Petite improvisation sur le thème de L'atelier intérieur du musicien de Max Graf

(Max GRAF, L'atelier intérieur du musicien, Buchet / Chastel, 1999)

Samedi d'Entretemps - Ircam, 21 octobre 2000

Françoise Jandrot

 

Sans musique, la vie serait une erreur. Nietzsche

 

Je suis arrivé à peu près au tiers de ma lecture et me trouve arrêté par la question des rapports de tons, qui m'a toujours troublé, les notions les plus élémentaires me faisant défaut à cause du dépérissement de ma sensibilité acoustique. Freud (1)

 

La quête d'une esthétique musicale

 

La remarquable présentation du livre de Max Graf, L'atelier intérieur du musicien, par François Dachet souligne, avec précision, l'intérêt, pour la psychanalyse d'aujourd'hui, de découvrir les travaux de ce familier de la Société psychanalytique de Vienne. Je n'ajouterai rien dans ce sens et je vous propose une lecture, en forme d'improvisation, basée sur des mises en correspondances thématiques avec des contemporains de Graf et Freud, tout d'abord Nietzsche. Auteur dont l'importance est reconnue par le premier mais, déniée par le second, certainement pas sans conséquence dans sa " surdité " à Graf. Puis dans le fil des références de Graf à la peinture, je me tournerai vers un peintre, théoricien de l'esthétique abstraite, ami et interlocuteur de Schoenberg, Kandinsky. Le vocabulaire musical et la structure de la composition lui servent de support, à sa théorisation de l'acte créatif. Il ne vise plus la représentation du monde mais exprime la résonance des couleurs dans Du spirituel dans l'art, écrit en 1909, et la résonance des formes tout au long du livre Point et ligne sur plan.

 

Nietzsche

Les dernières lignes du livre de Max Graf méritent d'être soulignées, elles condensent l'enjeu de son écrit : " Car le temps d'une esthétique descriptive sur le modèle des sciences de la nature est révolu. Et elle doit à nouveau se tourner vers son vrai métier : présenter les grandes lois de la création artistique et soutenir l'idéal de l'artiste dans ses aspirations et ses combats. " (2) D'où lui vient l'aspiration à cette esthétique centrée sur les grandes lois de la création et sur l'artiste ?

Dans sa présentation, François Dachet rappelle les conditions de la rencontre et les différents liens entre Graf et Freud. Nous repérons de nombreuses traces, dans le texte et dans la démarche, de ce qui fût sa collaboration de plusieurs années dans le cadre de la Société du mercredi. Il assista, entre autre, à celle du 1er avril 1908, consacrée à la lecture et à la discussion de la Troisième dissertation de la " Généalogie de la morale " de Nietzsche, par Hitschmann. Les notes de Rank donnent le ton des débats qui résonne à l'unisson de ce que nous lisons sous la plume de Graf. Ainsi par exemple : " Un système philosophique est le produit d'une impulsion intérieure et ne diffère pas beaucoup d'une oeuvre artistique. " (3) Puis, dans la discussion Adler insiste sur l'importance dans l'oeuvre de Nietzsche des observations " rappelant celles que fait le patient quand la thérapie a beaucoup progressé et qu'il est en mesure d'analyser les courants profonds de son âme. " (4) Federn poursuit dans le sens d'une comparaison entre les avancées de Freud et celles de Nietzsche. Le soin trop insistant de Freud à se démarquer des similitudes évoquées et à dégager leurs différences, alors qu'il soutient ne pas connaître son oeuvre, exprime, à l'envie, la dimension " passionnelle " de son rapport à l'homme, Nietzsche. Chaque référence à ce dernier se présente, chez lui, dans ce registre et manifeste sa position contradictoire. " Je viens juste de prendre Nietzsche où je trouverai je l'espère, des mots pour beaucoup de choses qui restent muettes en moi, mais je n'ai pas encore ouvert le livre. Trop paresseux pour le moment. " (5) écrit-il, à Fliess, le premier février 1900 ! Dans le texte de 1914, Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, Freud soutient l'originalité de sa théorie du refoulement qui ne doit rien à Schopenhauer et poursuit avec déclaration étonnante : Je me suis refusé plus tard la joie que procure la lecture de Nietzsche, et je l'ai fait en pleine conscience des raisons de mon abstention : je voulais me soustraire, dans l'élaboration des impressions que me fournissait la psychanalyse, à toute influence extérieure. (6)

L'intervention de Graf, révèle, non seulement, sa connaissance approfondie de Nietzsche mais aussi son refus d'entrer dans une lecture en termes de pathologie clinique dans laquelle les autres participants glissent rapidement. Il pratique une analyse de type structural et compare le développement de Nietzsche à " une ligne trois fois brisée ". Il interprète son abandon de la philologie par sa rencontre avec Wagner et Schopenhauer. Fin octobre de cette même année 1908, une deuxième séance consacrée à une conférence sur l'Ecce Homo conduira Freud à contester la lecture pathographique proposée par Häutler et à justifier la prise au sérieux de ce dernier texte de Nietzsche du fait du " maintien de la maîtrise dans la forme. " (7) Pour Max Graf, comme pour Freud, l'oeuvre d'art n'est pas l'équivalent d'un symptôme, bien au contraire, elle signe la réussite de l'élaboration consciente des formes inconscientes.

