Violence et agressivité chez les personnes autistes

 

Séminaire du Relais Île-de-France

lundi 21 novembre 2011

 

Daoud Tatou

 

 

Le Relais Île-de-France 1

Présentation de cas cliniques à travers mon expérience 1

Spécificité de la violence chez la personne atteinte d’autisme 3

En conclusion de mon exposé… 6

Discussion 7

 

 

Le Relais Île-de-France

Présentation du Relais : son cadre d’intervention et le pôle d’insertion.

Le Relais Île-de-France est une association loi 1901, créée en 2000. Elle a une double vocation :

      La prise en charge de personnes en situation de handicap pendant les week-ends et les vacances scolaires,

      L’aide à l’insertion professionnelle d’animateurs, au départ non diplômés, au travers de la prise en charge de personnes handicapées.

Présentation de cas cliniques à travers mon expérience

Ma rencontre avec A.

 

A. est un jeune accueilli à l’hôpital de jour d’Antony dans le 92.

J’avais 17 ans quand je l’ai rencontré pour la première fois. C’était tous les jeudis après-midi au fond du jardin, où il y avait la salle polyvalente qu’on appelle « la salle théâtre ».

J’animais alors un atelier de rap/danse, mais le but de cet atelier n’était pas de faire de ces jeunes des chanteurs et danseurs professionnels.

L’objectif était de leur donner accès à la culture sous toutes ses formes et notamment à la culture des jeunes de leur âge.

La première fois que je suis rentré dans cette salle, j’ai été très impressionné par la créativité qui emplissait ce lieu. En effet, les murs étaient peints de fresques de toutes les couleurs ; elles étaient tellement atypiques, je n’avais jamais vu des fresques pareilles : étaient peint des chiffres, des mots, des têtes, des formes abstraites, bref des couleurs dans tous les sens.

La salle était grande, toute en longueur ; au fond il y avait un rideau tout blanc, un sac de frappe pour les boxeurs et des chaises éparpillées.

 « Qu’est ce que je fais là ? Comment à 17 ans ai-je atterri de ma banlieue dans ce lieu ? ». Au moment où je me suis posé cette question, un jeune était en train de faire une grosse crise de violence. J’ai vu trois éducateurs essayer de l’immobiliser. Bizarrement, malgré leur nombre, leur poids, et leurs trois cerveaux, le jeune a réussi à se débattre et à leur porter des coups ; il a frappé, et encore frappé ; dans mon souvenir, il m’a semblé que ça avait duré très longtemps. Ils l’ont immobilisé.

Je me suis approché de lui, ses yeux étaient vides et sans expression ; il transpirait, son cœur battait très vite, il était tout blanc, et tremblait. Moi, toujours dans mon coin, j’attendais de pouvoir commencer mon atelier, tout en me posant plein de questions.

Je me suis demandé pourquoi il s’était énervé comme ça, quel était le facteur déclenchant d’une telle colère et pourquoi il n’avait pas écouté les appels au calme des éducateurs.

J’ai été impressionné aussi par le travail des trois éducateurs : ils lui ont parlé avec beaucoup de sang-froid et très calmement ; on entendait à peine leurs voix. Ce qui m’a le plus frappé était qu’ils étaient coordonnés comme des CRS : ils parlaient avec le même ton et le même rythme.

Ce retour au calme est ce qui a permis à A. de s’apaiser avant de prendre ses médicaments ; c’est impressionnant de voir une phase de violence se déchaîner de façon incontrôlable, puis une phase de retour à l’état initial.

Par la suite j’ai demandé à l’éducateur pourquoi A. s’était mis en colère, car ça restait un mystère pour moi.

L’éducateur référent en ce temps-là m’a répondu : A. a des angoisses qu’on ne comprend pas et parfois elles éclatent en violence. Moi, l’angoisse, je sais ce que c’est, mais de là à l’exprimer à travers de la violence, ça me paraissait presque paradoxal.

