La radio, un
medium de masse ?
Quelques remarques, à relire l’œuvre de Rudolf
Arnheim.
(Samedi d’Entretemps, Ircam, 26 mai 2007)
François Coadou
La radio est généralement considérée, aux côtés de la
télévision, comme faisant partie de l’ensemble qu’on appelle les media de
masse.
Expression, les media de masse, qui a le don, dès
qu’on la prononce, de susciter la réserve et même la crainte. Car elle renvoie,
d’emblée, à l’idée d’une puissance qui serait en mesure d’aliéner l’individu ;
elle renvoie à l’idée d’une puissance qui serait en mesure, au plan intellectuel
du moins, de le soumettre, de le manipuler.
Cette idée, faut-il d’ailleurs le souligner, trouve
écho, et s’en renforce, dans le cadre plus large d’une réserve ou d’une crainte
vis-à-vis de la technique moderne (dont la radio est une invention), et
vis-à-vis de la société moderne tout entière dont la technique moderne est un aspect.
Cet ensemble de réserves ou de craintes, pour courant
qu’il soit, et ce encore aujourd’hui, n’en possède pas moins, aussi, des bases
philosophiques (selon la logique qui veut que, derrière toute philosophie
spontanée, au sens où Gramsci utilise cette expression, se trouve une
philosophe au sens propre du terme).
Mon propos, cependant, ne sera pas d’examiner ici les
bases en question – d’un point de vue qui, dans le temps qui m’est imparti,
serait nécessairement condamné à demeurer général (au sens d’une mauvaise
généralité).
Mon propos, aujourd’hui, sera plutôt d’examiner, ou de
réexaminer d’un peu plus près, s’agissant de la radio, la thèse qui veut
qu’elle soit un medium de masse.
Que la radio soit un medium de masse, est-ce en effet
si sûr que cela ? Et d’abord, que signifie exactement être un medium de
masse ?
C’est cette double question que je me propose maintenant
d’explorer, en m’appuyant sur les réflexions formulées par Rudolf Arnheim dans
le livre intitulé Radio, publié en
1936.
Si, par medium de masse, on entend un medium par
lequel on touche en même temps un grand nombre de personnes situées dans des
lieux différents, alors, oui, la radio est un medium de masse.
Arnheim insiste bien sur cet aspect, qui constitue à
l’époque une nouveauté de la radio par rapport aux media précédents.
Je
cite : « Un appareil qui a pour particularité technique essentielle
d’émettre à partir d’un lieu défini des sons pouvant retentir en même temps
dans n’importe quel autre lieu, et en autant de lieux que l’on veut, représente
un événement intellectuel de premier ordre » (Rudolf Arnheim, Radio, Paris : Van Dieren, 2005, p. 219).
Et un peu plus loin : « La radio constitue,
avec la télévision, l’étape la plus récente d’une évolution qui a commencé avec
les premiers navigateurs et les premières caravanes. L’homme quitte le lieu qui
l’a vu naître, il traverse les pays, les montagnes, les mers, il échange des produits,
des inventions, des objets d’art, des mœurs, des religions, des connaissances. […] La voiture et le bateau à voiles ont été vaincus par
le chemin de fer et le bateau à vapeur, eux-mêmes surpassés par l’avion. Mais
plus l’homme a la capacité de se déplacer facilement et rapidement d’un lieu à
un autre, plus il peut aussi renoncer à cette mobilité : il peut en effet
voir, entendre et parler – ce qui constitue une part capitale de son activité –
à des distances toujours plus grandes. Les lettres voyagent de plus en plus
vite autour du globe, mais le télégraphe élimine complètement le temps de
transport, le téléphone rend inutile le détour par l’écriture, la photographie
remplace le témoignage oculaire, la phototélégraphie supplante le transport
postal des images et finalement, grâce à la radio et à la télévision, de très
nombreux êtres humains entendent et voient en même temps ce qui se passe aux
quatre coins du monde » (p. 221).
