Notes de lecture

du livre de Violaine Anger, Le sens de la musique (1750-1900)

 (Samedi d'Entretemps 13 octobre 2007)

 

 

Bruno Moysan

 

 

I - Qualités de cette anthologie

1) Un problème bien posé

a) en tant que tel

Relation entre imitation et expression à la fois comme superposition partielle de l'une sur l'autre et à la fois comme succession éventuelle (l'expression suivrait l'imitation)

Problème du renvoi entre le son (ce qu'on entend) et ce "quelque chose" qui ne serait pas sonore et qui s'associerait à lui (signifié, programme, émotion, vibration cosmique, etc...).

b) dans son historicité

Cette anthologie travaille le problème imitation - expression - autonomie en le nuançant et en apportant d'utiles correctifs :

·          l'autotélie de la musique (idée selon laquelle la musique ne renverrait qu'à elle même) apparaît bien avant que soit formulée au XIXe l'idée de musique "pure".

·          pas de développement dialectique en trois temps entre  imitation - expression - autonomie mais plutôt polyphonie dynamique

·          notion d'expression n'introduit pas véritablement de rupture avec la notion d'imitation.

Cette anthologie s'articule selon une pensée historique double, un contrepoint associant l'histoire du langage musical et l'histoire de la culture, des représentations et des sensibilités. Ces deux "histoires" s'éclairent mutuellement. Le contexte éclaire la musique mais il est probable que, plus encore, la musique soit un puissant projecteur éclairant les véritables enjeux de civilisation au sens où elle porte la trace de la façon dont une société se pense elle-même se représente elle-même à elle-même.

2) Un méthode claire et efficace

a) Un découpage du temps pertinent : 1750-1900

-Limites de moyenne durée cohérentes

Période qui correspond à une tranche essentielle de la construction de la modernité occidentale : l'invention du libéralisme démocratique

On remarquera que ce découpage temporel correspond à quelques nuances près à celui de la Révolution française de François Furet.

Sur un plan plus musical, ce découpage balise la période du langage tonal que l'on pourrait appeler celle de la tonalité "relativiste" romantique (1830-1900) en y intégrant ses prémices sensibles (2e moitié du XVIIIe siècle).

- Subdivisions qui mettent en évidence un processus évolutif fait de charnières et de feuilletages

Remise en cause du modèle de l'imitation (1750-1800)

Élaboration en système de la notion d'expression (1800-1830)

A la recherche concrète de l'expression musicale (1830-1860)

De l'expression à la suggestion (1850-1900)

Vers le refus de l'expression (1870-1900)

  

Constats :       période 1750-1850 jalonnée par deux coupures nettes : 1800-1830

2e moitié du XIXe siècle beaucoup plus ambiguë, fuyante avec vingt années feuilletées : 1850-1860-1870

 

Les choses se précipitent-elles après 1850, deviennent-elles plus fuyantes ? Est-ce l'ambiguïté de la notion d'expression qui conduit à cela ? La difficulté de penser les nuances entre expression, suggestion et impression ? Quoi qu'il en soit la superposition partielle des périodes permet de faire sentir le glissement progressif de l'expression musicale comme recherche concrète vers sa remise en cause

- Période 1800-1900 accrédite l'idée d'un XIXe siècle comme vaste transition entre un Ancien Régime absolutiste (XVIIe-XVIIIe) à tendance mono-centrique et une société démocratique tendant vers une forme d'ordre auto-organisé de tendance polycentrique et relativiste (XXe siècle). Ce type de démarche rejoint certaines tendances de la réflexion politique comme celles de Marcel Gauchet ou de Karl Popper.

b) Une vision européenne

-   Trois domaines (Angleterre, France, Allemagne) qui cadrent et orientent implicitement la lecture de la suite.

-   Des circulations entre ces domaines aussi bien en ce qui concerne les acteurs (ex. Liszt) que les idées et les représentations.

