Sur le livre d’Anne Boissière : Adorno, la vérité de la musique moderne [1]

Esteban Buch

 

Samedis d’Entretemps, 24 novembre 2001, IRCAM

 

 

En 1972, dans un numéro de Musique en jeu, Daniel Charles invitait déjà à « relire Adorno ». « L’enjeu est de taille, disait-il alors : il concerne la possibilité, pour la réflexion philosophique (et non pas seulement esthétique), de ‘mordre’, avec tout ce que comporte d’un peu cruel un tel vocable, sur la réalité de la musique vivante »[2]. Quelque trente ans plus tard, nous voici donc à nouveau à relire Adorno, grâce au magnifique prétexte que nous donne le livre d’Anne Boissière. Et j’aurais envie de dire que l’enjeu est toujours de taille, car il concerne la possibilité de mordre, avec éventuellement un peu de cruauté, sur l’histoire de la musique du vingtième siècle. Cette histoire dont l’œuvre d’Adorno constitue à la fois un fragment (un fragment sacré ?) et une porte d’entrée théorique qui conserve tout son attrait. D’où une difficulté majeure pour qui voudrait se placer dans une perspective historienne, et non pas philosophique, celle de se retrouver face à un objet dont il ne sait s’il constitue le fond du problème ou la clé de la solution.

            D’où, aussi, une véritable perplexité, que je vais essayer de partager avec vous, au risque de ne pas savoir si les questions qui en découlent sont ici adressées à Anne Boissière, à Adorno, ou à moi-même. Mettons cependant que je m’adresse tout d’abord à Anne Boissière, car après tout c’est elle qui nous a entraînés dans cette histoire. Avec autant de conviction que de rigueur, et un souci de clarté dans l’exposition qui fait de son ouvrage une référence immédiate pour quiconque voudrait s’introduire efficacement dans la « pensée musicale » d’Adorno. Mais, si cette fonction didactique n’est pas à dédaigner, son livre, vous le savez, n’a rien d’une Introduction à… Il constitue bien une proposition forte qui, s’installant à l’intérieur de cette pensée, entreprend d’en montrer la richesse et la puissance, mais également de la déplacer ou de l’interpeller, dans des directions qui mettent en lumière des points problématiques.

            La perplexité tient surtout au fait que, pour quelqu’un qui s’intéresse aux rapports entre le musical et le politique, à l’histoire sociale de la musique, la figure d’Adorno peut apparaître comme un peu écrasante. Il semble être celui qui aura déjà posé toutes les questions, qui aura même défini pour sa postérité le champ des questions qui se posent. Mais en même temps, il est de plus en plus difficile de suivre ses réponses. Laissons de côté ses prises de position sur l’industrie culturelle, ou sur Stravinsky, ou sur le jazz, bref, tout le vaste catalogue de ses rejets, qui certes ne contribuent pas à le rendre sympathique ; en tout état de cause, il me semble que ce n’est pas là que se situe le défi représenté par sa pensée aujourd’hui. Je parle du postulat, souligné par Anne Boissière tout au long de son livre, qu’une réflexion sur la musique se doit de partir de l’œuvre, des œuvres musicales. Qu’elle se doit d’être une « esthétique du concret ». Car cela nous mène à la question de l’analyse musicale.

