De la musique à la parole : analyse musicale et analyse psychologique

(Max GRAF, L'atelier intérieur du musicien, Buchet / Chastel, 1999)

Samedi d'Entretemps - Ircam, 21 octobre 2000

Vincent Decleire

 

" Vous voulez faire de la peinture ? Commencez donc par vous couper la langue, car désormais vous ne devez plus vous exprimer qu'avec vos pinceaux. " disait Matisse (1) Max Graf rappelle que Goethe interpellait ainsi les artistes : " Façonne artiste, ne cause pas " (2) Je suis compositeur et aujourd'hui, je parle. En préparant cette intervention, j'ai consacré un certain nombre d'heures à autre chose que l'écriture musicale. Je me demande : pourquoi parler au lieu de composer ? Je peux trouver des raisons : le musicien est un être humain comme tous les autres, qui existe par la parole ; Matisse et Goethe eux-mêmes ont utilisé des mots pour forger leurs aphorismes ; les propos attribués à tel auteur sont bien utiles pour mieux comprendre ses oeuvres ; le travail de la pensée consciente et de la raison critique si nécessaire dans l'art passe par le langage commun et une certaine intellectualité. Cependant, l'interrogation personnelle demeure : pourquoi ?

 

Je me tourne une première fois vers l'ouvrage de Max Graf et lui retourne la question, en miroir : pourquoi ce livre, Monsieur Graf ? Pourquoi parler au lieu de composer ?

François Dachet fait remarquer à deux reprises dans sa présentation : " Max Graf [...] fut détourné par Johannes Brahms du destin de compositeur dont il avait rêvé. " (3) " Dissuadé - mais par Brahms, quand même- de donner suite à sa vocation de compositeur, il se lance alors dans la critique musicale [...] Mais il continue à porter la question de la source de la création qui l'a jeté sur les chemins de la musique [...] " (4) Quel choc a dû provoquer cette rencontre cruciale ! Le rappel de cet événement douloureux fait entendre avec un autre retentissement l'apologie de Brahms au chapitre XV. Quel lutte intérieure pour accepter de n'être pas reconnu comme pair par un grand compositeur et quelle audace pour aller forcer la porte de l'atelier ! " Les vrais artistes causent en façonnant, mais il est nécessaire qu'alors on comprenne ce qu'ils disent. Par un coup de chance exceptionnel, il faut bien le reconnaître, on possède deux versions d'une oeuvre d'un grand musicien dont nous admirons tous l'acuité critique. [...] Cet artiste est Johannes Brahms. " (5) La conclusion du chapitre XII n'est pas anodine dans ce contexte : " Ce que Brahms prenait dans ses mains, il le saisissait d'une poigne de fer ! " (6) Quelques fragments de l'avant-propos sont aussi évocateurs de la lutte pour l'affirmation de soi et le désir de reconnaissance : " [...] je voudrais que la réussite qui n'a pas été refusée à la parole [...] " " [...] il n'est pas donné à quiconque (7) de transformer les notes imprimées en sonorité perceptible par les sens. Il ne m'était pourtant pas possible d'y renoncer " (8)

Le maître est celui qui possède les secrets de l'atelier : " Un grand maître comme Brahms était si certain de la force de conception de l'inconscient qu'il confiait tranquillement à l'inconscient l'élaboration du matériau thématique qui s'imposait à lui. " (9) Puisque selon la formule brève et concise de Wagner, " l'artiste est l'initié de l'inconscient. " (10), l'apprenti Graf qui a pu découvrir les secrets du maître est devenu maître à son égal., à cette nuance près que ce que l'apprenti Graf ne pouvait faire avec des notes, il l'a fait par la parole. Mais la nostalgie demeure : " Il m'est donc devenu complètement incompréhensible qu'on puisse parler de musique à partir d'une chaire, sans jamais une seule fois faire résonner des notes. " (11) Graf avoue lui-même que " ce qui importe dans le processus de composition ne peut pas être montré plus magnifiquement que ne l'a fait Brahms en tant que créateur " (12), il l'a donc fait autrement, en dé-composant les transformations de la vie psychique, et il l'a fait - magnifiquement. (13)

Il faut se demander si ce n'est pas ce passage de la musique à la parole qui a livré à Max Graf, d'une façon salutaire pour lui, les clés de compréhension, les clés de l'atelier : il y aurait un rapport d'" ana-logie " (au sens étymologique d'une parole et d'une levée) entre les passages de la musique à la parole, de l'inconscient au conscient, des fantaisies intérieures au travail critique des esquisses. Graf dit lui-même qu'" inconscient et conscient, imagination et raison, instinct et technique, s'interpénètrent dans le processus de composition. " Interpréter ne serait-il pas dans ce contexte prêter sans cesse entre l'un à l'autre versant du son ? D'où la pertinence de la citation de Lacan faite par François Dachet : " L'interprétation doit toujours - chez l'analyste - tenir compte de ceci que, dans ce qui est dit, il y a le sonore, et que ce sonore doit consoner avec ce qu'il en est de l'inconscient. " (14)

