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Le Relais Île-de-France, une singularité
I. Les « référents » : propos recueillis
II. Séminaire 2011-2012 : Violence(s) ?
Table des matières
Introduction : Le
Relais, une singularité 5
I. Propos recueillis 7
II. Séminaire 2011-2012 : « Violence(s) ? » 10
Propos recueillis de référents 13
Soufiane 13
Sofian 21
Hayet 31
Bidou 37
Bilaly 47
Hakim 53
Leïla 59
Odile 67
Abderrahmane 71
Séminaire 79
Annonce 2011-2012 : Violence(s) ? 80
François Nicolas : Qu’appelle-t-on violence ? 81
Daoud Tatou : Violence et agressivité chez les personnes autistes 105
Jérome Hugot et Brice Lesaunier : Violence et sports de combat 119
Éric Waroquet : Suicide social, ou la pulsion de mort… 125
Éric Brunier : Éducation populaire et violence 131
Étienne Balibar et Bertrand Ogilvie : Peut-on dire qu’il y a des criminels qui sont des monstres ? 141
7 mai 2012 : Premier bilan du séminaire par les référents 157
Sylvie Lapuyade : Autisme et violence 163
Alain Badiou : La violence de vivre 175
Annonce 2012-2014 : Qu’est-ce qu’éduquer ? 195
***
François
Nicolas, août 2012
(responsable
du pôle Formation dans le Conseil
d’administration du Relais Île-de-France)
L’association Relais
Île-de-France constitue une singularité
dont le noyau s’attache au binôme, aussi improbable que cependant
reproductible, d’un jeune autiste et d’un jeune de banlieue. Le travail
d’animation s’y mène en effet en « un pour un » : un jeune issu
des quartiers populaires (dénommé « référent ») s’occupant d’un jeune
autiste (que l’association dénomme simplement « jeune ») pour des
activités quotidiennes (nourriture, soins, déplacements…) comme pour des activités
de loisirs et d’animation qu’organise l’association.
Dans Le Relais, l’appariement d’un référent et de son jeune constitue ainsi l’outil essentiel du travail.
L’invention d’une telle formule
relève de la France à la césure des vingtième et vingt-et-unième siècles, mais
l’enjeu de ce volume n’est pas d’en établir la généalogie ni d’en dresser un
portrait systématique. Il s’y agit plus modestement d’en présenter certaines
nervures, spécifiquement attachées au travail des dits référents, en sorte de déployer quelque peu la singularité
dont Relais est le nom.
Une singularité est un mixte
indémêlable d’orientations contradictoires, telle une ligne de crête instable
venant relier deux versants opposés d’une même situation géographique.
Le Relais est ainsi une médaille à deux faces - celle des
référents et celle des jeunes (entendus : les jeunes autistes) – dont
l’équilibre vertical n’est stabilisable, telle une roue de bicyclette, que
dynamiquement : dans le mouvement même par lequel un jeune et un référent
apprennent à s’apparier, à alterner le face-à-face (« qui es-tu pour moi,
qui suis-je pour toi ? Je suis ton référent, tu es mon jeune… ») et
le côte-à-côte (« comment surmonter ensemble la même difficulté : le
même obstacle de l’accrobranche, le même cheval énigmatique, le même Quad
pétaradant… ? »).
Cette singularité du Relais se découvre constamment tressée de fragiles miracles
et de fermes orientations : le miracle répété d’une rencontre entre deux
jeunes, « normalement » destinés dans notre pays à ne jamais se
croiser (si ce n’est dans les rubriques « faits de société » des
journaux télévisés), et l’idée fermement tenue d’une possible entraide pour peu
qu’un référent veuille se mettre
au service désintéressé d’un jeune.
Il va de soi que le jeune issu
des quartiers et cités populaires n’est pas un référent-né mais peut le devenir
au point même d’une décision, suscitée par la proposition (faite par
l’association) de s’occuper de tel ou telle jeune. Une semblable proposition
n’est bien sûr faite qu’à certains de ces jeunes de banlieue – ceux qui se
présentent, ayant entendu parler du Relais
par un copain ou y ayant été invité par un ami – mais tous les entrants n’y
adhèrent pas au terme des quelques jours de test qui leur sont proposés :
certains n’y trouvent pas leur compte et repartent donc ; d’autres, par
contre, y découvrent une nouvelle possibilité, jusque-là inenvisagée, qui va
prendre pour eux le nom de référent.
Comment une telle mutation d’un
jeune, souvent déscolarisé et en général désœuvré, se produit-elle ? À
quelles conditions peut-elle se produire et, mieux encore, se répéter (en dix
ans le Relais a formé une centaine de
référents qui, après quelques années passées dans l’association, volent ensuite
de leurs propres ailes, avec un diplôme professionnel en poche pour une part
significative d’entre eux) ? À quel processus (de réflexion,
d’intelligence) une telle rencontre ouvre-t-elle le référent ? De quoi une
telle alliance référent-jeune, à la fois éphémère et solide, ponctuelle et
répétée, est-elle capable ? De quoi un tel couplage entre deux jeunes -
globalement du même âge mais absolument distants par les situations concrètes,
les préoccupations quotidiennes et les soucis pratiques de vivre – est-il
porteur en matière d’intelligence individuelle et collective des nombreuses
situations concernées ?
Ce volume voudrait témoigner de
tout cela.
Ce volume est composé de deux
volets : le premier est constitué d’une série de propos recueillis auprès
d’une dizaine de référents l’année 2010-2011 ; le second est un compte
rendu du séminaire organisé par le Relais
l’année 2011-2012 sur le thème de la violence. Le premier rehausse les
intelligences individuelles au principe même du travail du Relais. Le second détaille (sur un point : violences ?) l’intelligence collective dont cette association,
ainsi basée, s’avère capable.
On remarquera donc que rien de
ce volume ne porte directement ni sur l’intelligence propre des jeunes autistes
concernés, ni sur le sujet autisme
proprement dit. Ce n’est pas que l’association sous-estime ce volet, absolument
essentiel dans sa vie quotidienne : le Relais n’existe que d’offrir ses services singuliers à de
jeunes autistes douloureusement enfermés dans des situations invraisemblables
qui requièrent de leur part, pour y faire face, un mélange permanent de
courage, d’intelligence et d’invention ; et ce mélange est d’autant plus
difficile à soutenir pour eux qu’ils doivent le faire dans une solitude sans
fond et au fil d’une pensée fortement déconnectée de tout langage expressif un
peu évolué.
