Singularité, transcendance du chant et devenirs

Sur Bernard Lortat-Jacob : Chants de Passion (coll. " La voie esthétique ", Cerf, Paris, 1998)

 

Jérome Cler

Samedi 26 février 2000, IRCAM

 

C'est en tant que " confrère-ethnomusicologue " que je suis ici présent, mais habitué à un tout autre monde que celui des confrères sardes : je m'occupe de paysans turcs, d'ascendance nomade, dont les répertoires sont plutôt instrumentaux, où la polyphonie n'a pas de place, dont le paysage familier est la grande steppe ou la montagne, les pratiques religieuses liées à la fois à l'islam et à un syncrétisme. Or nous sommes ici en pays sédentaire, au répertoire polyphonique, en pays marin, et en vieille terre chrétienne catholique.

Je n'en ai pas moins de nombreuses raisons de me sentir en harmonie profonde avec la prose de Bernard Lortat-Jacob. Tout d'abord parce que son livre est d'une rare beauté, oeuvre d'écrivain autant que de chercheur, - les écrivains sont rares dans la profession, faut-il y insister ? Ensuite, il s'agit d'un texte très achevé d'ethnographie intensément participante, démarche à laquelle je puis m'identifier, y retrouvant mon propre souci. Enfin, une certaine familiarité avec le chant liturgique en terres chrétiennes d'orient me permet également d'entrer avec l'intérêt le plus vif dans cette description d'une pratique paraliturgique qui m'intrigue beaucoup.

 

Je voudrais donc proposer brièvement, et allusivement, un parcours à travers quelques thématiques, par où mon travail rencontre celui de Bernard Lortat-Jacob, - et relatives à la nature même du projet ethnomusicologique : celui-ci en effet s'attache à décrire une singularité, où la musique et ses formes représentent une individuation non-subjective, vécue ici comme une participation à la transcendance divine. Enfin, l'ethnographe, par son observation participante, est entraîné dans un devenir commun avec les sujets dont il compose l'ethnographie.

 

1. L'esprit du lieu. Le livre déploie la description d'une singularité : nous sommes déjà dans un monde insulaire, et Castelsardo apparaît comme une île dans l'île. C'est " un guêpier, encore que cette expression ne prenne pas en compte les trop fréquents conflits, les rixes, les coups bas, les inimitiés de familles, les factions et tout ce qui en dérive ", dit un visiteur du siècle dernier (p. 12, n. 3). Les habitants de l'intérieur de l'île ne reconnaissent pas dans le chant de Castelsardo des voix humaines... Et l'auteur revient à plusieurs reprises sur cet " esprit du pays ".

Mais cette singularité est composée ici sur un seul plan, celui du chant, à lui seul constituant un impressionnant agencement. En fait, l'on ne peut s'empêcher, durant toute la lecture, d'imaginer un vaste schéma circulaire (comme ceux dont le livre est parsemé) : au centre, le chant, la performance musicale, comprenant, - " centre du centre ", - l'icône sonore de la Vierge, la quintina ; ce choeur cruciforme comprend des périphéries successives : les confrères qui ne chantent pas, l'assistance, les femmes, le village parcouru durant toute la procession, les champs à l'entour où l'on cueille des fleurs les jours sans rituel : la singularité est ainsi d'abord locale, centrée, parcourue, c'est un territoire, au sens où le lieu, en tant que composante directionnelle, géographique, se résume dans la territorialisation du chant. Géo-musicologie, tout autant qu'ethnomusicologie.

2. Des puissances, plutôt que des essences. Tout le travail de Bernard Lortat-Jacob est de nous montrer, au-delà de simples traits distinctifs statiques, quels champs de forces parcourent cet ensemble : l'auteur définit son projet dans les termes suivants, faisant allusion à la " prophétie " de Levi-Strauss, " qui affirmait, en substance, que de tous les objets des sciences humaines, la musique est le plus complexe, considérant que la nature de l'homme serait toujours une énigme tant que ne serait pas connue sa musique. Ayant entendu ce voeu programmatique, mon seul motif de satisfaction serait d'avoir reconstruit un monde de valeurs qui permette d'oeuvrer par touches discrètes à la réalisation de cet oracle " (p. 237). " Valeurs " : ce mot dit bien l'objet du livre, et de cette recherche, qui n'est pas de décrire des essences, c'est-à-dire de répondre à la question " qu'est-ce que ? " (le chant, l'Oratorio, la quintina, etc.), mais " que peut la force de ? ". Le chant lui-même est un champ de forces, et les " valeurs " que Bernard Lortat-Jacob apprécie se définissent relativement à cette balentia dont le chant est la manifestation, qui place chaque chanteur en position de défi (sfida), portant en soi l'orgoglio del canto : orgueil inhérent au fait même de chanter, habitant la matière sonore comme objectivée, et qui pousse le chanteur lui-même dans son travail, - tout en " composant " avec l'idéal d'humilité chrétienne. Forces centrifuges associées aux rivalités, à la compétition de chant, forces centripètes rassemblées dans l'acte du chant au moment tant attendu, tant préparé, des processions pascales.