Ce jour-là l’ambiance était lourde dans la salle ; j’ai fait cet atelier sans aucune conviction. Je me suis dit que je ne reviendrais pas : je n’ai pas quitté mon quartier où il y a de la violence pour en subir une autre ! Durant tout le trajet de retour, je me posais plein de questions.

Je me demandais comment on peut se mettre en colère, pour rien, comment on peut résister à trois hommes, où ce jeune a-t-il puisé cette force, et d’un autre côté je me disais : comment devient-on éducateur sans flipper, au moment où ça crie, ça tape, ça cogne, ça déchire les vêtements, comment gérer ça sans se mettre en colère, sans rendre les coups par les coups ?

J’ai appris et compris ce jour-là toute la grandeur de ce métier, car il nous forçait à ne pas réagir de façon impulsive mais de toujours se poser dans le calme pour ramener l’autre à ce qu’on veut. J’ai trouvé que c’était un très beau métier.

Ma rencontre avec J.

A la suite d’un an de travail à l’hôpital de jour d’Antony, le médecin psychiatre, directeur également d’un autre hôpital de jour (Santos Dumont, Paris), m’a fait la proposition d’animer un atelier de chant-rap avec les jeunes de son établissement.

Une réunion a été organisée avec l’ensemble des acteurs de ce projet. Étaient présents deux encadrants, Dominique et Kamel, chargés de cet atelier, ainsi que J. et Y., jeunes autistes devant participer aux activités proposées.

Dominique est infirmière, Kamel est éducateur spécialisé. Ils travaillent tous les deux depuis dix ans auprès des jeunes autistes et connaissaient très bien J. et Y.

La réunion destinée à présenter l’atelier n’avait commencé que depuis deux minutes lorsque J. s’est mis en colère, se tapant la tête contre la table, se mordant les mains, se balançant et donnant des coups de pied. J’ai alors vu les encadrants calmes, structurés, essayant de l’immobiliser tout en lui parlant calmement. Mais J. s’est levé, et de ses mains est parvenu à faire tomber une armoire pleine de livres, si lourde qu’il aurait fallu deux hommes pour la déplacer. Réaliser un tel effort en quelques secondes seulement, c’était pour moi du jamais vu.

 

C’est en repensant à la réaction de J. que je l’ai revu ce lundi-là. Il me semblait énervé, angoissé et tenait dans ses main un bout de tissu qu’il faisait tourner très vite entre ses doigts.

Il s’est avancé vers moi, les yeux noirs et sans aucune expression et m’a dit tout en fuyant du regard : « T’as pas une cigarette ? ». Je lui ai répondu : « Non ! ». J. s’est alors remis à se balancer très fort, à courir très vite et à s’arrêter face au mur. J’avais peur.

Dominique et Kamel ont essayé de le rassurer et de le calmer sans succès. J. court, crie, se frappe, se balance.

J’ai débuté l’activité en diffusant du rap, faisant comme si je n’avais rien vu, comme si j’étais un éducateur chevronné faisant face à des situations similaires depuis 10 ans. Bien entendu ce n’était pas le cas.

 

 Je m’adresse tout d’abord à Y. en lui faisant répéter une chanson de Tonton David : « Issu d’un peuple qui a beaucoup souffert ». Tous deux se prêtent au jeu : tout va bien.

Soudain et sans que je m’y attende, J. s’approche et me porte un coup au visage. Je me retrouve aussitôt par terre, sonné. Je me relève et aperçois que J. est immobilisé par ses deux encadrants. Le visage rouge à cause du coup et de la colère, et poussé par ma grande jeunesse, j’ai envie au fond de moi de répondre coup pour coup me disant qu’en faisant mal à cet autiste, il ressentira le mal qu’il fait aux autres. Mais en voyant son visage angoissé, et lui-même plaqué au sol tout transpirant et recevant une leçon de morale de ses deux éducateurs demeurés calmes, je comprends que ce n’est pas volontaire et que ce n’est pas contre moi que ce coup a été porté. Je me calme à mon tour en me disant que « C’est un fou » qui ne sait pas ce qu’il fait. Je m’approche alors de lui. Les éducateurs lui demande de s’excuser.