Le Relais a ainsi accumulé une considérable expérience sur ce
qu’autiste veut dire, sur le
mixte difficilement démêlable pour chaque cas de régularité (mal nommée
« autisme » s’il est vrai que ce mot tend aujourd’hui à nommer
n’importe quel « trouble du comportement ») et de singularité
individuelle.
Ce volume n’abordera ces
connaissances qu’à la marge : au détour des histoires propres des
référents ou au fil d’une discussion sur la dimension violente des relations
que les jeunes (autistes) entretiennent dans leur propre environnement social
et institutionnel.
Ce (premier ?) volume, en
effet, se centre volontairement sur la composante référents du Relais
pour mieux attirer l’attention sur ce volet moins connu de son travail. Puisse
sa lecture faire partager la conviction que la jeunesse de ce pays serait
capable de grandes choses pour peu que ses vives intelligences individuelles
soient largement mobilisées et que son aptitude à inventer de nouvelles
intelligences collectives soit généralement encouragée !
Présentons succinctement les
deux grandes parties de ce volume.
Lors cette série d’entretiens,
il s’agissait – pour l’auteur de ces lignes – de comprendre de quelle manière
la rencontre d’un jeune (autiste) avait
pu constituer, pour chaque jeune de banlieue concerné, une sorte d’événement
fondateur de sa position ultérieure de référent. Avouons-le sans détours : l’auteur de cette
introduction, occupé à mettre en place les formations professionnelles ajustées
aux compétences des référents (formations propres au domaine de
l’animation : BAFA, BPJEPS…) et suivant à ce titre le travail sur le
terrain des unes et des autres (il y a grosso modo une référente féminine pour
deux référents masculins [1]),
ne se serait pas senti capable, au même âge, d’assumer dans la durée et la
constance qu’il implique le travail assumé dans la bonne humeur quasi
permanente par les référents. D’où sa question : comment cela est-il
possible ? De quelles ressources subjectives inaperçues cette constance
témoigne-t-elle ? D’où ont-elles pu jaillir lors même que l’auteur en
question, connaissant par ailleurs ce qu’autiste veut dire, n’éprouvait pour sa
part aucune appétence particulière pour ce type de travail qui lui apparaissait
plutôt comme une contrainte, certes utile au jeune concerné mais nullement
libératrice pour qui devrait y pourvoir ? D’où son étonnement, son
admiration, et l’envie de mieux comprendre le processus subjectif engagé par
ces jeunes, généralement déscolarisés après avoir été progressivement rejetés
dans des impasses institutionnellement déguisées en filières technico-sociales
innovantes…
Comment le désœuvrement propre à
une bonne partie de la jeunesse populaire d’aujourd’hui pouvait-il d’un coup
donner droit à une mobilisation subjective d’autant plus saisissante qu’elle
consistait en un travail astreignant, ingrat et – il faut le reconnaître – payé
a minima ? Comment comprendre qu’un jeune « tenant les murs de sa
cité » puisse avoir envie de devenir responsable d’un jeune autiste au
physique souvent ingrat, aux comportements imprévisibles et facilement
agressifs, à l’apparence peu valorisante et échappant en tous points à ces
canons de la frime et de la représentation que notre société impose aux murs
des banlieues ? Il faut avoir vécu de près une journée de travail d’un
référent lors des colonies d’été organisées par le Relais (à Top Gan ou à TJV)
pour prendre mesure de l’engagement subjectif que cela représente, de 8 heures
du matin (lever du jeune, petit déjeuner, toilette…) jusqu’à 11 heures du soir
(fin de la réunion quotidienne de bilan, une fois le jeune couché), soit quinze
heures non stop d’attention fraternelle, de soucis matériels répétés (est-il
toujours propre ?, faut-il le changer ?, a-t-il pris ses
médicaments ?, comment l’aider à boire et se nourrir ?, comment
prévoir et calmer ses poussées d’angoisse ?), d’intelligence analytique
(de quoi le jeune a-t-il besoin, envie ? comment apprécie-t-il l’activité
offerte ?, jusqu’où le
stimuler et le pousser à se dépasser soi-même sans risquer d’enfreindre
inconsidérément une limite d’autant plus difficile à bien connaître qu’il
s’agit précisément en cette activité de repousser d’un cran l’apparent
impossible en sorte de donner au jeune nouvelle confiance en ses capacités propres ?,
etc.).
Bref, l’énergie, l’intelligence,
la bonne humeur, la libre invention de chacun et l’égalité de condition de
tous, la fraternité référent-jeune, la joie générale que l’évidence de ces
nouvelles capacités individuelles et collectives suscite, tout ceci semblait
inaccessible dans la durée (et peut-être
à son âge !) à l’auteur de ces lignes (qui pourtant n’est pas fainéant…).
D’où son envie de comprendre comment la chose était vécue, thématisée,
réfléchie et pensée individuellement par un nombre significatif de référents.
En particulier il s’agissait de comprendre comment la relation référent-jeune
pouvait être activée comme relation à double sens, non à sens unique.
Il va en effet de soi que cette
relation est configurée comme dissymétrique : le référent est au service
du jeune, non l’inverse (le référent marche à côté du cheval que monte le
jeune, non l’inverse ; le référent donne à manger au jeune et lui essuie
la bouche, non l’inverse…).
Mais cette relation s’avère à
double sens : le jeune apporte au référent, il influe sur lui, il éveille
son intelligence concrète, il l’instruit sur ce que vivre veut dire quand on
est sans verbe ou enfermé dans l’écholalie, quand on vit comme agression un
contact corporel anodin, quand le champ de vision et de perception est souvent
concentré sur un espace tout proche, menaçant et sans véritable horizon…
Dans certaines conditions, cet
échange dissymétrique peut engendrer des situations où, de l’extérieur, les
positions de l’un et de l’autre deviennent soudain indistingables : ainsi
quand les deux s’amusent, jouent et dansent ensemble, il peut devenir difficile
de savoir qui est ici le jeune et qui est là le référent ! Ni l’âge, ni
l’habit, ni les gestes ou les mots n’y pourvoient plus. Où l’on retrouve alors
à nu cette figure de singularité qui signe l’existence propre du Relais : en un point, instable, temporaire mais bien réel,
librement répétable sans pour autant devenir régulier [2],
deux orientations disjointes et discordantes de vie et d’existence viennent
s’épauler l’une l’autre en indiscernabilité réciproque.
