Sur le livre d'Elisabeth Brisson, Le Sacre du musicien, la référence à l'Antiquité chez Beethoven

(Paris, CNRS, 2000, 304 p.)

 

Jacques Brunschwig

 

Samedi d'Entretemps - Ircam, 19 mai 2001

 

Le livre de Mme Brisson, autour duquel nous sommes réunis, a pour origine la thèse qu'elle a soutenue avec succès en juin 1997. Il se trouve que l'on m'avait invité à faire partie de son jury. Pour remplir correctement la tâche qui m'est confiée aujourd'hui, il conviendrait que j'oublie ce passé académique, et qu'au lieu de donner un jugement sur la thèse de l'année 1997, je livre mon interprétation de l'ouvrage de l'an 2000, selon les termes de la lettre d'invitation que j'ai reçue de M. Laurent Feneyrou.

Je ne suis pas sûr d'arriver à opérer ce clivage, si souhaitable qu'il soit. En effet, j'ai lu ou relu tout récemment le livre qui nous occupe, et j'ai pris chemin faisant quelques notes en vue de mon intervention d'aujourd'hui. J'ai ensuite confronté ces notes avec celles que la mémoire de mon ordinateur avait conservées, et je me suis aperçu que la plupart de mes réactions de 2001 correspondaient d'assez près à celles de 1997. A mon âge, je le crains, on n'évolue plus énormément. Mais je vais tout de même essayer de parler en "interprète" (parmi d'autres) de votre livre, et de me débarrasser de la toge du professeur.

Je la garde malgré tout quelques secondes, pour émettre un reproche qui s'adresse non à Mme Brisson, mais à son éditeur, "CNRS Editions". Un livre comme celui-ci, publié sans chronologie et sans index ! Scandale ! Une chronologie serait indispensable, ou plutôt trois chronologies seraient indispensables, l'une pour la vie et l'oeuvre de Beethoven, l'autre pour les événements musicaux et littéraires de son temps, la troisième pour les événements généraux de l'époque. Non moins indispensable, un index, ou plutôt deux au moins, celui des noms propres, et celui des titres d'ouvrages musicaux ou littéraires. Tout cela permettrait au lecteur de se repérer plus facilement dans la foule énorme des informations de toute nature qui lui sont livrées au fil des pages. Commencez donc dès maintenant, chère amie, à faire le siège de votre éditeur en vue de la seconde édition !

Votre livre, j'aurais tendance à l'interpréter d'abord (puisqu'il s'agit de l'interpréter) comme un effort pour unifier, sur un exemple privilégié, trois passions et en même temps trois compétences qui sont les vôtres: l'histoire, l'Antiquité, la musique. On pourrait dire très grossièrement que la part de l'historienne et celle de l'antiquisante dans votre livre, ce sont essentiellement la première et la seconde partie: "L'environnement antique du jeune Beethoven" et "Beethoven: l'acquisition de sa culture antique". La part de la musicienne, ce sont essentiellement la troisième et la quatrième partie: "Les figure antiques à l'oeuvre dans le processus créateur de Beethoven" et "Vivent la philosophie et la musique !".

La partie proprement historique de votre livre, je ne m'y attarderai pas trop, sinon pour dire qu'elle apporte d'abord un tableau extraordinairement érudit et détaillé de l'incroyable engouement pour l'Antiquité qui s'est emparé du monde artistique, culturel et intellectuel allemand au moment où se formait la personnalité de Beethoven. Rien ne vous a échappé, depuis la description des monuments jusqu'à celle des fêtes, depuis les sources les plus influentes jusqu'aux modèles privilégiés de l'image que l'on se forme alors de la Grèce et de Rome. Le bilan de cette enquête est impressionnant.