 J. s’exécute comme un soldat et répète la phrase par laquelle lui a été formulé la consigne : « Excuse-toi auprès de Daoud ». Les éducateurs le reprennent : « Dis : “je m’excuse Daoud” ». A nouveau J. s’exécute et dit : « Je m’excuse Daoud ». Une fois de plus, je prends conscience que ces excuses ne sont qu’un ensemble de mots vides de sens. Là un sentiment m’envahit : J. me fait penser à un vase vide et sans fond qu’on remplit de mots, de choses. J’accepte ses excuses, sachant qu’il ne l’a pas fait contre moi, mais lui demande de ne pas recommencer.

 

Pour la première fois, à l’âge de 18 ans, je reçois un coup, sans rien dire et sans rien faire. Dans un autre contexte, je n’aurais jamais réagi de la même manière. Après l’atelier, les éducateurs m’ont rassuré, m’ont dit qu’effectivement J. n’avait rien contre moi, que c’était un jeune impulsif qui pouvait se manifester violemment n’importe quand et pour n’importe quoi : une journée mal passée sans oublier le transport en commun emprunté pour venir jusqu’au studio, le refus de la cigarette, ce nouveau lieu, ce nouveau décor, des nouvelles personnes, un nouvel atelier, un nouvel intervenant, tout ceci constitue le cocktail explosif que j’ai dû essuyer.

 

J’ai demandé pourquoi J. a répété bêtement la phrase d’excuses. J’ai ainsi appris un nouveau mot : « écholalie » (lorsque les mots se perdent dans les montagnes et reviennent sous forme d’écho).

Les éducateurs m’ont ensuite demandé comment j’avais vécu cette situation.

Je leur ai avoué que j’ai eu envie de riposter, afin qu’il ressente ce que j’ai ressenti : tout d’abord l’humiliation d’être tapé devant les autres, et ensuite le mal physique. Je leur ai fait part du sentiment qui m’a envahi en le voyant apeuré, bloqué, le visage pâle, s’excusant sans même comprendre ce qui s’était passé. Je les ai également rassurés vis-à-vis de mon application et de ma motivation qui demeuraient inchangées.

 

Par la suite, un autre type de violence, fréquente, ne manque pas de me surprendre : l’ automutilation.

Par exemple, je rencontre au cours de mon travail un jeune homme autiste de 21 ans que nous nommerons B., qui faisait preuve d’une grande agressivité envers lui-même au point d’avoir d’énormes plaies à la tête. Je le prends en charge dans des conditions que je peux qualifier d’extrêmement « confortables » si on les compare à celles d’une institution. C’est-à-dire que je l’accompagne de façon individuelle au quotidien, ce qui bien sûr est difficile du fait de sa problématique auto-agressive, auto-mutilante (plusieurs centaines de coups par jour). Je me suis alors demandé comment serait arrivée à le gérer une institution qui l’aurait pris en charge. En fait, aucune ne l’avait pris et il restait au domicile avec sa mère, si bien que notre association doit faire ce travail d’accompagnement au domicile, individualisé.

Spécificité de la violence chez la personne atteinte d’autisme

Les personnes atteintes d’autisme sont très souvent des personnes dont la prise en charge est difficile, notamment lorsqu’il y a des comportements violents. C’est une pathologie qui s’exprime à travers une certaine violence, violence de frapper, de casser, de détruire… Mais, paradoxalement, on n’ a pas l’ impression que cette violence est là pour nuire mais au contraire pour se défendre d’un monde extérieur qui est vécu chez eux comme intrusif, frustrant, inadapté, étranger, et donc comme angoissant.

 

Il existe actuellement peu ou pas d’ouvrages traitant de la gestion de la violence chez les autistes à proprement parler. Les écrits que nous pouvons trouver vont notamment faire allusion à des activités permettant de contenir l’autiste pour éviter les crises de violence, ou encore nous remarquerons que les institutions n’ont pas vraiment de technique pour cela et que ce type de situation délicate sera gérée sur le tas et en fonction du type de violence. Par ailleurs, ce sujet me semble assez tabou : lors des réunions dans l’IME ou je travaillais, on n’osait pas aborder ce sujet et lorsque je demandais à ce que l’on en parle, on me considérait parfois comme quelqu’un qui a un passé avec la violence !