Tel est le « miracle »
répété qu’il s’agissait de mieux comprendre dans cette série d’entretiens.
Chaque lecteur pourra se faire
son propre avis sur la question au fil des neuf propos recueillis qui suivent.
Autorisons-nous
à ce propos cette remarque générale : la relation référent-jeune ne
saurait être comprise à travers le prisme du récent film à succès Intouchables. La relation Driss (Omar Sy) / Philippe (François Cluzet) [3]
ne saurait « représenter » la relation référent-jeune : d’un
côté le jeune autiste du Relais est au plus loin d’être un aristocrate plein
aux as, habile à la confrontation verbale et instruit de la distinction
culturelle ; d’un autre côté le référent relève plus de la figure du
militant ami des autistes que de l’employé largement rémunéré pour des tâches
domestiques ; plus encore, la relation référent-jeune invente une
fraternité en acte qui n’a guère à voir avec la joute de deux coqs aux
compétences sociales opposées (le pouvoir de l’argent versus l’ironie mobile de Sganarelle).
Précisons quelques modalités
concrètes de la production de ces propos.
La rencontre s’initiait de
quelques questions posées au référent sur son histoire propre. Elle pouvait
tout de même rebondir sur telle ou telle demande de précisions. Toutes ces
questions générales ont été effacées du compte rendu pour restituer plus
librement le cours de la pensée propre du référent concerné.
Une fois un premier compte rendu
établi, le référent relisait son propos, l’amendait si nécessaire et une
seconde séance d’entretien, une ou deux semaines plus tard, venait compléter la
première.
Une fois relecture faite de
l’ensemble par le référent, le texte était archivé et n’était montré aux autres
intervenants qu’une fois leurs propres propos recueillis en sorte que ceux des
uns n’interfèrent pas sur ceux des autres.
Au total, on s’est seulement
assuré, en coordination étroite avec la Direction du Relais, que l’ensemble des
référents retenus forme un échantillon assez divers de la centaine des
référents passés par l’association : diversité de sexes, d’âges et
d’anciennetés au sein du Relais, etc.
Le second volet de ce volume est
entièrement différent.
Il fait compte rendu d’un
séminaire de réflexion que le Relais a décidé de mettre en place tout récemment
en vue de consolider la réflexion collective des référents.
Nous avons choisi, pour la
première année, le thème de la violence. Une seconde année (2012-2013) devrait
couvrir le thème de l’éducation.
Pour ce faire, huit séances
mensuelles ont été organisées autour de l’exposé d’un invité (une heure environ)
suivi d’une libre discussion (également d’une heure).
On trouvera plus loin
l’argumentaire initial du séminaire, le contenu de la plupart de ces interventions
et une transcription synthétique des échanges spontanés auxquels chacune de ces
interventions a donné lieu.
Il ne s’agissait aucunement, en
cette affaire, d’établir une quelconque ligne de conduite propre au Relais en matière de violences : la charte de
comportement implicitement requise de chaque référent est en la matière
parfaitement établie et elle ne soulève guère de difficultés concrètes de mise
en œuvre.
Le but de ce séminaire n’était
donc nullement de tirer au clair quelques pratiques internes qui seraient
devenues opaques, de mener une sorte d’audit du travail mené en sorte de le
réorienter, de le réformer ou de l’aménager.
Le but de ce séminaire était
beaucoup plus « désintéressé » : il s’y agissait de réfléchir
ensemble sur ce que violence veut
dire [4]
en sorte que chaque référent puisse consolider sa pensée propre sur cette question,
essentielle pour toute orientation en matière de vie et d’existence.
D’où un bâti du séminaire en une
gerbe divergente de points de vue plutôt qu’en vagues concentriques de savoirs
accumulés : il s’agissait d’ouvrir le champ des points de vue, selon le
domaine concerné par le thème « violence(s) ? » (sans s’enfermer
en particulier dans la seule expérience du travail avec les autistes), selon la
discipline mobilisée par ce thème, selon l’expérience en jeu…
Ne dissimulons pas la difficulté
d’une telle entreprise : un compte rendu d’une réunion de bilan en cours
de parcours avec les référents concernés donnera une idée de la chose !
Il est vrai qu’une telle
situation d’étude collective n’est pas courante dans notre pays, ce qui est
parfaitement dommageable s’il est vrai qu’une rencontre, a priori improbable,
entre jeunesse populaire et intellectuels constitue une occasion d’émergence
pour une nouvelle figure collective de la pensée.
Cette première année a-t-elle
constitué une telle occasion ? Là aussi, chaque lecteur de cette seconde
partie pourra s’en faire son idée propre. Le lieu n’est pas ici de faire bilan
général de tout cela.
Puisse, là encore, cette lecture
donner confiance et courage à chacun pour multiplier les occasions de telles
rencontres entre vives intelligences des situations concrètes !
Puisse, au total, ce volume
témoigner de ce dont les jeunes référents, organisés et dirigés dans le Relais, sont capables en matière de services rendus à des
jeunes autistes qui le méritent bien !
***
(26 ans, au Relais depuis 2006)
Propos
recueillis les 29 septembre et 11 octobre 2010
Après avoir obtenu mon bac
(STI [5]
– électrotechnique), j’ai enchaîné sur un BTS (toujours en électrotechnique).
Dans ce BTS, il n’y avait que des « S » - des gens ayant passé le bac
scientifique ; je n’ai pas réussi à suivre et j’ai arrêté au bout de trois
mois. J’ai alors enchaîné sur le travail en intérim. J’ai eu d’abord une
mission qui était en rapport avec mon diplôme : il s’agissait de tirage de
câble. Ensuite, il n’y avait plus de travail et j’ai dû travailler comme manutentionnaire,
livreur de journaux, etc. dans tous les boulots qui traînaient…
Je connaissais Sofiane depuis
dix ans car nous avons fait tout notre collège ensemble, de la 6° à la 3°. À
cette époque, il connaissait le Relais depuis deux ou trois ans et il avait
fait Top Gan. Il me parlait beaucoup de son travail avec les jeunes et surtout
de ses missions-galère : « un tel a essayé de me mordre, je me suis
fait griffer par un tel… ». Il avait toujours les mains abîmées et me
racontait plein d’anecdotes.
Il a eu à un moment besoin d’une
personne pour un séjour Top Gan et il m’a demandé si j’étais opérationnel.
J’étais alors dans une mission intérimaire pas intéressante. Du coup, j’ai
arrêté pour aller à la colonie. C’était l’été 2006.
