Les Chants de Passion, une musique paraliturgique

Sur Bernard Lortat-Jacob : Chants de Passion (coll. " La voie esthétique ", Cerf, Paris, 1998)

 

François Picard

Samedi 26 février 2000, IRCAM

 

J'ai connu Bernard Lortat-Jacob vers 1985, alors qu'il présentait à l'invitation de Jacques Dupont un groupe de chanteurs bergers sardes à la Maison de Radio-France. Doué d'une oreille peu entraînée à la reconnaissance et la nomination des notes constitutives d'un accord, mais disciplinée par une pratique intensive de l'électroacoustique, j'ai tout de suite vu, à l'ouverture de leurs bouches, et entendu que ces chanteurs recherchaient par l'utilisation de formants vocaliques très particuliers une fusion timbrale. Mais j'étais là pour solliciter du Professore l'autorisation de suivre son séminaire au Musée de l'Homme, qu'il m'accorda sans difficulté. Commença ainsi une longue tentative de familiarisation avec les méthodes et les savoirs de l'ethnomusicologie jacobienne, assez différente de celle à laquelle j'avais été initié par Tràn Van Khê. J'avais ainsi inscrit sur mes tablettes une phrase du maître, &laqno; rendre compte d'une musique dans les termes mêmes de la culture qui la produit ».

Comme tout un chacun, j'ai ensuite subi le choc, l'émerveillement des chants à quintina, dans lesquels j'ai reconnu une attention particulière aux sons de fusion dans l'aigu proches de celle pratiquée dans leur fameux "Chant de germination du millet" (Pasi but but) par les Bunun de Taïwan que j'avais pu entendre au Théâtre de l'Alliance, mais bien sûr pas sur les disques publiés à partir d'enregistrements effectués sur des supports médiocres et par des preneurs de son qui n'entendaient pas de quoi il était question. Rien de tel avec Lortat, puisque ce miracle de l'avènement d'une cinquième voix en Sardaigne est audible, reproductible, nommé, analysable, si ce n'est totalement analysé.

Il reste donc peu à ajouter à un opus magnum qui rejoint sur nos étagères, dans nos tablettes et nos mémoires les chefs d'oeuvre de l'école française, Arom, Zemp, Rouget, si ce n'est que B L-J avait déjà publié, dépassant les Nettl et autres Mantlle Hood, le meilleur traité d'ethnomusicologie qui fût avec ses Indiens chanteurs de la Sierra Madre. Hors la musicologie, magistrale, précieuse, respectueuse, et l'ethnologie de la musique, un modèle sans doute d'imprégnation, de rapprochement précautionneux, Lortat cite peu ses modèles et ses sources, Blacking, Merriam, si ce n'est la sociologie d'Erving Goffman. Au détour d'une remarque (p. 76), il note le peu de cas qu'il fait de l'anthropologie religieuse et de l'analyse du rituel, choqué qu'il est par le déni de sens qui caractérise cette école, représentée par Staal et Schipper et dont je me réclame. Pour moi, ce déni du sens a une valeur moins de vérité qu'heuristique, épistémologique, comme la fameuse exigence de Lortat citée plus haut.

En réponse à la question de la sur-interprétation, je ne peux que renvoyer à ma communication au colloque "Herméneutique et musique" des 19-20 mai 1999 à l'Université Marc-Bloch, "La tradition comme réception et transmission (Qabala et Massorèt)".

Je voudrais donc montrer ici que les chants de passion des confrères de Castelsardo forment un répertoire para-liturgique et les conséquences sur l'analyse des processus de transmission et de tradition à l'oeuvre. Pour donner une définition simple et provisoire de "musique para-liturgique", je reprendrai celle que j'ai déjà formulée (Picard 1999:31) : " En attente d'une définition universelle, nous entendons ici par musiques "para-liturgiques" celles qui ne sont pas constitutives du rituel, mais peuvent s'y insérer : chant des hymnes, processions, parfois parallèlement dans le temps même du rituel, souvent hors de l'espace sacré. Elles sont le plus souvent jouées par des associations liées aux temples. "

Cela, je l'écrivais à propos d'un domaine que Lortat considère comme trop différent pour que son étude puisse éclairer l'expérience sarde, le bouddhisme chinois. Il n'en est rien. Les indices fourmillent, étonnamment concordants : chants exécutés lors de processions dans la rue, hors du temps de la célébration du sacrifice de la messe, par des laïcs organisés en association, contenu religieux des textes cependant dépourvus de fonction performative (au sens d'Austin).

Dans une hiérarchie kierkegaardienne qui va de l'éthique au religieux en passant par l'esthétique, nous ne sommes plus dans le profane, le social, mais pas encore dans le sacré, le liturgique. Cette catégorie intermédiaire, dont la place indique précisément la fonction de médiation, d'interface, d'échange, ne se laisse pas aisément cerner. On peut aller plus loin et montrer qu'à l'intérieur même de l'église et du rituel un espace et un temps peuvent lui être ménagés. Ainsi l'espace est-il centré sur l'autel et son ambon, les marches qui y montent et qui donneront leur nom aux graduels. Du côté de l'entrée se massent les fidèles, mais derrière l'autel, dietro l'altare, dareddu a l'altariu, se placent les confrères. Même si ce n'est pas là savoir très répandu chez les simples fidèles, les seuls chants proprement liturgiques de la Messe sont les chants de l'Ordinaire, Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei et Ite missa est. Ceux du Propre, notamment introït, graduel, trait, offertoire, communion, font partie de rites prescrits mais eux-mêmes, les chants, ne le sont pas. Le Miserere, tiré du Psaulme 50, le Stabat Mater, une séquence, le Te Deum, une hymne, le Magnificat, un cantique, tous ces chants des confrères n'ont pas de place propre dans la liturgie, le premier, autrefois quotidien, n'ayant été réservé au vendredi de la Passion que depuis la réforme de 1971 seulement.

