La pratique musicale comme exercice spirituel ?

Sur le livre d'Elisabeth Brisson, Le Sacre du musicien, la référence à l'Antiquité chez Beethoven,

Marianne Massin:

 

 

Samedi d'Entretemps - Ircam, 19 mai 2001

 

 

Ancrée dans une impressionnante érudition, la recherche d'Elisabeth Brisson ne s'y réduit pas et invite à une nouvelle écoute tout en proposant des pistes de réflexion. Son livre est un plaidoyer en acte pour une certaine pratique de la transversalité heuristique, et, en conséquence, un plaidoyer pour une certaine conception de l'histoire, mais il ne se limite pas à cette interrogation intradisciplinaire. Interroger la place de la "référence" à l'Antiquité" chez Beethoven, c'est poser la question non seulement des sources ou de leur réception dans un milieu donné, mais celle aussi de la place des références dans le processus créateur lui-même.

Ce qui entraîne deux séries d'interrogations croisées. La première, sur le statut paradoxal d'une Antiquité qui est, à l'époque de Beethoven, une référence à la fois omniprésente et recomposée par chacun (l'auteur précise celle que retient Beethoven), d'une Antiquité qui est aussi, et ce depuis plus longtemps déjà, une manière de revendiquer la "modernité" La seconde porte sur le contenu d'une référence qui vaut moins par sa consistance objective que par sa réappropriation subjective, et donc sur la fonction d'une référence qu'on transmue créativement.

 

De plus ce travail ajoute aux dimensions déjà croisées (de la musique et de l'histoire) celle de la philosophie lorsqu'il souligne à maintes reprises l'importance de la référence à Socrate pour un compositeur qui ne lisait guère les philosophes, mais qui qualifiait les exercices de composition musicale d'"exercices spirituels" (p. 261). Que peut signifier une telle expression, répétée à deux reprises dans un cahier de conversation, même s'il faut sans doute la prendre cum grano salis quand elle est adressée à l'archiduc Rodolphe? Quelle conception de sa propre pratique sous-tend une telle déclaration de la part du musicien, de quelle aspiration à la sagesse et à la concentration intérieure est-il ici question ? L'alliance de ces deux éléments suscite à nouveau la réflexion.

Au double paradoxe de la référence pour un homme dont tous les contemporains célèbrent les talents d'improvisateur, et du rapport à l'Antiquité (et notamment à une Grèce réinventée où d'autres ont pu puiser un idéal de classicisme) pour une écriture que les contemporains ont pu trouver inouïe, s'ajoutent deux interrogations qui portent respectivement sur l'importance paradoxale du non musical pour celui qui veut être un poète des sons (un "Tondichter") et sur la réitération de l'exercice pour quelqu'un qui ne se répète jamais dans sa propre écriture musicale et aurait dit "l'art veut que nous ne restions pas à la même place". Or la référence à Socrate paraît susceptible d'articuler ces deux niveaux d'interrogation d'autant que le livre montre bien que la présence de l'Antiquité chez Beethoven résulte d'une pratique intime construite sur le mode de l'exemplum- exemple à méditer dans la lignée des textes de Plutarque. Il y aurait donc dans cette pratique de l'exemplum une appropriation et une transmutation créative de l'antique au contemporain, du philosophique au musical.

Ces perspectives ont stimulé ma lecture, aussi je voudrais me limiter à la seule référence socratique pour proposer quelques libres hypothèses qui témoignent en tout cas de ce que le travail d'E. Brisson donne à penser.

 

 

Dans ce rapport central et intime à l'Antiquité, Beethoven rencontre la figure de celui qu'il appelle le "Saint grec Socrate" (p. 257). Il se pourrait que le recours à un tel "saint" ne se réduise pas au seul plan d'un réconfort psychologique.

En ce sens, avant de prolonger ces hypothèses au coeur de la pratique musicale, je voudrais montrer que l'emprunt dynamique peut procéder de quatre figures socratiques liées et emboîtées. Je le ferai cependant sur un mode expressément hypothétique en raison d'une double réserve. D'une part Socrate, n'ayant rien écrit, ne peut être connu que par les textes des autres; d'autre part, on ne peut établir exactement les limites des sources, vraisemblablement assez pauvres, de Beethoven: lecteur de Plutarque certainement et sans doute de Xénophon, il connaissait au moins l'existence des textes platoniciens. Son ami Kanne lui conseille en 1820 la traduction en allemand de Platon, entreprise par Schleiermacher dès 1804, et l'on ne doit pas mésestimer non plus l'influence via Schiller des textes platoniciens.

Aussi irai-je prudemment des figures les plus partagées donc les plus probables dans les sources beethovéniennes aux figures les plus platoniciennes - si suggestives cependant qu'il serait dommage d'y renoncer trop vite.

