Exemplarité – Dévoiement – Persévérance dans l’erreur

(Sur le livre de Michèle Alten : Musiciens français dans la guerre froide [1945-1956] - L'Harmattan, 2000)

 

Samedi d’Entretemps, 22 février 2003, Ircam

 

François Madurell

Maître de Conférences

Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

 

 

C’est sous ces trois rubriques que nous mènerons notre brève réflexion sur le sujet traité par Michèle Alten.

 

1.       Exemplarité

L’analyse historique rigoureusement conduite par M. Alten démontre clairement que le milieu musical français est resté majoritairement rétif face aux mots d’ordre et à la mise au pas idéologique entreprise par la mouvance stalinienne. Dans la plupart des cas, l’exigence artistique a été plus forte que l’engagement politique. Plutôt que d’instruire le procès de quelques artistes qui se sont fourvoyés en se soumettant à une normalisation – au sens stalinien du terme - de la vie musicale, on soulignera l’action de ceux qui ont su maintenir et revendiquer l’autonomie de la création musicale, sans pour autant renier leurs convictions politiques. Dans la longue liste des personnalités qui traversent le champ exploré par M. Alten, les figures de Charles Kœchlin et Roger Désormière[1] nous semblent exemplaires. L’engagement humaniste de Kœchlin s’accompagne d’une conscience artistique aiguë qui pose en préalable l’indépendance du créateur face au politique, parce que cette liberté est la condition même de l’existence d’une vie musicale digne de ce nom.

On trouve chez Désormière la même hauteur de vue. Le chef d’orchestre a défendu les œuvres et les répertoires qui lui semblaient atteindre le plus haut degré de qualité artistique. Il n’a fait aucune concession aux apparatchiks. Pourtant on ne peut douter de la sincérité de ses préoccupations sociales. Pour un chef de l’envergure de Désormière ou un compositeur tel Kœchlin à la fin de sa longue carrière, le souci permanent de partager ce qui leur semble le meilleur de l’art musical n’implique aucune inféodation au goût supposé facile du public. C’est part le haut que doit s’effectuer la mise en relation de l’artiste avec son auditoire. Quant à espérer que des caractères aussi trempés se soumettent aux injonctions d’une police culturelle, c’était une étrange cécité de la part des hommes d’appareil. C’est en ce sens que l’attitude de Kœchlin et Désormière est exemplaire : non seulement ils n’ont pas renié leurs engagements, mais leur idéal intégrait toutes les dimensions et toutes les conséquences de la liberté créatrice de l’artiste considérée comme inviolable.

La situation des artistes dans la France des années 1945-1956 n’était pas celle que devaient subir les musiciens dans l’Union soviétique de Staline. Il n’en allait pas de même en ce qui concerne la position des militants sincères à l’intérieur du Parti Communiste Français. À ce niveau, les mécanismes d’exclusion fonctionnant à petite échelle sur le modèle stalinien étaient bien réels. Si les musiciens simples sympathisants étaient à l’abri, ceux qui étaient plus engagés ou franchement adhérents devaient résister à une dérive insidieuse. Tâche d’autant plus difficile que les concepts les plus élevés et les sentiments les plus nobles ont fait l’objet d’un détournement systématique. Nous abordons ici la seconde rubrique.

 

2.       Dévoiement

Ce que nous entendons par dévoiement ne vise pas le comportement individuel des égarés, des inconditionnels, ou de ceux qui de bonne foi ont été abusés. Le terme désigne ici le détournement systématique des concepts humanistes les plus généreux à des fins totalitaires. La cause de la paix, la science[2], l’art[3], rien n’échappe à une récupération exigée par la guerre idéologique. Dans ce processus, la musique oppose fort heureusement par sa nature propre une certaine résistance[4]. On sait depuis longtemps l’embarras qu’elle provoque chez les philosophes, et de tous les objets dont l’esthétique s’empare, elle est sans doute le plus difficile à maîtriser. Pourtant le régime stalinien, dans son désir fou d’exercer un contrôle absolu sur la société soviétique, a cru bon de soumettre toute activité musicale à la censure. La résurgence soudaine en 1948, des théories de Jdanov, et la brève floraison des émules en France, jusqu’en 1953, est un fait historique qui témoigne de la myopie politique et de la mégalomanie du courant stalinien. La tentative était vouée à l’échec, dans un pays ou les durs du Parti communiste ne disposaient pas de l’appareil policier qui a contraint les artistes soviétiques à la soumission ou à la ruse. Mais elle a porté un très mauvais coup à la cause de l’éducation musicale de masse, qui a longtemps porté les stigmates, et spolié les musiciens qui ont généreusement prêté leur concours à ce qui demeure aujourd’hui encore une grande cause à défendre. Elle a précipité le discrédit du folklore, et éveillé la méfiance à l’égard des pratiques musicales collectives et des mouvements d’éducation populaire, soupçonnés de servir la propagande[5] du Parti. Elle a finalement desservi la cause de l’éducation musicale, dans un pays où les élites intellectuelles n’accordent à la musique qu’une vertu décorative et répugnent à la considérer comme un enjeu éducatif majeur.

