Beethoven et le Griechentum

Notes sur le livre d'Elisabeth Brisson, Le Sacre du musicien, la référence à l'Antiquité chez Beethoven, Paris, CNRS, 2000, 304 p.

 

Laurent Feneyrou

Samedi d'Entretemps - Ircam, 19 mai 2001

 

 

" Plutarque m'a conduit à la résignation. Pourtant, s'il est possible, je veux braver mon Destin ", écrit Ludwig van Beethoven à Franz Wegeler, le 29 juin 1801. A la source du Sacre du musicien, figure une interrogation biographique et psychologique liée à l'épreuve de la surdité : quel sens donner à cette référence à l'Antiquité dans l'expression de la souffrance intime du musicien ? Plutarque, mais aussi Homère, Aristote, Euripide, Cicéron, Horace, Virgile, Ovide ou Tacite sont de ses lectures, les exempla lui servent d'argument d'autorité, remplaçant les longues explications jugées inutiles, et les citations latines, de Pline ou d'Ovide, " sont utilisées comme des formules toutes faites et fonctionnent souvent comme des injonctions " (p. 62).

Mais ce que scrute scientifiquement l'étude d'Elisabeth Brisson, c'est un Zeitgeist tourné vers les Grecs et les Romains : l'Antiquité transmise par Métastase, " code de valeurs lié à une société de cour et lieu d'expression des passions humaines, tout autant que lieu d'élaboration des valeurs nouvelles " (p. 73) ; l'édification de l'image d'un bon prince et d'un programme politique fait de tempérance, de paix, d'abondance, de protection des sciences et des arts, de respect de la justice, d'abolition de la torture, de lutte contre l'emprise de l'Eglise... ; la lecture des fables d'Esope ; les analyses de Winckelmann et de Lessing ; les mises en scènes du Nationaltheater, depuis Ariadne auf Naxos, dès l'ouverture du théâtre en 1778, où le mélodrame redécouvre les formes et l'effet moral de la tragédie grecque ; l'affirmation du Griechentum, " Hellade " idéologique, sur les traces de l'Iphigénie en Tauride de Goethe.

Les critiques de l'époque pensaient que les compositeurs allemands de mélodrames avaient retrouvé l'esprit du théâtre grec, drame ou élégie dramatique, de ses formes comme de ses effets moraux, et qu'ils cherchaient à définir les éléments propres au théâtre antique : prologue, petit nombre d'acteurs, choeur, déclamation accompagnée par la musique.... De cette tension entre un art allemand, désormais dissocié de la tragédie française et de l'opera seria italien, et son modèle antique, représenté comme le lieu du monde intérieur, de la liberté triomphante, de la grandeur d'âme et du renoncement, il ressort " une image de la Grèce à l'usage d'un art allemand auquel il s'agissait de trouver des origines, et auquel il fallait offrir un élan, une dynamique, plus que des modèles à imiter " (p. 47). La naissance du Singspiel ressuscitait ainsi la tragédie grecque, mais portait essentiellement des valeurs allemandes.

Rome et Athènes s'articulent de manière dialectique. " Homère, Pindare, Aristote, Sophocle, Euripide devinrent des références absolues : leur antériorité par rapport aux productions romaines les rapprochait de la nature, des origines et de la force primitive de l'art - le modèle romain étant rejeté parce qu'il était déjà imitation et qu'il avait servi de référence à l'art français tout autant qu'à l'art italien " (p. 44-45). L'oeuvre est imitation, traduction, vers son archè, son origine. Toute oeuvre recherche alors un présupposé absolu, l'absoluité du commencement, les débris épars d'une mémoire insensible de l'histoire. (Voir aussi l'idée d'une langue allemande insensible aux transformations du latin et restée proche de sa forme originelle, p. 75.)

Le Griechentum est miroir, construction, ensemble de repères destinés aux Allemands à la recherche d'une identité collective à la fin du XVIIIe siècle, et interroge les valeurs préchrétiennes, paganistes, portées par l'hellénisme.

 

1. La Grèce est le lieu du calme, du renoncement, de la grandeur d'âme, d'une catharsis aristotélicienne que Goethe traduit toutefois par Angleichung, équilibre, réconciliation des passions, et non par Reinigung, purification.