 

La difficulté qui réside dans le fait d’en parler provient, à mon sens, d’une difficulté que l’on a, chacun, avec notre propre violence ; cela nous renvoie à des choses personnelles. C’est cette difficulté même qui, comme je l’ai précisé, va me pousser dans ce secteur, car je ne trouve mon travail intéressant que s’il me permet de faire et d’apprendre des choses nouvelles, de chercher des solutions inédites à des problèmes qui semblent insolubles.

 

Différentes formes

 

Il y a différentes formes d’autisme et tous les autistes ne sont pas violents. Quand nous parlons de violences, il faut aussi préciser qu’il y en a de différentes formes :

1.     La violence à l’égard d’autrui (hétéro-agressivité)

2.     Mais aussi tout ce que la personne présentant des troubles du comportement peut infliger involontairement à son entourage. Il s’agit de faits, de demandes, d’attentes qui incombent directement aux troubles, qui semblent vitales pour la personne autiste mais qui mettent l’entourage (parents, soignant, éducateurs, accompagnants, etc.) dans une position très difficile et sous pression.

3.     La violence à l’égard de soi-même (auto-agressivité).

1. La violence à l’égard d’autrui (hétéro-agressivité)

J’en ai donné deux exemples : ceux d’A. et de J.

Ils illustrent peut-être cette violence distincte de l’agressivité, selon certains pédo-psychiatres. Paul Fustier, dans son ouvrage sur le travail d’équipe en institution, reprend l’expression de Jean Bergeret (1984) lorsqu’il parle de « violence fondamentale ».

Ce dernier « analyse le statut d’imprécision de l’objet de l’instinct violent, comme si l’identité primaire de cet objet n’était pas totalement établie ». Il propose alors une distinction essentielle : contrairement à l’agressivité qui vise à nuire de façon très spécifique à l’objet, éventuellement à le détruire, surtout à le faire souffrir, au contraire, dans les situations de violence fondamentale, le statut et le sort de l’objet extérieur ne revêtent qu’une importance secondaire ou encore : « L’autre existe certes dans une position objective, mais la violence seule, quand elle n’est pas déjà l’Eros, ne confère pas à l’objet un authentique statut “objectal” c’est-à-dire triangulaire, œdipien névrotique ».

 

On peut rencontrer en institution cette impression ressentie par les professionnels qu’ils ne sont pas les destinataires de la violence, qu’ils ne sont visés ni directement, ni même au titre d’objets externalisés qu’il s’agirait de détruire.

Bergeret précise : « La violence fondamentale, parce qu’elle reposerait sur un fantasme fondamentalement narcissique primaire, pose la question : l’autre ou moi ? Il s’agirait d’un instinct de survie, peu différent de la pulsion d’autoconservation ».

D’après Fustier : « le travail de Bergeret montre que l’on ne saurait sans contresens, confondre des situations dont le moteur est la violence avec des situations dont le moteur est l’agressivité. Celle-ci suppose une “adresse”, un destinataire, elle vise un “objet” clairement individué. »

 

Les personnes qui présentent ce type de violence fondamentale sont des personnes qui cherchent à se protéger contre une destruction, ou contre la peur d’être détruits. Or nous savons que, pour les personnes autistes, beaucoup de situations que l’on n’anticipe pas ou qu’on ne comprend pas peuvent être source de frustration et générer de la violence.

2. Les contraintes tyranniques imposées par l’autiste à son entourage : en voici

Un exemple. Je cite C. Raffin :

« Ennio, 32 ans, autiste oblige son père à se rendre tous les samedis matins à un petit village au bord de la mer situé à quelques 70 km de la maison. Il faut alors suivre toujours le même parcours, s’arrêter exactement devant les mêmes bistrots, le même distributeur d’essence, sinon Ennio n’est pas rassuré par ce rituel et il se met à hurler, se battre, tout cela si fort que même le voisin le plus tolérant appellerait la police. ».