On peut en dire autant de l'étude que vous nous offrez de l'acquisition, par Beethoven lui-même, de cette culture si répandue, solidement axée sur la référence à l'Antiquité. Acquisition précoce, d'abord, par une sorte d'imbibition de la culture antique et antiquisante de son temps et de son milieu; mais acquisition qui s'est poursuivie ensuite, et jusqu'à la fin de sa vie, par la recherche très consciente et très volontaire d'un approfondissement et d'un élargissement de ce bagage initial. La description de cet apprentissage ininterrompu est impressionnante elle aussi. Elle montre en particulier (et c'est un point important que je n'avais pas si bien remarqué en 1997) que Beethoven est resté attaché jusqu'au bout au type de culture littéraire, philosophique, éthique, esthétique, qui l'avait marqué au début, à savoir celui qu'avait défini la génération qui le précède immédiatement; il n'a pas épousé le tournant proprement romantique que les grands novateurs qui ont été ses contemporains ont imprimé à la poésie, à la littérature et à la philosophie; nulle trace, dans son paysage intellectuel de Hölderlin, ni de Jean-Paul, ni de Schelling, ni de Kleist, ni de Hegel, ni de beaucoup d'autres dont la date de naissance est proche de la sienne. Beethoven, formidable innovateur en musique, n'est pas rigoureusement un homme de son temps sur le plan des idées; plus exactement, il partage avec la majorité de ses contemporains (ceux qui sont cultivés sans être géniaux) un héritage qu'il a reçu, tout comme eux, de ses aînés.

Dans cet héritage, en outre, Elisabeth Brisson montre fort bien qu'il a puisé sélectivement ce qui était propre à satisfaire ses besoins et ses aspirations personnelles sur le plan musical, esthétique et éthique. Sur le plan des idées, il me semble que cette sélection ne l'a pas contraint à retrancher grand'chose de son héritage: ce qu'il en connaissait, pour avoir choisi de le lire et de l'étudier, lui convenait presque par définition.

Mais sur le plan musical ? Ici, l'ambition de votre livre se fait plus grande et plus originale. Pour vous, la référence à l'Antiquité est inscrite, non pas seulement dans la culture, dans la conscience intellectuelle et affective de l'individu Ludwig, mais aussi au coeur du "processus créateur" du musicien Beethoven, ce processus intime au terme duquel apparaissent les oeuvres que nous lisons et que nous entendons. Pouvons-nous pénétrer au coeur de ce processus lui-même ? Certes, le cas de Beethoven est privilégié à cet égard: nous n'avons pas seulement ses oeuvres, nous avons aussi ses carnets d'esquisses, ses lettres, ses journaux, et les carnets de conversation qui ont été la rançon, pour une fois bienfaisante, de sa surdité; nous pouvons relever aussi les multiples reprises, variantes, réemplois, qu'il a pratiqués d'une de ses oeuvres à une autre. Mais ce riche matériel ne résout pas toujours les questions qu'il contribue à soulever. Comment s'articulent finalement, chez Beethoven, l'homme et l'oeuvre ? L'homme, avec son idéologie généralement sympathique mais relativement banale en son temps, et l'oeuvre, bouleversante d'invention et d'originalité ? La culture extra-musicale et la création musicale ? L'idéologique et le sonore ? Et dans le champ proprement musical lui-même, quels sont les rapports entre la musique pure et la musique à "programme", qu'il soit littéraire ou théâtral ? Entre musique vocale et musique instrumentale ? Entre les développements internes à la tradition musicale, dans ce qu'elle a ou peut avoir d'autonome, et les interférences dans le champ musical des préoccupations esthétiques, éthiques, politiques du musicien ? Autant de problèmes aussi difficiles qu'excitants, sur lesquels votre livre incite puissamment le lecteur à réfléchir.

