Entre création musicale et transfert : sensibilité, résonances, écritures

(Max GRAF, L'atelier intérieur du musicien, Buchet / Chastel, 1999)

Samedi d'Entretemps - Ircam, 21 octobre 2000

François Dachet

 

La traduction du livre de Max Graf L'atelier intérieur du musicien a trouvé sa place parmi les ouvrages qu'Entretemps porte à l'attention des musiciens d'aujourd'hui en proposant d'en débattre à l'IRCAM. C'est un moment qui vaut d'être souligné comme tel. Car il s'agit d'un moment de rencontre, autour d'un livre dont l'écriture est elle-même relative à une autre rencontre, mais manquée celle-ci, donc pas moins importante dans ses conséquences : celle de la psychanalyse freudienne avec la musique contemporaine, à Vienne, au début du siècle.

 

Ayant renoncé à devenir compositeur après en avoir été dissuadé par Johannes Brahms, Max Graf, né en 1876, en avait gardé une grande sensibilité aux questions concernant la création musicale : dans quelles conditions le désir créateur peut-il aboutir à des oeuvres formellement achevées et reçues par un public ? Soucieux par ailleurs d'un avenir de citoyen qu'il craignait assez sombre dans le contexte antisémite viennois de la fin du XIXe siècle, il avait pris parti pour Nietzsche, dans le combat qui opposait celui-ci à Wagner. Mais si avec le philosophe-musicien il rejetait le pessimisme Schopenhauerien et la valorisation des mythes germaniques dont on sait quel sera l'usage quelques années plus tard, il se refusait à rejeter la musique wagnérienne. Certes il la rangeait dans les musiques décadentes, baroques, romantiques, c'est-à-dire celles dont la créativité réside moins dans leur inventivité propre que dans l'ouverture qu'elles opèrent vers des territoires encore inconnus, car elles épuisent de façon multiforme la tradition artistique dont elles sont issues. C'est à ce titre qu'il tenait Wagner pour un très grand musicien, annonciateur de la génération de ceux dont il fut lui-même proche ou ami : H. Wolff, R. Strauss, G. Mahler, A. Schönberg, entre autres.

 

Aux premiers jours du siècle, dans les paroles de celle qui allait devenir sa femme, et qui lui parlait du déroulement de ses séances d'analyse sur le divan de Freud, Max Graf fut sensible à ce qu'il nomma plus tard " la sensibilité artistique " du Professeur Freud, et il demanda alors à le rencontrer. Il fut à coup sûr entendu, puisqu'un an plus tard, Freud invita en retour le jeune et bouillant critique à participer à l'élaboration de la psychanalyse, en tant que musicologue et critique musical.

Paradoxalement, de l'histoire de cette collaboration et des fruits qu'elle porta, l'hagiographie freudienne n'a longtemps voulu retenir que le versant symptomatique que représente l'épisode de la phobie de Herbert Graf, fils de Max Graf et futur metteur en scène d'oeuvres lyriques de renommée internationale, épisode qui se déclencha vers la fin de la collaboration entre Freud et Max Graf. Longtemps, Max Graf ne fut plus connu dans le champ analytique que comme " père du petit Hans ", du nom de l'enfant du célèbre " cas de phobie d'un petit garçon de cinq ans " que Freud rédigea en 1908.

 

Freud avait été sensible dans le questionnement de Max Graf à la problématique de la création. Mais c'est le paradigme de la création littéraire ou picturale, avec ce qu'elles préservent de dimension narrative ou descriptive, et permettent de comprendre de l'élaboration du fantasme et du déchiffrement des images du rêve, qui recueillait toute son attention. Dans ces conditions il entendra dans le travail avec Max Graf ce qui s'inscrit assez précisément dans les dimensions de la représentation (Vorstellung). Il publiera donc en 1912 dans la collection des angewandten Seelenkunde qu'il dirige chez Deuticke, les études sur Wagner dans le Hollandais volant, publiées initialement par Max Graf vers 1905 dans Österreichische Rundschau. Mais il ne remarquera pas l'importance, pour la psychanalyse comme pour l'esthétique et la théorie musicales, de L'atelier intérieur du musicien. Parmi les éléments de la conjoncture qui concourent à ce phénomène, on n'oubliera pas, outre ceux que je viens d'évoquer, la rencontre avec C.G. Jung, puis les premiers reculs des élèves concernant la position de la sexualité dans la théorie freudienne.

