Suicide social, ou la pulsion de mort…

 

Séminaire du Relais Île-de-France

lundi 6 février 2012

 

Éric Waroquet

 

 

Discussion                                                                       1

Annexes                                                                        2

Orelsan : Suicide social                                                 2

Clip......................................................................... 2

Paroles....................................................................... 2

Tchekhov : La maison à mezzanine                                         5

Présentation.................................................................... 5

Texte........................................................................ 6

 

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Faute de disposer du texte de l’exposé, nous restituons ici des éléments de la discussion qui l’a suivi et le double matériau utilisé par Eric Waroquet : un clip et une nouvelle.

Discussion

En thématisant « la violence du progrès » (ou de l’idée de progrès) comme étant globalement néfaste (comme réalité à combattre, ou du moins à contourner), vous semblez essentiellement indexer la notion de violence à des effets négatifs. Or votre propos semble laisser place à une autre violence, plus affirmative : celle de la vie (la violence qui s’attache à la vie comme effraction, et pas seulement comme douce éclosion).

Ceci dit, vous semblez tempérer ce propos en indexant cette violence de la vie à la logique d’une simple survie, donc d’une vie purement animale (associée à la seule reproduction de l’espèce…), d’une vie privée de l’intensité propre à l’existence humaine, soit d’une vie proche de la mort (la survie comme mort en l’homme de cette part – que vous appelez « sujet » - susceptible de lui faire excéder sa simple dimension animale).

Au total, soutenez-vous une possible acception positive de la violence ou toute violence vous semble-t-elle ultimement néfaste ?

Il est vrai qu’il y a une part positive de violence, qui s’attache à une violence interne : quand quelque chose en moi se déchire parce que je ne renonce pas à l’intensité d’exister, parce que j’assume qu’il vaut mieux mourir que de renoncer à cette intensité, parce que je pense que la survie animale n’est pas le dernier mot de l’existence proprement humaine.

 

Il y a une violence à dire « Non ! » comme le clip la manifeste.

Il y a également une violence à manifester son désir de vivre. On la connaît par exemple chez beaucoup d’autistes dont la violence est celle de la vie : s’ils vous mordent, s’ils s’en prennent à vous ou aux choses qui les entourent, c’est aussi pour manifester qu’ils sont bien vivants et qu’ils résistent, à leur manière, à l’enfermement, à la relégation.

Il y avait ainsi une jeune autiste, chassée de dizaines d’institutions, qui, à peine arrivée dans une nouvelle institution, commençait par tout casser autour d’elle : le mobilier, les choses qui l’entouraient… Évidemment, ce comportement tendait à la faire rejeter et conduisait les institutions à prôner son enfermement. On peut comprendre son comportement sous un tout autre jour : comme sa manière, pour le moins maladroite mais bien réelle, de manifester qu’elle n’était toujours pas morte, ou transformée en légume apathique par cette série d’enfermements et de traitements, et qu’elle était toujours bien vivante !

Ici, la violence affirme la vie comme résistance à mourir.

 

Comment envisageriez-vous de sortir de l’alternative : violence collective propre à une organisation sociale impersonnelle / issue individuelle liée au retrait contemplatif et méditatif ? Ce couple n’est-il pas, précisément, ce à quoi nous condamne l’organisation sociale à laquelle vous vous en prenez : « Si vous n’êtes pas content, excluez-vous, marginalisez-vous ! » ?

Je voulais surtout faire ressortir que le processus présenté comme celui de la civilisation contient intrinsèquement une grande violence qui se cache sous le signe de l’idée de progrès.

 

Je ne vois pas trop ce que la nouvelle de Tchekhov a à voir avec la question de la violence.

Je le vois mieux pour le clip d’Orelsan : il dit que la vie est violente, et que les hommes ne sont pas des insectes.

Cela renvoie à cette violence interne qui tient au refus de renoncer à l’intensité de la vie.

 

Le propos d’Orelsan est-il dans son détail toujours pertinent ? Pour n’en prendre qu’un exemple, il semble faire l’éloge de la passion quand il pose qu’on pourrait devenir fasciste faute de passion (on imagine : d’une passion susceptible d’intensifier la vie).

Mais la passion, c’est tout aussi bien la passion de l’argent, la passion de réussir, la passion de tuer, la passion d’écraser son voisin…

Ainsi la passion, si elle est bien le signe d’une certaine intensité d’existence, constitue un signe fortement ambivalent : cela peut être la passion de la violence tout aussi bien que la passion de la non-violence, etc.

Tout de même pour le plaisir, dont par bien des côtés la société actuelle ne cesse de nous faire l’éloge (le plaisir de consommer, le plaisir des loisirs, en général tarifés, etc.) alors que l’intensité d’exister – celle par exemple qui s’attache au fait d’arriver à penser par soi-même – s’attache plus à l’effort, au travail, à une violence qu’on se fait pour s’arracher à la vie végétative à laquelle cette société semble en effet nous condamner.

Il est vrai que je n’avais pas vraiment le temps de rentrer dans les détails, de présenter finement les situations évoquées d’un côté par Tchekhov et de l’autre par Orelsan.

Mon but était surtout d’engager des échanges en proposant un regard sur la violence de notre civilisation et en nous demandant comment y répondre.

 

Annexes

Orelsan : Suicide social

Clip

http://www.youtube.com/watch?v=B2kvtRprvkk

Paroles

Aujourd'hui sera le dernier jour de mon existence

La dernière fois que j'ferme les yeux

Mon dernier silence

J'ai longtemps cherché la solution a ces nuisances

Ca m'apparaît maintenant comme une évidence

Fini d'être une photocopie

Fini la monotonie, la lobotomie

Aujourd'hui, j'mettrai ni ma chemise ni ma cravate

J'irai pas jusqu'au travail, j'donnerai pas la patte

 

Adieu les employés d'bureau et leur vie bien rangée

Si tu pouvais rater la tienne ça les arrangerait

Ça prendrait un peu d'place dans leur cerveau étriqué

Ça les conforterait dans leur médiocrité

Adieu les représentants grassouillets

Qui n'boivent jamais d'eau comme si ils n’voulaient pas s'mouiller

Les commerciaux qui sentent l'aftershave et l'cassoulet

Mets d'la mayonnaise sur leur malette ils s'la boufferaient

Adieu, adieu les vieux comptables séniles

Adieu les secrétaires débiles et leurs discussions stériles

Adieu les jeunes cadres, fraîchement diplômés

Qu'empileraient les cadavres pour arriver jusqu'au sommet

Adieu tous ces grands PDG

Essaies d'ouvrir ton parachute doré quand tu t'fais défenestrer

Ils font leur beurre sur des salariés désespérés

Et jouent les vierges effarouchées quand ils s'font séquestrer

Tous ces fils de quelqu'un, ces fils d'une pute snobe

Qui partagent les trois quarts des richesses du Globe

Adieu ces p'tits patrons, ces beaufs embourgeoisés

Qui grattent les RTT pour payer leur vacances d'été

Adieu les ouvriers, ces produits périmés

C’est la loi du marché mon pote, t’es bon qu’à te faire virer

Ça t’empêchera d’engraisser ta gamine affreuse

Qui se fera sauter par un pompier qui va finir coiffeuse

 

Adieu la campagne et ses familles crasseuses

Proche du porc au point d’attraper la fièvre aphteuse

Toutes ces vieilles, ces commères qui se bouffent entre elles

Ces vieux radins et leurs économies de bouts d'chandelles

 

