Réponse aux trois " interprétations " du livre

Le sacre du musicien - La référence à l'Antiquité chez Beethoven, Paris, CNRS Editions, février 2000

 

Elisabeth Brisson

Samedi d'Entretemps - Ircam, 19 mai 2001

 

 

 

Avant de répondre aux différentes questions qui m'ont été posées, je tiens à remercier Laurent Feneyrou pour l'initiative de cette rencontre et pour la lecture très approfondie qu'il vient de proposer de mon livre sur Beethoven. Je tiens également à remercier Marianne Massin pour sa lecture si féconde et stimulante, et à remercier Jacques Brunschwig pour le nouveau regard qu'il a posé sur ce travail qu'il avait contribué à juger en tant que membre du jury de ma thèse.

 

En premier lieu, je confirme ce qui a été relevé, que Beethoven disposait sur l'Antiquité des connaissances courantes à son époque, mais qu'il a effectué une sélection de certaines figures ou de certaines références, qui constituent en quelque sorte une métaphore de sa vision du monde comme de son processus créateur. Son Antiquité n'a donc rien à voir celle que les historiens actuels ont reconstituée ! Elle est pure construction, produit d'un contexte historique et à usage personnel !

Il est nécessaire de souligner que Beethoven s'est construit cette Antiquité à partir de ses lectures de Goethe, de Schiller, et sur leur injonction, pourrait-on dire, de ses lectures de Plutarque et d'Homère, auxquelles il est possible d'ajouter l'oeuvre d'Euripide, quelques pièces d'Eschyle, peut-être du Xénophon, du Tacite et quelques lettres de Cicéron. Par contre, il n'y a aucune trace d'une lecture d'Hölderlin ou de Kleist, ou encore de philosophie idéaliste, dont ses amis l'entretenaient pourtant parfois, surtout après 1820.

 

Cette construction personnelle d'une certaine Antiquité peut décevoir ceux qui étudient l'esthétique à partir de la philosophie idéaliste ou à partir des catégories développées par Nietzsche. En effet, par exemple, Beethoven n'a pas connu " Dionysos ", mais seulement " Bacchus ", pourrait-on dire, bien qu'à partir de 1809 il est certain qu'il connaissait Euripide, et donc, Les Bacchantes. Je pense qu'il a retenu d'Euripide, cet auteur tragique antique prisé par Goethe, le sens de l'innovation, de l'originalité et l'impératif de créer des oeuvres qui incitent chacun à conquérir et défendre sa liberté (en particulier grâce à l'initiation) de façon à donner naissance à une société d'individus déliés de la pesanteur des codes et des traditions non consenties. C'est la raison pour laquelle je me suis inspirée de J-P Vernant pour proposer l'hypothèse que Beethoven avait intuitivement assimilé Dionysos en tant que figure liée à l'idée de nouveauté radicale au service de l'émancipation individuelle.

Quant à Prométhée, l'interprétation de Beethoven peut paraître réductrice, même par rapport aux connaissances dont il disposait (en particulier l'ode métaphysique Prometheus de Goethe), dans la mesure où il n'en a retenu que le héros bienfaiteur de l'humanité : pour Beethoven, Prométhée est celui, qui comme lui, en osant transgresser les limites du permis, donne sensibilité et émotion aux hommes, ces dimensions humaines qui sont indispensables pour accéder à la connaissance, mais qui impliquent de nouvelles conditions du temps et de l'espace. C'est en travaillant au ballet de Vigano, Les Créatures de Prométhée, alors qu'il avait une trentaine d'années, que Beethoven assume son audace créatrice, cette audace qu'il mit aussitôt en pratique à partir du Finale de ces Créatures dans les Variations pour piano op.35 et dans la Symphonie dite héroïque op.55.