L'apprentissage de la langue maternelle ou d'une langue nouvelle passe par l'assimilation du prélangage, des courbes d'intonation et de la musicalité propre à cette langue. Ce prélangage serait-il très prégnant au niveau de l'inconscient ? Il serait intéressant de relire Nietzsche, cet autre compositeur reconverti (!) dans la philologie, la philosophie et la poésie, et de méditer les intuitions si fortes même si très unilatérales de La naissance de la tragédie (selon l'esprit de la musique) : " Pour nous la chanson populaire est d'abord le miroir musical du monde, la mélodie originelle à la recherche d'une figure de rêve qui soit parallèle et qu'elle exprime dans la poésie. La mélodie est donc l'élément premier et universel, qui, pour cette raison, peut supporter plusieurs objectivations dans plusieurs textes. [...] Dans la poésie de la chanson populaire, nous voyons donc la langue s'efforcer d'imiter la musique. [...] Ainsi nous avons défini la seule relation qui puisse exister entre la poésie et la musique, le mot et le son. Le mot, l'image et le concept cherchent une expression analogue à la musique et subissent alors la puissance de la musique. " (15)

 

Je me tourne une deuxième fois vers l'ouvrage de Max Graf : pour quoi ce livre, Monsieur Graf ? La question n'est plus orientée cette fois vers l'amont de la causalité mais vers l'aval, dans la double acception du terme, de la finalité. Pour quoi, c'est-à-dire dans quel but, affirmez-vous avoir écrit ce livre ?

L'atelier intérieur du musicien n'est pas un livre de psychanalyse lacanienne, comme le précise non sans humour François Dachet, c'est une " introduction au problème de l'esthétique musicale " (16). Le projet de ce livre est clairement déterminé et il est important de pouvoir en situer le propos dans sa perspective propre. Nombre d'éléments peuvent être déjà glanés ici, qui dénotent une esthétique très classique, allant de Platon à Kant en passant par la doctrine des transcendantaux :

Il y a donc un travail critique à faire sur les affirmations de ce livre. Prenons un exemple. Le 3e paragraphe du chapitre XI commence par deux phrases : " La chimère intérieure doit s'élargir et s'éclaircir. Tout ce qui est à demi formé, obscur, hybride, doit adopter une structure déterminée et bien délimitée, et globalement, la relation la plus intime de toutes les parties doit être établie. L'oeuvre d'art achevée doit unir la plus grande abondance de détails avec la plus grande économie de l'ensemble, la plus grande liberté d'imagination avec la plus rigoureuse logique. " L'auteur passe sans coup férir du plan de la transformation dans la vie psychique à une affirmation issue de l'art occidental classique comme si cela était d'une évidence universelle !

S'il y a un travail critique, il y a aussi et surtout à entendre la possibilité même du passage du plan de la vie psychique au plan de l'art classique. Dans l'autre sens, du plan de l'art classique à celui de la vie psychique, la thèse à déduire, dans ce livre, de la possibilité de ce passage rejoint et justifie avec énergie les conceptions des Grecs anciens : la musique " classique " (au sens large) propose à nos sens et à notre quête du sens des modèles sonores d'une transformation psychique cohérente et aboutie, elle a donc une valeur éthique [et pédagogique] remarquable.

A propos d'esthétiques, on peut noter deux pointes discrètement polémiques dans le texte de Graf, qui concernent fort directement la musique contemporaine et l'esthétique. 1) La typologie de Graf distingue le génie véritable du génie partiel, de la demi-nature artistique, du talent, du virtuose, du maniériste... Il y a aussi ceux que Vischer nomme " génies fragmentaires ", les artistes qui se trouveraient par endroits au coeur de la beauté et deviendraient ensuite confus, étroits, triviaux et même hideux. A la fin du chapitre III, Graf avance que " l'on peut supposer qu'une époque ultérieure trouvera aussi de tels génies fragmentaires parmi les musiciens contemporains " (25), il développe incidemment sa pensée à la faveur d'une citation de Nietzsche : " Des oeuvres de grand style ne prennent naissance que lorsque le beau a remporté la victoire sur le monstrueux. " Quelles seraient les oeuvres contemporaines de grand style selon Graf ? 2) La rétrospective du chapitre XVII conclut : " Le temps d'une esthétique descriptive sur le modèle des sciences de la nature est révolu. Et [l'esthétique] doit à nouveau se tourner vers son vrai métier : présenter les grandes lois de la création artistique, et soutenir l'idéal de l'artiste dans ses aspirations et ses combats. Il y a maintenant très longtemps déjà que l'esthétique a perdu dans les questions relatives à l'art la direction intellectuelle qui est sa fonction la plus élevée. Elle doit oeuvrer à la retrouver. " (26) Un débat pourrait s'ouvrir pour déterminer si l'esthétique sous-jacente au modèle des sciences cognitives répondrait au souhait de Max Graf...

