Du sens littéraire au sens musical : une musique spectrale, symbolique et sacrée

Sur Bernard Lortat-Jacob : Chants de Passion (coll. " La voie esthétique ", Cerf, Paris, 1998)

 

Vincent Decleire

Samedi 26 février 2000, IRCAM

 

 

" Reste la question de savoir ce que l'art, si particulier, des confrères nous apprend sur la musique en général. " Cette interrogation de Bernard Lortat-Jacob au milieu de son introduction le conduit à quelques interprétations prudentes en conclusion de son étude. J'ai tâché de faire mienne cette question et d'y répondre en dialogue avec ses propositions.

 

La première étape de cet échange a consisté en une triple reformulation dont chaque avatar particularise l'interrogation première :

  1. Qu'est-ce que la pratique du chant à l'Oratorio de Castelsardo nous apprend sur la musique en tant que forme symbolique ?
  2. Comment le sens de ce " chant sacré local " approfondit-il notre compréhension du sens de la musique ?
  3. En quoi cette musique traditionnelle aux origines savantes peut-elle intéresser des acteurs ou des auditeurs de la musique contemporaine ?

En une seconde étape, trois thèses ont été formulées dont l'explicitation et la défense constitueront les trois parties de cette contribution :

  1. La musique est comprise comme forme symbolique dans une culture donnée dans la mesure où les symboles qu'elle met en oeuvre sont intégrés et compris dans l'univers symbolique de cette culture.
  2. Le sens de la musique est dans la révélation d'un infini du sens, dont elle ne dit rien.
  3. Le grand répertoire chanté à l'Oratorio de Castelsardo est un modèle de musique spectrale traditionnelle.

 

" Le chant doit toujours être commenté et raisonné. " Cet apophtegme qui invite les membres de l'Oratorio à un travail individuel et collectif de réflexion et de critique, l'auteur en a fait la chiave d'une démarche scientifique d'une grande probité dans cette étude intitulée Chants de Passion. J'ai conscience de raisonner et d'élaborer un commentaire au second degré non tant sur le chant en lui-même (que le disque me permet d'entendre) et sa pratique que sur cette première interprétation et la façon dont elle a thématisé ce chant et cette pratique. Ce commentaire du commentaire, en tant qu'il réfléchit sur les catégories mises en oeuvre, correspond, je l'espère, à un souci d'intellectualité musicale, au sens où l'entend François Nicolas.

 

1) La musique est comprise comme forme symbolique dans une culture donnée dans la mesure où les symboles qu'elle met en oeuvre sont intégrés et compris dans l'univers symbolique de cette culture.

Évoquant l'importance du travail que les chanteurs opèrent sur les textes et sur la musique qui y correspond, intrigué de ce que ces textes en latin n'ont guère de sens pour les chanteurs, Bernard Lortat-Jacob a cette phrase étonnante : " Tout se passe comme si cette intense recherche d'expression, très perceptible à l'écoute, était au service non d'une expression littéraire, mais d'un sens proprement musical. " Avant d'essayer de définir ce qu'est le sens musical, il faut se demander où est passé le sens du texte. Dans un contexte religieux où la compréhension et l'assimilation de la Parole de Dieu sont si importantes, il n'y a pas de sens à une absence de sens littéraire dans un chant destiné au culte. Où est le sens littéraire ? Pourquoi a-t-il disparu ?

 

Pour trouver ce sens littéraire, il faut creuser le rapport entre le texte et la musique. Il ne s'agit pas de se pencher sur la qualité du verbo-mélodisme de cette musique. Pourtant il y aurait fort à dire sur la cohérence entre le mouvement de la musique et celui du texte, notamment en comparant les différentes versions du Miserere et en analysant la segmentation des mots. Il ne s'agit pas non plus de simplement constater une corrélation entre l'atrophie du sens textuel et l'hypertrophie des dimensions affective et esthétique, sans remonter aux causes de cette métamorphose du sens. Pour trouver le sens littéraire, il s'agit de réfléchir à l'articulation entre texte et musique à partir des lieux où un sens déjà affleure. Deux lieux de ce type nous sont connus : le " grand répertoire " où les confrères reconnaissent qu'il y a comme un surcroît de sens et le rapport chant / parole dont ils ont une certaine conscience.