Adieu cette France profonde

Profondément stupide, cupide, inutile, putride

C’est fini vous êtes en retard d’un siècle

Plus personne n’a besoin d'vous bande d’incestes

 

Adieu tous ces gens prétentieux dans la capitale

Qu’essaient de prouver qu’ils valent mieux que toi chaque fois qu’ils te parlent

Tous ces connards dans la pub, dans la finance

Dans la com’, dans la télé, dans la musique, dans la mode

Ces parisiens, jamais contents, médisants

Faussement cultivés, à peine intelligents

Ces répliquants qui pensent avoir le monopole du bon goût

Qui regardent la province d’un œil méprisant

 

Adieu les sudistes abrutis par leur soleil cuisant

Leur seul but dans la vie c’est la troisième mi-temps

Accueillants, soit disant

Ils t'baisent avec le sourire

Tu peux l'voir à leur façon de conduire

 

Adieu ces nouveaux fascistes

Qui justifient leur vie de merde par des idéaux racistes

Devenu néo-nazi parc’que t’avais aucune passion

Au lieu de jouer les SS, trouve une occupation

 

Adieu les piranhas dans leur banlieue

Qui voient pas plus loin que le bout de leur haine au point qu’ils s'bouffent entre eux

Qui deviennent agressifs une fois qu’ils sont à douze

Seuls ils lèveraient pas l'petit doigt dans un combat de pouce

 

Adieu les jeunes moyens, les pires de tous

Ces baltringues supportent pas la moindre petite secousse

Adieu les fils de bougres

Qui possèdent tout mais ne savent pas quoi en faire

Donn’-leur l’Eden ils t’en f'ront un Enfer

 

Adieu tous ces profs dépressifs

T’as raté ta propre vie, comment tu comptes élever mes fils ?

Adieu les grévistes et leur CGT

Qui passent moins de temps à chercher des solutions que des slogans pétés

Qui fouettent la défaite du survét’ au visage

Transforment n’importe quelle manif’ en fête au village

 

Adieu les journalistes qui font dire ce qu’ils veulent aux images

Vendraient leur propre mère pour écouler quelques tirages

 

Adieu la ménagère devant son écran

Prête à gober la merde qu’on lui jette entre les dents

Qui pose pas de questions tant qu’elle consomme

Qui s’étonne même plus de se faire cogner par son homme

 

Adieu, ces associations bien-pensantes

Ces dictateurs de la bonne conscience

Bien contents qu’on leur fasse du tort

C’est à celui qui condamnera le plus fort

 

Adieu lesbiennes refoulées, surexcitées

Qui cherchent dans leur féminité une raison d’exister

Adieu ceux qui vivent à travers leur sexualité

Danser sur des chariots, c'est ça votre fierté ?

Les bisounours et leur pouvoir de l’arc-en-ciel

Qui voudraient me faire croire qu’être hétéro c’est à l’ancienne

Tellement, tellement susceptibles

Pour prouver que t’es pas homophobe faudra bientôt que tu suces des types

 

Adieu la nation, tous ces incapables dans les administrations

Ces rois de l’inaction

Avec leur bâtiments qui donnent envie de vomir

Qui font exprès d’ouvrir à des heures où personne peut venir

Bêêê, tous ces moutons pathétiques

Change une fonction dans leur logiciel, ils se mettent au chômage technique

À peu près le même Q.I. que ces saletés de flics

Qui savent pas construire une phrase en dehors de leurs sales répliques

 

Adieu les politiques, en parler serait perdre mon temps

Tout le système est complètement incompétent

 

Adieu les sectes, adieu les religieux

Ceux qui voudraient m’imposer des règles pour que je vive mieux

 

Adieu les poivrots qui rentrent jamais chez eux

Qui préfèrent se faire enculer par la Française des Jeux

 

Adieu les banquiers véreux

Le monde leur appartient

Adieu tous les pigeons qui leur mangent dans la main

 

J’comprends que j’ai rien à faire ici quand j'branche la Une

Adieu la France de Joséphine Ange-gardien

Adieu les hippies, leur naïveté qui changera rien

Adieu les S.M. libertins et tous ces gens malsains

 

Adieu ces pseudos artistes engagés

Plein de banalités démagogues dans la trachée

Écouter des chanteurs faire la morale, ça me fait chier

Essaie d’écrire des bonnes paroles avant de la prêcher

Adieu les p’tits mongols qui savent écrire qu’en abrégé

Adieu les sans papier, les clochards, tous ces tas de déchets, j’les hais

Les sportifs, les hooligans dans les stades, les citadins, les bouseux dans leur étables

Les marginaux, les gens respectables

Les chômeurs, les emplois stables, les génies, les gens passables

De la plus grande crapule à la médaille du mérite

De la première dame au dernier trav’ du pays…

Tchekhov : La maison à mezzanine

Présentation

Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Maison_%C3%A0_mezzanine

La Maison à mezzanine, sous titre, Récit d’un peintre, est une nouvelle d’ Anton Tchekhov

Historique

La Maison à mezzanine fut initialement publiée dans la revue russe La Pensée russe, livre IV d'avril 1896 [1]. C’est une nouvelle ou sont abordés des sujets politiques.

Autre traduction La Maison avec un attique [2].

Résumé

Le narrateur, un peintre oisif continuel, loge chez Bélokourov, un propriétaire terrien. Les deux hommes rendent visite à la famille Voltchaninova, le père est mort, la mère est restée seule avec ses deux filles, la belle et froide Lyda, la jeune et sensible Génia.

Lyda ne fait attention qu'à Bélokourov, elle n’apprécie guère le peintre qu'elle surnomme le paysagiste, elle s’occupe de bonnes œuvres, de politique locale dans le Zemstvo, elle voudrait que Bélokourov la rejoigne dans ses combats, mais ce dernier n’est pas porté sur l’action.

Le peintre fréquente la maison des Voltchaninova, les journées y sont oisives, Lyda et le narrateur s’oppose fréquemment sur le sort des paysans pauvres, elle veut soigner les effets de la pauvreté en ouvrant des dispensaires, des écoles, lui veut agir sur les causes, les hommes abrutis par le travail, la faim, le froid et la peur n’ont pas le temps de penser, ce qu’il faut c’est partager le travail entre tous.

Le peintre est amoureux de Génia, le dernier soir il la couvre de baisers, mais le lendemain elle n'est plus là, Lyda a exigé que Génia et sa mère quittent la maison, il ne reverra plus. Des années plus tard, le peintre rencontre Bélokourov, il sait seulement que Lyda a pris le pouvoir au Zemstvo mais n’a aucune nouvelle de Génia. Quand va t il la revoir?

Extraits

    La bonne éducation consiste non pas à ne pas renverser la sauce sur la nappe, mais à ne pas le faire remarquer quand cela arrive à un autre.

    Soigner les paysans pauvres sans être médecin, c’est les tromper, et qu’il est facile de jouer les bienfaiteurs quand on possède deux mille hectares !

Les personnages

    Le narrateur, peintre, amoureux de Génia.

    Bélokourov, propriétaire terrien, hôte du narrateur.

    Lyda Voltchaninova, vingt trois ans, belle, autoritaire, voisine de Bélokourov.

    Génia Voltchaninova, dix sept ans

    Lioubov Ivanovna, maitresse de Bélokourov.

Édition française

La Maison à mezzanine, traduit par Édouard Parayre, révision de Lily Dennis, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1971

Texte

La maison à mezzanine

Récit d’un peintre

I

Il y a de cela six à sept ans, j’habitai, dans un des districts du gouvernement de T… le domaine du propriétaire Biélokoûrov. C’était un jeune homme qui se levait de grand matin, portait une redingote paysanne, buvait de la bière le soir et se plaignait sans cesse qu’il ne trouvait nulle part, ni en personne, de sympathie.

