Notes préparatoires au « Samedi d’Entretemps » consacré à l’ouvrage de Violaine Anger, Le sens de la musique

(Ircam, 13 octobre 2007)

 

Timothée Picard

 

 

- Je partirai d’une citation de Gracq (En lisant, en écrivant, 1980) : « Il existe dans l’Université, depuis longtemps, un département des littératures comparées. Il y manque un département des relations entre les arts, un département des Neuf Muses, dont l’objet serait, pour chaque époque, d’étudier non seulement les influences réciproques de la littérature, de la musique, de la sculpture, de la peinture, mais encore la hiérarchie secrète qui présidait, dans l’esprit des artistes et du public, à ces influences respectives. Car il y a pour chaque époque une hégémonie mal avouée, mais effective, qui passe d’un art à l’autre capricieusement. »

- j’interviendrai ici en tant que représentant de ma discipline : la littérature comparée et, plus précisément, de cette branche de la littérature comparée qui interroge, dans le sillage du souhait de Gracq, les relations entre musique, littérature et histoire des idées. J’insiste sur la spécificité de cet ancrage, qui n’est pas celui du musicologue, et qui consiste à envisager la musique sous un angle spécifique et second par rapport au travail musicologique proprement dit : celui de l’imaginaire, de la valeur, de l’imagologie, de l’idéologie, etc.

- j’insiste sur cette donnée, ne serait-ce que pour assurer la promotion et la défense d’une approche qui, à travers l’histoire, a été tantôt valorisée, tantôt décriée ; or, c’est précisément, entre autres choses, de cette histoire –à savoir la question d’une pseudo rivalité pluriséculaire, menée, entre autres, par l’homme de lettres et le musicologue dans la semblable prétention à être le mieux à même de parler de musique– dont nous parle Le sens de la musique ;

- j’insiste aussi sur cette donnée dans la mesure où, sans effectuer de choix disciplinaire (et c’est d’ailleurs ce qui fait tout son prix), Le sens de la musique me semble relever pleinement de l’approche de la musique par le biais de l’histoire des idées, approche plurielle qui permet de montrer que la musique cristallise mais aussi synthétise, à travers le temps et l’espace, beaucoup plus d’enjeux et de débats que ceux que l’on veut bien lui attribuer parfois. Elle permet ainsi de montrer que la musique convoque des matières relevant tout à la fois d’un intérieur et d’un extérieur, extérieur occupé par l’éthique, l’esthétique, la poétique, la philosophie, la philosophie de l’histoire, la psychanalyse, la linguistique, la sociologie et même la géopolitique. Cette approche permet notamment d’accorder une attention privilégiée aux débats que la musique a suscités et suscite encore -débats d’idées et parfois débats idéologiques à linéaments fantasmatiques, formulés par toute une série d’acteurs qui débordent du seul monde artistique et spécialisé, et façonnent non seulement les conditions de réception mais également, parfois, la production artistique elle-même. J’insiste donc sur cette donnée dans la mesure où, me semble-t-il, il reste encore beaucoup à faire, en France du moins, pour la reconnaissance et l’étayage d’une telle approche.

- J’en profite d’ailleurs pour préciser que, pour avoir pratiqué et pratiquer encore ces deux volumes tout à la fois avec des étudiants de lettres et des étudiants de musicologie, Le sens de la musique constitue un formidable outil de travail dans le cadre des activités d’enseignement. Ce n’est pas là la moindre des qualités de ces ouvrages.

- Le sens de la musique, pardon pour cette évidence, est une anthologie. En tant qu’anthologie, elle effectue, parmi la multitude des textes théoriques écrits sur la musique, un travail de décantation. Celui-ci permet au lecteur, qui tente de dégager, à partir de textes canoniques ou représentatifs présentés sous forme chronologique, de dégager donc, des liens logiques, des ruptures, des continuités, d’accéder à une sorte d’unité de lecture, de récit latent. Parce qu’il s’agit d’une anthologie commentée mais non pas verrouillée, elle permet même au lecteur de construire plusieurs types de récits complémentaires, dont la somme et la tresse nous ouvrent in fine à la compréhension d’un large pan de l’histoire des idées européennes dont le dénominateur est la musique –quel que soit l’objet véritable que l’on cache derrière ce vocable.

