L'orientation du réel, c'est le temps

Samedi 16 février 2002, IRCAM

 

François Dachet

 

Mise en forme textuelle de la présentation de l'ouvrage d'Anne Cadier, L'écoute de l'analyste et la musique baroque, chez L'Harmattan, I.R.C.A.M. 16 février 2002

 

 

Ce que je vais avancer à propos de votre livre se situera dans le fil des questions qui font que je me trouve moi-même à la tâche en quelque sorte, pour problématiser, avec le soutien de quelques unes et quelques uns, plusieurs aspects de l'embarras réciproque, mais pas pour autant symétrique dans lequel la psychanalyse a pu se trouver par rapport à la musique, et si ce n'est la musique, du moins les musiciens, par rapport à la psychanalyse. Je vous poserai pour l'essentiel deux questions.

[Seule une partie de la seconde question a été présentée au cours du débat].

 

Actualité de la musique baroque ?

Donc partons de ce lieu : l'IRCAM, un lieu dans l'espace parisien, qui dans la proximité avec le musée d'art contemporain, dans le voisinage du bassin des sculptures de Tinguely et Niki de Saint-Phalle, est aussi un lieu très résolument orienté dans le temps en direction de la modernité, selon le vocable convenu. En ce lieu dont nous sommes les hôtes, la question qui me vient immédiatement est la suivante : quelle est la modernité, l'actualité, de la musique baroque, de la musique entre le dix-septième et le dix-huitième siècle, qui vous amène à poser avec cette musique là, pas une autre, une question qui commence à peine à se dégager de l'espace critique dans lequel se trouve encore en partie confinée la psychanalyse. Quelle place a tenue ou non, peut tenir ou non la musique, dans l'élaboration de l'expérience de l'analyse ? Bientôt sans doute, cette question va devenir une rengaine. Mais ce n'est pas encore tout à fait le cas. Elle est donc encore un enjeu pour l'analyse. Le titre et plusieurs des problématiques développées dans votre livre le placent sans restrictions du côté de ceux qui contribuent à nourrir la réflexion et le travail sur ces questions, même si, de votre côté, vous revendiquez, et je vous en donne acte d'emblée, une mise sensiblement différente.

 

Actualité de la musique baroque ?

Lorsque j'ai commencé à étudier de près la démarche artistique empruntée par Herbert Graf (le dit " petit Hans ") l'un de premiers aspects par lesquels j'ai été retenu était le suivant. Dans la fin des années vingt et le début des années trente, alors qu'il participait comme metteur en scène à la création d'oeuvres lyriques contemporaines, il soutenait dans le même temps la reprise dans les répertoires des opéras où il mettait en scène, d'oeuvres baroques qui n'y avaient pas, ou plus depuis longtemps, eu droit de cité. Y avait-il donc une actualité de la musique baroque qui ne se confondrait pas avec les exigences de lecture et d'authenticité que porte le courant qui a placé la musique baroque au premier plan depuis une trentaine d'années en France ?

Or s'agissant de votre livre, je rencontre cette question différemment. Puisque la musique contemporaine est délibérément en dehors du champ de références que vous mettez en jeu.

Vous dites :

On s'est beaucoup interrogé sur la valeur paradigmatique de la musique pour la psychanalyse. On évoque souvent le peu d'intérêt que Freud lui portait. La musique est le langage de l'âme et elle se passe de la parole. L'âme est l'objet de la psychanalyse dont la pratique est toute entière fondée sur la parole. Ma recherche personnelle n'a pas son origine dans une interrogation de ce genre. Elle est née d'une fulgurance : alors que j'écoutais les fugues de L'art de la Fugue de Bach, j'ai eu le sentiment aigu de saisir les trajets des mouvements psychiques (p.37).

Dans ce fil , vous revendiquez la subjectivité comme position. Vous avancez que "...le paradigme musical ne peut se traiter qu'en s'impliquant avec une grande subjectivité " (p.38) C'est ce fil que vous transformez en montage, en assurant, remarquons le, votre pas, de textes ou de citations de Blanchot, de René Char, ou de Francis Ponge.

