"Quelques problèmes théoriques"
L'Île joyeuse (sept approches de la singularité musicale)
de Christian DOUMET
Béatrice Bloch
Les lignes qui suivent ont pour dessein de présenter quelques-uns des problèmes théoriques abordés par Christian Doumet dans son ouvrage L'Île joyeuse (sept approches de la singularité musicale), où l'expérience de la musique (comme réception et production) donne lieu à diverses interrogations. Elles sont la reprise d'une intervention orale : d'où leur caractère non-entièrement écrit. Le point de vue utilisé ici est double, puisqu'il s'agit de tenter un compte rendu partiel de la pensée de ce texte, tout en posant quelques questions ou en signalant quelques objections qu'il peut faire naître.
L'ouvrage de Christian Doumet est d'emblée placé sous le signe de la singularité, à un double titre. Singularité de la réception individuelle de la musique, et singularité de la composition musicale comme création, tout d'abord. Reprenant la métaphore que Proust avait forgée, selon laquelle tout artiste est un expatrié provenant d'une île utopique (laquelle n'est autre que la représentation de son propre univers mental), Christian Doumet présente la subjectivité dans l'opération esthétique comme une insularité. On comprend dès lors la question sous-jacente au texte : comment les subjectivités individuelles arrivent-elles à communiquer à travers la musique, si chacun est l'habitant de sa propre île ?
Ensuite, la deuxième raison pour laquelle le terme singulier apparaît dans cet ouvrage, c'est que la musique fascine et reste inexpliquée à la pensée raisonnante. En cela aussi, elle est singulière. Cependant, le texte cherche à comprendre cette fascination et à s'approcher de cet inexplicable en abordant la musique sous différents angles d'attaque.
Loin de s'en remettre à une comparaison entre la musique et un langage, comme on pouvait le faire à la fin des années soixante, L'Île joyeuse met l'expérience phénoménologique de l'audition, de l'interprétation et de la composition au centre du dispositif. Et à travers sept approches connexes à la musique (l'écriture de la partition, la question de la forme en musique, l'interprète, le corps, l'inconscient, le rapport à la philosophie et à l'écoute modernes et, enfin, le lien de la musique à l'histoire), le texte interroge le paradoxe qu'est la communication entre subjectivités insulaires.
Au-delà de ces sept approches différentes, le fil rouge qui traverse toute la texture du livre est la question du temps. En définitive, la musique est définie comme le hors-temps, l'imprévisible. En cela, Christian Doumet appartient à l'épistèmè moderne, puisqu'il définit l'oeuvre comme jamais adéquate au présent.
Plusieurs raisons expliquent cette absence de concordance à soi de la musique.
Tout d'abord, c'est que, pour des raisons ontologiques, la musique appartient à un non-temps. Puisqu'elle n'est ni seulement dans la stricte immanence de l'interprétation singulière ni seulement dans la transcendance de la partition, elle n'est jamais entièrement présente.
Ensuite, la musique entretient un rapport multiple au passé. Rapport phylogénétique de chaque individu à sa vie primitive (puisque la musique fait revivre le temps de la vie intra-utérine où les sons enveloppaient le corps de l'individu). Puis, rapport de chaque oeuvre à un passé culturel, où toute nouvelle composition s'inscrit dans le rappel et le renvoi à d'autres textes musicaux. Pour terminer, et c'est là sans doute l'argument le plus fondamental, la musique a rapport avec la mémoire de l'auditeur, essayant de totaliser, à la fin de l'audition, ce qu'il a entendu depuis le début, s'il veut pouvoir donner un sens à ce qu'il a perçu.
Enfin, la musique entretient un rapport au futur, puisqu'elle innove, se présente comme imprévisible et va au-delà de ce que ses auditeurs potentiels peuvent entendre.
Finalement, à suivre le texte de Christian Doumet, le seul rapport que la musique entretienne mal avec le temps, c'est un lien au présent (encore que la musique puisse y marquer désormais le temps du désir éternellement prolongé).
Pour arriver à cette conclusion sur la non-présence à soi de la musique, Christian Doumet traverse nombre de théories sur la musique qui lui ont préexisté, dialogue avec elles, les exemplifie et les réfute parfois. Aussi ce livre est-il riche en ce qu'il synthétise un grand pan de la réflexion actuelle sur ce sujet qui échappe partiellement à la pensée, mais aussi en ce qu'il prend position nettement sur la musique comme l'expérience d'une certaine absence / présence.