En ce sens, on ne peut que louer Violaine Anger d’avoir choisi ce titre, Le sens de la musique, titre habilement polysémique qui inclut d’abord, évidemment, une réflexion de type sémiotique et intersémiotique ; puis, tout aussi évidemment, l’idée, relevant presque de la philosophie de l’histoire, d’une orientation et d’un destin latents de la musique européenne, et qu’il nous appartiendrait de décrypter (une ou des orientation(s), un ou des destin(s)). Il s’agit d’une vue de l’esprit, bien sûr, mais une vue de l’esprit à laquelle la plupart des auteurs convoqués dans l’anthologie ont cru, et qu’il faut donc considérer avec attention.

Pour ma part, je lirai encore le titre d’une troisième façon, et entendrai dès lors cette anthologie d’abord et avant tout comme une histoire des théories et fantasmes que le statut sémiotiquement incertain que, à tort ou à raison, l’on confère à la musique, a pu susciter ; une histoire des débats et fantasmes que l’on a successivement investis dans la musique plus encore que l’on a pu les tirer d’elle, et qui m’intéressent moins pour leur pertinence –encore que celle-ci se pose et doit être interrogée- que pour leur caractère herméneutique : autrement dit leur faculté à nous rendre tangible l’esprit d’une époque à laquelle ils ont pour fonction de donner sens, et, en corollaire, nous permettre de tenter de l’expliquer.

- ceci étant dit, j’en viens maintenant à des propos moins généraux pour rendre compte des lectures personnelles successives que j’ai pu avoir de l’ouvrage, et, par ce biais, en remercier son auteur –des lectures qui ne sont pas encore achevées, et qui connaîtront encore, j’en suis sûr, de nombreuses suites.

- la première lecture que j’ai opérée du Sens de la musique s’est placée sous le signe des enjeux théoriques et pratiques relatifs à la question de la collaboration entre les arts au sein de l’œuvre d’art mixte et, plus particulièrement de l’œuvre d’art totale wagnérienne. Sans que cette question en occupât le centre, le Sens de la musique m’a cependant permis d’accéder et de rendre compte de la généalogie des différents enjeux inhérents au sujet, généalogie dont j’avais l’intuition, dont j’avais constitué quelques étapes, mais qui m’est désormais apparue avec clarté et évidence. Parmi ces enjeux et questions :

- quel récit fantasmatique –le plus souvent hanté par le spectre de la décadence et le désir régénérateur- a-t-il été successivement produit des origines de l’art et des arts ? Quelles en sont, chez les auteurs convoqués, les conséquences pour un aujourd’hui et un demain également fantasmés ?

- dans ces récits, les arts sont-ils pensés comme unis, séparés, reliés par des territoires communs, et si oui, lesquels ? Quels sont les enjeux implicites des esthétiques aux inclinations fusionnistes ou, au contraire, séparatistes ? Le sens de la musique permet ainsi très clairement d’articuler, autour d’une métaphore organiciste revendiquée ou rejetée, des enjeux politiques, nationaux, religieux, ou autres, à ces débats qui, en apparence, semblent essentiellement de nature esthétique, linguistique, ou intersémiotique ;

- dès lors, qu’en a-t-il été et qu’en doit-il être pour la mise en œuvre et la pratique de l’œuvre d’art mixte ? Ce sont les traditionnelles questions : quelle forme de collaboration entre les arts doit être pratiquée ? Fusionnelle ou, au contraire, anti-fusionnelle ? Doit-il exister un dénominateur commun de la synthèse artistique et, dès lors, quelles en sont la source et la nature ? Un art doit-il avoir la précellence sur les autres ? Etc.