Le séjour s’est pour moi très
très bien passé. J’étais en binôme avec Choukry sur un jeune hyper-hyper-speed.
Le travail en équipe m’a
beaucoup plu ; je n’avais jamais travaillé en équipe : dans le
travail de manutentionnaire ou de tirage de câble, j’étais seul dans mon coin.
En fait, les premiers contacts
avec le jeune se sont très bien passés. On m’a appris qu’il était en hôpital
psychiatrique toute la semaine et le fait de le voir s’amuser, de lui procurer
du plaisir, tout cela m’avait à l’époque énormément touché.
Ensuite à mon retour de la
colonie, je n’ai pas eu envie de reprendre l’intérim. J’ai pris le travail au Relais,
à l’époque avec Ryad, d’abord les week-ends et plus tard on m’a demandé si je
voulais intégrer la formation pour le BPJEPS.
Je ne connaissais pas du tout
l’animation avant cela. Le séjour à Top Gan m’avait permis de voir que j’avais
besoin de ce contact avec l’autre. Avant, j’étais dans mon coin, timide. Le
séjour m’a ouvert aux autres, m’a enlevé ma timidité. J’ai accepté la formation.
Concernant le jeune dont je
m’occupais à Top Gan, on m’avait raconté son histoire : il était enfermé
toute la semaine dans une chambre. Le fait de le voir sourire, de le voir en
liberté, de le voir faire et manger ce qu’il veut, de le voir aller aux
toilettes quand il veut (dans sa chambre à l’hôpital psychiatrique, il était en
mode « couches »…), tout cela faisait plaisir. Quand on me racontait
son histoire, j’avais cette image de lui enfermé dans sa chambre en train de
crier, de se taper la tête sur les murs, de dormir dans ses excréments…
Même ses bêtises durant la colo
étaient justifiées : c’était plus pour prendre du plaisir que pour faire
des bêtises – comme il était enfermé toute l’année, quand il était en liberté,
il en profitait.
Surtout par la suite, on voyait
que tous ces séjours lui ont permis d’avancer dans sa vie. Au Relais, on ne le
prenait que la journée, mais à Top Gan, c’était aussi la nuit. Et grâce à cela,
il a pu finalement intégrer un foyer en Belgique.
Le travail au Relais, de 9h à
17h, pouvait tomber à l’eau mais le travail à Top Gan, 24 heures sur 24 et durant
trois semaines, était plus approfondi et c’était un travail qui restait. Après
Top Gan, quand il revenait au Relais, il se contenait ; il ne faisait pas
sur lui, il demandait à aller aux toilettes. Par contre, quand il revenait à
l’hôpital, il lâchait tout sur lui.
Personnellement je suis
quelqu’un de très patient. On peut dire que ma patience n’avait pas de limites.
J’essayais de voir le bon côté des choses. Au lieu de me dire :
« qu’est-ce qu’il m’emmerde celui-là ! », je me disais : « On
va essayer de faire pour que cela marche. ».
Tirer des câbles, c’est qu’un
câble à tirer. Là, c’est bien plus que cela : c’est quelqu’un à avancer
dans sa vie. C’est pareil : le jeune homme, il a une histoire ; le
câble, lui, il n’a pas d’histoire. Et surtout le jeune homme, il était très
agréable, malgré ses bêtises. Surtout lui : c’était comme la coqueluche de
la colo ; il était très câlin, il aimait beaucoup prendre dans ses bras,
il était très affectif (c’était lié à la séparation d’avec sa maman…). Cela a
aussi joué pour que je me rapproche de lui.
Je suis moi-même très affectif -
dans ma famille, je suis l’aîné ; j’ai deux frères et une sœur. Je suis
très vite ému et le fait qu’il vienne me prendre dans ses bras, cela me
touchait.
Je ne parle là que de mes débuts
dans le Relais, de mon premier séjour.
À cette époque, je ne
connaissais pas du tout l’autisme. À la limite, je voyais un autiste dehors,
j’en avais rien à faire. Ou plutôt je ne connaissais pas et cela ne
m’intéressait pas. Pour moi c’était un handicapé parmi tant d’autres.
Les anecdotes que me racontaient
Sofiane ne me rapprochaient pas du tout. Cela ne m’attirait pas du tout.
J’ai été d’autant plus surpris
de mon calme à Top Gan. Je pensais que j’aurais été sur les nerfs, mais
non !
Quand Sofiane me parlait avant
de tout cela, j’avais l’impression que cela allait me déplaire, et que si un
fou m’en collait une, je le mettrais par terre. Mais une fois sur place, mon
impression a changé car j’étais acteur de sa vie à lui : sa vie dépendait
de moi. Et si je me mangeais un coup, je gardais ma tranquillité, je ne
frappais pas. En plus ma religion m’interdit de faire du mal à l’autre, j’ai
grandi dans un milieu de tranquillité où on sait qu’il ne faut pas taper les
gens.
Tout cela, c’était le début,
c’était comme un bizutage, c’était l’entrée dans le domaine.
Par la suite, on s’est
rapproché, le jeune et moi et il est devenu comme un petit frère, lui comme les
autres.
On est plusieurs à se défoncer
pour eux, quitte à se faire mordre et rentrer chez soi à 9 heures du soir. Ce
n’est pas avec plaisir qu’on reçoit un coup, mais ce n’est pas contraignant.
Et l’équipe qu’il y avait,
c’était comme une famille ; on s’entraidait. Quand il y avait un problème,
on en parlait, pour trouver une solution. Même les problèmes personnels, on en
parlait entre nous, pas en groupe mais avec des personnes.
Les seuls moments où l’on
doutait, c’était les moments de régression du jeune, surtout au début du
travail. On n’avait pas alors une certaine connaissance ; on voyait le
jeune régresser, et c’était notre travail qui tombait à l’eau. Mais après, en
parlant, en se réunissant avec le docteur Assouline, il expliquait qu’il y
avait un pic puis une régression pour qu’il y ait une autre progression. Donc,
à partir de là, cela redonnait l’envie.
Les seuls moments durs, c’est
quand on se mange un coup. Dans les secondes qui suivent, cela ne fait pas trop
plaisir. Une fois j’ai été balafré dans toute la nuque ; une autre sur le
front, le nez et les joues. J’ai eu une morsure au pied, une autre à la main,
et deux ans après, j’ai toujours la marque.
