AUTRE CHOSE

 

29 mai 2004, Ircam

(Samedi d’Entretemps consacré au livre de Christian Béthune Adorno et le jazz)

 

Martin Kaltenecker

 

 


La lecture du livre de Christian Béthune dont je rendrai compte ici est davantage celle d’un amateur critique d’Adorno que d’un féru de jazz ; cette indication est donnée en ouverture pour relativiser ce qui pourra paraître comme l’expression d’une distance prise par rapport à un ouvrage remarquable, mais aussi la naïveté, l’ignorance peut-être, que cette prise de distance trahira inévitablement. Le livre a suscité en moi un grand nombre d’étonnements et de questions perturbantes, que je regrouperai sous trois chefs : le problème même du « déni » esthétique que Béthune thématise, celui d’une définition du jazz (qui n’est pas une préoccupation de l’auteur, mais de moi, lecteur) et celui de la question du jazz comme art, place ou catégorie d’où Adorno, on le sait, l’écartait violemment.

 

 

1.Adorno et le jazz

 

a. Interrogations

 

Il y a d’abord l’étonnement suscité par l’idée même d’écrire tout un livre sur cette « conjonction » : quel éclairage espérer sur la philosophie d’Adorno (à partir de quelques pages au sein de vingt volumes), et quel éclairage surtout sur le jazz, dont Adorno cite des exemples – on l’a remarqué des centaines de fois – abâtardis et à peine significatifs, s’appuyant à dessein sur des morceaux pauvres et médiocres, et cela avec une mauvaise foi obstinée que l’on a également fustigée très souvent ?

                  Christian Béthune affirme cependant que, d’un côté, le jazz n’est pas un motif annexe chez Adorno, « un chemin vicinal », comme il dit joliment, mais un sujet essentiel, auquel Adorno est souvent revenu ; et, de l’autre, qu’il y a un besoin de « réflexion philosophique » sur le jazz que la pensée d’Adorno peut alimenter.

                  Tout un nœud, toute une pelote de questions se forme alors. Le jazz a-t-il besoin d’une caution philosophique ? Fait-il encore partie, comme disait Bourdieu dans La Distinction, des « arts en voie de légitimation » ? N’est-il pas soutenu (déjà) par un discours solide, une doxa, une conception de toute musique liant celle-ci à ses contextes et non à son texte (grand sujet, auquel Béthune apporte sa contribution), conception donc qui affirme que le sens, la valeur, la vérité, comme on voudra (si tant est qu’on le veuille) soient épuisés ou coiffés par le contexte, lequel est alors toujours supérieur au texte ou en est le « fin mot ». Une interrogation légitime et enrichissante de la musique à partir du contexte devient « doxa » précisément à ce moment-là, quand elle sert à abandonner voire à court-circuiter l’interrogation essentielle ; le contexte est alors, dans cette vision très répandue en musicologie, ce qui arrête ou épuise toute discussion autour de la valeur ou des vérités que l’œuvre recèle ou décèle ; étudier les salaires des musiciens, retracer les lieux d’une exécution, interroger la vie des commanditaires dispense alors de toute analyse ou évaluation (tout comme inversement, le concept de « travail motivique » par exemple fonctionne souvent comme valorisation tout automatique de telle œuvre même médiocre, mais adoubée comme « sérieuse »).

En l’occurrence, cette « doxa » contextualiste liera le jazz à ses contraintes externes, aux corps exploités et à leur énergie artistique « malgré tout », esquissant toute une sociologie romanesque, la mythologie d’une musique interlope, une noblesse de la précarité, cernant une pratique toujours sourdement protestataire, rétive – et dont l’essence, dont l’authenticité seraient là, dans ce témoignage d’une contrainte, du corps souffrant, qui proteste par sa jubilation et qui ruse avec le contexte.

                  Cette doxa contextualiste (massive de nos jours), qui oppose donc la pratique à l’art, devait déjà contrebalancer jadis dans un numéro de la Revue d’esthétique consacré au jazz (1991) la traduction de l’article « De la musique populaire » d’Adorno – il y a là presque une fixation sur celui qui s’obstinait pourtant à ne pas comprendre ce qu’aimaient et défendaient les rédacteurs de ce numéro.