- cette lecture exige également d’évoquer un récit connexe, plusieurs fois abordé dans l’anthologie : celui de la synesthésie et de la correspondance entre les arts, à la fois pour interroger plus ou moins frontalement la question de l’interartisticité et de l’intersémioticité, mais surtout pour mettre en lumière les aspirations et les craintes sous-jacentes à cette question ;

- la deuxième lecture, que j’ai menée parallèlement à la première et que je poursuis aujourd’hui d’une autre façon, toujours accompagné du Sens de la musique, engage la question de l’existence, de la constitution et de l’évolution d’un possible « modèle musical » à travers la littérature et l’histoire des idées européennes sur la période parcourue par Violaine Anger. Par « modèle musical », j’entends un moyen, pour un écrivain, un philosophe ou un mouvement artistique, donc une entité extra-musicale, de faire reposer un système de pensée ou une création sur une vision du monde dont le socle esthétique, politique, métaphysique, etc., a pour dénominateur commun et comme outil herméneutique principal et presque suffisant la musique. Violaine Anger convoque peu de textes d’écrivains mais il est vrai que c’est dans les grands textes esthétiques et philosophiques qu’elle cite que, le plus souvent, on trouve ce socle constitué sur lequel peuvent s’enter la vision du monde et l’œuvre d’un écrivain. A ce titre :

- Le Sens de la musique, parce qu’il repose sur une série de textes tout à fait explicites, permet tout particulièrement de rendre compte de la façon dont a pu se constituer un modèle musical à travers le temps, ou bien à telle époque considérée. Etant entendu que la conception de la musique est susceptible d’évoluer, et d’influer ainsi sur les spécificités de ce modèle musical.

- Violaine Anger, à travers la multiplicité de ses sources et des compétences des auteurs convoqués, donne accès à plusieurs façons d’« écrire » la musique, qui sont autant de réponses au défi intersémiotique fécond que la musique représente pour l’écriture en général et la littérature en particulier. Même si ce n’est pas son objet direct, Le Sens de la musique permet donc idéalement au littéraire de reconstruire l’arche qui mène de la musique à la théorisation esthétique, philosophique, scientifique, etc., et de cette théorisation à un imaginaire littéraire qui a pour mission de mettre en forme ces débats en certaines modalités de discours privilégiées (thèmes, figures, stéréotypes, clichés, fictions, querelles, choix macro ou microstructurels, etc.).

- Gracq, dans la citation donnée en début d’intervention, demandait aussi que l’on accorde toute son attention à la question de « la hiérarchie secrète » entre les arts qui marque « l’esprit des artistes et du public » à un moment donné. Il précisait aussi : « car il y a pour chaque époque une hégémonie mal avouée, mais effective, qui passe d’un art à l’autre capricieusement. » Gracq n’est pas le seul à avancer une telle idée. Victor Segalen tient des propos similaires lorsqu’il avance (Les Synesthésies, 1902) : « Le siècle du Roi-Soleil avait vu une poussée d’architectes en arts divers, Boileau comme Le Nôtre…et les jardins de Versailles partagent avec l’Art Poétique un aspect défini […]. Peintres furent les Romantiques, en leurs truculences à la Delacroix. Mais la Musique, ayant pris essor en tant qu’expression profonde et poignante de toute humanité, subjugua le Symbolisme. »

à Peu importe si ces propos sont justes ou non. Car comprendre quelles ont été, à tort ou à raison, les fluctuations de la « valeur » de la musique à la bourse de la littérature et de l’histoire des idées, et les modalités d’interaction avec d’autres modèles possibles (la rhétorique, la picturalité, etc.), voilà un sujet éminemment digne d’intérêt, et auquel Le sens de la musique apporte quantité de matière à réflexion.