Comme on le comprend à la lecture de ces extraits, la
radio apparaît donc, chez Arnheim, aux côtés de la télévision, comme le
résultat, ou en tout cas comme le dernier état, en 1936, d’un progrès au
travail, dans l’histoire, depuis plusieurs siècles.
Leur caractéristique commune, par rapport aux moyens
de communication qui les ont précédés, étant, je le répète, et ce parce
qu’Arnheim lui-même y insiste, la possibilité qu’elles ont de s’adresser, dans
un même temps, à un grand nombre de personnes situées dans des lieux différents.
Cependant, il serait peut-être un peu court de s’en
tenir à cet aspect seul pour désigner la radio comme medium de masse.
L’idée de masse ne renvoie-t-elle en effet qu’à l’idée
d’un grand nombre ? Ne renvoie-t-elle pas aussi, et plus précisément, à
une certaine modalité de l’être ensemble de ce grand nombre ?
Sans doute, et c’est un point qu’il faut ici
développer.
On se reportera, pour ce faire, aux analyses décisives
d’Elias Canetti dans Masse et Puissance (1960).
Quelles sont, selon Canettti, les caractéristiques de
la masse ?
La masse se présente comme un tout. Mais un tout qui
est plus que la somme de ses parties. En ce sens, la métaphore la plus adéquate
pour parler de la masse est la métaphore organique. Et peut-être même,
d’ailleurs, n’est-ce pas simplement une métaphore. La masse agit, et réagit,
comme un grand organisme, car elle est, peut-être, un grand organisme. Comme
c’est le cas d’un organisme, la masse présente une volonté unique, autonome par
rapport aux volontés des parties qui la constituent et qu’elle annule. Pris
dans la masse, pris par la masse, l’individu est mis hors de lui. Ou plutôt
l’individu se dissout. Jusqu’à agir, ou être agit, d’une manière qui lui
échappe.
Afin d’illustrer son propos, à savoir cette mise au
jour de la masse comme mode spécifique du rassemblement humain, Canetti prend
des exemples très différents : depuis le public d’un match de foot
jusqu’au public d’un concert de musique classique ; depuis les cérémonies
des peuples considérés comme primitifs jusqu’aux cérémonies du régime nazi.
Si
le livre, Masse et Puissance,
n’est publié qu’en 1960, le fait est que Canetti y travaille, en effet, depuis
plusieurs années : son élaboration remonte à la décennie 1920, à
l’expérience alors vécue par Canetti des manifestations, des mouvements de foule
et des affrontements qui éclatent à Francfort et à Vienne.
Mais
laissons cela.
Ce
qui m’importe, pour le moment, c’est que l’idée de masse (et le phénomène dont
l’idée cherche à rendre compte) n’est pas seulement l’idée du rassemblement
d’un grand nombre, au sens de l’addition d’un grand nombre d’individus. C’est,
bien plutôt, l’idée du rassemblement au sens d’une fusion de ces individus, ou
d’une dissolution de ceux-ci dans un tout.
En d’autres termes, il y a au moins, ici, qui se
dégagent, deux types de rassemblement possibles :
1°) Un rassemblement, ou un grand nombre, par addition
des individus
2°) Un rassemblement, ou un grand nombre, par fusion
des individus (ou par dissolution de ceux-ci : ce qui revient au même).
D’après ce que nous apprend Canetti, c’est ce second
type, seul, qu’il convient d’appeler masse – du moins si l’on veut parler et si
l’on veut, du même coup, penser correctement.
Je propose donc que nous procédions, ici, à cette
clarification de vocabulaire et, par là même, plus fondamentalement, à cette
clarification conceptuelle.
Par masse, il faut entendre un rassemblement
d’individus, tel que les individus y disparaissent au profit de la masse
elle-même.
Ce qui revient à dire, je le répète, que tout
rassemblement, que tout grand nombre n’est pas masse.
Il faut dénoncer, ici, la confusion, encore puissante,
qui consiste à le croire, la confusion qui consiste à ne pas faire de
différence entre le rassemblement fusionnel, la
masse, et un autre type de rassemblement possible, additionnel.