-   Multipolarités qui évoluent dans l'Histoire  : importance grandissante du Nord et du domaine germanique

 

Anthologie véritablement européenne qui sait à la fois isoler les spécificités de chaque culture nationale et à la fois dessiner des circularités et qui montre par là même que la musique est le témoin d'une véritable unité européenne.

c) Une polyphonie de textes

Analytiques : ex. Combarieu (Les rapports de la musique et de la poésie… Alcan, 1894)

Critiques : ex. Fétis, Schumann, Hoffmann, Hanslick, Liszt

Pédagogiques : ex. Thalberg, Garcia

Philosophiques : Kant, Diderot, Schopenhauer (Nietzsche grand absent)

Scientifiques : Darwin, Helmholtz

Esthétiques : ex. Riemann, Stravinski

Fictionnels : ex. Janin

Sans oublier l’auto-réflexion des compositeurs sur leur propre création.

 

Cette grande variété montre un conception large du discours sur la musique et par là même des moyens de l'expliquer et d'en rendre compte lesquels ne se limitent pas seulement au seul discours analytique.

d) La partition comme rappel efficace d'un : "on parle de musique, celle ci a aussi son propre code de lecture".

Ce rappel montre qu'il y a une relation complémentaire  entre le métalangage littéraire ou conceptuel et la notation musicale, les deux étant une forme de "présence-signe"  d'une musique absente. Cette anthologie est un véritable pari musicographique : rendre présente une absente, une extraordinaire réflexion sur l'oeil ! On remarquera l'absence d'enregistrements, lesquels poseraient immédiatement un problème d'interprétation. Mais alors quelle interprétation pour la Ve par exemple  : interprétation romantique des années 60 ou plus "moderne" (!) sur... instruments anciens.

3) Qualités pédagogiques

a) Rigueur

Clarté de la même démarche d’exposition dans chacune des cinq parties :

Un titre qui pose le problème

Une page de musique qui exemplifie presque d’une manière métonymique

Une introduction subdivisée en :

-   enjeux

-   repères chronologiques : x œuvres phares

-   bornage temporel

-   bref exposé du problème

-   rappel des principaux débats

 

En fonction des périodes cette introduction est susceptible de variantes.

Chaque texte est brièvement présenté et pourvu, quand cela est nécessaire, de sous-titres entre crochets qui en facilitent la lecture.

L’ouvrage se termine par un index détaillé qui est en soi une réflexion d’ensemble.

b) Ouverture

Un des intérêts de ce livre est sa pluralité de lecture qui en fait quasiment une œuvre ouverte. Celui-ci peut être lu de plusieurs façons :

-   totalité/fragment

-   ordre/désordre

-   continuité/discontinuité

-   par types de textes : intro/textes/pages de musique

-   par auteurs, catégories d’auteurs (critiques, compositeur etc.)

-   par périodes historiques

-   par domaines

-   par problèmes, notions

4) Qualités esthétiques

Cet ouvrage est un ouvrage de réflexion qui ne perd pas de vue l’efficacité de la didactique et de la pédagogie mais c’est aussi une œuvre d’art y compris dans sa présentation matérielle. Ce livre est « beau livre » (couverture, typographie, mise en page, qualité et couleur du papier, élégance et finesse des illustrations, rien n’est laissé au hasard). 

II - Apport de cette anthologie

1) Avancée dans la réflexion et les outils associée à un renouvellement des sources

Réel progrès de la connaissance

a) La réflexion et les sources

* Le sens de la musique est un problème très complexe, un débat multiséculaire à entrées multiples et complémentaires qui bougent dans le temps et qui concernent à la fois :

- Statut du sonore avec toutes les conséquences que cela suppose sur le plan de sa « mise en forme ».

- Relation entre la signification en musique et dans le langage articulé

- Place de l’émotionnel et de ces états psychologiques finalement assez mal définis tels que l’empathie, la sympathie, la sensibilité dans la production du « sens » de la musique.

- Relation dans la production du sens entre la vibration sonore les images, les idées, l’émotionnel

- Relation entre musique instrumentale-chant-voix y compris voix comme instrument en soi.

* Mises au point fondamentales :

- il y a de l’imitation dans l’expression et donc réorientation plus que rupture véritable

- l’autonomie de la musique ne date pas du XIXe siècle.

* Clarifications dont :

- Poème symphonique et musique à programme

- genres religieux ou consacrés, genres mondains ou libres, genres mixtes (d’Ortigue).