Les handicapés autistes ne sont
pas pareils que les autres handicapés. Peut-être qu’ils sont dans leur monde,
mais ils sont présents avec nous, ils montrent des émotions, et il y a un travail
à faire.
Avec des trisomiques par
exemple, le travail est aussi possible. Je travaille également avec des
polyhandicapés, mais c’est difficile. J’ai besoin de contacts, et surtout qu’il
y ait un travail. Laver, donner à manger, c’est pas trop mon truc.
Je travaille aussi avec les
enfants de 11 à 15 ans dans les centres de loisirs. Là, il n’y a pas de problèmes.
Je travaille aussi avec des personnes en rupture sociale : des SDF. Mon
rêve, ce serait de travailler en prison ou avec des gens qui sortent de prison
pour les réintégrer. Travailler avec des toxicomanes ne me dérangerait pas, au
contraire : depuis longtemps, je voudrais faire un stage dans ce milieu.
Je me sens bien dans le handicap
mental.
Après, c’est l’équipe qui fait
que je me sens vraiment bien.
J’ai travaillé ailleurs, un peu
partout. Les équipes étaient assez tranquilles, il y avait bien une certaine
ambiance. Mais le travail était très différent, ce n’était pas la même équipe.
Là-bas, ils cherchent la facilité : dès qu’un jeune tape ou mord, c’est l’option
hospitalisation qui est discutée, alors que nous, au Relais, c’est
l’inverse : ce sont les personnes qui sont en hôpital psychiatrique qu’on
veut sortir.
J’ai beaucoup apprécié le
travail au Relais.
C’est un travail : quand je
rentre le soir, c’est bon ! J’en parle pas chez moi. Chez moi, ils ne
savent pas trop ce que je fais. Mes parents savent que je travaille avec des
handicapés, sans plus.
Ce travail n’est pas un truc qui
affecte ma vie. C’est juste à 8h30 du matin, quand je prends mon travail, que
je me mets à 200%. Quand je le quitte, le soir, je suis content de rentrer chez
moi.
C’est pareil quand on quitte Top
Gan, c’est un grand plaisir, après tout le stress accumulé. Cela fait plaisir
de le commencer, cela fait aussi plaisir de le quitter !
Ce qui paraît bizarre à ma
femme, c’est de rentrer balafré, avec des bleus. Elle me dit : « Tu
sais, tu peux travailler dans un truc plus tranquille. Pourquoi tu restes avec
ces jeunes violents ? » Ma réponse est toujours la même :
« si chacun de nous, au Relais, se dit cela, tous ces jeunes vont finir à
l’hôpital. »
J’ai travaillé dans d’autres
structures. C’était de très bonnes expériences ; j’étais attaché aux
jeunes, mais pas trop à l’équipe. Dès qu’un jeune les faisait chier,
c’était : « celui-là, il vient pas dans mon activité ! ».
La plupart du temps, ils cherchent même pas à comprendre : « Tu fais
du bruit ? Tu viens pas dans mon activité ! »
Ayant travaillé dans trois
structures différentes, j’ai trouvé que l’équipe du Relais est plus
impliquée : quand un jeune a un problème, on essaie de comprendre,
d’adapter. Du coup, cela ne m’a pas trop donné envie de partir ailleurs.
En fait, on essaie toujours de
trouver une solution avec le jeune ; c’est notre travail.
Au Relais, c’est des loisirs et
de l’animation mais on fait beaucoup d’éducatif : on voit ce qui se passe
et on cherche des solutions au problème. On s’appuie sur d’anciens diplômés
pour trouver des outils à mettre en place. On a envie de trouver des solutions
à tous les problèmes. On essaie d’être acteur de leur évolution.
Le truc, c’est : on a une
équipe, mais on n’a pas une méthode.
C’est chacun sa pratique, chacun sa méthode ; c’est toutes les méthodes.
Chacun, même le nouveau, a sa méthode.
À partir de là, on s’appuie sur
tout. On fait un mélange pour inventer sa propre méthode.
*
En fait, je suis rentré au
Relais pour découvrir. C’était une découverte, et, du coup, je me suis senti
bien dedans ; je me suis épanoui, je me suis attaché à l’équipe et aux
jeunes. Maintenant, je vis mon présent dans le Relais, comme mon futur…
Avant que je ne connaisse le
Relais, mon activité principale, c’était école-maison-quartier - et bien sûr le
stade de foot – alors que maintenant, on va au musée, on va au cinéma, on fait
des pique-niques, etc. On faisait déjà des pique-niques à l’école, mais ce
n’était pas moi qui les organisait.
Comment dire ça ? Tout cela
m’a permis de sortir de mes habitudes. Par exemple, aller au bateau-mouche, je
ne l’aurais jamais fait si je n’étais pas au Relais. C’est dans ce sens-là que
je dis que je suis épanoui dans le métier.
C’est du travail, mais, en fait,
c’est aussi du loisir pour nous, et on découvre des choses. C’est pour cela que
je ne me vois que dedans et pas dehors.
Après le BPJEPS, je complète ma
formation par rapport au domaine où je travaille, à un niveau un peu supérieur
pour qu’il n’y ait pas que l’épanouissement et que le salaire suive.
Je n’ai pas eu de problèmes à
reprendre mes études. La difficulté pour moi, c’était que, dans le domaine de
l’animation, je n’avais pas le niveau. Et la difficulté, c’était aussi de
parler de ce qu’on fait sur le terrain. C’est dans ce sens-là que j’avais du
mal.
Du coup, la formation m’a fait
beaucoup avancer, et aussi sur ma timidité : grâce aux jeux, au théâtre
qu’on a fait pendant le BPJEPS, je me suis plus libéré. J’arrive plus à parler
de ce que je fais, des personnes dont je m’occupe : « ce sont des
autistes, ok, mais qu’est-ce qui les caractérise ? »
Je me suis plus intéressé à
l’enfant et pas qu’à son handicap. Il fallait aussi aller voir son handicap,
son entourage, les autres partenaires qui le prennent en charge, et, grâce à
tout ça, faire un travail en commun, en équipe.
C’est dans ce sens que la
formation BPJEPS a été bénéfique.
Au Relais, comme je l’ai dit, il
n’y a pas une méthode-type. Du coup, on voit les méthodes que les anciens
mettent en place, on rajoute notre grain de sel et on voit si cela marche ou
pas. C’est ce qui fait qu’au Relais, on favorise les nouveautés. Et ça, c’est
très intéressant : on voit chaque personne apporter une méthode qu’on peut
mettre en place avec notre entourage.