 

Le rapport entre le chant et la parole se caractérise d'abord par un opposition signifiante :

 

Le rapport chant / parole est aussi caractérisé par des liens positifs :

 

Le caractère d'opposition semble néanmoins dominant. Il semble qu'il faille affirmer : quand il y a chant, il n'y a pas simultanément parole.

 

Le chant des confrères utilise cependant un texte. Si la présence du chant exclut la parole mais qu'un texte supporte le chant, comment se fait-il qu'un texte proféré par la voix puisse ne plus avoir la consistance de la parole vivante ? Un texte, même proféré, n'est plus dans l'ordre de la parole s'il n'a plus de sens. La vie du sens étant partie, il ne reste qu'une langue morte : le latin. Le latin est-il un lieu de sens indicatif pour notre recherche du sens littéraire ?

 

Le texte latin du " grand répertoire " garde une triple fonctionnalité : il donne une forme aux sons par le jeu des consonnes et des voyelles ; il fusionne avec la mélodie pour donner au chant une profondeur et une beauté à la portata ; il segmente et donne des points de repère à la mémoire en cas de défaillance . Cette triple fonctionnalité n'explique pas à elle seule le respect accordé aux textes. Des modifications auraient été possibles. Est-ce que leur appartenance à la sphère du sacré suffit à justifier leur conservation ? Peut-être mais cette explication ouvre une nouvelle question : pourquoi ces trois textes surtout (Miserere, Stabat Mater, Jesu) ont-ils été conservés au détriment des autres ? Puisque ce ne sont pas les textes les plus fondamentaux ou les plus dogmatiques de la foi chrétienne, il faut peut-être poser qu'il y avait un sens plus grand à garder ces textes-là à cause d'un lien intrinsèque avec le sens de ces textes eux-mêmes.

 

Il faut prouver d'abord qu'il y avait un sens plus grand à garder ces textes-là. Il y a un sens. En effet, les confrères savent qu'il y a un sens et il y en a toujours un pour dire " Balzano ou Barore, ou don Usaï, eux, savent ce que cela veut dire. " Ce sens peut être plus grand. En effet ce sens prend tout son sens, quand moi-même, je suis choisi et compris dans le sens. La définition du chanteur pour les membres de l'Oratorio n'est-elle pas " confrère choisi pour chanter le chant sacré " ? Ne faut-il pas " avoir été choisi précédemment par un prieur, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, pour entrer dans un des choeurs de la semaine sainte " ?

 

Il faut prouver ensuite que ce sens plus grand est en lien avec le sens de ces textes eux-mêmes. Le fait que le sens soit plus grand si je suis choisi semblerait impliquer que dans le sens des textes, le fait d'être choisi doit être important. Le fait que je ne puisse en parler mais que quelqu'un sache oriente ce sens du côté de l'ineffable ou de l'indicible. Le fait que le texte ne puisse varier traduit l'immutabilité de ce sens. L'ineffable et l'immuable me renvoient à la sphère du sacré. L'usage d'une langue non comprise permet que ces chants soient chantés dans une soirée profane aussi bien que dans une célébration sacrée mais le sens est plus grand dans le cadre de célébrations religieuses et plus précisément lors de la Semaine Sainte. Le sens du texte doit donc être du type " être choisi pour un moment particulièrement sacré lié à la Passion ". Et c'est ici que tout s'éclaire et s'illumine.