Cette
confusion, c’est le tour de passe-passe idéologique par où se maintient un
vieux fond d’élitisme, ou d’aristocratisme, une vieille haine du peuple et de
la démocratie qui n’est plus de droit.
Et c’est un point, d’ailleurs, qu’il faut prendre soin
de méditer dans le domaine de l’art en particulier : car il s’y rencontre
encore, par conséquent, nombre de malentendus.
Mais ce n’est pas le lieu ici d’en parler. Revenons,
cela dit, à ce qui nous occupe plus particulièrement aujourd’hui, à savoir la
radio.
Ce détour étant fait, par Canetti et par la définition
qu’il propose de la masse, la question qui se pose maintenant est de savoir si,
ou dans quelle mesure, la radio est un medium de masse au sens où nous venons
de le voir, c’est-à-dire au sens où elle créerait ou contribuerait à créer un
rassemblement de type fusionnel.
Notons, d’emblée, que la chose n’est pas, comme on
sait, sans exemple.
Qu’on pense, notamment, aux réactions, c’est-à-dire à
la peur collective, déclenchées le 30 octobre 1938 lors de la diffusion, en
direct sur CBS, de la Guerre des mondes, pièce radiophonique d’Orson Welles et Howard Koch, d’après le roman
éponyme.
Dans un contexte international pour le moins tendu,
puisqu’on vient, avec les accords de Munich, du moins le croit-on, d’échapper à
la guerre, quelque 32 millions d’auditeurs cèdent, d’une manière mémorable, à
la panique, lorsqu’ils entendent à la radio la description de l’invasion de New
Hampshire par les Martiens et de la destruction de l’armée américaine. Habitués
qu’ils étaient à passer d’une longueur d’ondes à l’autre, ils sont tombés à
l’improviste sur l’émission, conçue en tout points comme un reportage
d’actualité, sans savoir qu’il s’agissait d’une fiction.
On fera remarquer, à juste titre, que Rudolf Arnheim,
qui publie son livre deux ans auparavant, en 1936, n’a logiquement pas eu
connaissance, lorsqu’il l’écrivait, de cet événement.
Certes.
Mais il n’en a peut-être pas besoin pour avoir une
conscience aigue, néanmoins, des problèmes que la radio peut poser sous le
rapport de la masse.
D’une part, en effet, il est Allemand. Or la radio est
à cette époque utilisée en Allemagne à des fins de propagande par le
régime nazi : aux fins, plus précisément, d’unification de l’Empire, ou
d’unification du peuple, dans la différence, notamment, d’avec un ennemi de
l’intérieur ou de l’extérieur. Le tableau de Paul Mathias Padua, Le Führer
parle (1939), montre bien cet usage.
Il représente un intérieur modeste : on est à la campagne. La famille,
symbole du peuple, fait cercle, toutes générations confondues, autour de la
radio d’où lui parle le Führer.
D’une part, donc, il est Allemand, et
autre part, à l’époque où il écrit ce livre, Arnheim s’est exilé hors de son
pays pour trouver refuge en Italie :
Italie mussolinienne où il est à même, tout aussi bien, d’étudier la
chose…
S’il évite toute référence directe à cette actualité,
Arnheim, dans son livre, y fait tout de même allusion plus d’une fois.
C’est dire qu’il n’élude pas, bien au contraire, les
problèmes que pose de ce point de vue la radio.
De fait, il en décrit sans détour les dangers. Elle
centralise, collectivise, standardise, bref elle homogénéise la culture (p
229). Elle instaure, par là même, un mode de vie uniforme. Je cite
Arnheim : « Tous se voient proposer la même chose, tous ont la même
chose à faire, et c’est ainsi qu’ils finissent par devenir tous
identiques » (p. 247). Et un peu plus loin : « Notre époque […] menace […] de créer un mode de vie uniforme qui n’a plus rien à
voir avec cette foisonnante diversité du même que nous aimons dans la
nature ». Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’elle rend l’individu
passif et non pas actif, non pas créatif, qu’elle nivelle sa singularité, bref
qu’elle le nie comme individu. C’est le cas, bien sûr, dans les régimes
autoritaires (on dirait aujourd’hui totalitaires) où la radio se fait un
instrument précieux de propagande, et de gouvernement, entre les mains du
pouvoir ; mais c’est le cas, aussi, dans les régimes libéraux où se
développe, à la radio, un consensus intellectuel pour le moins suspect, où elle
favorise, par exemple, le développement de la langue de bois (p 232).