- Impressionnisme de Debussy

- …. … … …

* Réévaluations dont :

- Combarieu

- Écrivains anglais du XVIIIe siècle : essentiels pour comprendre le bougé de la sensibilité dans la 2e moitié du XVIIIe siècle. Il y a une véritable leçon anglaise en ce qui concerne la réflexion musicale au XVIIIe siècle.

- … … …

b) Les outils de pensée

L’absence de littérature, ou au moins sa rareté, concernant un tel problème montre la difficulté, les réticences à l’aborder et par contraste le défi accompli par Violaine Anger. Car de quoi disposait-on jusqu’à présent ?

·          Réflexion des linguistes mais assez peu concernée par la musique (sauf Ruwet et Nattiez bien entendu) et la plupart du temps marquée par un structuralisme a-chronologique. On soulignera au passage la maîtrise implicite de tout ce champ (Jakobson, Pierce, Martinet, Ruwet, Nattiez etc…).

·          Les grands isolés abordant d’une manière compréhensive la relation art-langage-société : Starobinski, Rosen.

·          Les grands historiens des idées mais qui ne parlent pas de musique : Gusdorf, Cassirer.

·          Certains historiens de la littérature reliant pratiques sociales et discours : Fumaroli, Goulemot.

·          Monument Kintzler mais qui pose la problématique du passage de l’imitation à l’expression à travers la querelle Rameau-Rousseau en philosophe en laissant la musique en creux.

2) Renouvellement musicologie et sciences humaines

a) La musicologie

Réflexion très profonde sur ce que peut être la musicologie en ce qui concerne son but et ses outils

·          Une musicologie problématisée (cf. François Furet et l’histoire-problème). Parler de musique c’est traiter un problème en convoquant les sources adéquates par opposition à une musicologie plus positiviste qui se contenterait de dépouiller des sources.

·          Une musicologie qui convoque une pluralité d’outils

·          Pas de fracture entre analyse, histoire et esthétique : renouvellement de l’analyse par les métalangages issus de la littérature. Musicologie interdisciplinaire qui sait en même temps rester une véritable musicologie  et qui ne devient pas pour autant une annexe de certaines disciplines voisines qui se caractérisent par leur prétention à vouloir embrasser le champ de la totalité de la culture telles que l’histoire culturelle, la littérature comparée ou encore l’esthétique.

·          Musicologie qui tout en restant universitaire sait aussi être utile aux musiciens praticiens en enrichissant les outils de connaissance susceptibles d’aider à l’interprétation des œuvres du passé. On remarquera une évolution du critère de l’utile-aux-musiciens qui se détache du positivisme (éditions critiques, catalogage) pour évoluer vers des approches plus compréhensives à travers une réflexion sur les mentalités collectives, les sensibilités.

b) Les sciences humaines

Cette anthologie apporte aussi un enrichissement certain au niveau des sciences humaines. A travers cette approche du sens de la musique, la musicologie dialogue avec :

·          L’histoire des sensibilités et des émotions (on pensera à l’œuvre d’un Alain Corbin)

·          L’histoire des représentations et des idées en montrant comment l’objet musical est un objet transitionnel permettant à une société de se penser, de représenter elle-même, poser ses enjeux, se mettre en débat.

·          Sociologie de la musique reliant langage, pratique, milieu (chaque auteur est ainsi remarquablement typé en ce qui concerne son métier, sa sensibilité religieuse, politique, artistique, ses réseaux de sociabilité et d’influence etc…)

·          La littérature comparée en lui apportant un ancrage analytique et une démarche véritablement musicologique

·          La linguistique, l’étude des faits de langage, la sémiotique, etc.

·          L’histoire religieuse même (ex. textes de Lesueur et de d’Ortigue)

Conclusion :

Une anthologie sur un sujet extrêmement difficile et nuancé qui réunit des textes éparpillés, d’accès parfois difficiles en langue française, très intelligemment choisis et qui est en même temps un chef d’œuvre de pédagogie et de clarté. Elle donne le même plaisir que la lecture de certains auteurs comme Raymond Aron par exemple qui savent débrouiller un problème difficile, le rendre simple sans simplisme. La seule chose que l’on puisse souhaiter est que cette anthologie crée un précédent et incite à en proposer d’autres sur d’autres périodes de l’histoire de la musique.

 

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