 

Le texte principal du " grand répertoire " est le Stabat Mater (et je regrette que le texte en ait été ainsi écourté dans cette édition). Quel est l'argument de cette séquence ? La strophe 14 le donne de façon on ne peut plus explicite : Juxta crucem tecum stare Et me tibi sociare In planctu desidero c'est-à-dire " Être avec toi près de la croix et ne faire qu'un avec toi, c'est le voeu de ma douleur. " Ce qui peut se décliner de deux façons différentes : " Je désire être près de la Croix avec Marie " ou " je désire être comme Marie près de Jésus sur la Croix. ". En lien avec la strophe 7 qui dit : Pro peccatis suae gentis Vidit Jesum in tormentis Et flagellis subditum c'est-à-dire " Pour les péchés de son peuple, elle vit Jésus dans ses tourments, subissant les coups de fouet. ", le texte des Miserere est centré sur la demande de pardon d'un pécheur (Pour le faire comprendre visuellement, le Christ en croix est dévoilé à un seul verset du Miserere dietro l'altare : Tibi soli peccavi, et malum coram te feci c'est-à-dire " Contre toi seul j'ai péché ; ce qui est mal à tes yeux, je l'ai fait. " ). Mais l'important n'est pas tant le texte du Miserere que l'existence de quatre versions de ce texte parce que quatre est associé au symbolisme de la croix. Si le Stabat représente Marie et que les quatre Miserere représentent la Croix, il fallait compléter par un Jesu traitant de la Passion. Voilà où a trouvé refuge le sens du texte principal du Stabba : il est devenu la structure du " grand répertoire ". Désirer être avec Marie au pied de la Croix au plus près de Jésus est alors devenu sur un plan symbolique : être choisi pour chanter au mieux le Stabba, le Jesu ou le quatrième Miserere au moment de la Passion. C'est là que " quête spirituelle et quête esthétique se rejoignent " .

 

Le " grand répertoire " dit le sens du texte par une structure symbolique quasi mathématique : être près de 4 comme un 5e ou être près de 4 et 5 comme un 6e. Ce qui est remarquable, c'est que cette structure ait trouvé un correspondant dans un phénomène acoustique au niveau de la matière sonore : être quatre chanteurs pour faire sortir la quintina ou produire un accord avec des intervalles parfaitement justes de quatre sons dont les harmoniques fusionnent en une cinquième voix. Bernard Lortat-Jacob exprime bien ce qui est en jeu ici quand il écrit : " la quintina est une femme : le genre du mot l'atteste, mais plus encore le timbre, léger et aérien contrastant avec celui des voix mâles et puissantes qui la produisent. Le Miserere, le Jesu ou le Stabba prennent alors l'aspect d'une longue plainte que le contexte dramatique de la Passion invite à entendre comme celle de la Vierge. " Pour être sûr que l'on comprenne symboliquement, il y a un remarquable redoublement par l'image : près de chaque choeur composé de 4 chanteurs se trouve un apôtre muet qui tient une représentation appelée " mystère " qui est soit une statue de la Vierge, soit un Ecce homo, soit une croix, soit un autre objet associé à la Passion selon les circonstances !

 

Si le chiffre 4 est important à cause du symbolisme de la croix, le nombre 12 a une place particulière à cause de l'importance de l'élection et de la sélection dans le contexte de la Passion. Les novices sont admis le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix, les 2 groupes de 12 apôtres (= 24) sont désignés par le prieur le dimanche de la Passion et les lectures proposées par l'Église le jour de Lunissanti concernent la mission de l'élu du Seigneur en Is 42 et l'onction quasi royale de Jésus par Marie de Béthanie en Jn 12. 4 x 12 = 48 : ce ne doit pas être un hasard en effet que le Stabba et le Jesu compte chacun 48 rispiri !

 

Le chiffre 3 a-t-il l'importance trinitaire que lui donne Bernard Lortat-Jacob ? Certes il y a 3 groupes de 4, soit 12 apôtres chanteurs, et 6 est un multiple de 3. Mais les références textuelles à la Trinité sont moins nombreuses et moins significatives, situées dans des textes plus marginaux : la doxologie finale des psaumes, le Te Deum et Li tre re. Le symbolisme de 3 et 1 n'est pas présent à d'autres niveaux tels que l'image ou la structure des processions. Par contre le Jesu évoque le triple reniement de Pierre et ses 5 versets, groupés en 2+2+1 couvrent les 3 jours de la Passion. Il y a 3 grands textes et chaque strophe du Stabat est composée de 3 vers. Si le chiffre 3 a de l'importance, c'est plutôt dans le cadre de la Passion qu'il faut la chercher. Maintenant, la fréquence du groupe de trois rispiri est due aussi à des motifs purement musicaux : trois parties de l'enveloppe d'un son ou d'un motif, phrase-lied, rapport des fréquences 3 : 4 : 5 : 6 : 12 dans un accord tel que sol, do, mi, sol + sol de la quintina, etc.