                  Peut-on espérer alors que « la » philosophie, ou celle d’Adorno, « coupe » là-dedans, qu’elle ressaisisse, réordonne la doxa contextualiste, l’interrompe, ou, au contraire, que « l’esthétique » soit elle-même éclairée, déstabilisée, dialectisée, défiée par le jazz ?

                  On voit assez vite que Christian Béthune parie sur le second point (« chaque fois le jazz semble ironiquement pointer le bout de son swing pour dénoncer l’inanité de la méthode employée », p.11) ; qu’en revanche il ne tient pas à voir menacés les attendus du contextualisme, mais veut plutôt l’étayer.

 

                  b. Passer son chemin ?

 

                  Il faut remarquer tout d’abord le ton très mesuré, nullement polémique de l’auteur, qui ne veut aucunement pratiquer ce qu’Adorno lui-même nomme le debunking (façon hargneuse de « descendre » un auteur à partir de quelques erreurs). Béthune parle de « circonstances atténuantes » pour Adorno et décrit parfaitement le contexte du jazz allemand dans les années 20, victime d’une standardisation que relevait également Michael Kater dans sa synthèse Different Drummers (1992) ; il ne s’agit donc pas ici de prendre Adorno comme une tête de turc un peu facile. Mais le reproche est clair, s’appuyant sur le noyau même du jugement d’Adorno : « Ce qui est contestable, c’est bien la distinction entre le jazz ‘authentique’ et le jazz commercial ». Béthune commente à juste titre : « L’important est pour le philosophe de situer de façon péremptoire le jazz à l’intérieur de cette classe taillée sur mesure (p.19) ».

Alors, pourrait-on dire, passons notre chemin… en tout cas si nous sommes amateur de jazz – laissons cet égarement à l’exégète d’Adorno, qui décrirait les failles et errements inévitables d’un système philosophique. Le jazz comme « dionysisme industrialisé » (selon la formule de Philippe Lacoue-Labarthe, dans la revue rue Descartes N° 10, 1994), représente en fait pour Adorno le symétrique du spontanéisme fallacieux de la Nouvelle Objectivité musicale et de la Jugendbewegung qu’il avait en horreur ; tout système philosophique a peut-être besoin de telles symétries chancelantes ou fausses fenêtres, et les sornettes de Rousseau à propos de l’harmonie valent peut-être celles d’Adorno sur le lien entre syncope et castration.

Christian Béthune cependant s’arrête – il y a, dit-il, un « rendez-vous manqué (p.49) », mais qu’il vaut la peine d’interroger attentivement.

 

 

c.  Une rencontre, tout de même

 

                  En théorie, quatre possibilités seraient ouvertes au discours adornien sur le jazz. Adorno, alors :

· dirait vrai sur le vrai jazz, le jazz authentique : selon un accord général, c’est non, on le saurait… Mais Christian Béthune admet presque cela : il y a une « pertinence partielle » des diatribes d’Adorno, « tant, depuis les origines, le jazz reste une forme d’expression vouée aux contresens (p.49) » ;

· dirait vrai sur le faux jazz : oui, remarque Béthune, l’analyse du jazz comme marchandise est pertinente ;

· dirait des choses fausses sur le faux jazz : la réponse est liée à la précédente, c’est non – mais, précise Béthune, il aurait fallu voir que les œuvres de jazz « composent avec leur encombrant statut de marchandise (p.91) » ;

· dirait des choses fausses sur le vrai jazz – sur « le » jazz, comme on le lit souvent sous la plume de Béthune. Et c’est un peu la pente de ce livre, qui veut tout de même « forcer » un rapport, qui veut, qui désire la rencontre entre Adorno et « le » jazz dans sa plénitude et son authenticité. Le sujet du livre, la posture qu’implique son écriture l’entraîne a poser parfois qu’il y a eu quand même un rendez-vous significatif, et non pas manqué. Il me semble lire ce désir dans des phrases comme celle-ci : « Dans sa hâte à ne vouloir entendre dans le jazz qu’une musique commerciale, Adorno n’a pas perçu comment, dans leur façon originale d’aborder la scansion rythmique, la plupart des jazzmen parviennent à réaliser l’impossible cohabitation du pulsionnel et du métabolique, de l’intellectuel et du sensuel » (mais pouvait-on le percevoir chez Paul Whiteman ?). Ou encore : Adorno aurait senti « au moins de manière diffuse » que cette musique vient bousculer les assises de sa réflexion sur l’art (p.20) », et il est « sans doute le seul philosophe à avoir compris qu’accepter le jazz comme expression artistique de plein droit exigeait une remise en cause radicale des catégories de l’esthétique et du concept d’art occidental (p.129) ».