Ce réglage sur la maîtrise de la forme se trouve largement développé dans l'analyse des compositions musicales abordées par Graf, dans L'atelier intérieur du musicien. Ainsi dans le chapitre XVII, conclusif, la création artistique se voit comparée à un chemin prenant naissance dans les sombres régions de la vie psychique inconsciente traversant l'agitation de l'univers des passions pour s'accomplir dans le domaine des formes. L'étude de ces formes, de ces constructions esthétiques fait appel aux apports freudiens conjugués à des références nietzschéennes.

Nietzsche occupait déjà une place importante chez Graf, dans Le cas Nietzsche-Wagner. Il apparaît aux côtés de Goethe, comme le deuxième prince de l'esprit allemand. Position en contradiction avec celle affichée par Freud qui lors de son intervention à propos d'Ecce Homo trouve quelque chose de non allemand dans la nature de Nietzsche. Et je fais l'hypothèse que dans le chapitre introductif, intitulé L'auteur à ses lecteurs, la position critique visée par Graf s'inscrit en filiation avec Nietzsche. Après l'avoir qualifié de, notre Maître dans les combats de la vie de l'esprit (8), et lui avoir rendu un vibrant hommage, les termes choisis pour définir sa démarche ne laissent aucun doute, " la recherche d'une forme critique qui associerait la finesse de perception de l'impressionnisme à l'énergie et à la virilité d'une critique à même de juger. " (9)

L'importance du concept de force, dans la philosophie de Nietzsche, qui est domination mais aussi, comme le rappelle Deleuze, l'objet sur lequel une domination s'exerce, colore de sa valeur dominatrice la notion de force chez Graf. De ce point de vue, elle se différentie de la constance de la poussée de la pulsion, en jeu chez Freud. Ainsi pour Nietzsche comme pour Graf, l'art, la création artistique ne sublime pas, ne calme pas, il stimule la volonté de puissance, il est l'excitant d'un vouloir irrépressible. Citant Otto Ludwig Graf écrit que l'artiste crée sous la menace constante d'un danger vital. Dans le chapitre VIII de L'atelier..., la dimension de la volonté nietzschéenne permet à Graf de distinguer le grand nombre de demi-natures artistiques qui justement ne parviennent pas à dépasser le moment de la conception. Pourquoi ? Réponse : parce qu'ils ne possèdent ni la volonté, ni l'aptitude, pour élaborer le matériau brut. (10)

De nombreuses occurrences à la volonté niezschéenne parcourent ce texte, j'en donnerai un nouvel exemple situé dans le chapitre VII, Cause extérieure et inspiration. Graf nomment " passions " les forces pulsionnelles de la création artistique et il écrit : " Dans la création artistique ce sont elles qui veulent vivre, qui doivent vivre si l'existence de l'artiste ne doit pas être anéantie. " (11)

Nous avons bien là, la valeur de la volonté de puissance nietzschéenne qui ne doit pas être confondue avec une volonté prise dans la représentation de la puissance. La puissance est dans la volonté l'élément génétique et différentiel. C'est pourquoi la volonté de puissance est essentiellement créatrice. Et cette théorie, qui ne repose pas sur la mise en jeu de la représentation, de la mimésis, ni sur la reproduction du même, mais donne les conditions nécessaires et suffisantes pour penser la création, va comme bague au doigt à Graf. Dans l'expérience subjective de la rencontre de l'abstraction Kandinsky ne disposant pas, semble t-il, du modèle freudien ni d'une connaissance de la philosophie de Nietzsche comparable à celle de Graf, prend appui sur l'art le plus proche des processus psychiques analysés, la musique.