C’est un fait que l’accès à des contenus ou des signifiés d’ordre social ou politique inscrits au sein d’œuvres musicales définies par son statut autonome, qu’Adorno nous propose comme le programme même de l’activité critique, ne peut pas être assuré par ce qu’on appelle l’analyse « traditionnelle ». Même si par ailleurs, je le remarque au passage, il est un peu rapide de réduire toutes les autres techniques d’analyse à ce statut péjoratif de « traditionnel », la question de l’unité formelle étant d’ailleurs bel et bien présente chez certains théoriciens ici dits traditionnels (cf.p.28). Mais passons. Dans le Mahler, l’alternative à l’analyse formelle s’appelle « théorie matérielle des formes », laquelle passe par l’identification des « caractères », ces espèces de nœuds temporels de condensation du sens, qui sont à la fois des phénomènes musicaux autonomes et des points d’ouverture sur le social[3]. C’est sur ces moments singuliers que l’analyste s’appuie pour déployer son interprétation de l’œuvre, et même pour décrire la « physionomie musicale » de son auteur. Le Mahler est une magnifique démonstration de la puissance heuristique de cette approche –davantage d’ailleurs, me semble-t-il, que le livre sur Berg, où les analyses, aux origines étendues sur trente ans de la vie de leur auteur, sont bien plus disparates dans leur visée et dans leur ton. En ce qui me concerne, le livre d’Adorno a complètement transformé ma manière d’écouter la musique de Mahler.

La question qui se pose, cependant, est : que pouvons-nous faire, nous, qui ne sommes pas Adorno, de cette « théorie matérielle des formes » ? Dans quelle mesure est-ce une méthode qui nous est ici proposée ? Une méthode voulant dire, une procédure que n’importe qui pourrait reprendre à son compte, à propos d’autres compositeurs, d’autres œuvres –ou des mêmes d’ailleurs-, afin d’aboutir à des résultats dont la pertinence, ou la justesse, pourrait être soumise à un débat, et, éventuellement, infirmée ou démontrée. Dans cette direction, je dois bien dire que la description des « caractères » dans le Mahler ne me semble pas être le résultat d’une démarche qui pourrait aspirer à un tel statut.

Si l’on prend la « percée », par exemple, porte d’entrée du livre, ces « moments de protestation » contre « le cours du monde » (p.19), là où est suspendue « l’unité immanente de la musique » (p.70), on constate que les passages où d’après Adorno ce caractère est manifeste n’ont pas forcément beaucoup à voir entre eux : ce passage avant le début de la réexposition de la Première symphonie, cet autre dans le deuxième mouvement de la Quatrième, celui du deuxième mouvement de la Cinquième. Je n’ai pas le temps d’en faire la démonstration, mais je doute fort que le choix qui consiste à isoler ces moments pour en faire des éléments signifiants de portée historique, d’après une logique métonymique qui renverrait à l’ensemble de l’œuvre de Mahler, puisse être justifié par autre chose que par le geste autonome de l’analyste, autrement dit la décision souveraine de Theodor W. Adorno.

Il est vrai qu’on pourrait me dire que, à suivre cette voie, je fais fausse route, car la notion d’« application » d’une « méthode » nous fait sortir de l’univers théorique d’Adorno, pour sentir dangereusement le positivisme… Mais tout le problème est de savoir comment on peut incorporer Adorno à une perspective méthodologique qui ne soit pas exclusivement définie par la théorie critique ; ou, si l’on préfère une formulation plus crue, comment on peut avoir recours à Adorno sans être « adornien ». Et je me permets de dire que je trouve un peu étrange cette tendance à ranger sans plus sous l’étiquette de « positiviste » tout ce qui n’est pas orthodoxe au vu de la théorie critique. Si Karl Popper disait qu’il n’était pas un positiviste, on devrait pouvoir lui faire confiance. Lui qui écrivait, par exemple : « La méthode de la science est donc une méthode dans laquelle un essai (ou une idée) de solution mis en avant sont contrôlés par la critique la plus impitoyable. C’est une mise en œuvre critique de la méthode par essais et erreurs (« trial and error ») »[4]. Voilà qui, me semble-t-il, loin de représenter la capitulation naïve devant le fétichisme des faits, demeure une précaution incontournable, si l’on entend pratiquer une discipline qui se donne un horizon scientifique comme principe méthodologique. Sans pour autant se priver par la suite de discuter toutes les difficultés épistémologiques et herméneutiques que sa pratique entraîne.