 

La première thèse postulait que la musique est comprise comme forme symbolique dans une culture donnée dans la mesure où les symboles qu'elle met en oeuvre sont intégrés et compris dans l'univers symbolique de cette culture. On le voit dans cette musique. La structure du " grand répertoire ", les principes acoustiques mis en oeuvre et dans une certaine mesure l'architecture des pièces démontrent la présence en ces chants de la Passion d'une organisation de la forme autour de nombres symboliques : selon l'expression très juste de Bernard Lortat-Jacob, la musique " forme symbole " . C'est parce que cette forme symbolique est dépendante pour sa compréhension d'un texte et d'un contexte, et parce que ces symboles employés sont déployés par l'image, par une organisation sociale, par un calendrier, etc. dans un univers symbolique cohérent que cette forme symbolique s'illumine et devient compréhensible. Semblablement le contrepoint renversable ou certaines structures dans les chorals de J.-S. Bach ne sont compréhensibles comme figure rhétorique du chiasme et symbole cruciforme que par rapport au texte de ces chorals et au contexte de la théologie luthérienne de la Croix rappelée aux fidèles lors des prédications concomitantes .

 

En guise de conclusion à cette première partie, je voudrais revenir sur l'extraordinaire changement de perspective que constitue la " diffraction " de chaque note du cantus firmus en un accord de quatre sons et paraphraser un court extrait de l'essai de Erwin Panofsky sur La perspective comme forme symbolique : " Ainsi [la manière de déployer un cantus firmus par la technique du faux-bourdon en une suite d'accords parfaitement justes et fusionnés] mathématise l'espace [auditif], mais c'est précisément l'espace [auditif] qu'elle mathématise : elle instaure un ordre, mais c'est dans les phénomènes auditifs qu'elle l'instaure [...] En opérant ce curieux transfert de l'objectalité artistique dans le domaine du phénoménal, [cette façon de procéder] interdit à l'art religieux cette région du magique où l'oeuvre accomplit d'elle-même des miracles et la région du symbolisme dogmatique où elle prophétise le miracle ou témoigne de son existence ; mais elle ouvre à cet art religieux une région tout à fait nouvelle, celle de [l'écoutant] où le miracle devient alors l'expérience immédiatement vécue par [le chanteur et l'auditeur], les événements surnaturels faisant pour ainsi dire irruption dans l'espace [auditif], apparemment naturel de [ce chanteur ou de cet auditeur] et le " pénétrant " à proprement parler de leur surnaturalité grâce à cette irruption même. Elle lui ouvre aussi la région du psychologique, entendu en son sens le plus élevé, où c'est plutôt dans l'âme [de la Vierge musicalement figurée dans l'oeuvre] que s'accomplit alors le miracle. "

 

2) Le sens de la musique est dans la révélation d'un infini du sens, dont elle ne dit rien.

Jusqu'à présent, ce sont surtout les textes du Stabat et du Jesu dont le sens a été pris en compte. Qu'en est-il du sens littéraire du Miserere ?