Le savoir des liturgistes explique aussi le choix du lundi saint, qui intrigue notre ethnomusicologue, pour la grande procession des confrères. Entre le dimanche des Rameaux et le jeudi saint, rien n'est prescrit (Martimort IV, p. 89). Il se trouve que nous, analystes des musiques religieuses, avons tiré de l'examen des traditions para-liturgiques une règle empirique définissant leur vitesse d'évolution dans le temps et de dispersion dans l'espace comme intermédiaire entre le liturgique, quasi immobile et fortement répandu, et le profane, soumis à toutes les influences et souvent local.

Cela se vérifie bien ici, et corrobore l'analyse de musicologie historique effectuée par Macchiarella (1996, p. 79), qui identifie le style de texture par placage d'accords parfaits sur une mélodie modale des confrères au falsobordone, " à l'origine une pratique élaborée et diffusée dans un contexte de tradition orale étrangère aux spéculations de la tradition écrite. " La mise en évidence d'un espace et d'un temps para-liturgiques situé entre profane et sacré présente donc une alternative formidable à l'opposition convenue et usée entre les mondes savant et populaire. Elle permet aussi d'analyser la place des chants non seulement par la situation, l'occasion, mais encore par la fonction.

Ceci explique très bien pourquoi les chants liturgiques proprement dits, Kyrie, Agnus, de Castelsardo diffèrent stylistiquement des chants de procession et, surtout, sont dépourvus d'enjeux esthétiques. A l'encontre de l'expérience d'Arom, Jérôme Cler ou tant d'autres ethnomusicologues et ethnologues, celle de Lortat-Jacob l'a confronté à des acteurs qui produisent une grande quantité de discours sur leur musique et sa pratique. Cela réduirait le champ d'intervention du spécialiste venu d'ailleurs, du "confrère-musicologue", si les Sardes ne demeuraient à ce point dans l'oralité, et si l'ethnomusicologue n'était pas doué autant que Bernard d'une plume, d'un talent littéraire qui lui fait trouver des images magnifiques, au delà de toute critique tant elles portent le poids de l'expérience du charnel et de l'ineffable, telle celle de " l'intime carnage " que figurent les chants, " clameurs communes qui sortent du corps des hommes ".

A tous égards donc, une leçon.


Bibliographie

Arom, Simha, Polyphonies et Polyrythmies instrumentales d'Afrique centrale, Paris, Selaf, 1985.
Blacking, John, How Musical is Man?, Seattle, University of Washington Press, 1973. Trad. française Le Sens musical, 1980.
Goffman, Erving,
- The Presentation of Self in Everyday Life, trad. fr. Alain Accardo, La Présentation de soi, La Mise en scène de la vie quotidienne, vol. 1, Paris, Minuit, 1973,
- Relations in Public, trad. fr. Alain Kihm, Les Relations en public, La Mise en scène de la vie quotidienne, vol. 2, Paris, Minuit, 1973.
Lortat-Jacob, Bernard, éd., L'Improvisation dans les musiques de tradition orale, Paris, Selaf, 1987.
Lortat-Jacob, Bernard, Indiens chanteurs de la Sierra Madre. L'oreille de l'ethnologue, Paris, Hermann, 1994.
Macchiarella, Ignazio, "Le Falsobordone", in Pérès, Marcel, ed., Le Chant religieux corse, état, comparaisons, perspectives, Les cahiers du Cerimm, Grâne, Créaphis, 1996, pp. 69-82.
Martimort, Aimé Georges, ed., L'Eglise en prière, 4 vol.
1 Principes de la liturgie, par Irénée Henri Dalmais, Pierre Marie Gy, Pierre Jounel, Aimé Georges Martimort;
2 L'eucharistie, par Robert Cabié;
3 Les sacrements, par Robert Cabié, Jean Evenou, Pierre Marie Gy, Pierre Jounel, Aimé Georges Martimort, Adrien Nocent, Damien Sicard;
4 La liturgie et le temps, par Aimé Georges Martimort, Irénée Henri Dalmais, Pierre Jounel
première édition 1961, nouvelle édition, Desclée, 1983-1984.
Merriam, Alan P., The Anthropology of Music, Evanston, Northwestern University Press, 1964.
Picard, François, "Du temple aux maisons de thé, et retour, Les tribulations d'une incantation en Chine", in Márta Grabócz, ed., Méthodes nouvelles, musiques nouvelles, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, pp. 31-55.
Rouget, Gilbert, Un Roi africain et sa Musique de cour, Paris, CNRS, 1996. Avec deux CD encartés.
Schaeffner André, "Pré-théâtre", 1947-48, in Essais de musicologie et autres fantaisies, Paris, Le Sycomore, 1980, pp. 11-21.
Schipper, Kristofer, "An outline of Taoist ritual", in Blondeau, Anne-Marie, Schipper, Kristofer, Essais sur le rituel, Actes du colloque du centenaire de la Ve Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Louvain-Paris, Peeters, 1995.
Staal, Fritz, Rules without Meaning: Ritual, Mantras and the Human Sciences, Peter Long Paper, 1993.
Zemp, Hugo, Ecoute le bambou qui pleure, Paris, Gallimard, 1995.