 

Si j'ai porté beaucoup de soin à ce repérage historique, c'est qu'il va de pair avec une évaluation correcte de ses incidences contemporaines. La vulgarisation de la psychanalyse n'a pas été sans une valorisation héroïque du nom de son inventeur d'abord, de ceux qui ont poursuivi son travail ensuite. Bien des nuances ou des différences conceptuelles y sont rabattues à des affrontements de personnes, de tendances, de tempéraments ou de groupes d'intérêts. Or ces dimensions, qui bien sûr sont aussi présentes, n'interviennent qu'en second.

Il n'est pas moins important de souligner que cette situation n'est bien sûr pas sans effets sur la lecture qui sera faite ultérieurement des relations de Freud aux différents arts. Et donc sur la façon dont, depuis plus d'un demi-siècle, la question de savoir pourquoi la psychanalyse ne s'est pas plus intéressée à la musique resurgit. Nous avons à en tenir compte dans la formulation même des questions autour desquelles musique et psychanalyse pourraient souhaiter travailler ensemble. De même que la musique est affligée d'un certain nombre de stéréotypes relatifs par exemple au dodécaphonisme ou à la synthèse sonore, de même la psychanalyse traîne encore le boulet de la psychanalyse dite appliquée, qui présente Freud en maître es interprétation des oeuvres, en relation à la biographie des artistes. Or même si Freud a parfois prêté le flan à une lecture de ses textes selon cette pente, il est clair qu'elle n'est pas la sienne et n'est d'ailleurs pas compatible avec les autres aspects de son travail. Mais cette version du freudisme a contaminé les jugements contemporains au point de faire oublier que Freud s'est tourné vers les arts, non pas pour établir des relations de discipline à discipline (psychanalyse et peinture, psychanalyse et musique, etc..) mais pour chercher dans la démarche créative de l'artiste de quoi théoriser ce qui advenait dans la cure au niveau du transfert. La correspondance avec Wilhelm Fliess est sur ce point, dès les tout premiers moments d'orientation de Freud, particulièrement révélatrice.

Le caractère contraignant du même point de vue explique sans doute pourquoi on lit plus facilement dans le livre de Max Graf les références à la problématique de L'interprétation des rêves, que le modèle du Trait d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient qui représente pourtant beaucoup mieux la dynamique de la conception freudienne de la création et des façons dont une oeuvre trouve sa place dans une culture. On retiendra aussi à ce propos que parmi les concepts clefs de la conception freudienne du trait d'esprit figurent plusieurs termes qui ont dans la langue allemande leur emploi courant en musique (Einstimmung p. ex.).

 

La pertinence de ces problèmes commence à être mieux discernée en France à propos de l'enseignement de Lacan aussi. On peut en particulier se demander dans quelle mesure, comment, et par quels relais, cet enseignement, et bien sûr le style de psychanalyse qui le nourrissait, a porté à conséquences, en particulier à partir des années 70, si ce n'est sur la création musicale (ça, je ne peux le dire, y a-t-il des témoignages ?) du moins sur le vaste courant de réflexion et d'élaboration théorique qui y puise, avec sa passion, ses objets et ses références.

Car une lecture attentive des textes et des transcriptions des séminaires permet aujourd'hui un premier repérage. Avec certains linguistes et poètes, Lacan a refondé une part décisive des concepts qui définissent la construction langagière de la situation analytique, et le statut langagier des humains, des parlêtres. De ce mouvement témoignent dans le public les nombreuses expressions qui ont trouvé accueil dans la langue de tous les jours, et par lesquelles Lacan introduisait en forme de jeux de langage, des considérations topologiques qui devaient ensuite être resserrées et non pas uniquement exploitées à d'autres fins.

