IRCAM. Samedis d’Entretemps. 19.3.2011 .

 

Béatrice Didier rappelle d’abord le parcours de Marta Grabocz : hongroise, elle a d’abord travaillé à Budapest, et en particulier sur l’œuvre de Liszt . Sa recherche s’enrichit de l’apport des musicologues hongrois, tchèques, et plus généralement de l’Europe de l’Est qui sont alors mal connus de l’Europe occidentale. Puis, arrivée à Paris, elle va travailler avec Ruwet, Daniel Charles et l’Université de Paris VIII qui – c’est là une des originalités de cette Université nouvellement créée - possède un département de Musique axé sur la modernité. La lecture de Greimas et de Ricoeur l’amène à approfondir sa réflexion sur la question de la temporalité du récit et de la musique. Marta est maintenant professeur à l’Université de Strasbourg, autre centre important de la recherche musicale. On voit donc la variété et la richesse de l’expérience de Marta Grabocz .

            J’ai été particulièrement intéressée par les rapprochements qu’elle effectue entre littérature et musique, ayant moi-même créé à l’Ecole Normale Supéreure (Ulm) un séminaire « Littérature-Musique » que nous assurons régulièrement, Emmanuel Reibel et moi-même depuis plusieurs années, et où nous avons eu le plaisir d’inviter tout récemment Marta Grabocz. Littérature-musique ? Domaine passionnant et périlleux. Ne risque-t-on pas d’en rester à de simples analogies quand on rapproche la sonate Waldstein de Beethoven et le 23e chant de l’Odyssée ? N’y a t-t-il pas une irréductibilité entre deux systèmes de signifiants radicalement différents ? Le rapport entre la musique et la littérature n’est-il pas variable suivant les époques, les civilisations, les genres musicaux : ballet, musique instrumentale, lied, opéra, etc..  Les questions sont multiples, et n’échappent pas à la perspicacité de Marta Grabocz.

            D’où le grand intérêt de son livre: Musique, narrativité, signification. En partie constitué de la réunion d’articles (dont certains avaient d’abord paru en hongrois), souvent remaniés, il évite absolument l’écueil de ce genre d’entreprises : le disparate. Il y a au contraire, une grande unité due à un certain nombre d’axes. D’abord par son sujet même, le livre marque le dépassement des vieilles querelles qui, dans la deuxième moitié du XXe siècle, ont opposé les musicologues qui s’attachaient uniquement à l’analyse des procédés structuraux dans la musique, à ceux qui, plus attirés par son contenu affectif, étaient parfois taxés de subjectivisme. Tout son travail se situe justement à la confluence de ces deux courants. Elle expose en quatre forts chapitres la théorie qu’elle est parvenue à édifier, puis passe à un certain nombre d’exemples très éclairants.

            J’évoquerais quelques-uns des axes de la recherche de Marta qui me semblent particulièrement intéressants : ainsi le problème de la réécriture qui se pose en littérature, comme en musique : à propos de Medeamaterial , elle analyse cette double réécriture qu’ont opérée à la fois Heiner Müller et Pascal Dusapin, comment Heiner Müller avait projeté sur le mythe de Médée, une certaine expérience politique amoureuse, esthétique (combat du couple, barbarie moderne, immigration), et comment Pascal Dusapin a été conscient de ces enjeux, en référence à une théorie des affects développée dans des ouvrages de l’époque baroque ( dont une page illustrant divers visages sous le coup d’affects variés est même reproduite dans la page V de la partition). Le rapprochement a peut-être été favorisé par le fait que l’œuvre de Dusapin avait été créée au théâtre de la Monnaie à Bruxelles, en même temps qu’une mise en scène du Didon et Enée de Purcell. Marta préconise une analyse de ce qu’elle appelle les « parentés distanciées », ainsi dans l’utilisation de la passacaille qui pour Dusapin comme pour Purcell appartient au registre de l’adieu douloureux ; elle livre aussi des réflexions intéressantes sur la question du « style hystérique » et sur l’écriture microtonale .

Autre axe qui m’a particulièrement intéressée : la question du héros et du mythe, Marta en analysant quelques œuvres de la deuxième moitié du XXe siècle (ainsi Le grand macabre de Ligeti, Tembouctou de Mâche, Trois Soeurs de Peter Eötvos, entre autres) constate que le rite de l’initiation s’y substitue au mythe du héros ; mais il s’agirait d’un parcours d’initiation « non directionnel », d’où un certain « statisme musical », la répétition, l’organisation aléatoire.

La question des « topoi » en littérature et en musique est importante et fournit à Marta Grabocz un terrain privilégié pour l’étude des convergences entre les deux domaines. Toute l’analyse des structures narratives communes est passionnante, en particulier elle s’attache au « topos » romantique de la rencontre de l’homme et de la nature dans ce qu’elle appelle un « scénario typique ». D’où une analyse très intéressante de la relation de Liszt et de ses Années de pélerinage au texte d’Oberman de Senancour. Marta dépasse tout à fait la question purement biographique et qui a déjà été étudiée, des connaissances littéraires de Liszt, et montre, ce qui est beaucoup plus neuf, comment pour ce musicien la littérature a été nécessaire à cause de la réforme des structures musicales et de l’innovation du message narratif. Liszt puise dans l’œuvre littéraire (Byron, Goethe, Senancour) la source de sa réforme des structures musicales et utilise un certain nombre de « stratégies ». Ainsi apparaît également la dimension sociologique de l’analyse de Marta : c’est en reprenant directement les titres, les épigraphes, les citations littéraires que Liszt espérait maintenir le contact avec le public de son époque.

Marta est une des organisatrices des manifestations Liszt de cette année 2011, et elle va encore nous apporter beaucoup de thèmes de réflexion, à propos de ce créateur qui est, peut-être avec Berlioz, un des musiciens de l’époque romantique les plus attirés par la littérature. Et il est important, comme le fait Marta, de montrer que cet attrait n’est pas du registre de la simple anecdote biographique, qu’il est fortement lié à une réforme des structures musicales et du rapport avec le public. Je ne donne ici qu’un très modeste aperçu de l’intérêt de la recherche de Marta Grabocz, en fonction de mes propres recherches sur les rapports musique-littérature ; mais bien d’autres aspects de ce livre passionnant vont être dégagés par les intervenants de cette table ronde.

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