Cet exemple -  je pourrais en donner plusieurs dizaines semblables tirés de notre expérience - nous donne une idée assez précise du quotidien des parents (mais aussi de tout un entourage) ; il est très difficile de se retrouver face une telle situation, cela devient quelque chose de violent à vivre.

Une institution qui a par exemple le taux d’encadrement d’un éducateur pour cinq adultes handicapés ne peut encadrer de tels comportements.

De plus, il arrive que de tels agissements, qui deviennent insupportables, génèrent de la violence de la part de l’entourage à l’égard de la personne autiste.

Par exemple, du côté des soignants, il peut y avoir de « la violence institutionnelle » si on n’y est pas suffisamment vigilant.

Dans la façon dont on va accueillir un jeune, dont on s’en occupe : nous devons nous demander si nous lui apportons l’attention nécessaire pour qu’il s’intègre bien dans le groupe, dans l’institution.

Dans la façon de parler, d’imposer les choses, il faut également être vigilant : accompagner la parole aux gestes, être attentif à l’état affectif du jeune au moment de telle ou telle activité… Enfin il est important de ne pas rester figé dans une « répétition » au jour le jour et dans une application à la lettre du planning comme ce serait le cas pour un travail à la chaîne.

L’institution doit prendre en compte plusieurs paramètres pour savoir comment accueillir la violence, pour choisir quelle technique mettre en place afin de mieux la gérer.

3. La violence à l’égard de soi-même (auto-agressivité) : l’automutilation

Ce phénomène est intimement lié à l’histoire de la psychiatrie infantile . Déjà, dans ses premières descriptions, Kanner (en 1943-1944) mentionne sa fréquence élevée chez les enfants autistes.

 

Pour situer le propos historique, nous avons Menninger qui, dans son étude de 1935, va rendre compte d’une forme d’automutilation chez les patients psychiatriques qu’il va tout d’abord nommer « suicide focalisé ». Selon lui, le geste automutilateur a la double propriété de satisfaire un besoin d’expiation et un désir d’agression. Ses observations furent menées seulement sur une population adulte. Les premiers travaux de Berès en 1952, ou de Mittelman en 1954, portent surtout sur la tendance à retourner l’hostilité contre soi, sans qu’il soit nécessairement question d’automutilation proprement dite. L’automutilation, au sens restreint « d’activité motrice primitive » telle que nous la connaissons chez les enfants atteints de perturbations précoces graves de la personnalité, est abordée sommairement et comprise comme un effet de l’immaturité du moi.

 

Lézine en 1959 puis Shentoud en 1961 sont les premiers à étudier systématiquement l’automutilation du jeune enfant. Ils établissent qu’elle est à l’origine d’une activité structurante normale et passagère, ayant une valeur adaptative, permise par l’incoordination motrice de l’enfant, pouvant être reprise ou maintenue à la suite d’un développement lacunaire du schéma corporel.

Ainsi nous pouvons définir l’automutilation de différentes façons. Pour certains, ce terme porte à confusion, étant donné qu’originellement il faisait référence au geste délibéré de s’enlever une partie du corps. Il désigne dorénavant l’ensemble des comportements autodirigés réservant des appellations plus spécifiques pour rendre compte des nuances. Certaines définitions ne font que décrire le geste mutilateur.

En outre, ces mêmes auteurs considèrent nécessaire la présence d’une blessure pour distinguer l’automutilation de l’autostimulation, caractérisant par là-même le comportement par ses conséquences plutôt que par sa nature. L’automutilation serait comme « une agression ». Cette description rend compte à la fois de la présence d’une certaine violence et du caractère non secondarisé du geste.

 

Le problème de sa signification s’est donc posé et a donné lieu à l’élaboration de diverses hypothèses. L’automutilation a été tour à tour considérée comme une agression, une tentative d’établir la réalité corporelle, une fuite dans la douleur, un substitut au langage et un moyen de manipuler l’environnement.