 

Après la question du " pourquoi " vient naturellement la question du " comment " qui se subdivise également en deux. " Comment " peut se décliner d'abord comme : quelle style est ici employé ?

En fait l'important n'est peut-être pas de savoir si Monsieur Graf a du style mais ce qu'est le style pour le musicologue viennois. Il n'y a pas, dans L'atelier intérieur du musicien, la définition du concept de " style " alors que ce terme y semble particulièrement important. Les compositeurs n'ont pas un style propre, ils ont simplement une technique particulière, intensément personnalisée : " chaque artiste génial est un révolutionnaire de la technique. " (27) Il n'y a pas un style classique et un style romantique mais il y a entre l'art romantique et l'art classique une " opposition stylistique ", un " contraste stylistique " (28) En fait, il semble y avoir une certaine identité entre " avoir du style " et " être classique " : " Ce n'est qu'au moment où la symphonie [= l'Ouverture de Léonore] de romantique devint classique, qu'elle acquit du style ". Il y a par contre une définition du " grand style ". Si on laisse le chapitre XVII n'être que ce qu'il est selon son intitulé, une rétrospective, il est frappant de constater que cette définition est même la conclusion du livre au chapitre XVI : " l'essence du grand style, [c'est] : une très grande vivacité des sentiments, une fougue passionnée de tout l'être qui se déploie ample et sereine, une énorme profusion des formes de l'imagination, mais qui sont toutes dominées par une grande volonté, toutes développées dans la plus grande clarté et dans les plus larges et les plus nobles proportions. " On retrouve ici la perspective esthétique.

Transformons la question. Max Graf est-il d'un " tempérament " classique ou romantique ? La forme est-elle en accord avec le fond ? Le plan de son livre, les paragraphes où il résume les étapes parcourues sont très clairs et bien structurés, le vocabulaire est riche et précis (La traduction et la présentation rendent hommage à cet aspect). Graf passe facilement de la musique à la parole : cela se traduit par un va-et-vient très érudit entre littérature et musique, un vrai don pour des descriptions ou des analyses musicales particulièrement expressives, pleines d'imagination et tout à fait passionnantes... Classique ou romantique, chaque lecteur répondra " comme il l'entend "...

 

La question du " comment " peut aussi se décliner comme question de la méthode. Il n'y a pas dans L'atelier intérieur du musicien de longs préliminaires méthodologiques mais est constamment présupposé un lien entre l'analyse musicale (et musicologique) et l'analyse psychologique. D'où l'interrogation : qu'est-ce que l'analyse pour le psychanalyste et pour le musicien ? N'ont-ils pas à apprendre l'un et l'autre de la réflexion sur leur outil (mais aussi du rapport à la mémoire, à la répétition, etc.) ? Pourquoi l'analyse est-elle concept commun ?

Pascal Quignard mentionne dans un récent ouvrage (29) que le mot " analyse " apparaît pour la première fois dans un texte grec, au chant IX de l'Odyssée : Ulysse s'était fait attacher au mât pour pouvoir entendre le chant ou les cris des sirènes sans succomber, et quand le silence est revenu sur la mer, ses deux compagnons marins enlèvent de leurs oreilles les bouchons de cire et le délient (anelysan). Ce fragment sollicite la réflexion du musicien comme du psychanalyste En rapport avec l'analyse, quelle est l'importance du délier après le lier, d'écouter ou de se boucher les oreilles, d'être Ulysse, Eurilokhos ou Périmèdès ? On reste tout proche de Graf quand il écrit : " Seul le métier garantit que du beau puisse advenir au cours du processus de création artistique. Jamais les hommes ne s'exposeraient aux ardentes sollicitations de la musique s'ils n'étaient pas séduits par tout l'envoûtement de la sensualité qui s'en dégage. " (30)

Graf relève finement les émergences dans l'histoire du lien analyse musicale / analyse psychologique :