                  Disons qu’il y chez l’auteur un désir de vouloir faire parler Adorno de tout le « champ jazzistique » (pour reprendre le terme d’Alexandre Pierrepont développé dans son dernier livre), désir qui produit quelques ambiguïtés mais aussi une lecture autre et stimulante : Béthune cherche alors dans des textes d’Adorno où il n’est pas question du jazz des outils plus adaptés : la Théorie esthétique, écrit-il, a « élaboré des instruments théoriques permettant de penser philosophiquement le jazz (p.20) », et encore : « La philosophie de l’art d’Adorno se montre, dans son ensemble, suffisamment en porte-à-faux avec la tradition d’où émerge le concept d’art pour que sa réflexion sur le jazz, dans ce qu’elle gauchit de son objet, se révèle, par soi, significative (p.31)».

En somme, Adorno tordrait Hegel comme Ornette Coleman tord un standard… ce qui permet de le réactualiser. On note chez Béthune (p.49) une vision de la Théorie esthétique comme tentative de démantèlement de la théorie idéaliste ou « spéculative » de l’art, mais qui n’irait pas jusqu’au bout (au bout, sans doute, il y aurait une saisie commune de Mahler et Miles Davis, de Bechet et de Beckett, lus tous ensemble, probablement, comme agents de « pratiques »). Béthune prélève donc subtilement certains concepts dans la Théorie esthétique afin de les projeter sur le jazz : l’idée d’un art qui « ne va plus de soi » (c’est, dans le jazz, son « impossibilité même d’exister, sa nature paradoxale, p.52 », ou encore « son irrémédiable contingent d’impossibilité, p.54 »), mais aussi les développements d’Adorno au sujet de l’œuvre comme feu d’artifice, tour de force,  affirmation de l’éphémère.

 

 

2. Définir le jazz ?

 

Il est donc souvent question « du » jazz.  Ce qui paraît d’ailleurs assez uni (vu du côté de Stockhausen ou Varèse…) à un amateur plus naïf et plus distant se dissout et se diffracte dès qu’on se plonge dans les commentaires des spécialistes, où il est question d’un feuilletage stylistique, d’une dissémination, d’un « champ jazzistique » dans lequel tous les styles sont toujours présents, recyclés en un tourbillon qui brouille l’opposition entre diachronie et synchronie, et rend impossible une histoire du jazz (Christian Béthune le dit à son tour, p.75), champ dans lequel tout peut entrer (comme les castagnettes dans Tijuana moods de Mingus, peut-être même le rock, voire le rap) ou sortir (comme le swing ou le thématisme du free jazz).

Pour le béotien, le jazz paraît ainsi presque insaisissable – à la fois consistant, intense, présent, mais aussi comme un objet fuyant, liquide et vibratile ; il y a une sorte de nervosité théorique du jazz, qui fait que rien ne semble pouvoir lui être opposé ; il décourage toute attaque ; c’est un objet sursaturé, à prendre ou à laisser, mais en tout cas « non-comparable ».

Notons au passage la mauvaise presse qu’aurait cette volonté même de définir : sur ce point se retrouvent Toni Morrisson et Adorno. « Les définitions appartiennent aux définisseurs, non au définis » dit la romancière dans Beloved, alors qu’Adorno s’est constamment employé à dénoncer la définition comme un abus de pouvoir et le concept comme un « masque » terminologique qui introduit une hétéronomie. Et au passage encore, notons ceci : comme le tout du jazz (l’ensemble de ses styles) est toujours actualisable, Béthune ne conçoit pas le jazz comme Adorno saisit la musique, c’est-à-dire « à partir des extrêmes » (des avant-gardes, de Schoenberg, de Celan), alors que l’on pourrait choisir ce point de départ : d’un côté le blues, le spiritual, tout ce qu’a recueilli Lomax, cette profondeur immédiate qui rappelle les enregistrements les plus émouvants de musique extra-européenne, et, de l’autre, Anthony Braxton ou John Zorn. Cette approche devrait alors en découdre avec une remarque souvent commentée d’André Francis (Jazz, Éditions du Seuil, 1991, p.215) : que le jazz aurait d’abord été fait « par » le peuple, puis « pour » le peuple et enfin « en dehors » du peuple, épousant une courbe que dessine aussi une certaine fable « moderniste » de la musique savante.