C’est qu’il y va de la possibilité d’évoquer Adorno pour penser autre chose que ce qu’il a lui-même pensé. Il y va de la possibilité de sortir d’Adorno, mais aussi, de faire vivre sa pensée. Or, c’est déjà ce que tente Anne Boissière dans son livre, même si elle le fait, non pas par une mise en cause de la théorie, mais par une reconfiguration de l’objet. Les quelques pages qu’elle consacre à Ligeti impliquent un propos qui n’est pas dépourvu d’ambition : il consiste à bouleverser le canon de la musique du vingtième siècle. Si le manifeste d’Adorno Vers une musique informelle représente véritablement une conception de la musique moderne capable d’échapper aux apories des avant-gardes historiques, et si Ligeti est l’homme qui a vraiment réalisé cette utopie musicale, alors c’est toute l’histoire de la musique contemporaine qui doit être révisée. Face à un tel enjeu, il faut s’arrêter quelque peu sur la logique de sa démarche.

Tout d’abord, rappelons que Vers une musique informelle date de 1961, c’est-à-dire d’une époque où le sérialisme intégral est, à la fois comme projet et comme pratique, disons dépassé. La scène d’un Adorno seul lucide face au fourvoiement de la génération de Darmstadt dans la rationalisation à outrance, ainsi que face au mirage de l’issue représentée par John Cage, est inexacte. Non seulement parce que les principaux intéressés se trouvent déjà ailleurs, mais également parce que les œuvres sérielles elles-mêmes, même les plus orthodoxes, ne se laissent pas réduire au programme qui peut avoir inspiré leur composition, ou informé leurs premières interprétations. Ce que du reste le texte d’Adorno permet lui-même de comprendre, témoin les citations de Stockhausen. Du point de vue chronologique, c’est plutôt le Vieillissement de la nouvelle musique qui se rapprocherait de cette position, un article qui n’est pas du tout caractérisé par une proposition utopique - et qui d’ailleurs n’est nullement en rupture avec Philosophie de la nouvelle musique, un livre qu’Anne Boissière écarte de la scène sans trop de ménagements.

Quoiqu’il en soit, l’alternative qu’aurait représentée Ligeti face à cette école sérielle réduite à son expression programmatique minimale, le fantôme d’une « musique de robot », n’est décrite qu’en termes abstraits : il est le refuge du sujet et de l’expression, de la liberté et de la responsabilité, de l’intention artistique et même de la « rationalité artistique ». Ligeti n’est pas tellement l’auteur d’une musique, il est le tenant d’une position. C’est pourquoi je dois bien dire que, à mon avis, la prémisse du livre, à savoir le fait qu’une « pensée musicale » ne peut être effective qu’en se construisant à partir des œuvres elles-mêmes, n’est pas appliquée à ce moment de l’argument.

En effet, voyons le seul moment où, d’après Anne Boissière, Ligeti se serait écarté du manifeste adornien : la question du statisme de la forme ligetienne, soit une divergence de fond sur la question de la temporalité. La « dialectique du même et de l’autre » exigée par Adorno, voilà ce que ne saurait satisfaire la forme d’Atmosphères, musique « arythmique » car, nous dit-on, « elle n’inclut pas de combinatoire du même et de l’autre » (p.148). Elle n’impliquerait que « le seul temps de déploiement d’une nappe de timbre où le rythme s’abolit ». Or, je ne suis pas convaincu que cette « abolition » unilatérale du rythme soit une bonne description de la question de la temporalité dans Atmosphères. Je suis même persuadé du contraire, c’est-à-dire que l’emphase de Ligeti sur les « nappes de timbre » à cette époque correspond plutôt au souci d’asseoir sur des phénomènes nouveaux la possibilité d’une perception, donc d’une définition, des phénomènes temporels. Une perception qui soit à la fois libérée du carcan des formes et procédés classiques, et de l’indifférenciation produite par la seule attention portée aux paramètres de production.