Cette méthode ne se limite pas
forcément à l’autisme, car il y a un croisement entre l’enfant autiste et
l’enfant normal. Prenons l’exemple de celui qui porte des couches. Pour qu’il
arrête de mettre la couche, il y a une méthode. Le jeune porte toute la semaine
la couche dans son hôpital. Quand il arrive au Relais, on met en place un
protocole : avant de sortir, on l’emmène aux toilettes ; à l’arrivée
au Centre, on l’emmène aux toilettes ; avant l’activité du matin, on
l’emmène aux toilettes ; avant le déjeuner, on l’emmène aux
toilettes ; après manger, on l’emmène aux toilettes, et comme cela toute
la journée. Cette méthode marche bien. La répétition fait que cela se grave dans
sa tête et rentre dans sa vie quotidienne.
Cette méthode, qui marche, je
pourrai l’appliquer avec mon enfant : s’il fait pipi au lit, je
l’emmènerai aux toilettes avant de dormir ; je me réveillerai la nuit pour
l’emmener aux toilettes, etc. Ce sera le même protocole, mais adapté à
l’enfant.
De même, pendant le BPJEPS, j’ai
fait des ateliers permettant aux enfants de se mettre en contact entre eux,
autistes ou pas. Les jeux pour faire sortir les enfants de leur coin marchent à
tous les coups.
Ce qui m’a donné envie de
continuer les études après le BPJEPS, c’est surtout l’argent – le salaire – et
l’envie d’apprendre plus. Après avoir eu le BPJEPS, on a vu chez nos
partenaires qu’on était plus reconnu. On n’était plus les gardes du corps, les
vigiles des institutions. Ils voyaient qu’on s’intéressait à autre chose que
d’être vigile.
Il y en a qui sont étonnés de
voir qu’on veut aller plus loin. J’ai eu l’occasion de parler avec des éducateurs ;
ils étaient étonnés que j’aille plus loin dans les études. Je m’étais inscrit à
la licence des sciences de l’éducation : cela les a étonnés.
Je fais cela, car à nouvelle
méthode, nouvelle théorie. Au Relais, on a beaucoup de terrain, mais on n’a pas
beaucoup de théorie. Là où l’on peut « gratter » de la théorie, on va
pouvoir apprendre.
J’ai essayé de ramener mon petit
frère au Relais, mais il n’a pas trop accroché. Le fonctionnement du Relais ne
l’a pas trop attiré. Il a trouvé qu’on commence assez tôt et qu’on finit assez
tard. Et le salaire ne l’a pas attiré. Il faut dire aussi qu’il est venu en observation
un samedi où c’était un peu plus « chaud » que d’habitude : les
jeunes étaient tout excités. Du coup, il n’est pas revenu.
Moi, j’ai appris à connaître
l’équipe, les jeunes. Contrairement à lui, je ne me suis pas arrêté sur le fait
de finir tard ou sur les problèmes d’argent. J’étais plus patient. Lui ne
l’était pas.
J’ai pas essayé d’amener
d’autres personnes au Relais. Peut-être par la suite, il y aura un autre petit
frère, mais, lui, il est plus dans l’école. Il est au lycée, et il est bon à
l’école, contrairement à l’autre qui venait d’arrêter l’école et cherchait du
travail.
Pour autant, je ne me sens pas
différent des autres. C’est un travail comme un autre. Si chacun pouvait être
un peu plus patient, chacun pourrait le faire. Et entre ça et porter dans
cartons ! Porter des cartons, ça casse le dos. Ce travail, lui, permet de
découvrir une culture. Mon métier me permet de toujours apprendre. Et, sur
l’autisme, sur le handicap, on en apprend tous les jours !
Pour moi, chaque chose qui peut
me permettre d’avancer dans mon travail, je le prends.
Par exemple, tout à l’heure,
l’infirmière nous a transmis le mode d’emploi pour les diabètes qui ont besoin
d’insuline ; et bien, on a pris plaisir à ça.
Moi, je n’aime pas lire. J’aime
lire les journaux, mais je n’aime pas lire un livre. Je trouve cela inutile,
cela ne m’intéresse pas.
À cause de la fac, je suis
obligé de lire, mais je n’aime pas. Je lis souvent des magazines, je lis tout
le temps des journaux, mais je ne prends pas de plaisir à lire des livres.
Je lis des livres sur le
handicap, mais c’est pour apprendre, pas pour le plaisir. Quand je prends le
soir un livre, c’est pour m’endormir. J’aurais bien aimé avoir du plaisir à
lire des bouquins !
Avant le Relais, j’étais déjà un
peu le grand frère de tous mes cousins et cousines. Cela s’est accentué depuis
parce que j’ai été alors encore plus ouvert, plus impliqué : ce n’était
plus seulement les écouter me raconter leur vie mais les aider à avancer. Maintenant,
les oncles et tantes m’appellent en premier quand ils ont un problème avec
leurs enfants, quand l’un n’est pas rentré, etc.
Mon travail a accentué cela.
Pourtant, je ne parle presque jamais de mon travail au dehors. Je suis assez
discret sur ça, et sur le fait que je suis en licence. Il faut dire que mes
parents ne connaissent pas le niveau des études, et que la branche où je suis
est inconnue dans la famille. Ils me demandent bien « qu’est-ce que c’est
qu’un autiste ? Est-ce que tu te fais taper ?… » mais ils ne
connaissent que les stigmates de l’autisme (« un autiste, il tape, il
mord, etc. »).
Notre rôle dans le Relais, à
nous les anciens, c’est d’aider les nouveaux à s’intégrer dans l’association,
de les préparer et de les impliquer, de leur transmettre des outils, et pas
qu’ils viennent « à la garderie ».
(26
ans, au Relais depuis 2001)
Propos
recueillis les 18 et 25 octobre 2010
J’ai connu Top Gan avant de
connaître le Relais.
Ma sœur devait faire un séjour
et elle ne voulait pas le faire toute seule. Elle m’a demandé de l’accompagner,
et Tog Gan demandait des gens.
Alors j’y ai été. C’était l’été 2001.
À cette époque, Tog Gan ne
durait que 10-12 jours et il y avait peu de jeunes par rapport à maintenant :
entre 10 et 15. C’était un petit groupe.
Pendant tout le séjour, je me
suis occupé de X.