3. L'agencement, machine et organisme. Cette singularité, nous la désignerons également comme agencement, une réalité dont l'auteur donne un raccourci dans une métaphore d'apparence triviale : " l'automobiliste profane le sait bien : s'il veut connaître le moteur de sa voiture, il lui faut fréquenter les garages ; c'est là qu'on le démonte et qu'on s'interroge sur les fonctions de chaque organe " (p. 205). J'ai souligné moteur et organe, car le livre développe conjointement l'idée d'une " mécanique " sociale, et celle d'une unité " organique " du tout constitué par le chant, ses effets, et surtout les stratégies qu'il occasionne. Du côté de la machine, l'agencement est structurel ; du côté de l'organique, il est une composition de forces, agencement intensif, parfois violent.

4. La violence. La description que donne Bernard Lortat-Jacob de ce jeu de forces me fait penser à l'admirable texte de Pierre Clastres, archéologie de la violence (Éd. de l'aube, 1997), où l'auteur s'interroge sur la faiblesse des analyses ethnologiques sur la violence, et reprend les thèses de Hobbes sur un " état de guerre originel ", en les démontrant à la manière des Discours sur l'origine de... du XVIIIè siècle. Or le chant de Castelsardo se constitue également sur fond de conflits, au point que sa beauté, pourrait-on dire, est proportionnelle à l'intensité de la violence entre les confrères, - une violence dont l'exercice passe toujours par l'implicite, le non-dit, le sous-entendu. De ce point de vue, Bernard Lortat-Jacob nous arrache au stéréotype du " paradis perdu " ethnomusicologique, et " le chant révèle la plus profonde de toutes les fractures humaines : celle qui touche à l'affectivité, où le désaccord est en germe dans l'accord, comme l'accord dans le désaccord, et où l'acceptation de l'autre se fraye un chemin difficile à l'intérieur de son rejet " (p. 230). Sous-jacente à la description des conflits qu'occasionne le chant, une véritable théorie de l'énonciation nous est proposée en filigrane du texte, concernant ce qu'Oswald Ducrot appelle le présupposé et le sous-entendu (Le dire et le dit, Paris, ed. de Minuit, 1984).

5. L'impersonnel. Enfin, l'agencement, c'est aussi celui du rituel, où chaque individu est dépassé par la consistance du tout, - vécu comme transcendance. La description de la procession y insiste, sans, me semble-t-il, " sur-interpréter " : " dépourvus de réalité humaine et parfaitement anonymes, ils apparaissent comme les acteurs surnaturels d'un drame sacré qui se joue en dehors d'eux, dans un mouvement régulé par l'ensemble processionnel [...]. Assujettis à une organisation temporelle et spatiale qui ne dépend pas d'eux et dépourvus de la moindre autonomie, ils ne sont responsables ni de l'ordre général, ni de leurs propres mouvements, ni de la distance qui les sépare des autres, ni enfin des arrêts sur la route. L'ensemble du dispositif semble enclenché en dehors de leur volonté, comme s'ils étaient des automates venus d'un autre monde " (p. 62).

Car la singularité, c'est en définitive la consistance de l'agencement, ce qui lui permet de se constituer à chaque instant, dans l'instant même de l'action rituelle, comme au cours de l'année liturgique, ou dans la pratique même du chant : et cette consistance dépasse totalement la volonté des individus : certes, elle repose sur des oppositions structurelles, comme celle, omniprésente, qui noue l'une à l'autre la balentia, doublée de sfida, et l'humilité chrétienne ; ou encore la quintina, voix de l'invisible (ou tout simplement le chant, il canto) et la voce, cette rumeur, tout aussi immatérielle que la quintina, ou aussi diffuse que le chant est " épais ", et dense. Mais la consistance se traduit en permanence dans la pratique même du chant. Je pense d'abord à la chiave, la hauteur d'intonation, donnée tantôt par la bogi, tantôt par le bassu, et qui permet à tous les autres de se placer dans le chant. Le plus intéressant est bien sûr quand les chanteurs ne peuvent trouver la chiave, qu'elle les met en échec, c'est à dire quand l'agencement ne parvient plus à trouver sa consistance. " Trouver la bonne chiave est de l'ordre de la compétence des chanteurs, mais il est des soirs où, sans que l'on sache pourquoi, cette chiave semble relever d'un ordre irréel : on la cherche sans jamais la trouver, comme si elle avait une existence abstraite à laquelle seule l'inspiration ou la grâce donnait accès " (p. 200).