Il demeurait dans le pavillon du jardin et, moi, j’étais installé dans la vieille maison de maîtres dans une grande salle à colonnes où il n’y avait d’autres meubles qu’un large divan sur lequel je couchais, et une table sur laquelle j’étalais des réussites. Même par le plus grand calme, quelque chose y bourdonnait toujours dans les vieux calorifères de système Amossov, et, lorsqu’il tonnait, toute la maison tremblait et semblait s’écrouler. C’était un peu effrayant, surtout la nuit, quand des éclairs illuminaient soudain les dix grandes fenêtres.

Voué par le destin à un désœuvrement constant, je ne faisais positivement rien. Je regardais des heures entières, par les fenêtres, les oiseaux, les allées ; je lisais tout ce qu’on m’apportait de la poste ; et je dormais. Parfois je quittais la maison et errais au hasard jusqu’au soir, tard.

Une fois, en rentrant, je me trouvai à l’improviste dans une propriété inconnue. Le soleil commençait à décliner et les ombres du soir s’allongeaient sur les seigles en fleurs. Deux rangées de vieux sapins, très hauts, plantés très près les uns des autres, formaient une sorte de double muraille et une belle allée sévère. Je franchis aisément la haie de clôture et m’engageai dans l’allée, glissant sur les aiguilles des sapins, qui faisaient à la terre une couverture d’un pouce. C’était le calme, l’obscurité, et sur les cimes seulement tremblait, de loin en loin, une lumière dorée qui s’irisait dans des toiles d’araignées. Cela sentait fortement, à en suffoquer, les aiguilles de sapins.

Je tournai ensuite dans une longue allée de tilleuls. Là aussi l’abandon, le passé. Les feuilles de l’année précédente criaient tristement sous les pieds, et maintenant, au crépuscule, des ombres s’amassaient entre les arbres. À droite, dans le vieux verger, un loriot, probablement vieux lui aussi, chantait d’une voix faible et fatiguée. Je me trouvai au bout de l’allée de tilleuls et je longeai une maison blanche, à véranda et à mezzanine.

Et devant moi, se déroulèrent soudain une cour seigneuriale, un vaste étang avec sa cabine de bains, entouré d’une multitude de saules verts, un village au delà, avec un clocher mince, au haut duquel flambait une croix, reflétant le soleil couchant. Le charme de quelque chose de proche, de très familier, agit sur moi en un instant comme si j’avais déjà vu ce tableau dans mon enfance.

Près de la vieille porte en pierres blanches, décorée de têtes de lions, qui donnait accès dans les champs, se trouvaient deux jeunes filles. L’une d’elles, la plus âgée, mince, pâle, très belle, avec une gerbe de cheveux châtains et une petite bouche obstinée, avait une expression sévère, et fit à peine attention à moi ; mais l’autre, toute jeune encore – elle n’avait pas plus de dix-sept à dix-huit ans – mince elle aussi et pâle, la bouche grande et de grands yeux, me regarda avec étonnement quand je passai près d’elle. Elle dit quelque chose en anglais et se troubla. Et il me sembla que je connaissais depuis longtemps aussi ces deux gentilles figures. Je revins à la maison avec le sentiment d’avoir fait un beau rêve.

Peu après, un jour vers midi, comme nous nous promenions près de la maison, Biélokoûrov et moi, une Victoria, froissant inopinément l’herbe, entra dans la cour. Dans la voiture était assise une des jeunes filles. C’était l’aînée.

Elle venait avec une liste de souscription pour des incendiés. Sans nous regarder, elle nous raconta très sérieusement et en détail combien de maisons avaient brûlé au hameau de Siânovo, combien d’hommes, de femmes et d’enfants étaient sans abri, et ce que voulait entreprendre tout d’abord le comité de secours, dont elle faisait partie. Dès que nous eûmes inscrit nos souscriptions, elle reprit la liste et se disposa à partir.

– Vous nous avez tout à fait oubliées, Piôtre Pétrôvitch, dit-elle à Biélokoûrov, en lui tendant la main. Venez nous voir, et si M. N… (elle dit mon nom) veut savoir comment vivent des admiratrices de son talent et veut bien vous accompagner, maman et moi nous en serons très heureuses.

Je m’inclinai.

Quand elle fut partie, Piôtre Pétrôvitch se mit à parler. Cette jeune fille était de bonne famille ; elle s’appelait Lydie Voltchanînov. La propriété où elle demeurait avec sa mère et sa sœur s’appelait, comme le hameau au delà de l’étang : Chélkovka. Son père occupait jadis une place en vue à Moscou ; il avait, quand il mourut, le titre de conseiller privé. Malgré une belle fortune, les Voltchanînov vivaient à la campagne, été comme hiver, et Lydie était maîtresse d’école à Chélkovka, aux appointements de vingt-cinq roubles par mois. Elle ne dépensait personnellement que cet argent-là et était fière de se suffire.

– C’est une famille intéressante, dit Biélokoûrov ; il faudra que nous y allions une fois ; elles seront très contentes de nous voir.

Un jour de fête, après dîner, nous nous souvînmes des Voltchanînov et partîmes pour Chélkovka. Nous trouvâmes à la maison la mère et les deux filles. La mère, Ekathérîna Pâvlovna, jadis belle, on le voyait, mais grossie avant l’âge, asthmatique, triste, l’esprit absorbé, tâchait de m’occuper en parlant de peinture.

Ayant su par sa fille que je viendrais peut-être à Chélkovka, elle s’était empressée de se rappeler deux ou trois de mes paysages, vus aux expositions de Moscou, et elle me demandait quels sentiments j’avais voulu y exprimer. Lydie, ou comme on l’appelait à la maison Lyda, parlait plus avec Biélokoûrov qu’avec moi. Grave, sans sourire, elle lui demandait pourquoi il n’avait pris aucun emploi dans l’administration provinciale et n’était jamais allé à aucune assemblée.

– C’est mal, Piôtre Pétrôvitch, lui disait-elle avec reproche ; c’est honteux.

– C’est vrai, Lyda, approuvait sa mère ; c’est mal.

– Tout notre district, poursuivit Lyda en s’adressant à moi, est entre les mains de Balâguine. Il est président de la commission du zemstvo[3] et a distribué à ses neveux et à ses gendres tous les emplois du district ; il ne fait que ce qu’il veut. Il faut lutter contre lui. La jeunesse doit constituer un parti fort ; mais vous voyez quelle jeunesse nous avons ! C’est honteux, Piôtre Pétrôvitch !

Sa jeune sœur, Gènia, pendant qu’on parlait de politique locale, se taisait. Elle ne prenait pas part aux conversations sérieuses. On ne la regardait pas encore comme grande et on l’appelait Missiouss, parce que, dans son enfance, c’est ainsi qu’elle appelait miss, sa gouvernante. Elle me regardait avec curiosité et, quand je regardais les photographies d’un album, elle m’expliquait : « Ça, c’est mon oncle, » « celui-ci est mon parrain. » Et elle touchait de son petit doigt les photographies. Et, ce faisant, elle m’effleurait de son épaule, comme une enfant, et je voyais sa poitrine maigre, pas développée, ses minces épaules, sa natte et son corps fluet, fortement serré par sa ceinture.

Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis. Nous nous promenâmes ensuite au jardin, bûmes du thé, puis nous soupâmes longuement. Après l’énorme salle vide, à colonnes, de la demeure de Biélokoûrov, je me sentais comme chez moi dans une petite maison confortable, où il n’y avait pas de chromos aux murs et où l’on disait vous aux domestiques. Et tout me semblait jeune et pur, grâce à la présence de Lyda et de Missiouss ; tout respirait l’honnêteté.

Au souper, Lyda parla encore avec Biélokoûrov de l’assemblée provinciale, de Balâguine et de bibliothèques scolaires. C’était une jeune fille intelligente, vive, convaincue, et il était intéressant de l’écouter, bien qu’elle parlât beaucoup et fort, peut-être parce qu’elle avait l’habitude de faire la classe.

Mais Piôtre Pétrôvitch, qui gardait encore l’habitude universitaire de transformer toute conversation en discussion, parlait de façon ennuyeuse, languissante et longue, avec le désir manifeste de paraître un homme intelligent et avancé. En gesticulant, il renversa la saucière, et il se forma une grande flaque sur la nappe. Mais, à part moi, il sembla que personne ne le remarquât.

En revenant à la maison, il faisait noir ; on n’entendait aucun bruit.

– La bonne éducation, fit Biélokoûrov en soupirant, consiste moins à ne pas renverser de sauce sur la nappe qu’à ne pas le remarquer quand cela arrive à quelqu’un… Oui, ces Voltchanînov sont une excellente famille, bien élevée. J’ai perdu l’habitude des gens comme eux. Ah ! toujours les affaires ! Les affaires ! les affaires !

Il disait combien il faut travailler si l’on veut devenir un agriculteur modèle. Et moi je pensais : Quel garçon ennuyeux et paresseux ! Quand il parlait sérieusement il bredouillait : « heu, heu, heu, heu !… » et il travaillait comme il parlait, lentement, se mettant toujours en retard, laissant passer les dates. J’avais peu confiance en sa précision d’homme d’affaires, parce qu’il avait gardé, des semaines entières dans sa poche, des lettres que je lui avais confiées pour les mettre à la poste.

– Le plus dur de tout, marmottait-il en marchant à côté de moi, est de travailler et de ne rencontrer de sympathie en personne. Aucune sympathie !

 

II

Je me mis à fréquenter les Voltchanînov. Je m’asseyais d’ordinaire sur la première marche de la véranda. Le mécontentement de moi-même m’accablait ; je m’apitoyais sur ma vie qui passait si vite et sans nul intérêt, et je pensais sans cesse qu’il serait bien d’arracher de ma poitrine ce cœur qui me pesait tant. Pendant ce temps on parlait dans la véranda ; j’entendais feuilleter des livres, des robes bouger. Je m’habituai bientôt à voir Lyda recevoir des malades, distribuer des livres, et aller souvent au village, nu-tête, avec une ombrelle, et, le soir, parler à très haute voix des choses du district et des écoles. Cette jeune fille, mince, belle, immuablement sévère, avec sa petite bouche élégamment dessinée, me disait, dès que commençait une conversation sérieuse :

– Ce n’est pas intéressant pour vous.

Je ne lui étais pas sympathique. Elle ne m’aimait pas parce que j’étais un paysagiste et ne peignais pas, dans mes tableaux, la misère du peuple ; et il lui semblait que j’étais indifférent à ce qu’elle croyait avec tant de force. Il me souvient, qu’en passant sur les rives du Baïkal, je rencontrai une jeune fille bouriate à cheval, en veste et culotte de cotonnade chinoise bleue, à laquelle je demandai si elle voudrait me vendre sa pipe. Et, tandis que nous causions, elle regardait avec mépris ma figure européenne et mon chapeau Au bout d’une minute, ennuyée de parler avec moi, elle excita son cheval d’un cri aigu et partit au galop. Lyda aussi méprisait en moi un étranger. Extérieurement, elle ne m’exprimait en rien son inimitié ; mais je la sentais. Et assis sur la première marche de la terrasse, j’éprouvais de l’irritation et me disais que, soigner les paysans sans être médecin, c’est les abuser, et qu’il est facile d’être des bienfaiteurs quand on possède deux mille arpents de terre.

Sa sœur Missiouss n’avait aucun souci et passait, comme moi, toute sa vie à ne rien faire. Le matin, dès qu’elle était levée, elle prenait un livre et lisait, assise sous la véranda, dans un fauteuil si profond que ses petits pieds touchaient à peine le sol. Ou bien, elle se blottissait avec son livre dans l’allée des tilleuls, ou s’en allait dans les champs. Elle lisait tout le jour avec avidité et on pouvait remarquer combien la lecture la fatiguait parce que, parfois, son regard était las, accablé, et que sa figure pâlissait fortement.

Quand j’arrivais, elle rougissait un peu en me voyant, posait son livre, et me regardant bien droit, avec ses grands yeux, elle me racontait ce qui était arrivé : que, par exemple, il y avait eu à l’office un feu de cheminée, ou qu’un ouvrier avait pris dans l’étang un gros poisson. En semaine, elle portait une blouse claire et une jupe gros bleu. Nous nous promenions ensemble ; nous cueillions des cerises pour faire des confitures ; nous allions en canot, et quand elle sautait pour attraper une cerise ou qu’elle ramait, on voyait, dans ses larges manches, ses bras minces et faibles. Ou bien, je faisais une étude, et elle se tenait près de moi et regardait avec admiration.

Un dimanche, à la fin de juillet, je vins chez les Voltchanînov le matin, vers neuf heures. J’errai dans le parc sans approcher de la maison, cherchant des mousserons dont il y avait abondance cet été-là, et je mettais des marques près d’eux pour venir les ramasser ensuite avec Gènia. Un vent chaud soufflait. Je vis Gènia et sa mère, toutes deux en claires robes de fêtes revenir de l’église ; Gènia retenait son chapeau à cause du vent. Puis j’entendis que l’on prenait le thé sous la véranda.

Pour moi, homme insouciant, cherchant un prétexte à son désœuvrement continuel, ces matins de fête d’été étaient, à la campagne, toujours attrayants. Lorsque, encore humide de rosée, le jardin bien vert brille au soleil et semble heureux ; lorsqu’on sent, auprès de la maison, le réséda et les lauriers-roses ; quand les jeunes gens, revenus de l’église, prennent le thé au jardin ; quand tout le monde est gai et très gentiment habillé, et que l’on sait que tout ce beau monde bien portant et bien nourri, ne fera rien de toute la journée, on souhaite que cela dure ainsi toute la vie. C’est ce que je pensais, et je me promenais dans le parc, prêt à continuer ainsi sans but toute la journée, tout l’été…

Gènia arriva avec un panier. Elle avait l’air de savoir ou de pressentir qu’elle me trouverait au jardin. Nous ramassâmes des champignons en causant, et, lorsqu’elle me demandait quelque chose, elle se mettait devant moi pour me bien voir.

– Hier, me dit-elle, il y a eu un miracle au village. Pélaguèia, la boiteuse, souffrait depuis un an ; ni médecin ni remède n’y faisaient rien, et, hier, une vieille a murmuré quelques paroles et tout est passé.

– Cela n’est rien, dis-je. Il ne faut pas chercher des miracles auprès des malades et des vieilles seulement. La santé n’est-elle pas un miracle ? Et la vie elle-même ? Ce qui est incompréhensible est un miracle.

– Ce qui est incompréhensible ne vous effraie pas ?