L'influence de Nietzsche continue aujourd'hui à inspirer nombre de philosophes, de Bataille à Deleuze en passant par Foucault et Jean-Luc Nancy, par exemple. La puissance n'implique aucun anthropomorphisme, ni dans son origine, ni dans sa signification, ni dans son essence. Comme elle ne se mesure jamais à la représentation, elle n'est pas plus interprétée qu'évaluée, elle est " ce qui " interprète, " ce qui " évalue, " ce qui " veut. Et que veut-elle ? Elle veut l'affirmation de l'un, mais ici, l'un s'affirme du multiple. Un passage de Humain, trop humain consacré à la musique trouverait bien sa place ici avant de revenir au texte de Graf : " En soi, aucune musique n'est profonde ni significative, elle ne parle point de " volonté " de " chose en soi " ; c'est là chose que l'intellectuel ne pouvait s'imaginer qu'en un siècle qui avait conquis pour le symbolisme musical tout le domaine de la vie intérieure. C'est l'intellect lui-même qui a seulement introduit cette signification dans les sons : de même qu'il a mis dans les rapports de ligne et de masse en architecture une signification, qui de soi est tout à fait étrangère aux lois mécaniques. " (12)

Le processus de composition présenté dans son chapitre XIV met en scène la construction de cette unité. Unité constitutive de l'oeuvre d'art effectuée, à partir de la multitude des éléments en jeu, par le travail de composition. Il écrit : " Pendant le processus de composition tout se fonde sur l'unité. Pour parler le langage de la philosophie, [Nietzsche ?] le travail est toujours conduit et influencé par l'idée du tout qui, comme une puissance invisible, se révèle dans toutes les manifestations de l'artiste. " (13)

Graf introduit une distinction entre le métier et la technique qui va nous servir d'introduction à notre deuxième mise en correspondance, celle avec Kandinsky. Cette distinction porte sur la part subjective en jeu dans la technique et qui de ce point de vue rejoindrait ce que certains philosophes et psychanalystes ont théorisés à partir de la méthode cartésienne (14), en faisant valoir que la méthode est un exercice subjectif. Graf ne retient pas ce terme de méthode mais sa définition de la technique, dans son rapport au métier, y renvoie. Il écrit : " La technique est du métier devenu propriété personnelle d'un artiste, du métier imprégné d'imagination, d'âme, d'esprit. " (15) La dimension spirituelle à l'oeuvre chez les grands maîtres est celle de l'incessant travail de l'esprit qui se manifeste dans toutes les créations musicales, autant que picturales, littéraires.

Graf rapproche les formes sonores qui rôdent dans l'inconscient des images visuelles de souvenir. Il parle aussi de fantasmes sonores dont regorge l'inconscient des musiciens. La dimension sonore du fantasme n'avait pas échappée à Freud qui dans une lettre à Fliess du 6 avril 1897 parle des fantasmes des hystériques en ces termes : " se rapportent à des choses que l'enfant a entendu de bonne heure et dont il n'a que longtemps après saisi le sens ". Mais la mise en avant du sens et son accrochage à la construction grammaticale du fantasme coupe toute possibilité de mettre en jeu le sonore de la langue tel que Graf le pratique. Graf passe volontiers par le vocabulaire de la peinture pour qualifier les tonalités des lignes mélodiques ou décrire la polyphonie. Et, à l'opposé, dans l'écriture théorique de Kandinsky, un important vocabulaire musical sert de support métaphorique à son expression mais le plus important n'est pas là. Les procédés en jeu dans la composition musicale, si bien étudiés par Graf, tels que les répétitions, les rythmes, les questions de valeur d'intensité, de mouvement servent de guide aux recherches sur la sortie de la représentation engagée par Kandinsky en ces années 1909-1910.

 

Kandisky

 

Considéré à juste titre aujourd'hui comme philosophiques les écrits théoriques de Kandinsky furent d'abord taxés de psychologisme et de subjectivisme. Son texte, Du spirituel dans l'art achevé en 1909, imprimé en 1911, est contemporain du texte de Graf. Il ne peut être pris comme le manifeste de l'art abstrait car si sa première aquarelle abstraite date de 1910, il tente surtout de rendre compte d'une expérience subjective, spirituelle.

