Éléments d’une discussion sur la catégorie d’expérience esthétique

 

29 mai 2004, Ircam

(Samedi d’Entretemps consacré au livre de Christian Béthune Adorno et le jazz)

 

 

François Nicolas

Vous déclarez : « Le jazz m’intéresse comme expérience esthétique plutôt que comme art ». Qu’entendez-vous exactement par « expérience esthétique » ?

 

Christian Béthune

J’entends par expérience esthétique une expérience qui comporte une part irréductible de contemplation, en rapport avec une forme d’expression symbolique. Cette expérience peut s’accomplir aussi bien dans le processus de production d’un objet que dans celui de sa réception. Ce que l’on pourrait appeler le « moment contemplatif » est indispensable à l’expérience esthétique, mais il peut rester partiel et n’être qu’une composante parmi d’autres de la relation à l’objet – en d’autres termes de l’expérience.

Par exemple les works songs entonnés sur les plantations ou dans les pénitenciers ont une fonction ergonomique, une fonction économique, une fonction sociale, une fonction réparatrice (apotropaïque) etc. mais ils assument également une fonction contemplative ; non seulement cette fonction vient s’ajouter à toutes les autres, mais elle en est étroitement solidaire. On ne peut en effet ôter impunément les autres fonctions des works songs sans faire précisément disparaître leur fonction contemplative et anéantir l’expérience esthétique. Cette dernière se vit en l’occurrence dans la cohabitation interactive des multiples fonctions de l’objet. Cette notion « d’expérience esthétique » permet de faire l’économie d’objets spécialement dédiés à la satisfaction contemplative (autrement dit d’objets d’art), sans pour autant renoncer à la contemplation. La notion a en outre l’avantage de détacher contemplation et spéculation que l’esthétique c’est ingéniée à réunir en une seule et même opération.

Je suis convaincu que la notion d’expérience esthétique permet d’aborder les phénomènes du « champ jazzistique » de manière à la fois pertinente et féconde.

 

François Nicolas

« Expérience esthétique » désigne donc une logique de contemplation s’écartant de fonctions extrinsèques.

Quelques remarques subséquentes

• La contemplation implique d’être « devant » quelque chose, même si cette « chose » n’est pas un objet. De ce point de vue, le chant semble difficilement caractérisable comme contemplation… pour qui chante. Ou alors le chant est l’effet d’une contemplation, mais dans ce cas le chant ne saurait être contemplation.

• Par ailleurs, le fait d’être sans fonction extrinsèque n’est pas forcément propre à l’expérience esthétique mais pourrait également se dire d’autres expériences : ex. l’expérience mathématique où l’intérêt qu’on peut y porter n’est pas nécessairement fonctionnel. Voir de ce point de vue le rapprochement qu’on peut faire entre le jugement « c’est beau » et celui « c’est intéressant »… Ceci suggèrerait que l’expérience esthétique est désintéressée au même titre que d’autres (l’intérêt se disant ici : « fonctionnalité »).

• Enfin et surtout, le rapport qu’est « l’expérience esthétique » — rapport entre un sujet de cette expérience et la chose « expérimentée », c’est-à-dire contemplée — est-il constitué ou constituant ?

Il me semble qu’il doit être, en cette vision des choses, constitué c’est-à-dire que le sujet (expérimentant, c’est-à-dire contemplant) comme la chose (expérimentée, c’est-à-dire contemplée) préexistent à l’expérience donc au rapport qui les relient. Dans ce cas, il faut spécifier ce qu’est le rapport-contemplation pour le distinguer d’autres rapports possibles entre le sujet et la chose. En fait dans ce cas, il y a déplacement de l’épithète « esthétique » vers le substantif « contemplation » ; ou encore l’expérience esthétique est différenciée d’autres expériences comme étant expérience contemplative. Ce pas de plus en appelle me semble-t-il d’autres à sa suite pour stabiliser le propos.

On pourrait au demeurant concevoir autrement le rapport : comme rapport cette fois constituant (constituant simultanément le contemplant et le contemplé). Ma propre conception de l’art s’accorderait plutôt à une telle manière de voir les choses.

On pourrait alors dire : l’esthétique, c’est tenir le rapport sujet-chose comme constitué, l’inesthétique, c’est le prendre comme constituant.

 

Christian Béthune

1.        Je ne suis pas certain – avec les musiques du « champ jazzistique » – que la logique de contemplation  liée à l’expérience esthétique s’écarte des autres fonctions de « l’objet » ; je pense au contraire qu’elle les présuppose et les sollicite. C’est dans les diverses fonctions assumées par l’objet que l’expérience esthétique prend alors son sens : un chant de travail psalmodié hors des conditions effectives de l’acte laborieux n’a pas non plus de dimension esthétique.

De même un masque africain exposé dans un musée en abandonnant sa fonction rituelle ne peut plus, pour un africain, être l’objet d’une quelconque expérience esthétique (un court métrage de Resnais  – je crois – qui s’appelle Les statues meurent aussi , fait très bien sentir cela) .

 La réciproque semble d’ailleurs également vraie un chant de travail ou un masque qui n’auraient pas les qualités formelles requises ne pourraient respectivement plus accomplir leurs autres fonctions ergonomiques ou rituelles. C’est ce que j’appelle la solidarité des fonctions de l’objet.