Je vous accorde bien volontiers cette « subjectivité » que vous réclamez comme un élément de méthode. Mais êtes vous sûre qu'il n'y a pas là au moins un problème de nomination ? Est-ce que ce que vous exigez de maintenir, plus que l'affirmation d'un " je " dans l'ordre du discours, ça ne vous mènerait pas plutôt sur le versant de l'objectivité, non pas au sens épistémologique ou polémique, mais sur le versant de l'objet : quoi de moins subjectif, à la façon dont vous présentez la démarche qui vous porte, que de saisir les mouvements psychiques en écoutant une pièce musicale ?

La difficulté tient plutôt pour moi au fait que cette position dont vous exigez du lecteur la prise en compte, vous-même la lâchez de temps à autre pour emprunter un fil très différent, théorique, référentiel, argumentatif, qui trace du coup un étrange zigzag entre ces modalités de discours bien différentes que vous tentez de bâtir ensemble.

Donc d'accord pour suivre le propos qui vous anime, mais pas nécessairement pour en partager toutes les conséquences.

 

Animation, transition, mouvement

Il y a de l'animation en jeu dans votre livre, ce que marque bien toute l'importance que vous accordez au fait de retrouver ou de ne pas perdre le mouvement. J'y ai été d'autant plus sensible que je viens de passer plusieurs mois dans la compagnie de plusieurs textes de l'historien de l'art Aby Warburg pour lequel c'est un point de réel essentiel. Or lui aussi, dans ses premiers textes, se tourne vers la fin de la Renaissance pour en rechercher le secret. Il s'agit de suivre la métamorphose et non pas de théoriser les étapes successives des formes. Il s'agit de saisir dans une " formule de Pathos " constante dans le temps les variations matérielles de forme en forme, et non pas disposer des rapports de formes discursivement rapportées à des époques différentes. Trop souvent Freud n'est pas lu comme le "génial dynamiste" qu'il a été. La lecture de plusieurs passages de votre livre rend plus sensible ce constat.

J'aime bien en particulier l'expression par laquelle vous distinguez " la vie des formes dans la pensée " de " la vie formelle de la pensée ", car elle joint d'emblée - je crains que François Nicolas ne soit guère d'accord avec cette expression trop aristotélicienne - la formation-déformation de la substance sonore au mouvement musical. Vous éclairez donc ce que chacun peut intuitivement ressentir, soit cette animation, agitation, ou transition, susceptibles de saisir quiconque entend de la musique baroque, et qui vous mènent à tenir ensemble Le clavier bien tempéré et L'interprétation des rêves,

" La désagrégation du tissu sonore souligne les anfractuosités de la trame, c'est-à-dire les dissonances, les chutes, les élans. La musique baroque travaille les "incidents de parcours" de la ligne ; elle y insiste, s'y arrête. Elle ne glisse pas sur les dissonances, mais les appuie et les colore ; elle met en évidence chaque frottement, chaque inflexion ; le baroque s'insinue dans les plis de l'harmonie, entre les jointures des accords ". (p.140)

" Le Baroque est cet état de transition de la sensation vocale à la sensation instrumentale et l'on peut dire que J.-S. Bach joue des deux, utilisant le clavier pour suggérer le sens vocal". (p.141)

Sur ce plan votre livre fourmille d'indications ponctuelles sur la façon dont, par ses propriétés vibratoires, rythmiques ou de composition, la musique baroque présentifie le mouvement.

Et c'est sur ce point que j'aurais une première question à vous poser. Pourquoi dans votre livre ce mouvement s'oriente-t-il de façon unilatérale vers le passé ? Dans l'espace musical que vous dégagez, vous remontez vers les années au cours desquelles la musique quitte la polyphonie de la Renaissance pour s'engager dans la composition tonale telle qu'elle se systématise pour vous jusqu'à Debussy, mais aussi - c'est moi qui le rajoute -, jusqu'à Freud.

Ce dégagement de l'étendue sonore permet à Bach d'ouvrir la voie de l'utilisation de tous les tons du système majeur et mineur, de l'utilisation de ces intervalles nouveaux, comme moyen de modulation. La modulation prend un caractère de plus en plus mouvementé : sa mobilité est de plus en plus poussée dans des grands écarts mélodiques que le langage harmonique affirme. (p.139)

Je ne peux citer ici qu'un passage trop bref de votre présentation. Entre Renaissance et Baroque, l'harmonie se constitue comme un jeu entre deux voix au moins (comme un contrepoint, et non plus seulement comme une construction polyphonique) avec l'ensemble des procédés qui formeront la base stylistique de la musique à venir jusqu'au début du vingtième siècle.