Chez Béthune, pour conclure sur ce point, l’unité du jazz semble assurée par un certain nombre d’invariants, de noyaux, et qui sont à chaque fois un facteur d’hybridation, des notions complexes, presque dialectiques : le swing, l’oralité (à laquelle est consacrée un chapitre très engagé) ou encore la « négritude » : il y a « rémanence de la négrité et de l’Afrique » [dans le jeu et l’importance du timbre du Concerto pour Cootie ] qu’Adorno n’a précisément pas su entendre (p.124) », négritude qui rend l’objet-jazz trop complexe pour les instruments analytiques dont celui-ci dispose : « Les contresens que le philosophe entretient à l’égard du jazz prolongent l’histoire de cette musique, et participent à son essence. Le malentendu qui plane sur le jazz doit être perçu comme un élément crucial de son esthétique, dans la mesure où s’y cristallise symboliquement la forme des rapports sociaux hérités de l’esclavage (p.94) ».

 

 

3. Le problème du jazz comme art

 

 

                  a Faire ce que l’art est supposé faire

 

                  Le défi que le jazz lance selon Christian Béthune à la théorie esthétique adornienne peut donc être reformulé de façon plus générale comme suit : quelle définition (éventuellement obsolète) de l’art est dialectisée ou défiée par quelle forme, quelle Gestalt, quel type d’œuvres, de pratiques ou d’événements du « champ jazzistique » ? Et l’on peut rappeler à ce propos une remarque frappante de Toni Morrisson (reproduite au verso de l’édition de poche de son roman Jazz, Picador, 1992), qui lie les éléments de l’oralité, de l’art et de la performativité de façon extrêmement précautionneuse : « Jazz music was not originally for anyone but its players. It was always clear what its painful sources were. And yet it does what art is supposed to do – it makes another thing possible ».

                  Si l’on voulait déployer vraiment cette question retorse, il faudrait analyser, côté œuvre, ces mixtes, ces hybrides que sont les morceaux de jazz (entre pratique et objet, entre texte et contexte, entre écriture et interprétation) et se demander s’ils sont comparables et compatibles ou non avec, par exemple, la pratique de la musica ficta, avec les canevas de la musique baroque, presque insignifiants en dehors d’une réalisation, voire avec une grande partie des partitions pour piano de Liszt (seul des enregistrements live de cette musique en donnent le sens). Et il faudrait chercher, côté discours, côté visibilité des pratiques musicales, s’il peut y avoir une théorie commune, qui coifferait «toute» la musique. Existe-il des discours qui permettraient de réagencer le champ artistique en regroupant le jazz (ou certains jazz – mais la « doxa » ne grince-t-elle pas devant ce pluriel ?) et certaines pratiques classiques, ou est-ce inconciliable, est-ce que la musique classique est visible seulement (et le jazz invisible) à l’intérieur de ce que Jean-Marie Schaeffer dénonce comme théories «spéculatives» ?

 

 

                  b. L’écriture et le mode temporel

 

                  La réponse est entendue chez Christian Béthune, qui conçoit l’esthétique d’Adorno comme symptôme d’un idéalisme abusif s’employant pour l’essentiel à écarter certains objets du champ de l’art : il y a chez Adorno un « vieux moule idéaliste (p.50) », il y a une « perspective occidentale (…) qui situe d’emblée sa critique à contresens de la musique qu’elle prétend mettre en cause, [et qui] lui interdit a priori d’y percevoir certains éléments constitutifs de la chair vive du jazz (p.30) ».

                  Cet idéalisme se cristalliserait surtout autour d’une valorisation adornienne de l’écriture, un « attachement intellectuel à la tradition scripturale [qui] explique donc, en partie, les adhérences idéalistes de sa pensée (p.103) ». Il y a selon Béthune une opposition claire entre oralité et exécution servile d’une partition écrite, entre performance et œuvre, la première étant parée de tous les prestiges du « corps »,  dont notre époque attend beaucoup ; performance où le corps souffrant et jubilant du musicien de jazz est assimilé sans autre forme de procès à l’instance plus abstraite (mais cette abstraction précisément est contestée) du corps musicien.