Dans le peu de temps dont je dispose encore, je voudrais me concentrer sur deux aspects particuliers de ces questions. Tous deux concernent, bien que de façon un peu différente, la question des rapports entre le musical et l'extra-musical. Pour aborder le premier de ces aspects, je partirai de ce qui me paraît être un constat, que votre livre permet de faire. Beethoven a projeté d'écrire un très grand nombre d'oeuvres directement inspirées de l'Antiquité. Mais la plupart de ces projets ont avorté (comme s'il y avait quelque part un obstacle qui s'opposerait à leur réalisation - mais quel est cet obstacle ?). Quelques-unes de ces oeuvres, tout de même, ont vu le jour. Mais si on laisse de côté l'Ouverture de Coriolan, chef-d'oeuvre absolu à mon sens, ces oeuvres sont très peu connues, très peu jouées, et si j'ose dire, relativement ratées. Je vais sans doute vous choquer si j'en dis autant des Créatures de Prométhée, ce ballet auquel vous attribuez, avec d'autres historiens, une grande importance, et que vous considérez comme "le véritable creuset de la création beethovénienne" (p. 138, p. 148). Il est indéniable que le Finale de ce ballet contient le fameux thème qui réapparaîtra dans deux séries de variations, les Six variations op. 34 et les Quinze variations op. 35, et surtout dans le Finale de la Symphonie héroïque op. 55; et il y a plusieurs autres réemplois du Prométhée dans d'autres oeuvres encore, que vous indiquez précisément.

Mais, si vous me permettez d'ouvrir à ce sujet une petite discussion avec vous, je me demande d'abord si la signification que vous attribuez à ce Prométhée ne résulte pas d'une sorte de projection de notre image de Prométhée (le Titan audacieux, révolté, héroïque) sur la figure assez pâle qu'il fait en réalité dans ce ballet: vous relevez vous-même que le livret présente une version du mythe qui "ignorait la punition de celui qui avait osé défier l'autorité de Zeus, et qui n'insistait pas sur le feu dérobé aux dieux et remis à la disposition des hommes" (p. 142). Le Prométhée d'Eschyle, celui qui dit: "en un mot, je hais tous les dieux", et qui fera rêver le jeune Goethe aussi bien que le jeune Marx, est bien loin, me semble-t-il, de celui que Beethoven a choisi de faire danser sur le livret de Vigano.

Sur le plan musical, j'ai écouté et réécouté l'enregistrement dirigé par Harnoncourt, et j'ai eu souvent la curieuse impression d'entendre, non pas tant une musique qui "préfigurait" à l'avance les Variations ou l'Héroïque qu'une sorte de musique plus beethovénienne que nature, une espèce de pastiche anticipé de Beethoven par lui-même - on dirait qu'il nous livre son code plutôt que son message. Je me demande si cette impression ne provient pas de ce que, dans son ballet, Beethoven est plus ou moins bridé par les exigences du livret, celles du chorégraphe, celles du directeur du théâtre, attentif à la situation du tiroir-caisse: par exemple, il y a des numéros très courts, d'autres terriblement et assez inexplicablement longs. Quand il en réemploie certains thèmes dans une série de variations ou dans l'Héroïque, il les insère dans un cadre musical et instrumental entièrement neuf: on ne peut s'empêcher de penser que, désormais maître et seul contrôleur de sa forme, il s'offre le luxe de se libérer d'un seul coup et du carcan programmatique et de la référence antiquisante directe: l'esprit "prométhéen" l'aide à se débarrasser de la lettre du ballet de Prométhée. Dans les oeuvres postérieures au ballet, nous n'avons plus affaire à une musique porteuse de significations précises et conventionnelles, me semble-t-il, mais à une musique qui véhicule des signes proprement musicaux (rythmiques, mélodiques, instrumentaux), utilisés comme signes naturels, non de tel ou tel épisode d'un livret, mais de tel ou tel état de l'âme, la tension héroïque, la douleur, la joie, la tendresse, etc. Si je peux le dire un peu brutalement, il me semble que chez Beethoven la référence à l'Antiquité mène à tout, à condition d'en sortir.