L'agencement, sa consistance, se révèlent ainsi, au niveau des chanteurs, comme une puissance d'individuation non-subjective. Certes, le chant est toujours individué, lui-même singulier dans le temps où il se produit, - au point que, comme me l'expliquait Bernard Lortat-Jacob, les confrères se souviennent toujours très précisément des circonstances du chant, quand ils écoutent des enregistrements d'une année passée : non seulement le moment précis, mais également l'état des relations entre les chanteurs. Mais il est avant tout " il canto ", existant au-delà des compétences individuelles des confrères élus pour les processions pascales.

6. La ritournelle. J'en viens, au sujet de cette " individuation non-subjective ", au concept de ritournelle, central dans la pensée de Deleuze et Guattari (cf. Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980), qui me permet de mettre l'accent sur une réalité profonde de la constitution des traditions musicales orales : il y a une constitution de la forme musicale, pré-subjective pourrait-on dire, dont la forme repose sur un élément minimal indéfiniment répété, hors de toute intentionnalité des sujets " immergés " dans leur pratique. Il s'agirait, en somme, du plus profond de la " structure profonde " des grammairiens de la musique, qui sous-tend l'analyse musicologique proprement dite (en l'occurrence, ici, le chap. VII de la première partie). Il suffit de s'imprégner du disque qui accompagne le livre pour éprouver cet effet-ritournelle. La ritournelle, " contenu même de la musique " selon Deleuze-Guattari, et, selon nous, contour minimal générateur du système et des règles, - à la fois cantus firmus, accords, " modalités " - permet aussi bien la répétition indéfinie que la variation, et le renouvellement du répertoire à chaque nouvelle occasion de performance. C'est un concept dont j'ai essayé de mettre à jour diverses implications théoriques dans mon propre travail en Turquie. Je le retrouve ici dans trois aspect de la recherche de Bernard Lortat-Jacob : l'individuation non-subjective du chant (y compris dans la chiave et la quintina), son aspect territorial (la singularité locale), et sa grammaire (ses deux " modalités ", la récurrence des motifs, des giri, d'un chant à l'autre, etc.). Peut-être qu'à cet égard le " rythme calibré " dont l'auteur fait la théorie à la fin du livre est l'aspect le plus subtil et le plus significatif de ce contenu-ritournelle du chant.

7. La tradition. C'est pourquoi ce livre est tout entier un développement du concept de tradition : " les confrères n'étaient pas les interprètes serviles de leur rituel et de leurs chants : ils semblaient moins les reproduire que les produire, comme s'ils en avaient été les auteurs de tout temps " (p. 232) ; ou encore : " je sus que j'arrivais dans une société qui pensait son monde en même temps qu'elle le mettait en action. Une société qui aimait passionnément donner du sens aux choses, et où l'on n'hésitait pas à se disputer pendant des heures sur l'opportunité d'une variante musicale - bref, une société traditionnelle vivante " (id.).

Il n'y a ainsi aucune contradiction entre l'agencement singulier défini comme non-subjectif, ou " impersonnel ", et cette maîtrise qui permet à la société d'être à chaque instant auteur et productrice de sa tradition : il s'agit d'un paradoxe (apparent) constitutif de la tradition, par où son sens advient, à la fois hors de la volonté des individus, et par eux-mêmes, dans ce qui les rend, à un instant donné, absolument singuliers (cf. fin du point n° 5)

8. La transcendance. Il est alors essentiel de relier tout cela à l'expérience sensible de la transcendance. En effet, l'agencement, sa consistance, la singularité, sont a priori immanents. Or à toutes les étapes de sa constitution, il est vécu comme transcendant, manifestation de transcendance.