Si l’on voit bien, ici, en quoi la radio peut faire
masse, il ne s’agit pas, cependant, chez Arnheim, d’une condamnation qu’on
pourrait qualifier de condamnation ontologique, ou quasi ontologique, de la
radio. La radio, en soi, n’est pas diabolisée ; elle n’est pas rejetée en
soi.
Tout au contraire, si elle présente, possiblement, les
dangers susmentionnés, elle présente aussi, selon Arnheim, un grand nombre
d’avantages possibles, qu’il détaille tout autant.
Le premier, c’est que la radio rapproche les peuples
(p. 225). Elle empêche, notamment, que l’un d’entre eux se fasse des idées
fausses sur un autre (p. 226). Elle rend la guerre, à ce titre, de moins en
moins probable (p. 226 toujours).
Bien plus, elle n’efface pas que les frontières entre
les peuples : elle tend aussi à effacer les frontières entre les classes
(p. 229). Elle est, en effet, un instrument pédagogique de premier ordre. Je
cite Arnheim : « La radio apport un nouvel élément aux très nombreux
efforts engagés en faveur de l’éducation populaire » (p. 237). Et un peu
plus loin : « Avec le temps, la radio finira bien par former peu à peu l’homme du commun à la pesée
et à le rendre réceptif à des choses qu’il n’aurait auparavant pas
comprises » (p. 238). Ou encore : « La radio doit mener
l’auditeur des formes d’art populaire jusqu’aux formes rares de certains
créateurs, et partir des énigmes et des difficultés qu’il rencontre dans sa vie
concrète pour aller jusqu’aux grandes questions dont s’occupe le penseur. Elle
doit clairement laisser entendre que toute activité intellectuelle, y compris
la plus élevée, est aussi l’expression et le produit de besoins liés à la vie
pratique, active, terrestre, pour que l’on comprenne que, loin d’être un luxe
ou un passe-temps inutiles, ce sont des choses dont chacun, même l’auditeur de
radio dans son petit appartement, a un besoin aussi vital que de pain et de
chaleur » (p. 239).
On comprend, à la lumière de ces différentes
remarques, que la radio se présente donc, chez Arnheim, comme un instrument qui
en soi-même est neutre. Instrument qui peut, à ce titre, être utilisé en bien
comme être utilisé en mal.
Si la radio apparaît à l’époque des masses, ou plutôt
si elle apparaît à un moment et dans des conditions telles qu’elle va servir à
exacerber la constitution de celles-ci, ce n’est pas, en soi, un medium de
masse.
Pas plus, d’ailleurs, que n’est tout autre medium.
L’intérêt de l’approche d’Arnheim, c’est qu’elle
renvoie donc dos-à-dos deux approches ontologiques, ou métaphysiques, de la
radio en particulier et de la technique en général.
D’une part, une métaphysique de l’immédiateté (qui
critique, à ce titre, toute médiation) : c’est une tradition ancienne,
dont on pourrait faire l’histoire, depuis le platonisme, et sa condamnation de
l’écriture, telle qu’elle fut admirablement étudiée, jadis, par Derrida,
jusqu’au néo-platonisme, antique et médiéval, jusqu’au romantisme, même, et
tout ce qui en dérive intellectuellement, Heidegger y compris.
D’autre part, une métaphysique de la médiation ou, en
l’espèce, une métaphysique du progrès technique : c’est l’idée que tout
progrès technique est positif, au sens où toute médiation nouvelle est positive
(entre les hommes et le monde, comme entre les hommes eux-mêmes). Plus qu’une
idée propre aux Lumières elles-mêmes (qui furent, de ce point de vue, toujours
plus prudentes qu’on ne veut bien le dire : il suffit de se rapporter, à
ce propos, au Discours préliminaire de l’Encyclopédie, écrit par d’Alembert), c’est une idée qu’il faut
rattacher au XIXe siècle bourgeois qui en découle, XIXe siècle industrialiste
et positiviste.