Or, il n’est pas indifférent que ce jugement qui est porté sur Atmosphères dans le livre d’Anne Boissière soit en fait une citation d’un article d’Antoine Bonnet, dont le langage est déjà complètement informé par la pensée d’Adorno[5]. En quoi, d’ailleurs, Antoine Bonnet ne faisait que renouer avec un geste plus ancien. En 1972, dans un article intitulé « Philosophie de la musique la plus récente » (ce qui en allemand est bien sûr un jeu avec le titre de Philosophie de la nouvelle musique), Hermann Sabbe disait de la musique de Ligeti : « Pour affaiblir, voire supprimer la conscience critique, elle se sert ou bien de l’escamotage de la perception du temps, en utilisant soit des sons dont la durée dépasse parfois les huit secondes, soit des suites de sons simplement longtemps soutenus, de sorte que leur succession dans le temps devient imprévisible »[6].

Bref, on voudrait montrer qu’un certain objet s’accorde avec une certaine théorie, mais la possibilité d’appréhension de cet objet apparaît déjà complètement médiatisé par la théorie dont il s’agit de montrer la pertinence. Et c’est ici qu’on aurait peut-être eu besoin d’une « théorie matérielle des formes » qui, à partir de l’expérience de la musique de Ligeti, permette de dégager une réflexion critique véritablement centrée sur l’œuvre.

Mais cela me ramène au point de départ, à ce que j’appelais ma perplexité. Dans son livre, Anne Boissière nous dit que les écrits musicaux d’Adorno ne sont pas de la musicologie, qu’ils ne sont pas de la philosophie non plus. Ils sont «  la pensée musicale d’Adorno ». Faudrait-il donc créer une chaire consacrée à la seule exégèse des écrits musicaux d’Adorno, et laisser les musicologues vaquer à la misère de leur positivisme, les philosophes à leurs déconstructions et autres tournants linguistiques? Pas forcément. Rose Rosengard Subotnik, tâchant de comprendre « Why is Adorno’s Criticism the Way it is ? », a pris acte de la difficulté, de l’obscurité, des singularités musicologiques de la démarche d’Adorno, pour en souligner l’inscription historique dans la tradition critique du Romantisme[7]. Une tradition née de la conviction que le travail de l’œuvre et celui de la critique ne font qu’un, que la critique n’a pas un statut subordonné par rapport à l’œuvre, mais qu’elle dialogue avec elle et avec l’histoire. En réintégrant la pensée musicale d’Adorno au sein de ce paradigme critique, on pourra sans doute arriver à saisir l’inscription historique de cette pensée sans se priver ni d’en exploiter l’immense pouvoir heuristique, ni de jouir de la beauté de son cheminement intellectuel. Dans cette optique, les musicologues auront beaucoup à faire encore avec son œuvre et sa personnalité.

Je voudrais finir en remerciant Anne Boissière pour son livre, qui m’a clarifié de nombreux points et m’a incité à me poser de nombreuses questions. Aussi, en citant une dernière fois ce dossier de Musique en jeu de 1972, là où Jan Broecks disait : « il est possible qu’il n’y ait rien de valable dans ma critique d’Adorno, mais si quelques éléments de cette critique étaient fondés, j’en serais redevable malgré tout à Adorno, à ses analyses sociologiques de la vie musicale, et même si toute la théorie d’Adorno était à critiquer, nous lui devons l’existence de quelque chose comme une analyse sociologique de la musique »[8].

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[1] Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1999

[2] Daniel Charles, « Relire Adorno », Musique en jeu n°7, mai 1972, p.2.

[3] Theodor W.Adorno, Mahler. Une physionomie musicale, Paris, Minuit, 1976, pp.73-74.

[4] Cit. in Boissière p.174.

[5] Antoine Bonnet, « Sur Ligeti », Entretemps n°1, J.-C.Lattès.

[6] Hermann Sabbe, « Philosophie de la musique la plus récente », Musique en jeu n°7 (1972), p.26.

[7] Rose Rosengard Subotnik, « Why is Adorno’s Criticism the Way it is ? », Developing Variations. Style and Ideology in Western Music, University of Minnesota Press, 1991, p.53.

[8] Jan Broecks, « Adorno musique société »,  Musique en jeu, op.cit., p.56.