 

Le texte du Miserere est très remarquable. Le verset 16 évoque le chant et est comme l'adresse ou l'interprétation du chant des confrères : Domine, labia mea aperies : et os meum annuntiabit laudem tuam c'est-à-dire " Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche publiera ta louange ". Dans la liturgie des heures, ce verset a une grande importance : il est entonné chaque jour au début de l'office des Laudes, premiers mots qui, pour les moines et les moniales, rompent le grand silence de la nuit. Les versets 17 et 18 proposent une réflexion sur le sacrifice : le Seigneur ne veut pas de sacrifice, Il demande un coeur humble (humilié) et contrit. N'est-ce pas ce qui est demandé aux novices de l'Oratorio le jour de leur entrée, l'humilité, l'esprit de soumission et l'esprit de sacrifice ? Le chant des confrères n'est-il pas un sacrifice aux sens profane et sacré du terme ? Les confrères n'ont pas une théologie du chant liturgique, au sens d'un effort rationnel de compréhension de la foi à partir des Écritures (Bernard Lortat-Jacob dit prudemment que leur théologie est nourrie d'esthétique ) mais le psaume 50, qui leur est cher, en propose une implicitement .

 

 

Du point de vue du sens littéraire, il faut encore remarquer que le Stabat et le Jesu se terminent tous deux par une référence au corps et à la mort : Quando corpus morietur Fac ut animae donetur Paradisi gloriae c'est-à-dire " Quand mon corps sera mort, fais que soit donnée à mon âme la gloire du Paradis " et Jesu in monumento novo tumulato c'est-à-dire " Jésus enterré dans sa nouvelle sépulture ". L'auteur de Chants de Passion a finement observé que l'enterrement des confrères ou des proches et la mise au tombeau du Christ " répondent à un même ordre de signification funérailles réelles versus funérailles symboliques et [que] leurs célébrations respectives se rejoignent. " Les paroles et les actes se rejoignent in fine en ce que la fin des textes dit la finalité des actes. La pratique des processions chantées à Castelsardo est alors comme un va-et-vient perpétuel entre la vie et la mort dans l'espérance de passer un jour de la mort à une vie éternelle.

 

Le passage pour une individualité de la mort à son individualisme s'opère par la participation à une vie de groupe et l'appartenance à un corps social qui peut garantir le bénéfice de ce passage, c'est pourquoi la dernière strophe du Stabat n'est chantée que lors de l'arrivée à l'Église. Il est à noter aussi dans le cadre de cette très grande cohérence entre le dire, le penser et le faire autour du corps que ce corps social est structuré par une élection mutuelle, celle du prieur élu par les confrères le dimanche du Corpus Domini , celle des confrères élus par le prieur et celle des chanteurs entre eux, et que c'est toute la ville parcourue en corps constitué par les processions, c'est-à-dire toute la vie, qui est cet " espace transitionnel " .

 

Cependant, à cette grande cohérence symbolique entre le dire, le penser et le faire s'oppose la grande difficulté au quotidien de dire, penser et faire développée au chapitre 2 de la IIe partie . C'est que le sens littéraire de la parole révélante, chiave de la cohérence symbolique, est lui-même symboliquement absent : parce que le sens est toujours ultimement à chercher. Le sens symbolique est tout à la fois proposé, voilé et assumé par le non-dit d'un sens musical. Quel est ce sens musical capable d'assumer ainsi les sens littéraire et symbolique ?

 

Le sens musical est à chercher ici dans une expérience particulière, l'expérience profondément corporelle d'un acte de chant d'un certain type, la polyphonie castellanese. Le chant à l'unisson, dans le grégorien par exemple, est le seul phénomène humain par lequel des individus rassemblés puissent parvenir à un objet sensible unique . Le chant à 4 voix des confrères permet d'atteindre la réalisation d'une entité d'un autre type qui fond l'apport de chaque individualité en une commune et unique manifestation sonore qui transcende ces 4 voix : la quintina. On peut essayer de définir cette expérience du chanter ensemble de la confrérie comme une expérience intense d'intersubjectivité. L'interaction des sujets y est le mode opératoire de leur reconnaissance mutuelle et de leur révélation :

 

Le sens de l'expérience musicale du cantare est donc ici indissolublement psychosomatique au sens noble et tropologique, esthétique et éthique.

 

Parce qu'elle est plus ou moins grande, cette expérience d'intersubjectivité se positionne sur une échelle d'intensité du moins au plus qui lui donne une orientation et donc un sens. Il faudrait alors développer pour passer d'un chant et d'un groupe particuliers à l'expérience musicale en général.