– Non. J’aborde hardiment les phénomènes que je ne comprends pas, et je ne me subordonne pas à eux : je suis au-dessus d’eux. L’homme doit se sentir au-dessus des lions, des tigres, des étoiles, au-dessus de tout dans la nature, au dessus même de ce qui est incompréhensible et semble tenir du miracle ; sans quoi il n’est plus un homme, mais une souris craintive.

Gènia pensait qu’en qualité d’artiste, je savais beaucoup de choses et pouvais deviner ce que je ne savais pas. Elle voulait que je l’introduisisse dans la sphère de l’éternel, du beau, dans ce monde élevé qui, à son idée, m’était familier, et elle me parlait de Dieu, de la vie éternelle, du miracle. Et moi qui n’admets pas que moi et ma pensée soient anéantis à jamais, je répondais : « Oui, les hommes sont immortels ; oui, la vie éternelle nous attend. »

Elle écoutait, croyait et ne demandait pas de preuves.

Alors que nous rentrions à la maison, elle s’arrêta soudain et me dit :

– Lyda, n’est-ce pas, est une personne remarquable ! Je l’aime de toute mon âme et suis prête, à toute minute, à donner ma vie pour elle. Mais dites-moi, – Gènia toucha ma manche du doigt, – dites-moi pourquoi vous discutez toujours avec elle ?… Pourquoi vous fâchez-vous ?

– Parce qu’elle a tort.

Gènia secoua la tête et des larmes apparurent dans ses yeux.

– Comme c’est incompréhensible ! dit-elle.

Juste à ce moment-là, Lyda, rentrant, se trouvait près de l’entrée de la maison, la cravache à la main, belle, élancée, éclairée par le soleil, et elle donnait un ordre à un ouvrier.

Pressée et parlant haut, elle reçut quelques malades, puis, l’air affairé, préoccupé, elle parcourut les chambres, ouvrant une armoire, puis une autre, et elle monta dans la mezzanine. On l’appela et on la chercha longtemps pour dîner. Elle vint quand on avait déjà fini le potage.

Je me rappelle tous ces détails, je ne sais pourquoi, et je les aime ; et je me rappelle au vif toute cette journée, bien qu’il ne s’y soit passé rien de particulier.

Après le dîner, Gènia lut, étendue dans le fauteuil profond, et moi j’étais assis sur la première marche de la véranda. Nous nous taisions. Tout le ciel se couvrit de nuages et une pluie menue et rare se mit à tomber. Il faisait chaud, le vent s’était calmé depuis longtemps et il semblait que cette journée ne finirait jamais. Ekhatérîna Pâvlovna, à moitié endormie, tenant un éventail, vint nous rejoindre sous la véranda.

– Oh ! maman, dit Gènia, en lui baisant la main, ça ne te vaut rien de dormir le jour.

Elles s’adoraient. Quand l’une allait au jardin, l’autre, sous la véranda, sondant les arbres du regard, appelait : « Aou, Gènia ! » ou bien « Petite maman, où es-tu ? » Elles priaient toujours ensemble, étaient également croyantes ; elles se comprenaient même quand elles ne disaient rien, et elles se comportaient de même avec les gens. Ekhatérîna Pâvlovna s’habitua elle aussi et s’attacha vite à moi. Quand je ne venais pas de deux ou trois jours, elle envoyait savoir si j’étais bien portant. Elle regardait mes études avec ravissement elle aussi, et me racontait avec la même volubilité et la même sincérité que Missious ce qui arrivait à la maison ; elle me confiait ses secrets.

Elle était en admiration devant sa fille aînée. Lyda ne caressait jamais personne et ne parlait jamais que sérieusement. Elle vivait sa vie personnelle, et, pour sa mère et sa sœur, elle demeurait un être aussi sacré, aussi énigmatique que l’est pour les matelots leur amiral qui reste toujours dans le carré.

– Notre Lyda est une personne remarquable, n’est-ce pas ? disait souvent la mère.

Et tandis que la pluie gouttelait, nous parlions de Lyda.

– C’est une personne remarquable, dit-elle. (Et, d’un ton de conspirateur, après avoir regardé craintivement autour d’elle, elle ajouta) : On peut chercher sa pareille en plein jour avec une lumière, et, pourtant, savez-vous, je commence à être un peu inquiète. L’école, les pharmacies, les livres, tout cela est bon ; mais pourquoi le pousser à l’extrême. Elle a près de vingt-quatre ans ; il est temps de songer sérieusement à soi. Avec les livres et les pharmacies on ne remarque pas que le temps passe… Il faut se marier.

Gènia, pâle d’avoir trop lu, la chevelure aplatie, leva la tête et dit, comme à part soi, en regardant sa mère :

– Petite maman, tout dépend de la volonté de Dieu !

Et elle se replongea dans sa lecture.

Survint Biélokoûrov en redingote paysanne et chemise brodée. Nous jouâmes au croquet et au lawn-tennis ; puis, quand la nuit fut close, on soupa longuement et Lyda se remit à parler des écoles et de Balâguine qui avait en mains tout le district. En m’en allant ce soir-là, j’emportai l’impression d’une longue, longue journée désœuvrée et la mélancolique conviction que tout finit en ce monde, aussi long que ce soit.

Gènia nous accompagna jusqu’à la porte et, peut-être, parce qu’elle avait passé toute la journée avec moi du matin au soir, je sentais, me semblait-il, que je m’ennuierais sans elle, et que cette gentille famille me tenait au cœur. Et pour la première fois de l’été, j’eus le désir de peindre.

– Dites-moi, demandai-je à Biélokoûrov en rentrant avec lui, pourquoi vivez-vous d’une vie si triste, si terne ? Ma vie, à moi, est triste, pénible, monotone, parce que je suis un artiste, un homme étrange ; je suis, dès mon jeune âge, rongé par l’envie, le mécontentement de moi-même, le manque de foi en ce que je fais ; je suis pauvre et errant, mais vous, un homme sain, normal, un propriétaire, un seigneur, pourquoi vivez-vous de façon si peu intéressante et demandez-vous si peu à la vie ? Pourquoi, par exemple, ne vous êtes-vous pas encore amouraché de Lyda ou de Gènia ?

– Vous oubliez, répondit Bièlokoûrov, que j’aime une autre femme.

Il parlait de son amie, Lioubov Ivânovna, qui habitait avec lui dans le pavillon. Je voyais chaque jour cette dame très forte, bouffie, importante, ressemblant à une oie engraissée, se promener dans le jardin en costume russe avec de grosses perles de verre, toujours sous une ombrelle, et la femme de chambre allait à tout instant la prévenir qu’il était temps de manger ou de prendre le thé. Trois ans auparavant, elle avait loué le pavillon pour l’été et y était demeurée, probablement à jamais. Elle était de dix ans plus âgée que Bièlokoûrov et le tenait sévèrement, en sorte que, quand il voulait aller en voyage, il devait lui en demander la permission. Elle sanglotait souvent d’une voix d’homme, et, alors, je lui envoyais dire que, si elle ne cessait pas, je partirais ; et elle cessait.

Quand nous fûmes revenus à la maison, Bièlokoûrov s’assit sur le canapé et s’assombrit, en pensant ; moi je marchais dans la salle, éprouvant un tranquille émoi, comme un amoureux. Je voulais parler des Voltchanînov.

– Lyda ne peut aimer que quelqu’un qui touche au zemstvo, préoccupé comme elle des hôpitaux et des écoles Oh ! dis-je, pour une pareille jeune fille on peut non seulement devenir fonctionnaire, mais, comme dans le conte, user, pour courir après elle, des souliers en fer. Et Missious ! quelle merveille, cette Missious !