 

La première, assez attendue, serait la figure héroïque du sage, digne et ferme devant sa condamnation à mort par la cité athénienne. De ce Socrate, Beethoven a pu s'inspirer en déclarant en 1820: "Socrate et Jésus ont été mes modèles, on remarquera combien j'ai été ferme et inébranlable". Ce noble modèle d'une tâche à accomplir, malgré l'incompréhension de ses contemporains, pouvait réconforter le compositeur. Il faut aussi souligner l'aspect déroutant de ce philosophe singulier dont l'atopie se manifeste triplement. D'abord dans sa physionomie (laid, semblable à un silène, il va mal vêtu - on songe au neveu Karl qui avait honte de son oncle à la promenade). Ensuite dans ses discours incongrus: histoires extravagantes vis-à-vis des normes rhétoriques habituelles - on songe au jugement de Goethe qui trouvait justement "extravagantes" les sonates de Beethoven. Enfin dans l'effet que produisent ses propos: Socrate sidère ses interlocuteurs, les plonge dans l'embarras dans le dénuement des réponses et des certitudes. D'une originalité déconcertante tant dans la forme que dans le fond d'un discours insolite, le philosophe pourrait être l'exemple nécessaire pour encourager l'avènement d'une écriture musicale parfois stupéfiante pour les contemporains - d'autant qu'il ne s'agit pas d'exhiber gratuitement une singularité, mais d'un effort tendu vers la sagesse qu'il faut mettre au jour.

 

La deuxième figure serait alors celle du maïeuticien. Socrate prétend ne rien savoir hormis l'art d'aider les autres à accoucher de la vérité qu'ils portent en eux. Le philosophe est un médiateur qui aide chacun à accoucher. Belle image que Goethe et, vraisemblablement à sa suite, Beethoven interpréteront comme l'accomplissement des potentialités de chacun: "Je l'ai guidé selon la méthode socratique" dira-t-il à propos de l'éducation de son neveu. Belle image qui aide à penser de manière neuve le rapport du maître au disciple (le "maître" étant au service de la délivrance) et par conséquent le rapport à la référence imposante, à l'exemple à méditer. Elle souligne en tout cas la dimension vitale de la pratique philosophique, la dimension aussi d'un possible exercice spirituel. Il se pourrait que le compositeur y ait trouvé une injonction à être créateur de lui-même, à aller jusqu'au bout de sa propre volonté et de l'exigence de sa propre musique - fût-ce dans une certaine violence que la métaphore de l'accouchement ne voile pas.

 

L'injonction pourrait alors avoir été renforcé par cette autre figure du philosophe "inspiré et inspirant". Une impérieuse voix démonique le retient parfois au bord de l'action qu'il s'apprêtait à accomplir. Il lui arrive de rester des heures durant, immobile, en plein soleil, dans la tension d'une méditation extatique ou cataleptique - on pense au "raptus" beethovénien ou aux états d'extraordinaire concentration que ses proches relevaient chez lui, à ses affirmations aussi (il dit être au service de "ce que l'esprit m'inspire et m'ordonne d'achever" et demande l'inspiration aussi bien à Apollon qu'aux Muses ou à la Cécile chrétienne). Or ce Socrate inspiré est capable d'inspirer à son tour. Il ressemble à un silène, on l'a vu, mieux encore au satyre Marsyas qui par son instrument à vent, l'aulos, peut posséder n'importe quel auditeur et le plonger dans une transe corybantique. La puissance de l'inspiration philosophique prend ici la figure d'une musique qui pénètre en chacun sans qu'il puisse s'en défendre pour l'entraîner dans des transports inconnus.

Il pourrait y avoir là pour le compositeur, un modèle de ce que pourrait être non seulement l'inspiration, mais encore l'empire et l'emprise d'une musique susceptible de faire éprouver à chacun des émotions inouïes dans une "transe" constructive qui se refuse pourtant à la magie gratuite et aux manipulations envoûtantes (E. Brisson insiste sur le refus beethovénien des livrets d'opéra où une part trop belle est faite à la magie).