 

2. La référence à l'Antiquité se présente comme équivalente à celle de la Nature, le processus créateur de l'Antiquité étant le processus même de la Nature, en opposition à la théorie, néoplatonicienne, du Beau liée au monde des Idées. (Et Hölderlin fut celui qui mythologisa les rapports entre Art et Nature.)

 

3. Voir aussi la réforme de Gluck, et notamment Iphigénie en Tauride composée sur un livret de François-Nicolas Guillard d'après Euripide. Cette " oeuvre diablement humaine " (Goethe), synthèse entre la tragédie lyrique et l'opera seria, point d'aboutissement irrévocable de l'esthétique des Lumières et des principes réformateurs de l'opéra classique, s'inscrit dans une recherche systématique d'efficacité, de cohérence, de rigueur et d'unité, au nom d'un axiomatique Naturel et d'un Vrai archétypique qui ne visent qu'à une " révolte du compositeur musical contre la fantaisie du chanteur " (Richard Wagner).

L'oeuvre manifeste sa modernité par une réforme morale du jeu inhérente à une simplification et une unification du texte, de l'action et de la facture théâtrale, la focalisation empiriste sur un drame éminemment humain, toutefois pleinement dépendant d'une puissance supérieure. A cette réforme dramatique correspond la violence des contrastes, l'unification mélodique ou rythmique de l'aria da capo, l'assouplissement de la rigidité des schémas et des formes hérités, marquant la fin de l'antinomie entre le poétique au sens étymologique (récitatif) et le théorétique (air), une écriture récusant toute virtuosité vocale, tout ornement, tout contrepoint, au profit d'une harmonie expressive et dramatique simplifiée - dont les tensions et les polarisations classiques excluent l'idée du pli baroque -, l'omniprésence de l'orchestre et un psychologisme du timbre qui préfigure Berlioz. Bref, un dépouillement, une épure maniériste et primitiviste qui pervertit l'idéal grec dans une esthétique néoclassique de la colonne, de la toge et du marbre, de la pure forme géométrique et d'un espace euclido-kantien fermement doctrinaire.

 

4. Beethoven anticipe Wagner, dans sa germanisation idéologique, où l'histoire du passé allemand devient son essence : " L'essence allemande guérira l'univers. " Ses mythes sont mythologisation de la mémoire nationale. Brutalité, naïveté, dialectique de l'instinct et de la domination : selon Adorno, une telle limitation de la raison discrédite l'intellection, favorise un irrationalisme anhistorique qui rend suspect tout progrès historique.

 

5. Dans le Griechentum de Beethoven, soulignons enfin l'étrange absence de Hölderlin, au sujet duquel Goethe écrivait : " Il n'hellénise nulle part, mais il sent, il agit absolument comme un Grec. " Hölderlin est l'étranger parmi nous, celui qui fait dire à l'art grec ce qu'il n'avait pas dit, le " seul qui ait su "réaliser" la grécité, justement parce qu'il n'aspirait pas à devenir un Grec mais a miraculeusement préservé en lui-même la nature grecque ", comme l'écrit Giorgio Colli. L'oeuvre connaît notamment le sens de la perte, de la Gottferne, de l'éloignement du Dieu, de l'adieu à la présence, de l'achèvement du mythologique. " Le fait que les dieux se soient enfuis ne veut pas dire que le divin ait disparu du Dasein de l'homme, cela veut dire ici qu'il règne justement, mais sous une forme inaccomplie, une forme crépusculaire et sombre mais cependant puissante ", écrit Heidegger dans Les Hymnes de Hölderin. Si l'homme maintient le dieu, la crise est infinie, faite de violences, de transgressions et d'amours croisées garantissant un rythme tragique.

 

Dans ce contexte s'inscrit la vie de Beethoven, avec sa médiocre connaissance du latin, les quelques citations latines parcourant son Tagebuch, l'influence de Cicéron lisible dans le vocabulaire des lettres, l'utilisation de l'exemplum, sa connaissance, comme cembaliste, des oeuvres de Métastase, sa découverte des drames de Schiller et Du théâtre considéré comme une institution morale, son sens cicéronien, mais aussi aristotélicien, de l'amitié, l'amour de l'art, et surtout la lecture assidue de l'Odyssée, comme découverte de la maîtrise de soi, et celle de Plutarque, autorité morale de Beethoven...