En d’autres termes, il y a, chez Arnheim, une prise de
distance à la fois vis-à-vis des sanctifications et des diabolisations de la
technique.
Et, dans cette double prise de distance, Arnheim
déplace le problème : d’un problème ontologique, ou métaphysique, qu’on
croyait qu’elle était, il s’agit, bien plutôt, de révéler la technique en général
et la radio en particulier comme un problème moral et politique.
Un problème moral et politique : que faut-il
entendre par là ?
J’entends, par là, désigner la double préoccupation
qu’on trouve, chez Arnheim, pour l’expression libre et pour l’éducation, à
cette fin, de l’individu – préoccupation qu’on trouve, en l’espèce d’un ensemble
de remarques, disséminées en plusieurs endroits du livre.
J’en donne, sans attendre, quelques exemples.
Lorsqu’il aborde la possibilité, pour la radio, d’être
un instrument du rapprochement des peuples, il souligne, dans le même temps que
ce n’est qu’à la condition que les peuples en question puissent se comprendre
au sens le plus élémentaire, c’est-à-dire dire que les uns et les autres
parlent les langues étrangères (p. 227).
De même, souligne-t-il, la pluralité de sources que
met à disposition la radio ne doit pas faire oublier, je cite, qu’ « il
faut un esprit ouvert, vif et indépendant pour exploiter ce qu’on a vu et
entendu. La plupart des gens sont capables d’enregistrer des faits, mais non
pas d’en tirer des conclusions et des jugements. Ils se forment plutôt leur
« propre » avis en assimilant quelques éléments des avis d’autrui. La
faculté de ne pas voir ou de mal interpréter ce qu’un fait enseigne sans la
moindre ambiguïté revêt des proportions inquiétantes » (p. 227 toujours).
Et, un peu plus loin, s’agissant de la question de
savoir si la quantité d’informations divergentes donnée par la radio est une
bonne chose, la remarque suivante : « Si [l’auditeur] est un homme intelligent, muni d’un bon bagage
intellectuel, il examinera de façon critique la riche matière qu’on lui
présente et l’organisera en fonction de son propre point de vue. Et quand il ne
sera pas d’accord, il se sentira appelé à fournir lui-même une explication plus
juste et il verra dans l’universalité du programme un moyen de défense très
utile contre les opinions tranchées vers lesquelles tend tout homme productif.
Mais s’il s’agit d’un homme sans éducation intellectuelle, habitué à s’en
laisser remontrer sans trop opposer de critique – et la plupart des auditeurs
de radio relèvent aujourd’hui de ce type –, alors sa tête ne tardera pas à bourdonner
de toutes ces contradictions : il ne saura plus que croire ou refuser,
admirer ou blâmer, et il finira soit par se résigner, par sombrer dans
l’apathie, dans l’hébétude, et par perdre l’envie de se faire un avis, soit par
devenir un bavard qui parle de tout sans rien connaître » (p. 234).
On comprend maintenant pourquoi j’ai parlé, plus haut,
d’un problème moral et politique.
A partir du moment, en effet, où le problème ne se
situe pas, ontologiquement, ou métaphysiquement pour ainsi dire, dans la
machine, dans la radio, c’est peut-être qu’il se situe dans celui ou ceux qui
l’utilisent.
C’est bien ce que dit Arnheim à la fin du chapitre
11 : « Ce n’est jamais l’instrument qui est fautif, mais celui qui le
manipule » (p. 260).
Dans la description d’un usage fécond de la radio,
Arnheim en vient, par conséquent, à décrire l’homme tel qu’il devrait être – et
peut être même l’humanité telle qu’elle devrait être – pour que cet usage
fécond soit effectif.
Premier point, donc, il doit être pourvu d’un bon
bagage intellectuel et d’un esprit critique. C’est à cette condition qu’il sera
actif et non passif ; c’est à cette condition qu’il sera créateur :
créateur de soi comme singularité.