Kandisky veut transmettre ses idées et livrer le résultat de ses expériences. Comment transmettre l'expérience intérieure ? La philosophie nous l'avons déjà souligné propose la méthode. Plusieurs chapitres du livre de Graf rendent compte de la mise en jeu de la méthode dans le processus de création musicale. Kandisky présente l'apprentissage des couleurs comme une expérience spirituelle. Pour Kandinsky l'art se dégage de sa situation de subordination vis-à-vis de la nature, il devient création absolue en sortant de l'imitation des formes du modèle naturel. Il ne s'agit donc plus de représenter les objets. Sa rencontre à Saint-Pétersbourg du théâtre de Maeterlinck sera déterminante. Non seulement la mise en scène, qu'il pratiquera lui-même aussi, mais la langue de Maeterlinck l'entraîne dans un monde fantastique. Ce fantastique est obtenu par le mot. Il écrit : " Le mot est une résonance intérieure. [...] L'emploi habile (selon l'intuition du poète) d'un mot, la répétition intérieurement nécessaire d'un mot, deux fois, trois fois, plusieurs fois rapprochées, peuvent aboutir non seulement à une amplification de la résonance intérieure, mais aussi faire apparaître certaines capacités spirituelles insoupçonnées de ce mot. Enfin, par la répétition fréquente (jeu auquel se livre la jeunesse et que l'on oublie plus tard) un mot perd le sens extérieur de sa désignation. De même se perd parfois le sens devenu abstrait de l'objet désigné et seul subsiste, dénudé, le son du mot. Inconsciemment nous entendons peut-être ce son " pur " en consonance avec l'objet, réel ou ultérieurement devenu abstrait. Dans ce dernier cas cependant, ce son pur passe au premier plan et exerce une pression directe sur l'âme. " (16) Ce n'est pas du côté des linguistes que Kandinsky orientera ses recherches dans cette voie ouverte par la poésie, mais de la musique.

Et nous retrouvons Wagner. Pour Kandinsky, Richard Wagner obtient un effet semblable à celui de Maeterlinck, par le motif. Par un procédé musical, le motif crée une atmosphère spirituelle précédant le héros. Il convoque aussi, Debussy, Scriabine, et Schoenberg. Avec ce dernier la notion de spirituel se détache encore plus de toute référence représentative, je le cite : " La musique de Schoenberg nous introduit à un Royaume où les émotions musicales ne sont pas acoustiques mais purement spirituelles. Ici commence " la musique de l'avenir. " (17)

Dans ce tournant particulièrement important de l'art de ces années 1910 Kandinsky justifie ses comparaisons avec la musique. Ce sont les comparaisons les plus riches puisque la musique est depuis des siècles l'art qui utilise ses moyens non pour représenter les phénomènes de la nature, mais pour exprimer ce qu'il appelle la vie spirituelle de l'artiste et créer une vie propre des sons musicaux. Il oriente sa recherche de la peinture dans le domaine du rythme, des mathématiques et des constructions abstraites, de même que la répartition du ton coloré ou la manière dont la peinture est mise en mouvement renvoient à la composition musicale. Cet enseignement réciproque porte sur les principes. Kandinsky fait appel au concept d'association pour rendre compte du développement et du goût de la résonance intérieure aux couleurs, chez l'homme.

Reprenant le mot prophétique de Goethe selon lequel " la peinture doit trouver sa basse continue " la couleur et la forme constituent les deux moyens au service de la composition picturale visée par Kandinsky. Et, s'il ne semble pas disposer du vocabulaire freudien la démarche de Kandinsky porte la même interrogation que celle de Graf sur la nature des processus psychiques présidants à la création picturale abstraite. Les interactions entre la forme et la couleur se retrouvent ici en jeu comme dans la composition musicale et se règlent sur elle. " Il est maintenant facile de constater que la valeur de telle couleur est soulignée par telle forme, et atténuée par telle autre. En tout cas, les propriétés des couleurs aiguës sonnent mieux dans une forme aiguë (ainsi le jaune dans un triangle). Les couleurs profondes sont renforcées dans leur effet par des formes rondes (ainsi le bleu dans le cercle). Il est cependant bien évident que la discordance entre la forme et la couleur ne doit pas être considérée comme quelque chose d'"inharmonieux", mais au contraire comme une nouvelle possibilité et donc, également une harmonie. " (18)

La création comme nécessité pour l'artiste d'organiser " son atelier intérieur " se retrouve dans les écrits de Kandinsky soumise à trois raisons. La première, de devoir exprimer ce qui lui est propre, renvoie à ce que Graf désigne sous le nom de disposition. Sa formation ethnologique et juridique le sensibilise à la dimension socio-historique qui caractérise la deuxième raison. Chaque artiste est un enfant de son époque, son style propre se compose avec ce qui est propre à cette époque. Et enfin, la dernière raison renvoie à ce que Graf qualifie de " métier ", chaque artiste doit exprimer ce qui est propre à l'art en général.

Je conclurai cette improvisation à partir de Graf par ce passage de L'atelier intérieur... objet de notre rencontre d'aujourd'hui. Il est extrait du chapitre XII consacré à la technique entendue au sens de la méthode subjective. Il renvoie chacun, musicien, peintre, écrivain, et peut-être aussi le théoricien à son atelier. En dehors du contact avec le métier, il n'y a absolument aucun autre moyen par lequel l'artiste puisse connaître son monde intérieur. (19)


Notes