Elisabeth Brisson cite la préface de Timoléon : " L'histoire des grands hommes est comme un miroir que je regarde pour tâcher en quelque mesure de régler ma vie et de la conformer à l'image de leurs vertus. M'occuper d'eux, c'est, ce me semble, comme si j'habitais et je vivais avec eux, lorsque grâce à l'histoire recevant pour ainsi dire sous mon toit chacun d'eux tour à tour et le gardant chez moi, je considère comme il fut grand et beau et lorsque je choisis parmi ses actions les plus importantes et les plus belles à connaître. " Le musicien doit mesurer les effets de ses décisions, désignant ainsi une morale de l'écriture, une discipline. Beethoven recherchait chez Plutarque, une herméneutique de soi, une éthique et une esthétique de l'existence, un éclairage de la vie, une conduite ontologique de l'histoire et de la pratique musicale qui synthétise l'événement sonore, son devenir formel et la nécessité de la subjectivation morale qui les articule. Son oeuvre se tient dans une morale, adhésion à des règles, valeurs et principes, mais aussi ascèse, askèsis, épreuve, exercice de soi, mesurant sans cesse les chemins acquis de sa souveraineté. " Qui a compris une fois ma musique sera libre de la misère, où les autres se traînent !... " L'héroïsme de Beethoven est grandiloquent, orgueilleux, indissociable de son Tragique et de son Sublime. Il serait, selon Elisabeth Brisson, dans le Testament de Heiligenstadt comme dans Le Christ au mont des Oliviers. (Voir à ce sujet les oratorios antérieurs de Haendel et de Haydn.)

" La Grandiloquence, voilà bien ce qui est lourd. Ce que notre époque exècre, fuit, repousse, par là même, refuse. Un monde affublé, pense-t-elle, des oripeaux aussi périmés, aussi désuets, presque aussi haïssables que les exhalations permanentes, voire quotidiennes du Sublime et du Tragique dans l'Art ", écrivait Jean Barraqué de Beethoven. Le musicien s'inscrit dans la religion de l'art de Schelling, où l'artiste, rédempteur, luttant contre la dissolution des valeurs issue de la sécularisation, médiatise, à l'aune de ses propres tourments et de son propre sacrifice, le lien entre humanité et absolu.

Outre la mélancolie de Beethoven, née de l'affaiblissement du sacré, de la distance qui croît entre la conscience et le divin, outre la catégorie du pathétique et le lien entre éthique et esthétique ici associés à l'Antiquité, outre une mythologie conçue dans ses aspirations morales et contribuant au perfectionnement de l'humanité souffrante, outre quelques réminiscences égyptiennes, une sanctification de Socrate et un idéal politique essentiellement romain (une république libre, associée au culte de Brutus et fondée sur une haine de la tyrannie et du despotisme), outre enfin la marche funèbre comme établissement d'une filiation avec la République romaine, Le Sacre du musicien s'attache à quelques oeuvres essentielles : Le Christ au mont des Oliviers, où la figure du Christ n'est qu'un cas particulier du héros tragique ; Coriolan et sa virtus, son énergie, la force morale inébranlable des hommes hors du commun, dans le drame de la décision, irrévocable et dramatisée, et dans la mise en scène des souffrances actuelles de l'individu ; et surtout Prométhée, dont le symbole plus que le mythe a permis à Beethoven d'" instaurer une nouvelle genèse de l'oeuvre. Il a accompli le passage de l'esthétique de l'imitation à l'esthétique de la création, geste prométhéen, et geste héroïque par excellence " (p. 156). De sorte que la Révolution se substitue à l'Antiquité au début du XIXe siècle (1802-1804), et notamment dans les trois Fidelio.