Sans traiter dans l'ordre de tous les chapitres (ou de toutes les approches proposées par Christian Doumet dans sept études différentes), on commencera par tenter de résumer les théories proposées par Sept approches de la singularité musicale quant à l'écriture, à la forme et à l'histoire (approches 1, 2 et 7 dans L'Île joyeuse), avant d'en venir à quelques questions qui seront non seulement présentées, mais aussi discutées : celles qui portent sur l'interprète (approche 3) et sur la musique vue comme corps (approche 4). On ne pourra malheureusement ici traiter d'autres questions importantes que pose ce texte (autour de l'inconscient et de la modernité, dans les approches 5 et 6) et à propos desquelles nous nous permettons de renvoyer à la lecture du livre de Christian Doumet et aux commentaires qu'en font Peter Szendy et François Nicolas.
Approche n° 1 : Écriture et musique
Christian Doumet propose de considérer que le rapport à l'écriture, dans la tradition occidentale, peut être résumé en trois temps différents (que je caractérise ici très brièvement).
1 / Il y aurait d'abord un rapport heureux à l'écriture. Il s'agit de la notation des neumes par les moines louant Dieu par leur chant, à St Martial de Limoges ou à Notre-Dame de Paris. La notation musicale apparaît alors comme un système de signes différant des mots et des ornements de la page. Tandis que les mots du chant médiéval sont eux-mêmes pris dans un graphisme puisque les lettrines ont tête de Dieu ou de Diable, le système de notation de la musique reste, lui, autonome par rapport aux autres systèmes de signes. Il est plus abstrait et non directement ouvert à la signification visuelle. Mais il n'en reste pas moins apte à totaliser les autres systèmes pour participer à l'épiphanie et à la louange.
2 / Ensuite, l'écriture de la musique est perçue négativement dans la tradition occidentale, parce qu'elle serait simple substitut de la voix pure et de la mélodie immédiate. Si l'on reprend l'opposition de Rousseau entre musique mélodique au plus près de l'affect et musique harmonique, proche de l'abstraction, l'écriture musicale comme graphie serait perçue comme seconde, abstraite, conventionnelle, du côté de l'harmonie (et donc ne serait qu'une pâle imitation de la vraie musique, celle qui vient de l'âme, c'est-à-dire la mélodie, selon Rousseau). La graphie, dès lors, serait sous le signe du manque.
3 / La période actuelle, au contraire, valorise l'écriture de la musique. En effet, l'écriture démontre l'essence de la musique. Si l'on considère celle-ci comme voix interne (voix sans nécessaire extériorisation), alors l'écriture qui suspend la voix réelle au profit de son instanciation codée, c'est-à-dire non-réelle mais transcendante, désigne précisément le propre de la musique : cette intériorité.
En allant plus loin, des compositeurs ont vu dans la matérialité du signe graphique, une expression de cette intériorité comme pulsion (Stoïanova y voit une marque cratylique de la vie pulsionnelle, ce que confirment certaines partitions de Costin Mireanu). Ainsi, l'appréciation actuelle de la partition nous renvoie à un trait important de la musique dans la tradition occidentale : la musique est hors de la présence puisqu'elle renvoie à une voix intérieure. Elle ne réside ni dans la partition, ni dans son instanciation unique par une interprétation. Peut-elle jamais prendre forme définitive ?
Approches n° 2 et 7 : La musique et la forme / l'histoire dans la musique
Puisque la musique se déroule dans le temps, Christian Doumet s'interroge sur la pertinence de la notion de forme quand il s'agit de donner l'image d'un système temporel comme celui de la musique. Ces métaphores de la forme désignent en effet la prééminence du spatial dans la perception, la vision opérant la synthèse du tout. Or, dans la musique au contraire, c'est la durée qui compte, par les ajouts, les répétitions, et les transformations qu'elle opère. Comment alors constituer une forme dans cette labilité puisqu'en musique, il n'y a pas d'unité synthétiquement perceptible ? Cette notion de forme est-elle jamais adéquate ?
Christian Doumet commence par analyser différentes théories classiques et modernes sur la forme en musique. Il s'intéresse, en particulier, à l'analyse du Boléro de Ravel par Lévi-Strauss : pour celui-ci, il s'agit d'une fugue à plat, fondée sur l'opposition d'un sujet et d'un contre-sujet. Comme un mythe, cette opposition conduirait à une fin (ici, la fameuse modulation terminale en Mi Majeur). Le schéma constitutif serait donc l'opposition entre deux dimensions opposées du contenu symbolique.