Ajuriaguerra et Jaeggi (1962) décrivent l’automutilation de l’enfant psychotique immergé dans un désordre chaotique comme une tentative de se raccrocher à des bribes d’organisation sensori-motrices.

L’automutilation est considérée comme un moyen pour l’enfant psychotique d’établir la réalité de son corps.

On peut situer dans cette même tendance d’autres auteurs considérant d’abord l’automutilation comme un geste existentiel, une façon de se maintenir en contact avec la réalité, avec la vie.

Cet acte est donc une fuite dans la douleur. Certains souligneront que ce geste automutilateur constitue une fuite soit dans un passage à l’acte, soit dans une douleur en faisant oublier une souffrance psychique plus grande. Bettelheim (1979) parle dans le même esprit du caractère insupportable de l’angoisse psychotique qui pousse les patients à aller jusqu’à se frapper pour le conjurer. Il est rejoint en cela par Lemay (1980) qui associe l’automutilation à l’angoisse d’éclatement, à la sensation de morcellement vécue par l’enfant. On peut également comprendre l’automutilation comme une façon de fuir des émotions trop difficiles à supporter : selon eux, l’enfant cherche, en provoquant la douleur, à neutraliser des sensations pénibles.

Certains vont proposer l’idée d’une triade psychose-mutisme-automutilation, considérant que l’automutilation a une valeur de langage, constituant une mise en scène de l’angoisse.

La conduite automutilatrice serait comme un substitut au langage. Dans ce cas ce comportement est mis en relation avec un problème de communication : l’enfant se mutilerait parce qu’il est plus facilement frustré du fait qu’il ne peut exprimer clairement ses besoins. On remarquera que la forme de l’automutilation varie selon ce qu’elle veut exprimer. Ainsi chez une même personne autiste, le geste automutilateur sera exécuté différemment s’il correspond à un besoin ou s’il est une réaction à une frustration. En somme, nous pouvons penser que l’automutilation correspond à une utilité tournée vers son propre corps. Les variations de l’automutilation pourraient donc relever de l’hostilité plutôt que de l’atteinte à soi-même.

Certains auteurs comportementalistes (Lovaas et Simmons, 1969) proposent l’hypothèse suivante : l’automutilation est à l’origine un répondant lié à l’incoordination motrice de l’enfant.

Pour résumer, nous pouvons dire que certaines personnes autistes choisissent en quelque sorte ce comportement pour composer avec leurs difficultés. Une nouvelle tendance réductionniste souhaiterait que la prochaine édition du DSM (Diagnostic Statistical Manual) considère l’automutilation comme une entité pathologique spécifique.

Puis Braconnier et Ferrari (1982), dans le cadre d’une recherche concernant l’autisme infantile, pensent qu’il faut étudier l’automutilation dans une perspective différentielle pour élargir les connaissances dans le domaine des psychoses infantiles précoces.

En conclusion de mon exposé…

Je vous ai présenté d’abord des situations de violence rencontrées dans mon quotidien d’éducateur. Ensuite, je vous ai présenté ce que des spécialistes plus savants que moi disent des différentes violences que je rencontre.

Je ne suis pas sûr que toutes ces explications soient définitives, complètes, ou même si ce ne recouvrent pas certaines erreurs d’interprétation.

Mais, avec le Relais, nous continuons depuis plus de dix ans à nous occuper de ces situations de violence. Les institutions psychiatriques nous font confiance, parfois plus qu’à elles-mêmes, pour nous en occuper.

Les explications théoriques dont je vous ai parlé ne sont qu’une petite partie parmi beaucoup d’autres.

Toutes nous sont utiles parce qu’elles nous font réfléchir, même si parfois on s’en écarte pour mieux nous occuper de la violence de nos jeunes gens.

 

*


Discussion

-Il m’a semblé entendre, dans l’exposé, la possibilité que l’automutilation chez les personnes autistes ne soit pas entièrement tournée vers eux mais comporte aussi un aspect tourné vers l’extérieur, vers les gens qui y assistent, comme un signal peut-être, en tous les cas comme une interpellation possible, comme une adresse et pas seulement comme une hostilité contre soi.