Flèche de l'idéalisme révolutionnaire, Fidelio, au-delà d'une intuition de type hégélien, questionne : dans quelle mesure le Sturm und Drang prône-t-il l'idée du prince réconciliateur, le maintien de l'ordre, le consensus entre les classes dominantes et les classes dominées, tel qu'il se reflète dans le style classique viennois ? Comment la conscience politique de Beethoven, artiste libéré du mécénat des classes dominantes et musicien de l'Etat bourgeois, trouve-t-elle dans l'aristocratie l'allié objectif d'un idéalisme démocratique, républicain, progressiste, conjuguant modèle romain, philosophie des Lumières et déclaration des Droits de l'homme ? L'universalité est-elle à définir sur la seule base du Beau et du Bien, de la Liberté et du Progrès, de l'Homme - " Homme, aide-toi toi-même ", écrivait Beethoven - et de l'Humain ?

A ce titre, la réplique " Rocco, je vous ai déjà demandé plusieurs fois de laisser sortir dans le jardin de la forteresse les pauvres prisonniers qui ne sont pas condamnés au cachot " est-elle le reflet d'un humanisme bourgeois ou d'un non-inhumanisme, d'une lutte contre la répression et la tyrannie ? L'oeuvre de Beethoven affronte-t-elle, dans sa dialectique entre le combat individuel, conséquence d'une lutte de classe qui s'ignore, et la résistance politique à l'oppresseur, la notion de masse ? La réalité sociale, la lutte, l'émancipation, l'intensité de la conscience idéologique et politique de la figure mythique de Léonore sont-elles l'expression d'une adéquation entre Amour et Liberté, l'exaltation de la force morale d'un héroïsme individuel ou sa condition ?

A cet égard, le point de tension " Tue d'abord son épouse " et le mouvement du pistolet brandi représentent-ils un geste terroriste, l'ultime résistance à un pouvoir menaçant ou l'apologie de la Fidélité, et non de la Liberté, qui sature la polyphonie conclusive : " On n'unira jamais trop de voix pour chanter la femme qui s'emploie à sauver son époux ", chante le choeur - " Ma force je la dois au devoir que m'inspire la constance des liens de l'amour conjugal ", avait déjà proclamé Léonore ? Et si " la Paix et la Liberté sont les plus grands biens " (Beethoven), le dénouement de cet opéra, renonçant au geste et à la lutte révolutionnaires, substitue-t-il à une dialectique du féminin et du masculin, telle qu'elle s'exprime aussi dans le travestissement de Léonore, dialectique résolue dans l'humain, dans le frère, une dichotomie entre la Frau, la femme, incarnation d'un idéal démocratique et républicain, et la Weib, l'épouse, incarnation de l'Etat bourgeois sur laquelle se clôt apaisé l'opéra ?

La synthèse de l'hellénisme et de l'élan révolutionnaire se donnera historiquement dans la guerre de libération de la Grèce en 1821. Redonner un sens au terme de Grèce, comme lieu de la liberté, de l'idéal de l'art et de la perfection. " Défendre les Grecs était une cause, non un enjeu stratégique. "

(Mais Hölderlin avait une autre solution à la crise. L'art grec serait lui-même un processus, un processus révolutionnaire, ce qui lui fait forger dans ses Remarques le concept de retournement natal (vaterländische Umkehr).)

 

 

 

Philosophie de la mythologie

 

Chez ses contemporains, Beethoven est tour à tour le Titan, l'Olympien, Prométhée, Apollon et Bacchus. En 1903, Antoine Bourdelle inscrivait encore sur la tête de bronze de Ludwig van Beethoven, musicien allemand ceci : " Moi, je suis Bacchus qui pressure pour les hommes le nectar délicieux. "

Le Titan, l'Olympien et Apollon sont des figures évidentes dans leur attribution à Beethoven. Mais Prométhée, Bacchus et Dionysos inaugurent une autre voie à l'interprétation esthétique, sinon philosophique, du musicien...

 

1. Prométhée : " Les philosophes de la Grèce, qui savaient de quoi ils parlaient, ont expliqué le sens de ce mythe. Ils dépeignent Prométhée comme un esprit fort qui, ayant trouvé les êtres humains de son temps dans un état d'ignorance, les élève par l'art et par la connaissance tout en leur donnant des principes de bonne conduite " (Affiche de la création de Salvatore Vigano). (Voir Herder, Goethe, mais aussi toute la tradition de l'idéalisme allemand...)