Christian Doumet reproche à cette théorie de négliger le caractère désormais ouvert et infini des oeuvres : toutes ne sont pas téléologiquement orientées vers un fin. Les oeuvres composées comme intégrant l'aléatoire, mais aussi d'autres oeuvres comme la fugue de l'opus 106 de Beethoven, ou le troisième mouvement de son 15° quatuor (opus 132) ne peuvent étayer ce schéma de la forme comme une opposition s'achevant par une résolution terminale.
Puisqu'il ne peut adhérer à cette présentation théorique, s'intéressant alors aux théories récentes sur la forme, Christian Doumet analyse les propositions des contemporains (de Boulez en particulier) concernant la forme. Si l'on considère que, chez les modernes, il n'y a pas de prédictibilité de la forme pour l'auditeur, que le motif n'est pas un objet, mais l'ensemble de ses transformations, alors la compréhension de la forme ne peut se faire qu'a posteriori. C'est la mémoire qui reconstitue l'objet comme l'ensemble de ses métamorphoses. L'expérience des modifications est, dès lors, concomitante de l'expérience de la formation de la forme. Et c'est elle qui est le sens de l'oeuvre. Ainsi, le temps de la perception est encore un hors-temps puisqu'il doit être aussi bien futur (l'écoute est téléologiquement orientée vers ce qui va venir, pour que l'advenu prenne sens), et passé (puisque la mémoire réoriente la perception a posteriori, les phénomènes locaux, seuls perceptibles d'emblée, ne trouvant leur totale valeur que par leur remise en situation dans le tissu global, lequel ne se donne pas voir tout de suite).
Finalement, Christian Doumet opte pour une définition de la forme qui ne serait pas stabilité, mais virtualité. Il la détermine, de manière phénoménologique, à la fois comme
1 / une combinaison de tous les traits de langue mobilisés par l'objet (du côté de la création),
et comme
2 / la prise de sens dans l'espace intime de celui qui reçoit (du côté de l'auditeur).
Encore une fois, l'aspect intempestif de la musique se laisse entr'apercevoir en ce que ces deux aspects de la forme - forme créée et forme perçue - peuvent ne pas se recouvrir, laissant soupçonner la possibilité d'un hiatus.
On ajoutera ici, en faisant allusion à l'approche septième, intitulée " l'histoire dans la musique ", que non seulement la forme musicale est a-temporelle parce qu'elle nécessiterait une sommation de l'écoute par la mémoire de l'auditeur (qui puisse compenser le caractère éphémère de la perception), mais qu'elle est aussi intemporelle en ce que l'oeuvre - imprévisible - appelle un public qui n'est pas encore né. Christian Doumet cite Delacroix et Proust : pour eux, les derniers quatuors de Beethoven ne trouvent d'auditeurs que peu à peu, avec le temps. Puisque l'oeuvre musicale change le langage et le style en introduisant dans l'histoire de la réception une solution de continuité, elle ne correspond pas à son temps, mais le modifie. En ce sens, l'oeuvre fait l'histoire puisqu'elle contribue à créer un public qu'elle appelle. Mais elle n'en demeure pas moins inadéquate au temps de sa composition.
Ainsi, Christian Doumet montre avec force que l'oeuvre est atemporelle et intemporelle à la fois. En ce sens, elle paraît séparée des auditeurs. Qu'est-ce qui fait, alors, qu'elle ait parfois un tel impact ?
C'est la figure de l'interprète qui permettra de répondre à une telle question, l'interprétation étant médiation et réception, transaction même, comme donation de sens d'un absent (le compositeur) à un présent (l'auditeur).
Approche n° 3 : l'interprète
L'interprète donne un corps à la musique, puisque la musique ne connaît pas d'existence en dehors d'une interprétation, c'est-à-dire d'une réalisation sonore.