Avant de partir pour Top Gan, il
n’y avait eu aucune réunion de préparation. Je ne connaissais ni les jeunes, ni
l’équipe. Pour moi, je ne percevais pas cela comme un travail. Il s’agissait
seulement pour moi d’accompagner des personnes handicapées. C’était une
activité bénévole, mais pas un travail en soi.
Avec le jeune dont je
m’occupais, je me permettais beaucoup de choses. Je le sollicitais tout le
temps. Je voyais qu’il avait des difficultés pour se mettre trois secondes
debout. Il restait tout le temps assis par terre. Il avait des difficultés à se
déplacer. À force d’insister, il a commencé au fil des jours à marcher de plus
en plus.
En voyant qu’il se déplaçait
quelques minutes, Stéphane est venu me parler de lui car ce jeune était intégré
à son Centre en dehors des vacances. Stéphane le connaissait bien et il disait
que X. ne s’était jamais déplacé aussi longtemps debout.
Comme X. était le plus vieux du
groupe et que je pensais que ces jeunes handicapés vivaient moins longtemps que
les autres, je me disais dans ma tête que peut-être c’était pour lui son
dernier séjour et qu’il fallait qu’il en profite à fond.
S’il fallait rester une heure,
deux heures, trois heures, même quatre heures pour négocier avec lui qu’il se
mette debout, je ne lâchais pas.
Cela a été le premier séjour où
X. a participé à des activités. Il allait à Top Gan depuis le début. Comme cela
fait 14 ans que Top Gan existe, il y allait donc à l’époque depuis 4 ou 5 ans…
Voilà. Au total, il a passé un bon séjour.
Je ne me suis pas rendu compte
sur le coup du travail que je faisais avec lui. C’est quand je suis arrivé à la
gare pour repartir que j’ai vu. Sa mère m’a demandé comment s’était passé le
séjour ; je lui ai expliqué ce qu’il avait fait : qu’il était parti à
la patinoire, qu’il avait fait l’accro-branches, etc. Sa mère a souri et m’a
dit : « vous êtes gentil, mais je sais qu’il n’a participé à aucune
activité ! » Je lui ai répondu : « Parlez-en avec Stéphane
qui le connaît bien, vous verrez… »
Quand je suis rentré de Top Gan,
j’ai repris l’école normalement. J’étais alors en première générale,
scientifique. À partir de là, je faisais quelques week-ends avec le Relais et
quelque séjours avec Top Gan, mais pas tous. Cela dépendait des cours : si
j’étais surchargé à l’école, je n’y allais pas. Mon travail au Relais était
donc aléatoire.
Après ma Première, j’ai fait
Terminale. Je faisais toujours des week-ends au Relais. Au début, ce travail,
c’était pour moi un job étudiant, pour l’argent de poche. Le travail en
lui-même était intéressant mais je ne me voyais pas devenir professionnel dans
le domaine.
Après avoir eu mon bac
(scientifique), je voulais m’orienter vers un BTS : je voulais faire des
études d’informatiques en alternance. J’ai passé un concours pour entrer dans
une école préparant au BTS en informatique. J’ai été accepté. J’ai alors
démarché pour trouver un travail en alternance, mais je n’en ai pas trouvé.
En même temps, je travaillais
toujours au Relais les week-ends et pendant les vacances. L’année est passée,
et mon travail au Relais a commencé à augmenter avec la prise en charge de
jeunes pendant la semaine. Et puis il y a eu la formation au BPJEPS qui est
arrivée. C’est là que je me suis dit : pourquoi pas me lancer dans une
formation dans ce domaine pour voir sur quoi cela va aboutir ? C’était en
2006.
Pour en revenir à mon premier
séjour Top Gan et mon travail avec X., comme je l’ai dit, à l’époque, je ne
connaissais rien du tout. Même si je n’avais pas obtenu de résultats avec lui,
j’aurais mis cela sur le compte de ma non-formation et je me serais dit :
« Je ne suis pas formé ! » Bien sûr, cela aurait été pour me
rassurer. Mais je ne me le suis pas dit car ce que j’entreprenais aboutissait à
quelque chose. Je me suis dit : « Peut-être que c’est X. qui me
convient ! »
En même temps, il y avait
l’équipe Top Gan qui était étonnée par mon travail. Ceux qui connaissaient X.
pensaient que j’allais craquer, mais moi, je ne ressentais pas les choses comme
ça. À l’époque, il y avait aussi à Top Gan Daoud et Bidou qui étaient avec
Stéphane. Il y avait ma sœur qui me disait :
« Repose-toi ! » C’était elle mon plus grand soutien, mais elle
aussi était sans expérience.
Ce qui a fait que j’ai tenu,
c’est que ma sœur voulait s’occuper de X. pour que je ne sois pas tout le temps
avec lui. Alors je me disais : si je baisse les bras, les difficultés vont
être pour elle.
Je n’ai su que j’allais
m’occuper de X. qu’en arrivant à Top Gan. C’était celui dont personne ne voulait.
Et moi, j’étais le plus jeune (j’avais alors 17 ans) et j’étais le dernier
arrivé. Alors on m’a mis avec lui. Ma sœur a dit : « Non, il ne
connaît pas l’autisme ! Pourquoi le mettre avec quelqu’un qui n’est jamais
avec les autres, qui est toujours à l’écart ? X. est le plus âgé des
jeunes et mon frère est le plus jeune des référents… » Mais moi j’ai
dit : « je suis venu pour travailler. »
Pour moi, s’occuper de personnes
handicapées ne nécessitait pas forcément une formation : on les accompagne,
ce n’est que du bénévolat. Je me suis rendu compte que c’était intéressant et
plus tard je me suis dit : pourquoi ne pas me lancer dans ce travail pour
évoluer dans ce domaine ?
J’ai pris tout cela comme une
formation. Je me suis dit : c’est compliqué. Je vais me lancer là-dedans
pour bien comprendre les enjeux, je vais évoluer dans tout ça. Quand je
retournais au lycée à l’époque, j’avais un autre regard sur la vie. J’avais en
tête qu’il y avait des gens avec des difficultés. Cela m’a poussé à la
réflexion sur le monde.
Dans ma famille, je suis le
troisième de cinq enfants.
Le public du Relais, je ne le
connaissais pas du tout. Jamais de ma vie, je ne l’avais fréquenté. Et à la
base, cela n’avait pour moi aucun intérêt. En fait, j’ai tout découvert. Le
séjour à Top Gan, c’est comme une autre planète ; c’est un rassemblement
de gens particuliers.
C’est avec le temps, pas tout de
suite, que cela m’a intéressé.