Schelling, dès 1792, avait introduit Prométhée dans son analyse critique et philosophique de la Bible. Xavier Tilliette commente, dans La Mythologie comprise, l'interprétation schellinghienne du paganisme, et notamment la figure de Prométhée en ces termes. Comme pour Herder, le récit mythique de la Bible est un échantillon d'une sagesse qui, transmise à Moïse par les prêtres égyptiens ses maîtres, s'exprime aussi d'ailleurs chez Hésiode (la boîte de Pandore, Prométhée), et Platon. Selon Schelling, Prométhée est l'archétype de la moralité, mais les dieux soustraits à la moralité seraient plutôt une preuve a contrario de la relevance éthique de la mythologie. (Voir aussi le lien établi entre Prométhée et le Christ : avant le Golgotha, le rocher de Prométhée.)

Commentant Eschyle et Goethe, dans sa Philosophie rationnelle, Schelling faisait de Prométhée la figure éponyme du monde moderne, usurpateur, lucrétien et antimythologique. Antithèse et énigme, il est celui qui annonce prophétiquement la fin du mythologique, et incarne l'idée originaire de l'humanité (Urgedanke der Menschheit). L'antithéisme de l'homme prométhéen est au centre de la tragédie du Prométhée enchaîné. Prométhée, enchaîné sur son rocher, persiste dans son droit comme Zeus dans le sien, conscience tragique privée de solution rationnelle. Prométhée reconnaît le dieu, mais sa volonté résiste contre le droit de l'Olympe. Car Prométhée est volonté, invincible, que Zeus même ne peut vouer à la mort. Il a pressenti le malheur inclu dans la croyance aux dieux, et se dresse donc en ennemi de la colère de Zeus, expiant pour l'humanité, arcbouté dans une posture sublime : " Seul Prométhée connaît le secret qui permettrait à Zeus d'obvier à l'effondrement de sa puissance, mais il ne veut pas livrer ce secret avant d'être lui-même libre de ses liens ", lit-on dans la Philosophie de la mythologie.

Mais il est aussi le prophète, l'annonciateur de la génération des héros qui délivrera les titans. Par sa place, il est encore dans la mythologie. La relation du Prométhée eschyléen à Zeus n'est pas de pur antagonisme, elle est ambiguë. Dans la dignité tragique du héros moderne et lucrétien, la grande contradiction du double droit, divin et humain, n'est pas levée mais incarnée dans l'aporie extrême symbolisée par Prométhée, l'homme-esprit.

 

2. Bacchus : " En s'inspirant des réflexions de Jean-Pierre Vernant, il est possible de suggérer que Beethoven avait saisi que la modernité avait des connivences avec Dionysos - que ce n'était pas en prenant ce dieu pour sujet mais en s'inspirant de celui qui brouillait toutes les limites et ouvrait sur l'altérité que l'on faisait oeuvre nouvelle ", écrit Elisabeth Brisson (p. 212).

Dans la tradition idéaliste allemande, et notamment dans le deuxième livre de la Philosophie de la révélation de Schelling, Dionysos est le dieu de la tragédie qui représente l'intériorité même du processus mythologique et qui se scinde lui-même en une triple figure, en une trine figure, en une Trinité. (Le lien entre le Christ et Dionysos est un thème de la poésie hölderlinienne, notamment dans Pain et vin (préfigurant le kommende Gott, le dieu à venir et le dieu venant de Schelling), et dans la première version de L'Unique.)

Le dieu n'indique que la fin du processus mythologique, le premier passage dans le présent du Fils, la première voix de la joie et du jubilus. Le dieu est né, mais son verbe est encore silence - un silence qui est précisément son lieu d'avènement. Même si le Christ est d'une tout autre nature, dans le dieu de la chrétienté surgit l'esprit de Dionysos, qui réconcilie avec la vie.

Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone, est le chasseur violent aux racines terrestres qui rit en exterminant l'ennemi, dieu de l'orgie, des rites nocturnes et de l'expression incantatoire. Bacchus concilie le principe orphique et s'ouvre les portes de l'Olympe, libérateur qui ne fait pas partie de la liturgie des mystères. L'ivresse de Zagreus se transfigure en un détachement spirituel de tout lien mortel, de toute naissance et de toute vie dans la chair. Avec lui, le vin contient un mystère de spiritualisation, aliment de l'esprit. Iacchos, celui qui proprement doit être, celui vers qui sont tous les dieux, incarne le savoir du passé et la représentation du processus mythologique. Dionysos des mystères, de l'avenir, préparant à la révélation, il sauve le principe orphique.

Le temps n'est plus une succession linéaire, un continuum : Iacchos ne vient plus après Zagreus et Bacchus. Dieu de l'oubli en ce qu'il sait l'immémorial et qu'il libère le passé, Iacchos assume la forme d'une puissance spirituelle née, d'un enfant, et donc d'un futur, mais non encore théologique, et pose la tension immédiate de la tragédie, en déroulant le timbre du héros tragique et de sa douleur. Iacchos est la forme tragique qui initie la figure théologique sans pouvoir la représenter ou sans pouvoir la penser présente.

Et si tout était Dionysos, si Dionysos était la figure même de la différence, si la division nietzschéenne entre Apollon et Dionysos n'était que l'expression d'une différence intérieure. Dionysos n'est-il pas l'enfant devenu multiple, démembré par les titans ? Ici s'ouvre une lecture nietzschéenne.

Avec le Schelling de la Philosophie de la révélation, Beethoven semble exclure du recueillement dionysiaque le tumulte bachique, les orgies, les vociférations, les galles, les bacchants, les curètes, les corybantes et tout ce qui accompagne bruyamment le char de Cybèle et le cortège du dieu du vin.

Beethoven s'inscrit-t-il dans l'interprétation schellinghienne du paganisme ? Et quels sont ses liens avec la tradition de l'idéalisme allemand ? (Au moment où sortait Le Sacre du musicien, la revue Philosophie proposait une traduction française d'un article de Luigi Pareyson sur l'esthétique musicale de Schelling, où s'affirme le lien entre le musical et le social : " La musique antique, reposant sur le rythme, exprime bien la cité grecque, où un pur universel, le genre, s'identifie complètement au particulier, où l'espèce se réalise parfaitement dans l'individu, tandis que la musique moderne, harmonique et foncièrement dépourvue de rythme, se révèle plus adéquate à la vie commune chrétienne, dans laquelle tout un chacun, au lieu d'être, en soi-même, le général incarné, aspire à s'unir avec tous les autres dans l'absolu. ")

 

 

 

Histoire et analyse

 

1. Dans un article intitulé " Les stratégies de l'anamnèse ", Célestin Deliège définissait trois stratégies historiques de la musicologie.

 

 

 

 

Si les musicologues ont, jusqu'à un passé récent, cherché à s'immiscer dans l'acte créateur du compositeur, il nous faut désormais refuser le mythe de la damnation de Faust ou le mythe obscurantiste de l'origine de l'oeuvre d'art. Il convient désormais d'examiner l'abolition des limites entre les disciplines limitrophes et l'évolution des liens entretenus par les musiciens avec les domaines extra-musicaux - rapports non plus seulement d'interaction (musique/littérature, musique/peinture, musique/cinéma, musique/philosophie, musique/mathématique), mais de stimulation (sciences humaines, philologie...) - et de souligner l'" importance de l'historicité du travail historique, c'est-à-dire l'influence qu'exerce sur l'historien l'époque à laquelle il appartient ".

Beethoven oeuvre et crée au moment de la naissance de la philologie moderne. " Cette orientation vers la philosophie de l'histoire donna une impulsion aux recherches concernant l'histoire de l'Antiquité et laissa une place privilégiée aux philologues soucieux de recourir à de multiples sources mises en perspective historique pour en comprendre le sens " (p. 223). (Voir notamment l'Histoire de la littérature grecque de Karl Ottfried Müller.) Ces déterminations de l'histoire sont nécessaires, dans l'analyse des liens entre un musicien et l'histoire, littéraire, esthétique, philosophique, scientifique, passée et présente, mais aussi avec les institutions (notamment des maisons d'opéra).