Bièlokoûrov, faisant des « heu, heu, heu…, » se mit à parler de la maladie du siècle : le pessimisme. Il parlait avec assurance et comme si je discutais avec lui. Des centaines de verstes de steppe déserte, monotone, brûlée, ne peuvent vous donner un aussi grand ennui qu’un homme qui reste assis, qui parle, et dont on ne sait quand il s’en ira.

– Il ne s’agit ni de pessimisme ni d’optimisme, dis-je énervé, mais de ce que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des individus n’ont pas d’esprit.

Bièlokoûrov prit cela pour lui, se froissa et partit.

 

III

– Le prince est en visite à Maloziômovo et te salue, dit Lyda à sa mère, en rentrant de je ne sais où et quittant ses gants. Il a raconté maintes choses intéressantes… Il a promis de soulever de nouveau à l’assemblée provinciale la question d’un dispensaire médical à Maloziômovo ; mais il dit qu’il y a peu de chances d’aboutir.

Et, s’adressant à moi :

– Pardonnez-moi, j’oublie toujours que cela ne peut pas vous intéresser.

Je me sentais irrité.

– Pourquoi cela ? lui demandai-je en levant les épaules. Vous ne désirez pas connaître mon opinion ; mais je vous assure que cette question-là m’intéresse vivement.

– Oui ?

– Oui. À mon avis, il n’y a aucun besoin d’un dispensaire médical à Maloziômovo.

Mon irritation la gagna. Elle me regarda, les yeux à demi fermés, et demanda :

– Qu’y faut-il ? Des paysages ?

– Il n’y faut pas même des paysages ; il n’y faut rien.

Elle finit de se déganter et déplia le journal qu’elle venait d’apporter de la poste. Une minute après elle dit doucement, se contenant visiblement :

– La semaine dernière, Ânna est morte en couches et, s’il y avait eu un dispensaire dans les environs, elle serait vivante. Messieurs les paysagistes eux-mêmes doivent, il me semble, avoir quelques façons de voir sur un fait pareil ?

– J’ai sur ce point-là des opinions très arrêtées, répondis-je. (Elle se couvrit avec le journal comme si elle ne voulait pas m’écouter). À mon avis, les dispensaires médicaux, les écoles, les bibliothèques, les pharmacies rurales ne servent, dans les conditions actuelles, qu’à asservir davantage les gens. Le peuple est empêtré dans une grande chaîne, et loin de la briser, vous y ajoutez de nouveaux chaînons ; voilà ma conviction.

Elle leva les yeux sur moi et sourit railleusement. Je continuai, essayant de dégager mon idée principale :

– Ce qui est grave, ce n’est pas qu’Ânna soit morte en couches ; le plus grave est que toutes ces Ânna, Mâvra, Pélaguèia courbent le dos, de l’aube au crépuscule, et souffrent d’un labeur qui dépasse leurs forces, qu’elles tremblent toute leur vie pour leurs enfants affamés et malades ; qu’elles redoutent toute leur vie la mort et les maladies ; qu’elles se soignent toute leur vie, se fanent de bonne heure, vieillissent tôt, meurent dans la saleté et l’infection. Leurs enfants, en grandissant, reprennent la même chanson, et des centaines d’années passent ainsi. Et des milliards de gens vivent plus mal que les bêtes et éprouvent, rien que pour un morceau de pain, une crainte continuelle. Tout le tragique de leur situation vient de ce qu’ils n’ont pas le temps de penser à leur âme et de se rappeler leur image propre, ni la ressemblance divine. La faim, le froid, la peur animale, un amas de travail, semblable à des avalanches, leur ont obstrué toutes les voies menant à l’activité spirituelle, vers ce qui, précisément, distingue l’homme de la bête, et qui constitue la seule chose pour laquelle il vaille la peine de vivre. Vous les secourez au moyen d’hôpitaux et d’écoles ; mais vous ne les délivrez pas pour cela de leurs liens ; au contraire, vous les asservissez encore plus, puisque, introduisant dans leur vie de nouveaux besoins, vous augmentez le nombre de leurs désirs. Sans compter qu’ils doivent, pour les remèdes et les livres, payer de l’argent au zemstvo, et courber, à cause de cela, encore plus l’échine !

– Je ne discute pas avec vous, dit Lyda, en abaissant son journal ; j’ai déjà entendu cela. Je ne vous dirai qu’une chose : on ne peut pas rester les bras croisés. Nous ne sauvons pas l’humanité, je l’admets, et, peut-être, nous trompons-nous en beaucoup de cas ; mais nous faisons ce que nous pouvons et avons raison de le faire. Le but le plus élevé et le plus sacré d’un homme cultivé est de servir son prochain. Nous tâchons de le servir comme nous pouvons. Cela vous déplaît, mais on ne peut pas contenter tout le monde !

– C’est vrai, Lyda, dit sa mère, c’est vrai !

En présence de Lyda, elle était toujours intimidée. Elle la regardait craintivement, ayant peur de dire quelque chose de superflu ou de déplacé ; et jamais elle ne la contredisait. Elle acquiesçait : c’est vrai, Lyda, c’est vrai !

– L’instruction primaire pour les moujiks, les livres à pitoyables préceptes et adages, les dispensaires médicaux, ne peuvent, dis-je, diminuer ni l’ignorance ni la mortalité, de même que la lumière de vos fenêtres ne peut éclairer cet immense jardin. Vous ne donnez rien ; votre intrusion dans la vie de ces gens ne crée que de nouveaux besoins, une nouvelle raison de travailler.

– Ah ! mon Dieu, dit Lyda avec dépit, il faut bien faire quelque chose !

Et au son de sa voix, il était sensible qu’elle tenait mes raisonnements comme nuls et qu’elle les dédaignait.

– Il faut, dis-je, affranchir les gens du pénible labeur physique ; il faut alléger leur joug, leur donner du répit pour qu’ils ne passent pas toute leur existence près des fours, des auges, et aux champs, pour qu’ils aient le temps de penser à leur âme et à Dieu, et celui de faire paraître plus largement leurs qualités morales. L’activité spirituelle est la vocation de tout homme, ainsi que la recherche constante de la vérité et du sens de la vie. Débarrassez-les du travail animal, grossier ; faites qu’ils se sentent libres, et vous verrez quelle dérision sont, en somme, vos petits livres et vos petites pharmacies de rien du tout ! Dès que l’homme prend conscience de sa véritable vocation, seuls la religion, la science, l’art, peuvent le contenter, et non ces vétilles.

– Affranchir l’homme du labeur ! dit-elle en souriant, est-ce possible ?

– Oui. Il n’y a qu’à en assumer une part. Si nous tous, gens de ville et gens de campagne, tous sans exception, nous convenions de partager le labeur général que dépense l’humanité à satisfaire ses besoins physiques, peut-être n’y aurait-il pas pour chacun de nous plus de deux à trois heures de travail par jour. Imaginez que nous tous, riches et pauvres, nous ne travaillions que trois heures par jour, et que le reste du temps soit libre ; figurez-vous que, pour dépendre encore moins de notre corps et moins travailler, nous inventions des machines transformant le travail, et que nous tâchions de réduire au minimum le nombre de nos besoins ; nous nous endurcirions et tremperions nos enfants pour qu’ils ne craignent ni la faim, ni le froid, et pour que nous ne tremblions pas continuellement pour leur santé, comme tremblent Ânna, Mâvra, Pélaguèia. Imaginez-vous que nous ne nous soignions plus, qu’il n’y ait plus ni pharmacies, ni manufactures de tabac, ni distilleries ; combien de temps libre au bout du compte nous resterait-il ! Tous réunis, nous consacrerions alors tout ce loisir aux sciences et aux arts. Ainsi que les moujiks réparent parfois les routes en commun, ainsi nous chercherions tous, en communauté, la vérité et le sens de la vie ; et – j’en suis convaincu – la vérité serait bien vite trouvée. L’homme serait bien vite délivré de cette continuelle peur de la mort, douloureuse et opprimante, et même de la mort elle-même.