Nous sommes en présence d'une pratique para-liturgique : l'Oratorio est une association laïque, qui entretient des relations distantes avec le clergé, tout en dépendant directement de lui. Une note du livre est à cet égard très riche d'enseignement : " Curieusement, la foi chrétienne (ou catholique) des confrères n'est pas ce qui frappe au premier abord. J'ai pendant longtemps vu l'église, leur église, comme un espace surtout profane [...]. Il est également vrai que la foi se prête mal à l'observation ethnographique, car la croyance s'extériorise aussi mal qu'elle se décrit. Il n'en reste pas moins que confession ou la participation à la messe, signes extérieurs courants de la pratique chrétienne, ne semblent pas essentielles pour eux. C'est toujours derrière l'autel qu'ils suivent la messe, plutôt de façon distraite et en arrivant le plus souvent en retard. Apparemment, tout se passe comme si la pratique confrérique " faisait foi " et tenait lieu de religion " (p. 15). Or cette thématique d'une pratique musicale " faisant foi " traverse tout le livre, dans des expressions que des ethnologues sourcilleux pourraient reprocher à l'auteur comme un mélange abusif de description et d'interprétation : la voix est une " incarnation ", les chanteurs sont " transfigurés " par leur chant, qui est à son tour habité par la " grâce " (chiave, quintina), l'apprentissage est baptismal ; enfin, le chant est le véritable acte communiel de ces confrères qui ne participent que de loin aux sacrements de la messe. De sorte qu'ici l'ethnomusicologie devient le révélateur d'une foi comprise non pas comme l'abstraction d'une croyance, mais comme une expérience sensible, où musiciens comme analystes sont confrontés à l'ineffable : ce que l'on appellerait duende en Espagne, hal en Iran, ou tarab chez les Arabes, nous le retrouvons ici, mais dépourvu d'un nom particulier, dans cette objectivation du chant : il canto e bello, " tropo bello " dans les meilleurs cas. Bien sûr, la quintina, dans son évanescence et son mystère, est la " matérialisation immatérielle " de la transcendance, " attribut acoustique de l'ineffable " (p. 152), à l'extrême opposé de la voce, la rumeur, tout aussi immatérielle ou imaginale, qui, en quelque sorte, manifeste l'immanence close sur elle-même de la société des chanteurs. Et Bernard Lortat-Jacob insiste sur le fait que cette quintina n'est pas particulièrement recherchée, intentionnelle : elle surgit d'elle-même, dans l'épaisseur même du spectre harmonique.

9. Ethnologie et devenir. Ma conclusion portera sur la démarche même de Bernard Lortat-Jacob : son livre ne cesse de poser et de résoudre le problème de l'ethnologie participative (" confrère-musicologue "). En particulier, p. 236, il est fait allusion à ce giru della " i " du filius (Stabba) un do qui semble aux chanteurs plus haut qu'au début du chant, au moment du giru della o de dolorosa, alors que c'est bien le même do. L'ethnologue, devenu confrère, et impliqué dans le chant, s'aperçoit que pour lui aussi, au fil de sa pratique, ce giru della i est devenu plus haut, " comme si la réalité objective, renvoyant à une incontestable vérité, devenait de moins en moins crédible ". Pourtant, il s'était bien acharné, au début de son enquête, à prouver aux confrères, par harmonium interposé, qu'il s'agissait de la même hauteur. Et il résume cette contradiction en termes de conflit entre ladoxa et l'epistèmè.

Pour nous, ethnomusicologues, il est incontestable que le " terrain " a toujours le dernier mot, et que sa longue fréquentation aurait tendance à nous rendre de plus en plus humbles dans notre démarche analytique : " je préfère [...] la syntaxe des confrères à la mienne : l'écriture est toujours bien maladroite lorsqu'il s'agit de rendre compte des intonations et de la richesse de l'oral. En définitive, comme dit le poète, " le plus beau des meubles en bois ne sera jamais aussi beau que l'arbre dont il est né " (p. 236). Pour ma part, je préfèrerais bien plus citer cet autre poète pour qui " je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute ", ou encore " tant pis pour le bois qui se trouve violon " (A. Rimbaud, Lettres à Paul Démeny, mai 1871). Il n'y a finalement pas lieu d'opposer doxa et épistèmè à propos d'un travail ethnologique où l'observateur est entraîné dans un devenir, tout autant que les " observés " : un devenir commun où précisément le bois s'éveille violon sans qu'il y ait rien de sa faute. Il est significatif que le premier conflit entre confrères relaté dans ce livre ait pour motif un voyage de concert à Paris (p. 213). Certes, cela peut se dire en termes banals : l'ethnologue modifie par son observation même la réalité qu'il observe. Mais il me semble qu'il y a là une réalité beaucoup plus profonde, signe de la meilleure ethnographie, à savoir le devenir commun - ce que Deleuze, à propos du cinéma de Jean Rouch appelle " fabulation ", - dans lequel sont entraînés l'observateur et l'observé, où tous deux " s'éveillent autres ", ce qui place le propos d'une vraie ethnographie au-delà de la simple opposition du vrai et du faux, de la doxa et de l'épistèmè, ou de l'emic et de l'etic. Tout le livre de Bernard Lortat-Jacob en est un magistral témoignage, où se confondent cette " passion de l'autre " (titre de la deuxième partie) qui anime les confrères, et la " passion de l'autre " qui est le mouvement initial de toute ethnographie digne de ce nom.