 

Si l'expérience du chant de l'Oratorio est paradigmatique de l'expérience musicale en général et si, dans l'intensité, le nombre de sujets et la qualité de l'interaction " subjectivante ", il n'y a pas de limite à l'expérience de l'intersubjectivité, alors il faut poser que le sens de la musique est dans la simple révélation d'un infini du sens, dont elle ne dit rien mais dont l'origine se fond et se fonde dans l'expérience d'une possible harmonie sociale et intime, ce qui était la deuxième thèse énoncée.

 

Le sens principal du Stabba repris par la structure même du " grand répertoire " pouvait se résumer par " Je désire d'une façon existentielle être choisi pour être près de la Croix sacrée avec Marie ". Le sens musical qui se livre comme révélation d'un infini dans une expérience d'intersubjectivité pourrait se résumer par " être avec d'autres, même si c'est éprouvant, de façon à intensément me recevoir moi-même comme sujet et à donner les autres à eux-mêmes comme sujets ". On peut comprendre comment le sens musical a pu assumer le sens littéraire du Stabba dans un même désir d'une relation élective infinie qui révèle l'être du sujet comme un être-avec.

 

En guise de conclusion à cette deuxième partie, je voudrais simplement citer quelques extraits du chapitre sur l'humanité toniquement organisée du livre de John Blacking, Le sens musical : " La tâche ardue, c'est d'aimer, et la musique est un savoir-faire qui prépare l'homme à cette tâche suprêmement difficile. " " La musique n'a pas, comme les transformations techniques et l'organisation politique, le pouvoir de changer les sociétés. Elle ne peut faire agir les individus, à moins qu'ils n'y soient déjà disposés socialement et culturellement [...] mais il est en son pouvoir de faire prendre conscience de sentiments que l'on a éprouvés, au moins en partie, en renforçant, en rétrécissant ou en étendant la conscience de toutes sortes de façons. " " Ainsi, souvent, le but expressif d'un morceau de musique doit-il se découvrir par identification aux mouvements du corps qui l'ont produit, et ceux-ci, à leur tour, peuvent avoir leur origine dans la culture autant que dans les particularités d'un individu [...] En fait, c'est alors qu'on serait véritablement profond, parce qu'on aurait part à l'essentiel de la musique : ce qui se trouve dans le corps humain et que tous les hommes ont en commun. "

 

3) Le grand répertoire chanté à l'Oratorio de Castelsardo est un modèle de musique spectrale traditionnelle.

Que le sens ne soit pas épuisé par les explications qu'on en donne, c'est le propre des grandes oeuvres du répertoire. Le " grand répertoire " des confrères supporte plusieurs explications possibles. Bernard Lortat-Jacob présente un délicieux petit traité d'harmonie castellanese qui explique sous l'angle de la modalité les techniques d'écriture de cette polyphonie. Il aurait à écrire sur la même musique un petit abrégé de musique spectrale (Pour les non-initiés et au risque de décevoir Tristan Murail, il ne s'agit pas de musique spectrale parce l'apparition de la quintina évoquerait de quelconques spectres ou lutins mais d'une musique qui travaille sur le spectre des sons !). On peut observer en effet :

 

 

Il s'agit donc d'une vraie musique spectrale née au sein d'une société traditionnelle. Sa cohérence, sa taille humaine et l'économie de ses moyens ont, je pense, quelque chose à nous apprendre et en font un modèle, ce qui était ma troisième thèse.

 

 

Cet exposé s'est interrogé sur le sens littéraire et le sens musical du " grand répertoire " de l'Oratorio di Santa Croce. Parce que la quête du sens n'est déjà révélation du sens que pour qui s'y engage, comme la démarche des confrères le fait pressentir, je voudrais partager combien je trouve remarquable que Bernard Lortat-Jacob, selon son aveu , ait pris le risque du point de vue scientifique de mêler les perspectives objective et subjective. Il nous propose grâce à cela un livre d'une grande vérité et d'une profonde humanité.