-Mais le rapprochement avec les automutilations chez des adolescents non autistes n’est sans doute que partiel.

-Cette automutilation n’est-elle pas l’expression d’une violence de vivre plus générale, celle-là même que nomme l’expression rappelée de « violence fondamentale » ?

-Pour ma part, ce que je n’arrive pas à comprendre dans ces violences, c’est cela que je range sous le mot de « violence fondamentale ». C’est une violence qu’on ne comprend pas, qui n’a pas de raison.

-La « violence fondamentale » désigne une violence qui existe pour tous – une sorte de violence pour arriver à survivre, une violence dont l’objet ou l’objectif est flou, une violence dont l’intentionalité n’est pas primaire - mais qui devient caricaturale chez les autistes.

-Le comportement autoagressif consistant à se donner sans arrêt des coups est peut-être aussi une manière pour le jeune de se sentir exister. On a l’impression que chez B. c’est une manière de faire résonner son corps et par là de le ressentir.

-Ce peut être aussi une manière de localiser la douleur : de remplacer une douleur générale qui rode en la fixant sur un point précis.

-D’autant plus qu’on ne sait pas grand-chose de leur rapport à la douleur. On a longtemps cru qu’ils ne sentaient pas la douleur. Mais on sait maintenant que ce n’est pas le cas. Par contre on ne sait toujours pas comment ils la ressentent, la vivent, la gèrent.

-Cela aurait aussi peut-être à voir  avec la contention sensori-motrice : cette manière qu’ont les autistes d’éprouver les limites de leur corps en l’enserrant contre/dans une matière exogène.

 

 

Il m’a semblé que les situations rapportées ici ou rencontrées plus généralement dans l’expérience du Relais relèvent de trois types assez différents.

      Il y a d'abord  des tentatives, somme toute ordinaires et tout à fait compréhensibles, d'obtenir ce qu'on veut par la force physique (arracher l'objet qu'on veut s’approprier, taper pour qu'on vous lâche, refuser de manger ou de se laver…). L’objectif de l’action est ici claire et l’autre personne n’est visée que parce qu’elle gène. C’est ce que le premier exposé nommait violence au sens strict.

      Il y a ensuite des attaques imprévues et restant ensuite incompréhensibles qui engendrent ainsi, chez celui qui se trouve attaqué, la question : « mais qu’est-ce qu’il me veut ? » ; ces attaques ne sont pas dans la continuité d’une action en cours, elles arrivent de l’extérieur (le coup porté par J.) et semblent plus gratuites que les premières. Elles relèvent plutôt de ce que le premier exposé avait appelé agressivité : une manière de franchir une séparation entre espaces, de faire irruption dans un nouvel espace. Pratiqué par les autistes, cette agressivité est opaque (ce que n’étaient pas les violences précédentes) : pourquoi me fait-il cela ? Que vise-t-il ? Un exposé de Moïse Assouline avait mis en avant un élément de réponse : les autistes structurent autour d’eux une bulle délimitée par leur espace de préhension (en gros une sphère de la taille d’un bras tendu) et si l’on rentre dans cet espace, ils le ressentent comme une agression. On devine donc qu’ils ont une appréhension différente de la nôtre des espaces délimitants et peut-être que leur propre agressivité a à voir avec cela. En ce sens, il y aurait une forme particulière d’agressivité chez eux qu’il n’y a pas forcément en matière de violence (entendue au sens précédent).

      Il y a enfin chez eux des comportements encore plus spécifiques où cette fois la cible des attaques est l'autiste lui-même – voir l’automutilation ou tout autre pratique consistant à se taper la tête contre les murs… Cette troisième situation ne relève plus du franchissement brusque d’un espace, d’un pas fait vers/contre l’autre. C’est ici que l’opacité du comportement des autistes est pour nous maximale. S’agit-il là de ce que le premier exposé proposait d’appeler brutalité c’est-à-dire une intention cette fois de détruire (ici en soi) une détermination particulière, une sorte donc d’auto-brutalité ?