Or la butée dans ce mouvement de retour n'est pas quelconque. Vous même lui donnez un nom, celui de C. Monteverdi.

On pourrait penser que de Monteverdi jusqu'à Claude Debussy, par exemple, le système harmonique apparaît toujours même dans sa configuration. Tous les musiciens créateurs se sont servis des mêmes éléments harmoniques, des mêmes combinaisons de sons simultanés, qu'ils ont différé selon l'importance que prenait pour chacun d'eux l'une de ces combinaisons : ..." (p.75).

Or ce moment qui ouvre à la musique moderne, on sait (par exemple : Leo Schrade, Monteverdi, J.C. Lattès, 1981) qu'il est lui-même totalement orienté par une dimension de retour, en l'occurrence à une musique supposée antique. C'est le moment de l'Orfeo, et des variantes lyriques auxquelles il a alors donné lieu.

Dans quelle mesure les affinités que vous soulignez entre la musique baroque et L'interprétation des rêves ne tiendraient-elles pas d'abord à ce mouvement de retour dans lequel comme le laisse entendre l'exergue du livre de Freud, il s'agit de ramener les ombres à la vie ?

 

Le souvenir écran

L'importance que vous accordez au souvenir écran en rajoute dans ce sens. Car vous n'en distinguez que le mouvement régrédient, alors qu'il a incontestablement chez Freud un sens progrédient, qui trouvera par exemple une formulation achevée dans Der Dichter und das Phantasieren. Dans ces conditions, j'étais un peu étonné de trouver sous votre plume une critique de l'appareil psychique freudien somme toute fondée, mais peut-être pas en fonction des arguments que vous développez :

L'interprétation des rêves dans l'analyse comprend à la fois une connaissance historique, un savoir concernant les circonstances où le rêve naquit, ainsi qu'une compréhension et une interprétation qui sont une sensibilité émotionnelle. Le rêveur ne goûte son rêve déjà rêvé qu'au moyen de sa sensibilité actuelle, d'homme éveillé. Un rêve déjà rêvé, est-il exactement reconstitué dans sa réalité visuelle, dans sa réalité acoustique au cours de son analyse ? Sonne-t-il acoustiquement, tel que dans l'instantanéité de l'acte lui-même ? Ou bien résonne-t-il émotionnellement de manière différente pour le rêveur au cours de la séance ?

Freud utilise le télescope pour se représenter le fonctionnement de l'appareil psychique et de son activité qui produit le rêve. Le rêve est l'instrument qui conduit à la connaissance de l'inconscient et je me demande de nouveau pourquoi Freud fait-il le choix de s'appuyer sur un instrument raide qu'il doit rendre flexible pour explorer et suggérer ce qu'il y a au delà de l'appareil lui-même" (191-192).

Une première remarque, le télescope n'était pas dans L'interprétation des rêves un télescope, qui rapprocherait la vision de ce qui est éloigné, mais un microscope qui permet de distinguer ce qui ne se voit pas à l'oeil nu, d'analyser :

"...essayons seulement de nous représenter l'instrument qui sert aux productions psychiques comme une sorte de microscope compliqué, d'appareil photographique..." (L'interprétation des rêves, P.U.F., p.455)

Par ailleurs, c'est la disposition de l'appareil et non pas les pièces de sa construction qui sont en jeu dans la comparaison, puisque :

Le lieu psychique correspondra à un point de cet appareil où se forme l'image. Dans le microscope et le télescope [le voilà], on sait que ce sont là des points idéaux auxquels ne correspond aucune partie tangible de l'appareil. (L'interprétation des rêves, p.455)

Ensuite, Freud ne s'est pas définitivement fixé sur ce mode de représentation de ce qu'il appelait l'appareil psychique : avant L'interprétation des rêves il y avait eu l'Entwurf et d'une certaine façon le souvenir écran, après il y aura la tablette magique, l'oeil, etc Néanmoins vous avez raison en ce sens que le principe de ces représentations auxiliaires concerne toujours le traitement de l'image, ce qui était d'une certaine façon nécessaire à Freud pour pouvoir conserver comme un pivot essentiel de sa théorie la notion de représentations inconscientes.