– Pourtant, dit Lyda, vous vous contredisez ; vous ne parlez que de science et vous rejetez l’instruction !

– L’instruction primaire, qui ne donne à l’homme que la possibilité de lire les enseignes des cabarets et, parfois, des livres qu’il ne comprend pas, une pareille instruction a été pratiquée chez nous depuis Rurik. Il y a longtemps que le Petroûchka de Gôgol[4] sait lire, et pourtant la campagne est restée jusqu’à maintenant telle qu’elle était au temps de Rurik. Ce n’est pas l’instruction primaire dont il est besoin ; c’est la liberté, afin d’obtenir une large manifestation des facultés spirituelles ; ce ne sont pas des écoles qu’il faut, mais des universités.

– Vous rejetez aussi la médecine ?

– Oui, elle ne devrait s’occuper que de l’étude des maladies en tant que phénomènes et non de leur guérison. S’il faut soigner à tout prix, ce n’est pas aux maladies qu’il faut s’en prendre, mais à leurs causes. Écartez la principale cause, le travail physique, et il n’y aura plus de maladies. Je n’admets pas une science qui soigne, dis-je, excité. Les sciences et les arts véritables tendent, non à des fins passagères, particulières, mais à l’éternel et à l’universel ; ils cherchent la vérité et le sens de la vie ; ils cherchent Dieu et l’âme ; et quand on les attelle aux questions du jour, aux petites pharmacies et aux petites bibliothèques rurales, ils ne font que compliquer la vie et l’encombrer. Nous avons beaucoup de médecins, de pharmaciens, d’hommes de loi ; il y a beaucoup de gens sachant lire et écrire ; mais il n’y a presque pas de biologistes, de mathématiciens, de philosophes, de poètes. Tout l’esprit, toute l’énergie spirituelle, tendent à la satisfaction des besoins passagers, momentanés… Le travail des savants, des écrivains, des artistes, bouillonne. Grâce à eux, les commodités de la vie croissent chaque jour, les exigences physiques augmentent, et, cependant, on est encore loin de la vérité. Et l’homme reste le plus féroce et le plus malpropre des animaux ; et tout aboutit à ce que l’humanité, en majorité, dégénère et perd à jamais toute possibilité de vivre. En de pareilles conditions, la vie de l’artiste n’a pas de sens, et, plus il a de talent, plus son rôle est terrible et incompréhensible. Il se trouve qu’il travaille, tout compte fait, pour la distraction de cet animal féroce et malpropre, et consolide l’ordre existant. Aussi ne veux-je pas travailler, et je ne travaillerai pas… Il ne faut rien, hormis que la terre s’effondre au fin fond du Tartare.

– Missiousska[5], sors d’ici, dit Lyda à sa sœur, trouvant évidemment que mes propos étaient malfaisants pour une fille aussi jeune.

Gènia regarda tristement sa sœur et sa mère, et sortit :

– On dit ordinairement de charmantes choses de ce genre, repartit Lyda quand on veut justifier son indifférence. Décrier les hôpitaux et les écoles est plus facile que d’instruire et de soigner les gens.

– C’est vrai, Lyda, acquiesça la mère, c’est vrai.

– Vous menacez de ne plus travailler, continua Lyda ; il est visible que vous mettez à très haut prix votre travail. Cessons donc de discuter. Nous ne nous entendrons jamais, puisque je mets au-dessus de tous les paysages du monde la plus incomplète de toutes ces petites pharmacies et de ces petites bibliothèques sur lesquelles vous venez de vous exprimer avec tant de dédain.

Et, tout de suite, s’adressant à sa mère, elle dit d’un ton tout différent :

– Le prince a beaucoup maigri ; il a fortement changé depuis qu’il était ici ; on l’envoie à Vichy.

Elle parlait du prince à sa mère pour ne pas continuer à me parler. Sa figure brûlait et, pour cacher son émotion, elle se pencha très bas vers la table, faisant semblant de lire le journal, tout à fait comme si elle eût été myope. Ma présence lui était désagréable ; je pris congé et partis.

 

IV

La nuit était calme. Le village, là-bas, dormait déjà ; on ne voyait pas un feu ; seuls luisaient sur l’étang les faibles reflets des étoiles. Devant la porte aux têtes de lions se trouvait Gènia, immobile. Elle m’attendait pour me reconduire.

– Au village tout le monde dort, dis-je, essayant de distinguer sa figure dans l’obscurité.

Et je vis, fixés sur moi, ses yeux noirs et mélancoliques.

– Le cabaretier lui-même et le voleur de chevaux dorment tranquillement, mais nous, gens comme il faut, nous nous irritons les uns contre les autres, et nous discutons.

Cette nuit d’août était triste parce que l’on sentait déjà l’automne. La lune, couverte d’un nuage pourpré, se levait ; elle éclairait à peine la route et les sombres champs de blé que cette route coupait. Il y avait souvent des étoiles filantes. Gènia marchait à côté de moi ; elle tâchait de ne pas regarder le ciel pour ne pas voir tomber les étoiles, ce dont elle avait peur.

– Il me semble que vous avez raison, dit-elle, frissonnante à l’humidité. Si les hommes, tous ensemble, pouvaient se livrer à l’activité spirituelle, il ne resterait bientôt rien d’inconnu.

– Évidemment. Nous sommes des êtres supérieurs, et si nous concevions vraiment toute la force du génie humain et ne vivions que pour atteindre les buts les plus élevés, nous deviendrions à la fin égaux aux dieux. Mais cela n’arrivera jamais. L’homme dégénérera, et il ne restera même pas trace de son génie.

Quand on ne vit plus la porte aux lions, Gènia s’arrêta et me serra la main hâtivement.

– Bonne nuit, dit-elle, tremblante.

Elle n’avait sur ses épaules qu’une blouse, et elle frissonnait. Venez nous voir demain.

Je ressentis de l’angoisse à penser que j’allais rester seul, fâché, mécontent de moi-même et des gens, et je fis en sorte, moi aussi, de ne pas voir tomber les étoiles filantes.

– Restez encore une minute, lui dis-je, je vous en prie.

J’aimais Gènia. Je l’aimais sans doute parce qu’elle venait à ma rencontre et me reconduisait, et parce qu’elle me regardait avec tendresse et enchantement.

Comme son pâle visage, son col mince, ses mains maigres, sa faiblesse, son inaction, les livres qu’elle lisait, étaient beaux et me touchaient ! Et son esprit ! Je lui attribuais un esprit peu ordinaire. La largeur de ses idées m’enthousiasmait, peut-être parce qu’elle pensait autrement que la sévère et belle Lyda, qui ne m’aimait pas.

Il plaisait à Gènia que je sois peintre ; mon talent l’avait conquise, et je voulais passionnément ne peindre que pour elle. Je revins à elle comme à une petite reine qui allait régner avec moi, sur ces arbres, ces champs, cette buée, l’aube, sur cette nature merveilleuse, enchanteresse, au milieu de laquelle je me sentais, jusqu’à maintenant, désespérément seul et inutile.