 

Jacques Brunschwig s'est demandé si l'auditeur d'oeuvres de Beethoven pensait à Homère et établissait une relation entre ce poète épique et le compositeur de la première Ecole de Vienne ! Une réponse à cette question pleine d'humour m'a permis d'insister sur le rôle fécond des auteurs que Beethoven avait élus, dans la mesure où Beethoven avait une lecture très " ressentie " et intériorisée des livres qu'il aimait, et en particulier de l'Odyssée - son exemplaire conservé à Berlin comprend plusieurs passages soulignés, ce qui permet d'analyser le type de lecture de Beethoven, qui retenait ce qui correspondait aussi bien à sa vie privée, à ses souffrances qu'à ses idées (en particulier concernant la transmission des valeurs de génération en génération). En fait, là encore à la suite de Goethe, ainsi que des traductions de Voss et des recherches de Wolff, Beethoven voyait dans Homère cet " Urdichter ", inventeur de la poésie, qui avait osé créer en établissant lui-même ses propres règles, et cela dans une langue qui possédait la vérité, car très ancienne elle était directement en prise avec la Nature.

 

Quant à Marianne Massin, son élection de la figure de Socrate m'a permis de souligner que Beethoven avait besoin de grandes figures héroïques de référence pour soutenir l'audace de son geste créateur. Il savait que Socrate avait résisté à l'incompréhension de son entourage et qu'il en avait obtenu l'immortalité. L'aspect maïeuticien également faisant partie des implicites de Beethoven, comme Marianne Massin le rappelait. Ce qui reste problématique, est la connaissance qu'il avait du Socrate musicien ; en fait, s'identifier à un musicien antique n'était pas le problème de Beethoven, qui n'avait pas besoin de s'identifier à un artiste, car il savait qu'il était un artiste, justement parce qu'il se reconnaissait en tant qu'homme dans les héros mythiques ou historiques - son geste créateur étant pensé comme inséparable de sa qualité d'homme.

 

Ainsi, pour Beethoven, fidèle lecteur de Goethe, l'Antiquité fut bien une source d'inspiration, mais contrairement à ses contemporains elle ne le fut ni pour les thèmes ou sujets, ni pour les formes, elle le fut pour la création d'oeuvres originales destinées à servir de référence, à leur tour, à l'humanité telle qu'elle se développait. La Neuvième Symphonie op.125 en est le symbole par excellence : en référence implicite au drame antique elle associe musique, déclamation, chant, action scénique, solistes et choeur, pour porter un message de liberté aux participants, comme aux auditeurs-spectateurs d'aujourd'hui et de demain. Cette Symphonie, par son parcours, incite chacun (instrumentiste, chanteur ou auditeur) à penser en musique, à penser son histoire, ses doutes, ses liens sociaux et sa participation à l'amour et à la liberté qui sont les fondements mêmes de l'idée d'humanité construite sur le modèle de la pensée grecque.

Et enfin, pour répondre à la question de Jacques Brunschwig sur l'autonomie de la musique dans ce contexte d'inspiration littéraire et pour soutenir l'hypothèse de Marianne Massin tout en répondant à la question de Laurent Feneyrou, je rappellerai qu'en s'appropriant la culture antique (dominante à son époque) de manière si particulière, Beethoven avait privilégié l'expérience antique du temps : héritier d'une " philosophie antique " élaborée à partir de sa lecture de Plutarque, il souhaitait que sa musique apporte à chacun la joie d'exister, qu'elle permette à chacun de prendre conscience que " le présent seul est notre bonheur " comme le soutenait Goethe, c'est-à-dire que l'expérience de l'intensité de l'instant propre à la musique décharge de l'angoisse existentielle faite du poids du passé, de l'inquiétude du futur et de la peur de la mort.

Autrement dit, l'exigence de " Bildung " (de formation culturelle par la connaissance des " sages " de tous les temps) manifestée toute sa vie par Beethoven correspondait à son désir d'offrir à chacun l'accomplissement, renouvelé par chacune de ses oeuvre, de la promesse de bonheur contenue dans la démarche initiatique mise en scène dans la Flûte enchantée de Mozart.