" Le passé, c'est ce qui a survécu du passé, c'est donc une partie du présent ", écrivait le musicologue Carl Dahlhaus. Alors le livre d'Elisabeth Brisson définit un triple, sinon quadruple, niveau historique : celui de l'Antiquité, celui de l'Antiquité selon le Griechentum, défini à la suite de Johann Joachim Winckelmann, et un troisième niveau d'articulation, double, celui de notre lecture de l'Antiquité et celui de notre lecture du Griechentum. Aussi ce livre est-il doublement, sinon triplement, conscient que l'historien est impliqué directement dans la tradition historique qu'il étudie. Son corpus est moins soumis à un sens objectif, matériel, donné, qu'à un processus de transmission auquel se rattache celui qui réfléchit historiquement. L'étude des documents ne se limite pas ici à une mémoire, mais donne statut et élaboration à une masse documentaire dans la société beethovénienne, et indirectement, dans notre société contemporaine, où se dessine le devenir nietzschéen et heideggérien d'un Griechentum constitutif de l'idéologie allemande naissante.

La référence à l'Antiquité chez Beethoven est la traduction d'une conscience historique qui vise une compréhension de l'intérieur d'un corpus, disons de Plutarque, mais aussi la projection à l'intérieur de ce corpus, des propres prémisses de Beethoven. De plus, l'éloignement temporel n'interrompt nullement la continuité, mais rend étranger ce qui était familier. Le livre d'Elisabeth Brisson éclaire les conditions dans lesquelles la compréhension de l'Antiquité se produit, mais à quelle distance entre histoire et herméneutique ?

 

2. Reste la question de l'écriture musicale, à propos de laquelle Elisabeth Brisson esquisse une analyse de la mélancolie comme dissonance formelle.

Erwin Panofsky, dans ses Essais d'iconologie, établit les règles analytiques d'une histoire de la peinture, et donne le tableau suivant.

 

Objet d'interprétation : sujet primaire ou naturel, factuel ou expressif, constituant l'univers des motifs artistiques ; sujet secondaire ou conventionnel, constituant l'univers des images, histoires et allégories ; signification intrinsèque, ou contenu, constituant l'univers des valeurs symboliques.

 

Les trois objets d'interprétation définissent trois niveaux d'acte d'interprétation : description pré-iconographique (et analyse pseudo-formelle) ; analyse iconographique ; interprétation iconologique.

 

Ces actes d'interprétation supposent une expérience pratique (familiarité avec des objets et des événements) ; une connaissance des sources littéraires (familiarité avec des thèmes et concepts spécifiques) ; une intuition synthétique (familiarité avec les tendances essentielles de l'esprit humain), conditionnée par une psychologie et une Weltanschauung personnelles.

 

Les principes régulateurs de l'interprétation seront alors une histoire du style (enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, des objets et événements ont été exprimés par des formes) ; une histoire des types (enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, des thèmes ou concepts spécifiques ont été exprimés par des objets et événements) ; une histoire des symptômes culturels, ou symboles en général (enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, les tendances essentielles de l'esprit humain ont été exprimées par des thèmes et concepts spécifiques).

 

Suivant ces catégories d'Erwin Panofsky, nous nous interrogeons : l'avènement du Griechentum se traduit-il dans les structures musicales ? Histoire de l'Antiquité et histoire des formes sonores du XIXe siècle s'excluent-elles ? Vis-à-vis d'une histoire qui manque de fondement systématique, il se trouve une systématique qui manque de fondement historique. Le projet d'une histoire structurelle de la musique essaie de créer une médiation : un arrangement entre la description de données historiques à partir desquelles il faudrait reconstruire les fondements systématiques et l'élaboration de systèmes théoriques et esthétiques dont il faudrait montrer les limites historiques.