- « valeur de la musique », dont les oscillations sont interdépendantes du jeu d’autres composantes, elles-mêmes transformées en valeur :

- ce peut être par exemple un mouvement à caractère pendulaire, dialectique. Ainsi, pour faire vite, la primauté tantôt accordée à l’entendement tantôt au passionnel ; tantôt à l’objectif tantôt au subjectif ; tantôt à l’éthos, tantôt au pathos. De ceci dépend, pour ne donner que cet exemple, une inclination à caractère formaliste ou, au contraire, une inclination davantage expressivo-dramatique ;

- ce peut être un mouvement évolutif comme la mutation d’une conception physico-rationnelle de ces mêmes passions à une conception éthico-passionnelle, qui entraîne du même coup le passage d’une esthétique de l’imitation à une esthétique de l’expression ;

- la valorisation ou au contraire la dévalorisation de l’imitation, de l’expression, de l’impression, de la suggestion et de l’inexpressif sont entièrement tributaires de ce jeu de valeurs connexes qui, en retour, infléchissent la conception et la pratique de la musique ;

- « valeur de la musique » mais aussi « valeur des musiques » car, au sein de la musique s’exerce également, c’est évident, un jeu de hiérarchies internes, que celle-ci se manifestât entre différentes esthétiques nationales, entre différents genres, entre différentes formes, etc.

- ceci étant rappelé, on peut ainsi considérer quelles relations de soumission ou, au contraire, de contrôle, la musique a pu avoir, à travers le temps, par rapport à des modèles rivaux –je pense tout particulièrement au modèle rhétorique ou narratif ; et guetter ainsi et tenter de comprendre l’évolution de la place de la musique au sein d’une hiérarchie des arts évolutive ;

- on peut également considérer la façon dont la sollicitation d’un autre art a pu participer à l’entreprise d’inféodation ou, au contraire, d’émancipation de la musique ; et de même, en miroir, comment la musique a pu engendrer, en tel ou tel autre art, un sentiment de défi, de rivalité, mais aussi permis, en sens inverse, une redéfinition des moyens et des fins propres à cet art ; on peut enfin constater combien tel art peut, à tel ou tel moment, utiliser tel autre art pour favoriser sa propre mutation, puis s’en éloigner et le rejeter une fois cette mutation accomplie, afin de conquérir toujours davantage de pureté et d’autonomie ;

- c’est dans ce cadre qu’il me semble particulièrement intéressant –on peut le faire, toujours armé du Sens de la musique- d’étudier l’histoire de cette rivalité dont je parlais plus haut, menée depuis la querelle des gluckistes et des piccinnistes au moins, entre les musiciens et les gens de lettres (dans les deux cas pris au sens large des termes), rivalité en vue de détenir le magistère du discours autorisé sur la musique : il s’agirait de considérer, là aussi sans trop s’appesantir sur la pertinence des positions, qui ne me semblent guère constituer l’essentiel, les moments ou l’avantage est accordé tantôt aux uns et tantôt aux autres, selon quels critères, quelle configuration globale de l’époque, avec quels enjeux propres, et quelles conséquences. A ce titre, comme à d’autres, on peut évidemment regretter que le parcours du Sens de la musique s’arrêtât en 1900. Il est évidemment passionnant de prendre en considération la pérennité ou au contraire la caducité, aujourd’hui, de certaines interrogations formulées successivement dans et à travers l’histoire de la musique. On peut le regretter et, bien sûr, le comprendre, dans la mesure où le récit s’y est considérablement complexifié, et qu’un seul volume supplémentaire ne suffirait probablement pas à en rendre compte.

- plus largement, dans ce cadre, Le sens de la musique –ou plutôt l’interrogation portée sur « le sens de la musique »- amène à rendre compte de la pérennité d’un thème : la relation fascinée que l’Europe moderne a pu avoir à l’égard de la musique. Mais la hantise aussi, conséquence de ce que certains ont appelé son « ambiguïté ». Du même coup, en creux, Le sens de la musique dessine l’histoire tourmentée que l’Occident entretient avec le hors-sens, dichotomie dont la violence tranchée lui appartient probablement en propre, dont la musique cristallise de façon exceptionnelle certaines modalités, et dont il conviendrait également d’établir le récit.

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