Cette dernière piste, celle de la récurrence de certains motifs ou certains traits chez tel ou tel compositeur, me semble très prometteuse pour des recherches futures. L'originalité du travail de Graf repose en grande partie sur l'étude des esquisses successives de certaines oeuvres : c'est tout à fait captivant mais force est de constater que tout le monde n'a pas un accès aisé aux archives conservées aux quatre coins du monde alors qu'un travail sur les oeuvres telles qu'elles sont publiées est possible. Prenons un exemple. Le dernier mouvement de l'Octuor D 803 op. post. 166 en Fa majeur de Schubert (1824) commence, sans que l'on s'y attende, par une introduction dramatique avec une espèce de question réduite à une brève cellule rythmique. Cette cellule devient le motif central du Menuetto du Quatuor en la mineur Rosamunde D 804 op. 29 n° 1. Elle provient en fait du Lied Les Dieux de la Grèce D 677 (1819) et correspond à la question " Schöne Welt, wo bist du ? Bel univers, où es-tu ? " Brigitte Massin note avec perspicacité, dans son excellente biographie : " Il y a là plus qu'un simple effet dramatique voulu et si parfaitement réussi, il y a dans cette soudaine volte-face une plongée dans l'inconscient schubertien. L'inquiétude, la souffrance du paradis perdu y ont certes plus de place que la simple joie de vivre. " (35) Il y aurait beaucoup à explorer chez Schubert, chez Francis Poulenc et tant d'autres...

 

Cet exposé a l'air de tourner autour du livre de Max Graf avec des " comment " et des " pourquoi " sans s'attacher au contenu. C'est que tout musicien familier de son atelier intérieur ne peut qu'être globalement d'accord avec cette présentation du processus de composition, si magistralement défendue. On n'a pas envie de défaire mais de compléter, d'approfondir, de nuancer... On reste sur sa faim de savoir seulement que " la condition fondamentale de la création artistique est une légère excitabilité de la sphère auditive que l'on peut constater dès la prime enfance " (36), on se demande, à l'ère de l'informatique, quel est l'influence de l'intériorisarion des techniques sur la formation des fantaisies intérieures, etc.

Faut-il absolument trouver une thèse et ferrailler avec elle en une vaine escrime ? Il y en a une, très belle thèse en forme de résumé qu'on peut trouver dans la rétrospective, au chapitre XVII : " Ce que nous avons nommé l'atelier intérieur de l'artiste, c'est en fait la chambre d'enfants, que hante un homme mûr avec de vieux jouets qu'il a amoureusement conservés. [...] C'est l'enfant dans l'artiste qui accomplit le travail de l'imagination. C'est l'homme dans l'artiste qui accomplit le travail d'organisation par lequel seul advient ce qui est esthétiquement beau. " Si les secrets de l'atelier paraissent être désormais divulgués, le mystère demeure : celui de l'enfance enfouie en chaque compositeur, celui de la " lutte pour son existence spirituelle " (37) (Janine Chasseguet-Smirgen parlait d'auto-création, d'une récupération narcissique sans intervention externe, en relation avec des frustrations trop intenses dans l'univers fusionnel primitif) (38). L'enfance n'est pas un paradis (indépendamment du fait que Graf parle beaucoup des joies musicales de l'enfance mais moins de l'enfance dure et sans joie de Beethoven) (39) mais elle est toujours un paradis perdu... La perte du soprano de l'enfance, la tragédie de la voix qui commence à chevroter, la mue, c'est là que Pascal Quignard voit l'origine de la vocation des compositeurs, souvent des hommes (40).

 

" Façonne artiste, ne cause pas " Je suis compositeur et j'ai peut-être trop parlé. Une autre page de ce livre me renvoie une admonestation salutaire : " Aussi libre qu'elle paraisse, la véritable réflexion artistique dépend toujours de la création. Aussi générale que puisse se présenter la réflexion, c'est toujours de façon égoïste que pensent les artistes. " Il est temps de passer enfin de la parole à la musique.

Quelle musique choisir pour conclure ? Deux titres me viennent. Bach a écrit quelques duos particulièrement remarquables pour soprano et basse dans ses cantates. Le duo de la cantate BWV 21 " Ich hatte viel bekümmernis ", critiqué par Spitta, est un des plus célèbres. Le soprano symbolise l'âme croyante et la basse la réponse de Jésus. N'y aurait-il pas une lecture plus psychologique à faire de ce dialogue de l'adulte et de l'enfant dans ces pages très personnelles ? Graf prend appui sur " le fait que Gustav Mahler lui-même met sa prédilection pour les sonneries de trompettes et les marches militaires en rapport avec les impressions qu'il a éprouvées dans la quatrième année de sa jeunesse lorsque sa gouvernante le conduisait dans une caserne " (41). La 1ère Symphonie de l'auteur des Kindertotenlieder commence par cette sorte de sonnerie lointaine dans le premier mouvement, par un étonnant canon sur la version mineure de Frère Jacques dans la marche funèbre du troisième : quel est ce chant d'enfant, qu'on enterre et qui renaît aussi beau ?


Notes