Par contre une caractéristique de tous ces appareils est d'être chacun à leur façon orientés dans le temps ce qui est traduit par des cheminements d'avancée ou de régression. Plus précisément, le temps est représenté par l'orientation graphique sur la page, et ce sont ces éléments d'écriture, les flèches par exemple qui présentent le dynamisme de l'appareil.

Freud rêve. A partir de ses rêves, il invente une suite d'éventualités, de hasards, mais aussi des êtres, un univers, une dialectique de l'action. La spéculation freudienne sur l'étendue et la forme de l'appareil psychique ne se ramène pas au seul appareil, ni ne comprime celui-ci à une seule compréhension qui se voudrait géométrique. Le fonctionnement de cet appareil ne peut se réduire à la seule production d'une figure schématique, parce qu'il se nourrit du rêve - sa matière, et parce que le rêve le porte. Le rêve est la trame de l'appareil psychique, l'appareil psychique est consubstantiel au rêve. (p.188)

C'est donc l'objet de ma seconde question. Freud précise bien dans L'interprétation des rêves :

" Je ne crois pas que personne ait encore jamais tenté de reconstruire ainsi l'appareil psychique. L'essai est sans risque. Je veux dire que nous pouvons laisser libre cours à nos hypothèses pourvu que nous gardions notre jugement critique et que nous n'allions pas prendre l'échafaudage pour le bâtiment lui-même ". L'interprétation des rêves, p.455-56)

La matérialité de l'appareil psychique n'étant que temporelle, (le lieu psychique ne se confond pas avec le montage de l'appareil, puisqu'il est le lieu où se forme l'image, laquelle est un point idéal) et représentant ce qui vous intéresse vraiment à partir de l'écoute musicale, est-ce que vous ne limitez pas vous-même votre raisonnement en ne le menant pas à son terme, où vous pourriez constater qu'il n'y a de risque à " confondre le bâtiment avec l'échafaudage " qu'à n'avoir pas remarqué qu'il n'y a rien d'autre que l'échafaudage. Or si vous n'allez pas jusqu'à ce point, dont vous êtes pourtant si proche dans la dernière citation que je viens de faire de votre texte, n'est-ce pas pour les deux motifs suivants, qui subdivisent en quelque sorte ma seconde question :

1/ Vous n'avez pas travaillé l'enseignement de Lacan, (c'est mon hypothèse favorable : il est totalement absent de votre ouvrage ) mais ceux et celles dont vous avez reçu un enseignement l'ont fait. Il en résulte que qui ne méconnaît pas totalement l'enseignement de Lacan peut en suivre certains cheminements dans votre texte, " en creux ". Votre appréciation de l'appareil psychique le manifeste clairement, mais à la conclusion près qui manque. (Voir en particulier mais pas exclusivement les séminaire R.S.I. et Les non-dupes errent).

2/ Mais un autre motif vous retient peut-être. C'est que vous seriez alors obligée de lâcher la métapsychologie de ce qu'on nomme de façon convenue la première topique, laquelle fait, comme je l'ai dit au commencement, un assez curieux contraste avec la démarche subjective que vous revendiquez. En effet si le rêve et l'appareil psychique sont bien dans le rapport que vous indiquez, et pour ma part c'est ce que je pense - sur ce point je vous suis tout à fait -, alors la musique à partir de laquelle vous travaillez est, pour vous, la clinique (pas son support, son autre appareil, ou son modèle) la clinique de l'objet qui est le votre, de l'objet que vous vous donnez dans ce livre. Accepteriez vous alors de nommer cet " objet ", bien sûr à contre-courant de votre fil apparent : " Freud musicien baroque " ? Mais bien sûr cela ne serait pas sans conséquences, et en particulier sur la conception de ce qu'est la clinique, de ce qu'est le discours clinique, et à mon sens vous n'auriez alors pas pu écrire les passages de votre travail sur lesquels, disons, l'université a laissé le plus de traces. Que vous en semble-t-il ?