Mais il faut remarquer que cette appropriation par l'interprète n'est pas détournement de l'oeuvre à soi, ni trahison. Christian Doumet note que le lien à l'oeuvre entretenu par l'interprète d'une oeuvre musicale est typiquement un rapport esthétique si l'on entend par " esthétique " une relation désintéressée à l'objet (dans une perspective kantienne). Désintéressée à cause de la discipline du corps et de l'esprit qu'exige toute interprétation. Désintéressée aussi à cause d'une certaine modestie : par exemple, Dinu Lipatti fait sonner toutes les voix dans la texture d'une oeuvre de Bach. C'est la raison pour laquelle Christian Doumet écrit : " Interpréter, c'est par le truchement de soi, réunifier dans l'exemplarité de la fiction, le corps et le temps " (p. 69).
Alors Christian Doumet pose la question de ce qui retient l'auditeur d'une interprétation : qu'est-ce qui me plaît dans ce que fait l'autre ? Cette question revient à se demander comment l'oeuvre d'un compositeur absent peut être interprétée et écoutée par des sujets différents. Les deux questions sont ainsi tissées ensemble (ce qu'est la musique pour l'interprète et ce qu'est telle interprétation pour l'auditeur), car, dans les deux cas, il s'agit de questionner la possibilité de la communication entre subjectivités. Analysant ainsi le travail de l'interprète, l'auteur trouve un excellent moyen d'opérer sur un artefact qui donne une image vraisemblable de ce qu'est la réception musicale de l'auditeur (le fait de prendre l'interprétation matérielle comme mode d'accès à la réception subjective de l'interprète / auditeur me semble un excellent moyen d'approcher une zone, d'ordinaire inaccessible, et qui serait le travail de la subjectivité qu'effectue un simple auditeur, non-interprète). La méthode est intéressante puisqu'elle représente un accès inédit à une sorte de matérialisation de l'audition, si l'on accepte l'hypothèse selon laquelle l'interprète est conçu comme un modèle théorique de l'auditeur.
En fait, en prenant l'exemple de Dinu Lipatti dont la manière de jouer lui plaît, Doumet propose de considérer que la qualité d'une interprétation s'explique par la mise en place d'une attention intentionnelle : l'interprète se met en demeure de déchiffrer l'intentionnalité du compositeur en unifiant par son corps l'étoilement des signes de la partition. Pourtant, ce déchiffrement respectueux ne se fait pas sans que l'interprète n'y mêle sa propre intentionnalité (ainsi, il peut arriver qu'une dynamique de la perte, marquée par une série de notes descendantes, dans la Gigue de la Partita en si bémol de Bach, devienne, sous les doigts de Dinu Lipatti, une dynamique passagèrement mais réellement jubilatoire).
Ici, je me permettrai de questionner la prise de position de Christian Doumet : si la projection de l'interprète assure la communication entre les subjectivités individuelles et si cette projection repose sur un grand respect du texte, concomitante de l'insertion infime de la subjectivité de l'interprète, n'est-ce pas dire que la communication en musique passe pas un détournement du texte musical par l'interprète ou l'auditeur, si infime cet écart soit-il ? En allant plus loin, est-ce que tout plaisir esthétique ne repose pas sur un détournement à soi partiel du texte ? Accepter une telle hypothèse, revient à remettre en cause l'idée kantienne selon laquelle tout rapport esthétique est un rapport désintéressé à l'objet.
Une autre question importante demeure, qui découle des propositions de Christian Doumet : comment l'inconscient du compositeur, qui forme des traits musicaux spécifiques à son propre univers mental, peut-il être perçu par l'autre (interprète ou auditeur), malgré sa singularité ?
Peut-être la réponse réside-t-elle dans le corps de l'interprète : celui-ci représente un symbole du corps que l'auditeur ne peut mettre en mouvement, dans la musique savante. Ce corps symbolique serait ainsi commun au compositeur et à l'interprète, comme à l'auditeur. Il " vibrerait ", par procuration, grâce à l'interprète. Mais qu'en est-il vraiment du corps dans L'Île joyeuse ?
Approche n° 4 : le corps et la musique
Christian Doumet part du constat que l'oeuvre musicale postule l'essence d'un corps, à la fois celui de l'interprète et celui de l'auditeur. Car, la musique scande le corps de l'auditeur dans le temps, et, par cette scansion, confère à celui-ci une cohérence plus grande que celle offerte par l'oeil, dans la perception morcelée que fournit la vision. Aussi la musique est-elle une expérience de totalisation passant par le corps.
Mais Christian Doumet cherche à démontrer deux choses à la fois dans ce chapitre traitant du corps dans la musique. D'une part, il fait apparaître que le corps de l'auditeur est la proie de la musique (il vibre avec elle) ; d'autre part, il propose de considérer la musique comme un corps qui attire. Le corps est ainsi placé en une double position : position de sujet (qui attire) et position d'objet (de l'attraction).