2.        Le chant reste un « objet » pour celui qui chante et cela pour plusieurs raisons. D’abord même pour une esthétique aussi peu aventureuse que celle de Alain l’artiste contemple son œuvre en la réalisant. Ensuite dans l’exemple du Work song, l’acte de chanter est un acte collectif ; chaque  chanteur est à l’écoute de tout les autres et construit son chant en fonctions des autres, un peu comme dans une conversation. Du fait d’un jeu complexe d’interactions la  production est aussi contemplation sans cette bi-polarité le chant ne pourrait naître, c’est précisément dans cet échange que se construit l’expérience esthétique ; une expérience où – pour reprendre une distinction établie par  Walter Benjamin – les valeurs de jeu prévalent sur les valeurs d’exposition. Toute la musique afro-américaine (et peut être aussi les musiques africaines mais je connais mal ce domaine), bref les musiques du « champ jazzistique », procèdent de ce qu Guy-Claude Balmir appelle « l’antiphonation nègre », et se déploie dans un jeu subtil d’appel(s) et de réponse(s) où les position respectives du créateurs et du spectateur (ou de l’auditeur) demeurent extrêmement labiles.

3.        Faire des mathématiques est, je pense, une expérience esthétique des plus intense, d’ailleurs les mathématiciens parlent d’élégance, de beauté de sobriété d’un raisonnement, ils évoquent volontiers une solution baroque ou classique etc. termes que l’on retrouve dans les jugements de goût et la critique d’art.

4.        Nous avons appris à séparer « c’est beau »,  de « c’est intéressant », c’est un fait de culture et nous jouons le jeu de cette circularité : nous avons un corps de spécialistes « les artistes » qui sont censés produire des objets destiné à être jugé « beaux »  et seulement beaux (je n’ai d’ailleurs rien contre l’adjectif beau). Un forgeron ou un menuisier africain sont censés produire des objet « efficaces » et « beaux » et les deux qualités sont des conditions mutuelles, solidaires, indissolublement requise pour la réussite de l’objet : une lance qui ne serait pas belle ne serait pas efficace et une lance qui ne serait pas efficace ne pourrait être déclarée belle. Nous avons relégué la beauté en des lieux dédiés (musées, salle de concert etc.) pour ne plus avoir à la prendre en charge au quotidien et laisser libre cours à la seule productivité. Nous avons monnayé la laideur de ce que Hegel appellerait « la prose du monde » contre une contemplation intermittente des œuvres d’art dont nous nous trouvons en général totalement séparés. Pour justifier ce clivage nous attribuons des dons occultes aux artistes (inspiration par exemple).

5.        La simultanéité du rapport constitué/constituant, ne fait en effet pour moi guère de doute, mais l’expérience esthétique n’est pas en soi une expérience spéciale, ou plutôt c’est une expérience spéciale dans la mesure ou  c’est aussi un moment de toute expérience, sur lequel on peut fixer son attention ou au contraire le laisser en une zone d’horizon indistinct de la conscience. Je suppose que le chasseur africain a besoin de savoir de façon diffuse que sa lance est belle lorsqu’il vise sa proie, cette conviction est indissociable de son éventuelle prouesse cynégétique, même si ce savoir de la beauté est relégué à l’arrière plan de sa conscience en un horizon alors confus. Seul peut-être le sport dans notre civilisation rend possible cette disposition et à ce titre Adorno n’avait pas tort de comparer le jazz au sport.

L’expérience esthétique devient « spéciale » à partir du moment où l’on institue la nécessaire séparation de l’art et du quotidien et où l’on  répartit inégalement la population en artistes et non-artistes.

J’ai bien conscience que tout cela est très rudimentaire, il me faudrait de longues heures et de longues pages pour affiner, préciser, nuancer, exemplifier etc.

 

François Nicolas

Il s’agirait donc ici de penser la dimension esthétique de toute expérience, plutôt que de penser en quoi l’esthétique peut être affaire d’expérience. Autrement dit, il s’agirait ici de penser l’esthétisation de l’expérience plutôt que l’expérimentation de l’esthétique.

À ce titre,

1) le sujet de « l’expérience esthétique » est ici avant tout sujet de l’expérience plutôt que sujet de l’esthétique ;

2) au lieu de disjoindre, dissocier ou séparer des pratiques et des subjectivités, le concept d’expérience est ici ce qui les coagule, les conjoint et les relie ;

3) l’œuvre « esthétique » — l’œuvre d’art — n’a plus vraiment ici de spécificité comme objet car sa spécificité « esthétique » ne tient qu’à être prise dans la dimension esthétique d’une expérience. C’est le rapport qui distingue. Où l’on retrouve l’axiome (Duchamp) « c’est le regard esthétisant qui fait l’œuvre d’art », inversion de l’axiome traditionnel : « c’est l’œuvre d’art qui fait le regard (in)esthétique ».

D’où la question : qu’en est-il alors, dans ce mode de pensée, des expériences proprement inesthétiques (en musique en particulier) qui ne tombent pas sous ce schème ? Sont-elles déniées ou renvoyées à un hors-champ ?

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