On a ainsi trois situations, classées ici de la plus claire à la plus opaque, de la moins spécifique aux autistes à celle qui leur est le plus propre. La première engage un rapport de l’autiste à la force ; la seconde un rapport à l’espace ; la troisième un rapport à soi.

Chacune ne pose pas le même type de difficulté aux éducateurs : la première relève de pratiques d’éducation assez classiques. La deuxième et surtout la troisième nécessitent une compréhension proprement clinique qui déborde la simple dimension éducative et convoque psychanalyse et psychiatrie…

 

Si l’on compare les violences « ordinaires » de celles pratiquées par les autistes, un trait général saute aux yeux, trait commun aux trois types de situation qui viennent d’être rappelées, c’est qu’il s’agit chez eux de violences « pathétiques », en ce qu’elles sont des violences exercées par des personnes vulnérables et qui ne savent en assumer les conséquences.

 

Une difficulté particulière du travail éducatif avec les autistes en situation de crise intervient lorsque tout ceci se produit dans un lieu public, dans la rue par exemple et qu’il faut gérer tout cela sous le regard d’autrui. La situation devient alors violente… pour les référents car ils doivent aussi être attentifs aux réactions que cela peut entraîner chez les spectateurs qui ne savent pas de quoi ils retournent là ; surtout si le jeune autiste est une jeune fille blanche et que les deux référents qui s’en occupent sont des gars costauds respectivement noir et arabe, cela peut en effet générer des malentendus !

 

-Ce qui est difficile à mesurer dans les différentes situations évoquées, c’est l’intentionnalité propre des autistes dans ces comportements, et ce d’autant plus que leur rapport au langage est lui-même perturbé.

-De ce point de vue, il est important, pour bien gérer ces situations de crise, d’être dans un premier temps économe de mots pour ne pas noyer le jeune sous des cris l’appelant à se calmer. Il faut rester calme, parler lentement et peu. Ce n’est que dans un second temps, une fois la situation calmée, qu’il sera possible de plus parler, d’expliquer…

 

-Il est clair que toute personne travaillant avec des autistes va d’emblée interpréter leurs violences de manière toute particulière, et sûrement pas comme elle l’aurait fait si ces violences étaient intervenues dans un contexte plus « ordinaire » : quand l’autiste tape, chacun comprend spontanément - à partir du moment où il sait qu’il a à faire avec un autiste – que la réaction au coup reçu ne relève sûrement pas du « coup pour coup » de la vie courante car le coup porté procède visiblement d’une énergie débordante qui ne sait comment et à quoi s’appliquer. L’intérêt va alors se porter sur cette énergie et ne pas s’arrêter à la question du coup reçu.

-Il est vrai que tout ceci, toutes ces différences, toutes ces logiques différentes ne sont pas assez conceptualisées. Sans l’être, chacun sent cependant bien que tout cela relève de logiques spécifiques.

-Ce qui va tendre à constituer cet intérêt spécifique, c’est aussi l’existence chez l’intervenant d’une envie spécifique : une envie de la différence. Pour qui la vit, cette envie est une évidence qui soutient le travail, même si cette envie de différence n’est pas pour autant une envie de prendre des coups !

 

-La question du rapport au langage est importante dans toutes ces situations.

-La difficulté des autistes en ce domaine participe de la dimension « pathétique » de leurs crises : leur violence est pathétique en ce que corps et parole s’y disjoignent.

-Déjà la violence ordinaire déséquilibre les rapports courants du corps et de la parole puisqu’elle se traduit par des actions distinctes du corps (coups…) et de la parole (insultes…) – il y a ainsi des violences-agressions physiques ou verbales -, actions qui ne sont pas forcément corrélées (voir les insultes sans coups, les coups portés sans mots, …). Il est alors clair que chez les personnes autistes, où corps et parole sont déjà constamment très déséquilibrés, ces crises maximalisent la déchirure.

 

*