Je passe pour finir à mon autre exemple, qui met directement en jeu le problème du degré d'autonomie de l'évolution de la musique par rapport à l'idéologie du musicien, et qui concerne la fameuse "troisième manière" de Beethoven (expression que vous n'employez pas, d'ailleurs, mais qui est reprise aujourd'hui, si je suis bien informé, dans le titre du dernier livre de Rémy Stricker, qui fut membre de votre jury de thèse). L'une des propositions les plus hardies de votre livre est de mettre assez directement les innovations stupéfiantes du "dernier Beethoven" au compte de l'influence d'Homère. Vous montrez très bien que si Beethoven a lu Homère pendant toute sa vie, il lui a voué une attention toute particulière pendant ses dernières années; il s'est intéressé par exemple à des problèmes tout à fait techniques de métrique et de prosodie. Selon vous (pardonnez-moi de simplifier peut-être votre pensée), c'est l'image d'Homère Urdichter, créateur originaire de la poésie, ayant reçu directement son génie de la nature, n'ayant pas eu besoin de se conformer à des normes extérieures pour créer, qui a donné à Beethoven la leçon de liberté géniale qu'il met en oeuvre dans ses dernières sonates, ses derniers quatuors, les Variations Diabelli, la Neuvième (voir p. 235). Je vous cite textuellement (p. 248): "User librement du langage qu'il s'était créé, par-delà toute contrainte, était, dans son contexte culturel, une façon de rejoindre Homère, ce génie qui, pensait-on, avait composé hors de toute règle l'oeuvre poétique devenue le creuset des lois de la poésie et la source de la culture grecque. En fait, plus que de mettre Homère en musique, Beethoven fut animé par le désir de percer le secret de sa poétique, et de s'approprier ce qui en constituait le génie, en particulier la maîtrise du temps et de la mémoire, ainsi que le jaillissement de l'imagination et le sens de l'homme dans sa dimension spirituelle comme dans son amour de la vie" (souligné par moi)..

Là, je me demande si vous ne cédez pas un peu au penchant, naturel chez tout auteur, de majorer l'omniprésence de votre sujet, "la référence à l'Antiquité chez Beethoven". Croyez-vous vraiment que ses contemporains, quand ils entendaient les oeuvres proprement inouïes de sa dernière manière, qui les étonnaient probablement autant qu'elles continuent à nous étonner, se disaient: "Ah oui, après tout, tout cela vient d'Homère, Beethoven commence à se prendre pour un Homéride" ? Et croyez-vous que Beethoven lui-même pensait le moins du monde à Homère en écrivant le Quatorzième Quatuor ou la Sonate op. 111 ? Vous savez parfaitement vous-même, et vous le dites nettement, que les caractères originaux de ces oeuvres ultimes sont aussi, et peut-être surtout, de caractère strictement musical: "l'obsession du contrepoint" (selon l'expression de Boucourechliev), la prolifération des fugues, depuis la fughetta jusqu'à la Grosse Fuge, mais aussi la technique de la variation amplificatrice, l'écartement inédit des tessitures, l'inscription volontaire de la musique dans son histoire, les hommages à Bach, à Mozart, pour ne rien dire des hommages anticipés à Chopin ou à Mahler ....

Mais je termine. Votre livre s'appelle Le sacre du musicien (titre qui transpose, sans doute volontairement, celui d'un livre de l'historien de la littérature Paul Bénichou, qui vient de mourir, et qui avait consacré au romantisme français un livre intitulé Le sacre de l'écrivain). Une petite différence nous sépare sans doute, et elle est lisible à partir de votre titre. Pour vous, historienne, grande lectrice de documents écrits (correspondance, journaux intimes, cahiers de conversation), attachée à reconstituer l'image qu'il s'est faite et qu'il a voulu donner de lui-même, Beethoven est un musicien sacré, peut-être le musicien sacré. Pour moi, qui connais infiniment moins bien que vous tous ces documents, et qui ne suis vraiment familier qu'avec sa musique (et encore, très sélectivement), Beethoven est surtout, si j'ose dire, un sacré musicien.