Pour étayer ces deux hypothèses, Christian Doumet part de l'analyse de l'allégorie que lui fournit l'opéra de Monteverdi Le Combat de Tancrède et Clorinde. En effet, cet opéra montre que la musique est perçue comme un corps qui attire à soi. Comme Tancrède combat Clorinde, tout en étant inexplicablement attiré par sa nature mystérieuse et voilée, de même Monteverdi se bat avec l'édifice musical, précisément en ce qu'il relève de ce mystérieux pouvoir d'attraction que représente l'altérité transcendante, différente, et dont la connaissance demeure une incessante pulsion. Ainsi, la musique apparaît, pour celui qui veut la connaître, comme un corps sujet, et allégoriquement le corps d'une altérité inconnaissable et pourtant attirante.
Parallèlement, Christian Doumet montre que la musique agit sur les corps en notant que, dans l'opéra de Monteverdi, le stile concitato représente, selon une harmonie imitative, les pas des chevaux et le cliquetis des armes excitant les deux personnages au combat. Les bruits physiques des sabots et des épées qui se croisent sont là pour faire des corps la proie des sons, désignant symboliquement le pouvoir de la musique. Le corps devient ainsi l'objet même de l'attraction exercée par la musique.
Même si, dans la musique savante, la coutume consiste à maîtriser l'expression du corps, l'absence de réponse corporelle visible désigne précisément que la musique n'agit plus désormais sur un corps réel (comme dans la transe), mais sur un corps symbolique.
Tout en reconnaissant le pouvoir de conviction qu'exerce ce chapitre, je n'en souhaiterais pas moins exprimer une certaine réticence quant à la nécessité de recourir à l'image du corps pour désigner la musique et son action. En effet, si la musique représente un hors-temps (comme le livre le démontre à maintes reprises), si elle est réellement déroulement et inadéquation à elle-même, alors comment pourrait-elle être en même temps un corps, c'est-à-dire une instance coprésente à elle-même ? Il y a là, me semble-t-il, une certaine contradiction.
Christian Doumet, répondant à cette critique, souligne qu'il a voulu dire que, par la musique, nous revivons l'expérience de la construction de notre corps dans le temps et dans ses ponctuations que sont le début, la fin et les recommencements dans le texte musical. La mort, qui est ponctuation finale de la vie, lui semble être à l'oeuvre dans la musique. Ainsi, nous recomposons notre corps symboliquement dans le temps par la musique, si bien que la musique devient notre corps symbolique.
Me permettant de répondre à cette réponse, je dirais que c'est oublier tout ce que le livre a noté sur la répétition en musique, sur les retours et le non-temps qu'elle met en oeuvre. N'est-ce pas projeter dans la musique une vision orientée par la mort, qui semble trop anthropocentrée ? En effet, contrairement à l'homme, la musique persiste dans cette temporalité étrange de non-adéquation à soi-même (au-delà de la mort de son compositeur et de ses auditeurs successifs), laquelle n'a pas grand-chose à voir avec notre expérience psychologique du temps ordinaire (temps de la dégradation, de la négentropie, de la venue de la mort,...).
Conclusion
Bien d'autres sujets sont abordés par L'Île joyeuse (sept approches de la singularité musicale), tels ceux de l'inconscient et de la modernité, dans leurs rapports à la musique. Je regrette de ne pouvoir aborder ici ces réflexions denses.
Quant aux chapitres dont nous avons tenté de rendre compte, ils sont fort convaincants en ce qu'ils mettent en place une esthésis de la temporalité musicale qui place la musique, pour toutes sortes de raisons différentes, dans un rapport d'inadéquation à elle-même et à nous.
En outre, le livre de Christian Doumet propose une théorie phénoménologique de l'expérience musicale comme la rencontre entre singularités. La musique y est vue comme le reflet du rapport que chaque sujet entretient avec le monde en général (c'est dire qu'elle est une image de notre lien au temps et à autrui). En ce sens, la musique est comme un autre nous-même. Cela explique sans doute, pour Christian Doumet, que nous nous y reconnaissions et que nous puissions dès lors communiquer avec elle : tout le paradoxe réside en ce que la musique reste en même temps cette non-présence à soi et à nous.