet en tire des conséquences logiques d'une éventuelle liaison entre psychanalyse et musique en concluant : « Sans doute est-ce aussi pourquoi, hormis L'atelier intérieur du musicien, les travaux concernés ont, dans la quasi-totalité des cas, abordé la question par l'un des biais qu'offrent l'opéra ou le chant, et qui permettent de retomber, en retrouvant un minimum de sens, sur les pieds du texte du livret. »
Le point central de la problématique se trouve précisément ici, dans la relation entre les mots et les images, ces deux modes d'expression et de représentation qui ensemble forment l'univers de la psychanalyse, et qui ne font pas partie de l'univers musical, ni même seulement de l'univers sonore. En critique littéraire, c'est à partir des mots et des représentations qui en résultent, l'imaginaire donc, qu'on peut construire une interprétation. Cela se fait pour la plupart des méthodes traditionnelles en critique littéraire essentiellement à travers des expressions imagées et des images données dans le texte. De là, on peut apercevoir la possibilité d'une analogie entre ce monde imaginaire en littérature ou en poésie d'un côté, et celui construit par le rêve ou bien le discours de l'autre. Dans ces deux mondes d'expression imaginaire, c'est aussi bien le conscient que l'inconscient qui parle, qui donne à l'image un sens primaire aussi bien qu'un sens élevé : la chose et autre chose. L'essentiel c'est qu'il s'agit d'images à partir de mots et que là peut seulement commencer la production d'un monde imaginaire.
Cela dit, faut-il encore distinguer entre ce qu'on appelle une expression artistique qui crée un monde, et la psychanalyse qui est une technique d'interprétation ? Il y existe, en effet, une différence entre la volonté active et consciente et une volonté passive et inconsciente alors que l'effort conscient et hautement volontaire de la part de l'artiste est certainement admis par Graf. Il affirme que celui qui veut entrer dans « le magnifique domaine des formes [et] des constructions esthétiques doit être doté d'une forte imagination, d'énergie, de passion, d'un esprit et d'une volonté solides ». François Dachet explique que, chez Max Graf, le conscient et l'inconscient sont complémentaires dans la création artistique : « Pour Max Graf l'uvre signe la réussite de l'élaboration consciente des formes inconscientes. »
Dans les chapitres VIII. Conscient et inconscient, et IX. Le travail critique, Graf souligne sans cesse ce lien entre conscient et inconscient et combien cela doit être considéré comme la question capitale pour la création artistique. Pour affirmer cette position, il s'appuie sur des réflexions des poètes et écrivains romantiques Goethe et Schiller. « Une grande création musicale n'est pas pensable sans une solide activité de réflexion, qui s'occupe de l'ordonnancement, de l'examen et de la clarification de la matière première musicale. Mais cette réflexion, dit Max Graf, doit avoir été incorporée dans la création instinctive. Elle ne doit pas y accéder de l'extérieur Ce doit être une réflexion créatrice, l'esprit pensant de l'activité psychique inconsciente. » « Tous les grands musiciens ont été doués de ce sens critique aigu. » Il devient alors évident que, pour Graf, la « réflexion » et la « critique » sont des termes équivalents pour designer une activité intellectuelle qui « limite [] le pouvoir absolu de l'inconscient ». De cette façon, Max Graf insiste sur le fait que « chez le véritable artiste, la réflexion est abondamment occupée. Elle ne s'arrête jamais et doit être exercée à accomplir une importante prestation critique. » Il admet ensuite lui-même ce qui pour le lecteur reste difficile à saisir malgré l'intensité avec laquelle la question est traitée tout au long du livre : « Ce qui est le plus difficile à comprendre, c'est naturellement la part que prend la réflexion au travail artistique proprement dit : l'harmonie de l'activité psychique consciente et de l'activité psychique inconsciente. » « Cette collaboration parfaite de l'inconscient et du conscient ne va pas de soi mais est en revanche le résultat d'une organisation artistique complètement réussie. » Après la lecture du livre de Graf, dont le but déclaré était « d'exposer clairement les singularités [du] processus de création, l'effet réciproque des diverses forces psychiques », le lecteur reste légèrement perplexe, voir un peu confus. Mais est-ce vraiment surprenant ?

Altérité
En guise de conclusion, revenons sur la question de l'altérité, déjà brièvement évoquée plus haut. Il s'agit de s'interroger sur la place de l'altérité dans ce qui s'appelle la critique d'art, en comparaison avec la place qu'elle occupe dans la psychanalyse. Comment concevoir l'altérité dans les différentes formes d'art, y compris dans la musique ? Si l'altérité est part intégrale dans chaque genre d'art, car l'art est lui-même altérité, peut-on en penser et écrire de l'expérience d'une altérité aussi bien pour tous les genres d'art, c'est-à-dire aussi bien au sujet de la littérature ou de l'art visuel, qu'au sujet de la musique ? François Dachet, en décrivant le rapport entre musique et psychanalyse selon l'analogie « du poisson et de la pomme », souligne l'absence de mots, surtout en ce qui concerne la musique « pure », ou ce qu'on appelle la « musique absolue » qui n'a pas de lien évident avec le langage. Ce fait rend impossible la création d'une représentation dans le sens de l'imaginaire basé sur des mots, représentation à laquelle la psychanalyse fait appel pour ses interprétations. Or, si cette absence de mots et de ses représentations empêche la psychanalyse de construire une interprétation, on se demande sur quel niveau la musique pourrait-elle jamais trouver une interprétation verbale qui serait vraiment interprétation, et non pas seulement simple description des faits et paraphrase verbale gratuite. L'absence de mots et l'absence d'images dans la musique ne font appel à rien d'imaginaire appartenant au monde de l'image proprement dit et cela pourrait expliquer pourquoi l'écriture sur la musique absolue ne dépasse souvent pas une description technique. N'existe-t-il donc pas une différence fondamentale entre la musique et toute autre forme d'expression artistique, visuelle ou littéraire, différence qui est la raison pour laquelle toute interprétation verbale de la musique serait vouée à l'échec ?
Il faudrait d'abord différencier le terme altérité pour reconnaître que la musique atteint à un niveau d'altérité qui l'isole de toute interprétation verbale. Ainsi, ni l'art littéraire ni l'art musical ne se plient au temps naturel, si l'on peut ainsi appeler le temps qui nous entoure en dehors de la musique ou de la littérature. Au contraire, la musique et la littérature annulent ce temps, ils coupent avec ce temps, en imposant un temps nouveau, leur propre temps, propre à chaque texte littéraire ou poétique, propre à chaque morceau de musique : le temps tel qu'il est vécu. Mais tandis que la littérature, au-delà du rythme émanant des mots qui créent un temps nouveau, fait également surgir des images qui y sont enfermées, la musique ne crée pas d'images ; la musique n'utilise que des sons. Ces sons peuvent donner l'impression d'un mouvement ou d'une sonorité qu'on pourrait décrire en analogie avec le monde des images, mais ce sont les sons et le rythme musical de leur arrangement dans le temps qui, dans leur défilement, font que la musique devient mouvement - pur mouvement. L'absence de mots et de leur référence à l'image fait de la musique un art abstrait par excellence. De là la difficulté qu'on éprouve de trouver des mots pour le monde de la musique, de sentir qu'on y appartient autrement qu'en la jouant ou l'écoutant. Le monde de la musique n'évoque pas une sorte d'imaginaire qui inviterait les mots, comme cela est le cas en littérature, ou bien dans les arts plastiques ou visuels.
Indéchiffrable, la musique est l'altérité même de l'imaginaire.