Toujours est-il que l'on peut commencer à lire aujourd'hui la trame des questions et conceptions d'ordre musical et sonore qui participaient du tissage du travail de Lacan, sans doute à son insu, car les références déclarées aux oeuvres et aux musiciens sont encore plus rares chez lui que chez Freud.

De ce point de vue, je distinguerai deux dimensions a propos desquelles je considère qu'il y a en quelque sorte urgence pour la psychanalyse à se mettre à l'école de la création musicale :

1 / le premier concerne l'écriture musicale. La première définition lacanienne du sujet en fonction de ses déterminations de langage, est portée par un paradigme de l'écriture musicale qui date d'avant La composition avec douze sons et qui ne peut se passer de l'orientation que constitue la distinction entre l'axe du choix des mots et celui de leur combinaison dans la perspective de R. Jakobson, ou la distinction entre les dimensions harmoniques et mélodiques si l'on se réfère au modèle de Lévi-Strauss. Or cette contrainte est très ennuyeuse. Car elle incite à rechercher une interprétation du côté de la " profondeur " comme troisième dimension. Elle est responsable de beaucoup de ces analyses sauvages des oeuvres des artistes, voir de leur biographie, que Max Graf justement avait avec Freud refusé, en qualifiant leurs auteurs de " bousilleurs d'âmes ". A partir des années 65, pour contourner le privilège ainsi accordé à la dimension représentative et sémantique, Lacan introduira par la topologie la considération de trajets sur des surfaces orientées ou non selon le point de vue et la structure. Mais il se retrouvera alors avec une autre question:

2 / celle de la sensibilité, de la résonance sonore du corps. Certes, cette question avait été posée dès la rencontre de Freud avec ses premières patientes en relation avec le traumatisme et la " conversion hystérique ". Lacan lui-même l'avait envisagée sous un autre jour, lorsqu'il s'était intéressé dans les années trente aux écrits dits " inspirés " des patientes et patients avec lesquels il travaillait. La ritournelle, la forme de la chanson à couplets, le rythme propre à la grammaire d'une langue, les tonalités et inflexions de voix, y suppléent à l'inspiration défaillante lorsque la question du sujet est barrée.

Mais le même primat de la phonologie qui faisait corps avec la conception structurale de l'écriture que j'ai mentionnée plus haut, empêcha longtemps Lacan de s'écarter dans ce domaine de la stricte considération des qualités sonores comme n'ayant d'incidence que d'un point de vue différentiel. Ce n'est qu'à la fin de son enseignement qu'il s'est tourné vers les langues à ton, ou la modulation dans la parole, retrouvant ainsi partiellement l'expérience des timbres qui certes ne date même pas d'hier, mais qui avait quand même trouvé ou retrouvé un statut à Vienne au début du siècle sous le nom de Klangfarbenmelodie, au moment même où Max Graf écrivait cet Atelier intérieur du Musicien. Il convient bien sûr d'y ajouter aujourd'hui toutes les oeuvres dont la sensibilité met à contribution l'infini variété des qualités sonores potentielles comme susceptibles de donner lieu à événement, interprétation ou écriture.

Comme tout schéma, celui que je viens de tracer tend à effacer les multiples petits cailloux qui parsèment les séminaires, et qui indiquent autant de pistes de travail. J'en évoquerai au moins une, une seule, mais dans le fil de ce que je viens de dire de la façon dont Lacan tentait, dans la difficulté à cet endroit de soutenir l'avènement d'un sujet, de tenir ensemble résonance, écriture, et langage. Et pour cela je donne la parole au poète Francis Ponge :

" Malherbes ne raisonne pas, à beaucoup près, autant qu'il ne résonne. Il fait vibrer la raison, "Qu'en dis-tu ma raison ?".

"Cette confusion, ou coordination sublime entre Raison et Réson résulte de (ou s'obtient par) la tension au maximum de la lyre. Le style concerté. Le concert de vocables " (Pour un Malherbes, NRF, 1965, 215)