– Restez encore une minute, lui demandai-je ; je vous en supplie.

J’enlevai mon pardessus et en couvris ses épaules tremblantes. Elle, craignant d’être ridicule et laide sous un pardessus d’homme, se mit à rire et le fit tomber ; et, à ce moment-là, je l’étreignis et couvris de baisers son visage, ses épaules, ses mains.

– À demain ! chuchota-t-elle.

Et prudemment, comme si elle craignait de troubler la tranquillité de la nuit, elle m’embrassa.

– Nous n’avons pas de secrets les unes pour les autres, dit-elle, il va falloir que je raconte tout de suite tout à maman et à ma sœur… C’est terrible ! Maman, ce ne sera rien ; maman vous aime ; mais Lyda…

Elle se mit à courir vers la porte.

– Adieu ! cria-t-elle.

Et, pendant deux minutes je l’écoutai courir. Je ne voulais pas rentrer et n’avais rien à faire. Je restai un peu à méditer, puis je revins lentement en arrière pour voir la maison dans laquelle elle vivait, la chère, naïve et vieille maison qui, semblait-il, me regardait des fenêtres de sa mezzanine comme avec des yeux et comprenait tout. Je passai devant la véranda ; je m’assis sur le banc près du tennis, dans l’ombre d’un vieil ormeau ; et, de là, je regagnai la maison. Dans les fenêtres de la mezzanine, qu’habitait Missiouss, brilla une clarté vive, puis une clarté adoucie, verte ; on venait de mettre l’abat-jour sur la lampe. Des ombres se murent… J’étais plein de tendresse, d’apaisement, de satisfaction de moi-même, content d’avoir su m’enthousiasmer et d’aimer ; et, en même temps, je ressentis de la gêne à l’idée qu’à ce même moment, à quelques pas de moi, dans une des chambres de cette maison se trouvait Lyda qui ne m’aimait pas, et, peut-être, me haïssait. Je restais assis, m’attendant sans cesse à voir sortir Gènia. Je prêtais l’oreille et il me semblait que l’on parlait dans la mezzanine.

Près d’une heure s’écoula. La lumière verte s’éteignit et l’on ne vit plus d’ombres. La lune était déjà haute au-dessus de la maison, éclairant le jardin endormi et les allées ; on distinguait nettement les dahlias et les roses du parterre qui semblaient tous d’une couleur uniforme. Il commença à faire très frais ; je sortis du jardin. Je ramassai en chemin mon pardessus et m’acheminai sans me presser vers la maison.

Lorsque, le lendemain après dîner, je vins chez les Voltchanînov, la porte vitrée était grande ouverte. Je restai assis sous la véranda, attendant que, d’une minute à l’autre, apparût Gènia, derrière le parterre, sur l’emplacement du tennis ou dans une des allées, ou que sa voix résonnât dans une des chambres ; puis, je passai au salon, dans la salle à manger. Il n’y avait personne. De la salle à manger, je passai par le long couloir dans le vestibule ; puis je revins. Dans le couloir, il y avait plusieurs portes, et, derrière l’une, j’entendis la voix de Lyda.

« Au corbeau, quelque part… Dieu…, disait-elle à haute voix, et avec des temps, en dictant sans doute… Dieu envoya… un petit… mor-ceau de fro-mage… Au corbeau, quelque part… »[6]

– Qui est là ? demanda-t-elle soudain, ayant entendu mes pas.

– C’est moi.

– Ah ! pardon, je ne puis venir tout de suite ; je fais travailler Dâcha.

– Votre mère est-elle au jardin ?

– Non, elle est partie ce matin avec ma sœur ; elles vont chez notre tante qui habite le gouvernement de Pénnza. Et en hiver, ajouta-t-elle après un silence, elles iront probablement à l’étranger.

« Au corbeau, quelque part… Dieu envoya… un petit mor-ceau de fro-mage… Tu as écrit ? »

Je sortis dans le vestibule et, sans songer à rien, je restai debout, et regardai l’étang et le village.

Et à mes oreilles arrivaient les mots : « Un petit morceau de fromage… Au corbeau quelque part, Dieu envoya un petit morceau de fromage… »

Et je partis de la propriété par le même chemin que j’y étais arrivé jadis, mais en sens inverse. D’abord je passai de la cour dans le jardin ; je longeai la maison, et entrai dans l’allée de tilleuls…

Là, un gamin me rejoignit et me remit un billet.

Je lus :

« J’ai tout raconté à ma sœur, et elle exige que je me sépare de vous. Je n’ai pas eu la force de la chagriner en désobéissant. Dieu vous donnera le bonheur, pardonnez-moi ! Si vous saviez comme nous pleurons amèrement, maman et moi. »

Ensuite ce fut la sombre allée de sapins, puis la haie trouée…

Sur le champ où jadis fleurissait le seigle et où carcaillaient les cailles, paissaient maintenant des vaches et des chevaux entravés. Çà et là, sur les collines luisaient d’un vert vif les blés d’hiver. Une humeur reposée, quotidienne, me revint, et j’eus honte de tout ce que j’étais allé dire chez les Voltchanînov ; et je ressentis comme avant l’ennui de vivre.

Rentré à la maison, je fis mes malles et partis le soir même pour Pétersbourg.

 

*

 

Je n’ai jamais revu les Voltchanînov. Il n’y a pas longtemps, en allant en Crimée, je rencontrai dans le train Bièlokoûrov. Il portait comme toujours une redingote paysanne et une chemise brodée. Quand je lui demandai comment il allait, il me répondit : « Grâce à vos prières, ça va bien. » Nous causâmes. Il avait vendu sa propriété et en avait acheté une autre plus petite au nom de Lioubov Ivânovna. Il me dit peu de choses des Voltchanînov. Lyda, comme avant, habitait Chelkôvka ; elle faisait la classe aux enfants. Peu à peu, elle avait réussi à grouper autour d’elle un cercle de gens sympathisant avec elle, formant un parti solide, qui, aux dernières élections provinciales, avaient blackboulé ce Balâguine dans les mains duquel avait été jusqu’alors le district. De Gènia, Biélokoûrov sut seulement me dire qu’elle n’habitait pas Chelkôvka ; elle était on ne sait où.

Moi, je commence à oublier la maison à la mezzanine et parfois seulement, quand je peins ou lis, soudain, sans rime ni raison, je me rappelle la lumière verte à la fenêtre ou le bruit de mes pas, résonnant dans les champs, la nuit, lorsque, amoureux, je rentrais chez moi, me frottant les mains à cause du froid.

Et, plus rarement encore, pendant les minutes où la solitude me pèse et où je suis triste, je me souviens vaguement ; et il me semble peu à peu, Dieu sait pourquoi, qu’on se souvient aussi de moi, qu’on m’attend, et que nous nous reverrons…

Missiouss, où es-tu ?

1896.



[1] La Maison à mezzanine, notes page 1019, Tome III des Œuvres d’Anton Tchékhov, traduit par Édouard Parayre, révision de Lily Dennis, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1971

[2] Voir Dictionnaire Tchekhov, Page 167, Françoise Darnal-Lesné, Édition L'Harmattan, 2010

[3] L’Assemblée provinciale. (Tr.)

[4] Petroûchka est le domestique de Tchitchâkov, le héros des Âmes mortes. (Tr.)

[5] Diminutif affectueux de « Missiouss ». (Tr.)

[6] C’est le commencement de la fable de Krylov, le Corbeau et le Renard. (Tr.)