Le réalisme soviétique, tel qu’il s’exprime dans le jdanovisme, a entraîné d’autres effets pervers en détournant de leur sens des termes comme « populaire, culture de masse, formalisme », désormais fortement connotés. Mais il a surtout interdit toute tentative de refonder la pensée esthétique sur l’œuvre de Marx : Michèle Alten insiste fort justement[6] sur l’avortement de la réflexion esthétique marxiste entreprise par le philosophe Henri Lefebvre, réduit au silence après cinq articles de la revue Arts de France, en 1948 et 1949. Le philosophe affronte seul le jdanovisme et s’attire les foudres du parti alors que les musiciens français, peu empressés à s’exposer en produisant un contre-discours théorique, résistent en poursuivant sans trop de heurts une carrière ou les critères artistiques l’emportent le plus souvent sur les mots d’ordre politiques. Plus que la musique elle-même, sur laquelle peu d’hommes de l’appareil peuvent s’exprimer avec compétence[7], c’est la production d’un contre-discours théorique qui est perçue par la direction du Parti comme un danger. Ce refus de toute pensée dissidente conduit à s’interroger sur la situation interne du Parti.

 

3.       Persévérance dans l’erreur

L’ouvrage de M. Alten démontre bien que l’on ne peut réduire l’attitude des musiciens français plus ou moins engagés au rôle d’une simple chambre d’enregistrement de décisions prises à Moscou et relayées par le Parti communiste et les organisations qu’il tente de contrôler. Le milieu musical obéit plus à ses propres règles qu’aux directives normatives des partisans de Jdanov. Mais au-delà du sort des musiciens, Michèle Alten met le doigt sur un point très douloureux dans l’histoire du parti, en insistant [8] sur le décalage flagrant entre les aspirations à l’autonomie exprimées par les compositeurs soviétiques après la mort de Staline, et la persistance de l’héritage de Jdanov dans les revues proches du parti jusqu’en 1954. La destitution de Jouvenel par Jean Jérôme[9] en 1954 n’est que le reflet dans le microcosme musical d’événements très graves qui depuis 1950 secouent le P.C.F. Lors du congrès national de Gennevilliers, du 2 au 5 avril 1950, la commission politique aboutit à l’éviction du Comité central de 28 personnalités qui s’étaient signalées par leur action dans la résistance. Jeannette Vermeersch, compagne de Thorez, dirigea ses attaques virulentes contre Marcel Prenant, qui avait été chef d’État-major des F.T.P. avant d’être déporté. Au sein même du Bureau politique, J. Vermeersch s’en prit avec hargne à Charles Tillon. Après une série d’incidents, Tillon dut affronter à Paris l’inquisiteur Léon Mauvais au cours d’un véritable procès, relaté dans les Cahiers du communisme d’octobre 1952. Le 23 mars 1952, à l’ouverture de la conférence fédérale, Waldeck Rochet qui « suivait » pour le Bureau Politique la turbulente Fédération de la Haute-Vienne attaque le grand résistant Georges Guingoin[10], qui démissionne de toutes ses fonctions. La cellule de Guingoin est dissoute. On retiendra enfin que Thorez, qui dirigeait la délégation française lors du XXe congrès du P.C. de l’URSS à Moscou, assista dans la nuit du 21 au 22 février 1956 à la séance où Khrouchtchev révéla les crimes de Staline. À son retour, Thorez tenta de mettre en cause l’authenticité du rapport. La publication du rapport dans Le Monde du 4 juin 1956 fut suivie d’une diffusion dans toute la presse, à l’exception de L’Humanité.

Ces faits historiques servent de toile de fond au paradoxe historique d’une crispation idéologique à la direction du P.C.F. et à sa persistance bien après la mission d’Aragon en 1954. L’ouverture artistique qui se manifeste avec Aragon ne concerne finalement qu’un domaine mineur de la vie du Parti. L’ascension de Georges Marchais (1961) personnalité remarquée par Jeannette Vermeersch alors qu’elle « suivait » la Seine-Sud, constitue le dénouement d’affrontements dont les aspects esthétiques ne sont que des épiphénomènes.

 

En conclusion, on retiendra que la situation des musiciens français était somme toute moins inconfortable que celle des philosophes ou des écrivains. L’ouvrage de M. Alten est une importante contribution à la connaissance d’une période historique troublée. Il serait souhaitable de compléter ce travail par une étude musicologique approfondie du répertoire apparu dans un milieu dont M. Alten a su éclairer, avec une grande objectivité, les modes de fonctionnement.

––––––––––



[1] Cf. p. 129 sqq.

[2] Mitchourine et Lyssenko, évoqués par M. Alten p. 113.

[3] Jdanov, ibid., p. 53-71 et passim.

[4] L’hypothèse d’un régime de fonctionnement élémentaire de la musique dans le « style héroïque », propice aux grands élans et capable de mobiliser les masses, n’autorise pas l’attribution d’une couleur politique.

[5] Référence au folklore « français », utilisation de la musique comme liant dans les mouvements de jeunesse, ces techniques avaient fait leurs preuves sous le régime de Vichy.

[6] Cf. p. 133 sqq.

[7] La présence d’un texte (dans l’opéra par exemple) modifie évidemment la donne.

[8] Cf. p. 149 sqq.

[9] Cf. p. 104.

[10] Ces faits, mal connus, nous entraîneraient trop loin de la problématique de l’ouvrage. On consultera : Taubmann, Michel, L’affaire Guingoin, Éditions Lucien Souny, 1994.