 

Enfin l'ultime figure, nettement moins assurée d'après les sources beethovéniennes, est celle d'un Socrate mélomane ou musicien, présent en filigrane dans certains textes platoniciens. Je n'en donnerai que trois occurrences ici:. Pour apaiser les enfants apeurés au moment du sommeil, les nourrices les bercent avec une mélopée semblable à celle des corybantes. Par ailleurs, pour calmer et consoler son ami Criton qui lui conseille de fuir, Socrate prisonnier fait parler les Lois dans une célèbre prosopopée - parler n'est d'ailleurs pas le terme car il compare leur discours à l'aulos corybantique. Il est donc ici à la fois l'aulète qui les fait jouer et le mélomane qui se réconforte en les entendant, tout comme il réconforte Criton en les évoquant. Enfin, dans Le Phédon, Socrate est lui-même présenté comme un possible incantateur (epôdos - le terme reprend celui de l'ode); devant ses amis éplorés et dans l'imminence de sa mort, il dit vouloir pratiquer la plus haute musique, parler comme chante le cygne à sa dernière heure et il leur recommande instamment de pratiquer quotidiennement chacun pour eux-mêmes des incantations - elles ressemblent à celles que pratiquent les sages-femmes pour aider lors d'un accouchement difficile. Dans cette dernière figure, la musique apparaîtrait comme un exercice répété qui permet d'accéder par-delà la souffrance à une forme de joie, ce qui inviterait donc à la pratiquer comme un exercice spirituel.

 

Comme on le voit aussi, la musique est requise chaque fois que s'annonce quelque chose de possiblement douloureux ou difficile et inconnu. Il s'agit alors de se dépouiller, de se concentrer pour aller à l'essentiel. Dans la jonction des images platoniciennes, cette idée se dessine avec netteté: dans l'incantation de l'apprenti philosophe pour affronter la mort, dans l'incantation des sages-femmes qui aident à sortir du corps, et encore dans la parole de Socrate qui envoûte plus sûrement encore que celle de l'aulète Marsyas; Socrate serait un "super Marsyas" en quelque sorte, parce qu'il se passe d'instrument et procède psilois logois - ce qui signifie à voix "nue" car l'adjectif veut dire "dépouillé", "dénudé" et l'on sait que Marsyas a été écorché vif par Apollon pour qu'advienne une musique supérieure. Les textes de la Renaissance sont nourris de cette image qui souligne que l'inspiration advient par-delà le travail de dépouillement sur soi, par-delà un dénuement vers l'essentiel

 

Il ne paraît pas impossible de trouver dans ces quelques figures, trop rapidement évoquées, une piste pour répondre aux paradoxes évoqués plus haut. Même en faisant la part du délicat problème des sources beethovéniennes, il semble que la référence au modèle socratique a pu inciter le compositeur à se construire et à construire sa propre oeuvre. Ces figures philosophiques ont pu l'aider à appréhender et pratiquer "l'exercice spirituel" d'une musique qui requiert et possède l'auditeur, qui suscite ses émotions et aide à dépasser la souffrance. La référence dès lors ne serait ni un calque psychologique, ni un simple emprunt thématique - ce qui ne va pas sans distorsions de taille: Beethoven n'est pas Socrate et il serait plus inepte encore de prétendre en faire un platonicien, l'accent mis sur la subjectivité créatrice et sur la joie suffirait à l'infirmer. Pour autant, et fût-ce en filigrane, la référence est une présence méditée, travaillée dans l'intimité souterraine d'une formation et d'une maturation qui la déforment pour se l'approprier dans un registre autre pour "penser en musique" selon le titre du chapitre XI.

 

Aussi en conclusion, je souhaite poser quelques questions qui portent sur cette translation.

Ne peut-on d'abord entendre ce travail du dénuement et du dépouillement, dans un travail sur le matériau sonore lui-même? Par ailleurs, cette incantation, cet exercice spirituel, ce travail du temps et de la durée, ne s'inscrivent-t- ils pas dans l'usage frappant à l'intérieur de l'écriture beethovénienne, du travail sur la répétition (p. 251, l'auteur parle à propos du travail sur la mémoire musicale de "la fonction de la répétition en musique": "piétinement, impasse, joie intense, révélateur de mémoire musicale ou incantation"). N'y a-t-il pas dans la duplication thématique ou rythmique, une manière de briser la linéarité d'une temporalité continue, une manière de faire droit à la question, de s'installer dans une forme d'interrogation, quelque chose aussi comme le surgissement dans l'étoffe du sonore de la concentration méditative? Ne peut-on enfin s'interroger dans cette perspective sur la place des variations chez Beethoven, variations qui ne sont ni ornementales, ni rhétoriques, et dont il revendique et l'importance et l'originalité? N'est-ce pas là une manière de s'emparer d'un thème, de le pétrir, de se l'approprier jusqu'à le faire imploser, jusqu'à surtout faire disparaître l'idée même d'une origine ou d'une référence maîtresse? Comme le dit Boucourechliev à propos des Variations Diabelli: "thème et variation deviennent des notions réversibles". La variation ne pourrait-elle aussi constituer un exercice spirituel que ferait Beethoven dans son propre rapport à la référence?

Autant de pistes sur lesquelles le livre d'E. Brisson donne envie de prolonger la lecture par de nouvelles écoutes et de fructueuses discussions.