                  La question de l’écriture mériterait, me semble-t-il, un  approfondissement, même si l’on trouve chez Béthune beaucoup de tessons qui permettraient de s’en faire une image. Il resterait à déployer, entre autres, les points suivants :

 

· Est-ce que l’écriture équivaut à la notation ? (est-ce que la notation est la condition de l’écriture, au sens fort, et est-ce que l’écriture est la condition de l’autonomie ? Et est-ce que l’autonomie est un concept qui a son sens uniquement au sein d’une « théorie spéculative » ?). Et sur quelles musiques « classiques » projeter la belle définition paradoxale donnée par Philippe Gumplowicz (Revue d’Esthétique, op.cit., p.153) : « Le jazz est une musique savante dans lequel le compositeur ne compte pas » ?

 

· La question de l’invention, ou de l’inventivité. « Figée dans la rigidité de l’écriture, l’œuvre abandonne ses possibilités de renouvellement (p.110) » écrit Béthune, comparant les œuvres gelées dans une partition aux contes populaires figés après leur « collectage » par les frères Grimm. Mais que dire alors du Concerto pour Cootie d’Ellington et de tout ce que Christian Béthune lui-même a si subtilement commenté à propos de l’écriture chez Charlie Mingus, dans le livre qu’il lui a consacré jadis (Éditions du Limon, 1988) ; y a-t-il dans les hésitations, les abandons, les solutions mixtes chez Mingus uniquement une « fascination idéologique de la tradition classique (ibid., p.103) » ?

Quelle comparaison est alors possible avec, encore une fois, l’exécution de la musique baroque, où l’interprète joue également un rôle essentiel dans la réinvention des topoi, afin de faire remonter, comme dit Béthune, cette « sève expressive des clichés (p.109) », qu’Adorno « escamoterait » ?

 

                  · Quant à la valorisation de l’écriture chez Adorno, elle est tancée chez Béthune au moyen d’une polémique anti-platonicienne qui s’appuie sur la mise en équivalence un peu brute de l’oralité du discours philosophique (Socrate) et celle de la pratique du jazz, mais également au moyen de motifs empruntés à Jacques Derrida. Que faire cependant de tout ce que Derrida a développé par ailleurs à propos du « phonocentrisme », dont paraît relever la valorisation de l’oralité (et qu’Adorno avait par ailleurs dénoncé dans ses diatribes contre les idées de présence et d’immédiateté chez Husserl et Heidegger) ?

 

                  L’autre question où se noue le problème de la définition du jazz comme art est celle du mode temporel propre à ces « œuvres-événements ». Un morceau de jazz, affirmait Adorno, n’a « pas d’histoire interne (cité p.73) », et Christian Béthune lui donne raison : l’exécution d’un morceau de jazz est souvent tributaire de circonstances fortuites (interactions avec le public), de conventions, de contraintes arbitraires dont on s’accommode (p.ex. la longueur des plages sur un 33 tours) ; les œuvres alors « composent avec ce statut », déployant une temporalité désarticulée, un temps hors  de toute téléologie.

                  On pourrait proposer d’ailleurs de penser le jazz comme musique datée. Ce qui est daté avec précision est presque toujours émouvant et parfois un morceau de jazz est essentiellement une date qui vibre. Le morceau doit passer (« mourir dans chaque exécution », comme l’écrit Béthune), et c’est dans un certain sens la date qui en constituera la forme, qui la clôt, tel un tampon ou un sceau. Le jazz apparaît souvent à l’écoute comme une musique incapable de s’achever : il ne peut que s’arrêter, ou être achevé de l’extérieur : il ne peut qu’être interrompu, ou bien ne peut que s’épuiser.

Ce serait là une sorte de variation autour de l’oxymore un peu osé de « mode intemporelle » qu’Adorno accolera au jazz dans les années 1950. Adorno entendait par-là que le jazz n’était jamais rien d’autre qu’un arrangement, consistant à « jazzifier » un matériau quelconque, mais selon des procédés très limités, comparés par lui aux différentes coupes des robes de grands couturiers qui reviennent toujours – par opposition à un sujet compositionnel qui entre en toute liberté dans le matériau et s’y abîme. Mais peut-être pourrait-on sauver l’intuition d’Adorno et la retourner, comprenant cette constellation entre mode et musique datée de façon positive : la « dignité de la mode », dit le philosophe, réside dans « son caratère fugitif », celui-là même que souligne Christian Béthune ; quant à Georg Simmel, son essai sur la mode (dans Culture philosophique, 1912) pourrait éclairer une lecture du jazz, et en particulier les développements sur la pulsion imitative, sur la dialectique entre fusion dans un collectif accepté et liberté, sur les notions du « schéma » et de la « formule » choisis par la volonté expressive.