Considérons l'analyse barraquéenne du premier mouvement de la Cinquième Symphonie : deux conceptions du temps s'affrontent. Le temps est le déroulement d'un rythme que nul ne peut arrêter. Tout le devenir du premier mouvement se situe dans le temps. Mais certaines incises représentent une hantise. Elles broient la notion de temps, si bien que l'intemporalité et la temporalité se juxtaposent. La profondeur de la raison moderne est née de cette hantise. Car ces incises, dans leur plénitude de phénomènes, toujours en retrait par rapport au temps, s'ouvrent et confient en leur ouverture la totalité de leurs secrets. Exauçant un désir métaphysique, elles concrétisent l'intemporel retenu dans les filets du continuum, l'union de l'immortalité et de l'expérience de la mort. Alors le langage musical de Ludwig van Beethoven se dénoue dans le déchirement d'une idée vouée à l'intermittence, le ravissement d'une douleur sourde et continue qui suinte de toute chose jusqu'à s'anéantir elle-même. Et l'art musical s'édifie sur les débris inconsidérés, sur les manques de l'être.

Jean Barraqué soulignait les notes d'effroi du deuxième mouvement de la Cinquième Symphonie, ou de la Marche funèbre de l'Héroïque, en lesquels tout s'arrête, et écrit encore du quatrième mouvement de la Cinquième Symphonie : " [Tout] se contemple dans son propre miroir, et se décompose. Cette écriture ressort quasiment de la psychiatrie. Nous pouvons nous couler dans une telle beauté, nous y glisser, mais il est difficile de voir la déchirure, le retournement sans cesse, qui se repense à travers la musique, avec de nouvelles acquisitions, mais qui peut aussi venir d'autre part et se trouver brutalement inscrit. "

Ces analyses consomment ainsi l'effacement de l'archétype. Si l'oeuvre vit et meurt sans cesse, le devenir s'analyse sous la seule forme de l'avoir-été, de l'advenu. Dispersée, morcelée, consumée, chaque oeuvre doit s'inventer un destin propre, ou, suivant l'enseignement de Beethoven, un " jaillissement ininterrompu, qui permet à l'oeuvre de se propulser en quelque sorte par elle-même ". Toute oeuvre est tragique, dont la forme, ouverte, éternellement suspendue à son devenir, ne nécessite le secours d'aucun modèle préétabli.

Si la forme est un devenir, un devenir-forme, elle s'ouvre dans son traitement du matériau, de la continuité et de la discontinuité du temps musical. A la source beethovénienne, remontent l'exigence thématique, l'idée musicale, la cellule originaire et indivisible, les blocs et les gestes dramatiques, la conception unitaire de l'oeuvre à travers ses thèmes, les procédés d'élimination et d'amplification, de symétrie et de miroir, de tension, de freinage et de coagulation, la lucidité de l'assise tonale et de ses énergies, ou encore les notions d'imbrication, d'ambiguïté, de tuilage et de recouvrement entre des phénomènes issus d'un monde aux dimensions multiples... Soulignons la liberté de pensée beethovénienne, sa rigueur en état constant d'évolution, ces hantises incarnées en certaines incises, la discontinuité, les dissymétries, les tempos superposés, les notes dissociées de l'harmonie, les contradictions entre les différents paramètres, la variation contrepointant son thème, l'élément immuable, sur lequel la transformation ne joue pas, heurtant l'élément instable, la nécrose du matériau, son tournoiement obsessionnel et la destruction de la cellule en un délire technique où le mouvement s'échappe à lui-même.

(Dans l'oeuvre beethovénien, l'unité intrinsèque, et singulièrement la constitution des thèmes, le plus souvent nés des formes de l'accord parfait, à l'état fondamental et dans ses renversements, tout comme le développement de l'Un introduisent une différence entre la cellule et le motif, et prophétisent la molécularisation sérielle, ses transversalités harmoniques et contrapuntiques.)

La métaphore du feu serait la métaphore de ces cycles beethovéniens. Les mouvements de différentes symphonies sont promis au recommencement et reconsidèrent l'unité en cercle, où l'élément détruit renaît en modifiant ses fonctions. Et selon Bettina Brentano, Beethoven lui-même faisait des artistes des êtres de feu. Si l'oeuvre est inachevée, pensée dans son inachèvement et, simultanément, dans la dispersion que son inachèvement implique, les images de la flamme, de la cendre et de la ruine ne seraient donc pas ici superflues.

Les ruines d'Athènes sont-elles ici métaphores ?