C’est pour cela que j’ai parlé tout à l’heure de
morale (au sens philosophique du terme). Car ce qui fait le fond, ici, de la
question, c’est l’exigence pour l’individu d’être libre, au sens d’avoir la
possibilité d’exprimer, en la construisant, l’individualité en question, sa
singularité.
Comme chacun l’aura remarqué, il y a presque, ici, des
accents spinozistes à le dire.
Or, de la même manière, chez Spinoza, que l’Ethique ne se pense pas sans le complément de l’œuvre
politique (c’est-à-dire sans le Traité théologico-politique et le Traité politique, qui l’encadrent), de la même manière, chez Arnheim,
et c’est le second point, il y a l’idée que l’individu, pour devenir et pour
demeurer individu, c’est-à-dire singulier, doit apparaître dans des conditions
politiques qui y soient d’abord propices : au sens, à tout le moins, où il
puisse y recevoir l’éducation qu’on a vu être nécessaire – et au sens où les
autres individus puissent la recevoir eux aussi.
En résumé, on comprend quel est pour nous l’intérêt
d’Arnheim.
Il
ne se place pas vis-à-vis de la technique en général, des media en particulier,
et plus particulièrement encore de la radio, dans l’attitude d’une
sanctification ni d’une diabolisation.
Il adopte, en cela, une attitude mesurée, équilibrée
(d’autant plus remarquable dans le contexte difficile et là-dessus passionné de
la décennie 1930).
Loin de se fixer sur la radio, en soi, à un niveau
ontologique, ou métaphysique, il déplace son attention, à juste titre, sur les
conditions morales et politiques qui président à son utilisation.
Cela dit, si ce déplacement (de l’ontologique, ou du
métaphysique, vers le moral et le politique) a bien lieu, on peut tout de même
regretter que ce ne soit pas, chez Arnheim, d’une manière plus développée.
Ou plutôt, il faut regretter que ce ne soit le cas que
pour l’aspect moral, et que l’aspect politique, quant à lui, que nous avons
peut-être eu tort, s’agissant d’Arnheim, d’à ce point souligner, ne soit par
lui qu’entrouvert, sinon même qu’entraperçu.
C’est un point sur lequel Arnheim se révèle inférieur,
par exemple, à un Brecht : je pense, ici, notamment, aux jugements sur la
technique et sur la science moderne qu’on trouve dans la Vie de Galilée
et dans les Notes sur la Vie de Galilée.
Mais voici que je m’aperçois, au moment d’achever
cette intervention, que je n’ai, du moins en apparence, pas beaucoup parlé de
musique. On comprend cependant tout ce qu’on peut tirer, à son usage, des
développements précédents.
Il s’agit en effet de récuser toute diabolisation
comme toute sanctification des effets que l’apparition de la radio y produit.
C’est un fait que la radio modifie l’écoute de la
musique. Mais cette modification n’est pas plus nécessairement une dégradation
de l’écoute, et plus généralement du rapport à la musique, qu’elle n’en est
nécessairement une amélioration.
On a peut-être eu trop tendance, en règle générale, et
ce y compris chez les philosophes, à se confier tout entier ou, tout entier, à
se défier de la modernité. Quand il s’agit plutôt, avec elle, la modernité, de
prendre en main l’histoire et de regarder sans détour le réel – du moins autant
que faire se peut.
C’est à des comportements de ce type, s’agissant plus
particulièrement de la technique et de l’art, que nous invitent les exemples,
non seulement de Walter Benjamin, dans son ouvrage célèbre sur L’œuvre d’art
à l’époque de sa reproductibilité technique, mais aussi de Rudolf Arnheim dans son ouvrage intitulé Radio.
C’est en cela, et comme opérateur de contingence, par
différence avec un état de choses qui n’est peut-être pas bien satisfaisant,
que la lecture de Rudolf Arnheim, que la lecture de ce « vieux »
livre est, pour nous, plus que jamais, aujourd’hui féconde.
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