Christian Béthune relie en tout cas de façon ingénieuse l’idée de la mode intemporelle du jazz chez Adorno à celle du mode temporel de ces morceaux, donc leur façon de survivre et leur constitution interne.

 

 

                  c. Un toit philosophique commun ?

 

                  Quel est l’horizon esthétique à partir duquel Christian Béthune interroge chez Adorno le déni du jazz et le défi de celui-ci à sa théorie de l’art ? Philosophiquement, la référence à J.M.Schaeffer et sa récusation de l’art comme saisie extatique d’un sens absolu, revient plusieurs fois (p.30 ou 50), même si l’on trouve également des formulations peu « schaefferiennes » (« manifestation de l’absolu, p.87 », ou encore : « C’est en tant que marchandise que le jazz (…) exhibera son contenu de vérité, cher à Adorno ou, si l’on préfère une tournure plus mystique, que s’exprimera sa prétention à l’absolu » p.92), dont on ne sait pas très bien si l’auteur les contresigne ou non.  L’art, dit-il aussi, est pour une idéologie platonicienne larvée « geste créatif et non plus simplement producteur (p.30) », ce qui résume l’adhérence de Béthune à la conception contextualiste de l’art (comme pratique), laquelle forme évidemment une figure cohérente avec l’anti-platonisme qui est, lui aussi, une posture commune de notre temps.

                  La question du sens de toute l’opération de ce livre se repose ainsi, du sens qu’il y a à s’attarder sur le déni. On ne saurait reprocher à Adorno de ne pas entendre une « prétention à l’absolu » (elle-même illusoire et indue, dit-on) dans ce que l’on admet être, pour partie, une marchandise – ou alors, c’est cette idée de « prétention » qu’il faudrait creuser, qui irait avec celle si convaincante énoncée par Béthune que le jazz « compose » avec ses contraintes (et non qu’il y ferait naufrage, comme le prétend à tort Adorno), mais par où l’on retrouve un fonctionnement dialectique qui est précisément le critère adornien de l’art.

                  De l’autre côté, pour situer et décrire correctement le jazz hors de cette prétention (hors du paradigme spéculatif, d’origine romantique, hégelienne etc.) est-ce que les textes d’Adorno sont éclairants ? Proposent-ils une « bonne » opposition, une négation déterminée du jazz ? Est-ce que l’on se tournerait vers le théoricien Shi-Tao pour étudier Goya ?

                  Quelque chose en somme du chassé-croisé fondamental me semble bloquer un aboutissement heureux des analyses si finement disposées dans ce livre, qui n’ouvrent en tout cas jamais la perspective (que Béthune ne souhaite peut-être qu’à demi) d’un toit esthétique commun permettant une saisie convaincante de toute musique (il n’est pas dit, remarque Béthune, que jazz et musique savante puissent cohabiter : « rien ne fonctionne vraiment dans le jazz comme dans la musique classique », p.50). Pourtant, ce à quoi l’on revient alors, ou qu’on ne veut dépasser, c’est la conception d’une polyphonie de pratiques dont aucune n’entretient un dialogue conceptuel fructueux avec aucune autre. Champ de ruines de toute « prétention à l’absolu », agréablement bariolé, riche en découvertes exotiques, où s’activeront le sociologue et le cognitiviste. Polyphonie de réponses particulières et non d’interrogations individuelles, champ sans structuration, sans vérités – ou bien structuré comme avant… quand Beethoven et Ellington se regardaient en chien de faïence, qui avec ses vaines prétentions à l’absolu, qui avec ses souffrances particulières, inscrites dans la « chair vive » de sa musique.

                  Peu importe, dira-t-on : du moment qu’« autre chose », another thing, est rendu possible de tout côté et sur toute la surface du champ. Mais pour cerner cet autre chose, d’autres textes d’Adorno s’indiquent davantage. Et il me semble qu’après ces « prolégomènes à partir d’un malentendu », Christian Béthune nous doit cette recherche d’une portée plus générale.

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