Après les premiers quinze jours,
je me suis dit : « ça va, c’est une bonne expérience, mais c’est fatiguant. »
C’est avec le temps, en revenant pour les week-ends, en refaisant d’autres
séjours, en retrouvant les jeunes que j’ai eu une autre vision. C’est une fois
que j’ai bien connu ce public que j’ai voulu m’investir pour qu’eux aussi
puissent évoluer. Je me suis dit : « c’est grave ; ces gens sont
tout à côté de moi ». C’est comme si je me suis alors senti investi d’une
mission.
Il faut dire qu’il y a eu, en
parallèle de tout ça, de toute mon évolution, le création du Relais, son développement
comme association : ça s’imbrique avec tout ça. Je découvrais ce public,
ce travail et il y avait en même temps une association qui se montait. Je
voulais contribuer au projet. Il y avait plein d’enjeux pour moi qui ne relevaient
pas que du travail lui-même.
Avec le temps, je me suis dit
que pour être utile dans ce domaine, avec ce public, il ne suffit pas de rester
avec eux sur le terrain, de faire des activités car ainsi on aide peut-être un
à dix jeunes mais je voulais m’impliquer à plus grande échelle pour aider plus
de jeunes.
C’est là où rapidement, au
Relais, je faisais appel à des copains pour devenir animateurs. Et après, il y
avait des copains qui faisaient appel à moi pour rentrer dans le Relais.
Mon statut au Relais, je ne l’ai
pas vu évoluer, et rapidement je suis passé d’une prise en charge directe d’un
jeune à la gestion de l’équipe. Et maintenant, je suis Directeur-adjoint.
Le travail qu’on fait au Relais
peut rapidement détourner quelqu’un qui est à l’école : il va s’attacher à
la dynamique de groupe, il va gagner un peu d’argent, etc. On fait
super-attention à cela : à ceux qui sont à l’école et qui travaillent le
week-end, on demande des comptes sur leur travail à l’école ; on leur
demande de nous montrer leurs notes, leurs moyennes, et si les résultats
scolaires sont insuffisants, ils ne travaillent pas le week-end.
Quand j’ai quitté la scolarité,
mon but n’était pas de toute manière de travailler. Je me suis mis en immersion
dans le Relais pour bien me rendre compte du travail et pour ensuite me
raccrocher à une nouvelle formation.
Cela m’intéressait de travailler
dans le social mais à quoi aurait servi de me lancer directement dans ce
travail ? Cela n’aurait fait qu’un animateur de plus. Ce qui
m’intéressait, c’était de comprendre le travail sur le terrain, et de me former.
Après le BPJEPS, mon but était
de me former de façon générale, pas seulement dans le handicap. Je suis parti
dans le DBJEPS [6],
j’ai passé ma licence et je suis maintenant en Master (Sciences de
l’éducation ; mention : intervention en terrain sensible).
Je voulais me sentir utile. Au
sortir du lycée, je voulais travailler dans l’informatique parce que c’était
l’époque, mais c’était sans conviction. Ce qui me plaisait vraiment, c’était la
chimie. Au lycée, les cours de chimie me plaisaient ; je n’avais pas
besoin de réviser : cela rentrait tout seul. Mais je ne voyais de trop de
formation dans ce domaine. Il faut dire qu’à l’époque, je n’étais pas trop
informé.
Mon parcours s’est fait avec les
rencontres : si je n’avais pas eu l’opportunité de découvrir ce public,
cela ne me serait jamais passé par la tête !
Pour d’autres référents, comme
pour Soufiane que j’ai amené au Relais, cela été un choc ! Une fois, il
manquait quelqu’un. Je lui ai dit : « il faut que tu
viennes ! » Cela s’est très bien passé pour lui. Cet exemple de
Soufiane, c’est quelque chose qui m’a donné envie de continuer parce que je
faisais le maximum pour que ce soit une bonne équipe. Cela m’a montré que je
pouvais sensibiliser les gens à cela.
Moi, à la base, sur le terrain,
j’étais super discret, je parlais un minimum. Je me souviens que pendant mon
premier séjour à Top Gan, je n’ai quasiment pas parlé à Daoud. Sur un an au
Relais, on s’échangeait deux mots et c’était tout, il n’y avait pas de discussions.
Mes responsabilités ont commencé
quand j’ai viré deux personnes ! On avait un samedi matin rendez-vous à 8
heures pour chercher les jeunes. À l’époque, on n’avait au Relais qu’un seul
téléphone qu’on se passait pour appeler. Les deux m’ont appelé vers 10h. en me
disant : « on a des problèmes, on n’a pas pu venir, on arrive à
11h. » Je leur ai répondu : « c’est pas la peine de venir,
restez chez vous ! » et j’ai organisé autrement les choses avec ceux
qui étaient là. J’ai fait cela pour le bon déroulement de la journée. J’ai
appelé ensuite Daoud et je lui ai dit : « C’est compliqué. J’ai fait
peut-être une chose que je ne devais pas faire » et je lui ai expliqué que
j’avais viré les deux. Cela a surpris Daoud que je le fasse : il pensait
que je n’étais pas capable de prendre ce genre de décision. Mais si je l’ai
prise, c’était parce que cela créait une mauvaise ambiance au travail, qui
faisait que je ne voulais même plus travailler. Si j’en suis arrivé là, c’est
que le travail sur le terrain était devenu trop dur. Je voyais bien qu’au niveau
du travail, il y avait plusieurs catégories : les gens qui étaient là pour
les jeunes, ceux qui étaient là simplement pour l’argent, et ceux qui venaient
pour l’ambiance. Je n’acceptais pas qu’il y en ait qui ne viennent que pour
profiter.
Cela m’a conforté dans mon choix
de me former dans ce domaine et de travailler en équipe.
La dynamique qu’on met en place
au Relais, ou la stratégie, c’est de valoriser les référents, en disant par
exemple : les référents du Relais se retrouvent avec des cas lourds, des
jeunes qui sont exclus. Pour plein de référents, c’est : « ils sont
exclus, on est nous-mêmes exclus, on est ensemble ! ». Ainsi le
référent ne pense plus à lui mais au jeune, et en intégrant le jeune dans la
société, il s’intègre lui.
Nous, on valorise leur travail,
et souvent on a ce discours : « les jeunes du Relais sont difficiles ;
les structures n’en veulent pas ; nous, on les prend en charge. »
L’avantage de ce discours, c’est
que le référent se sent porteur d’une mission. L’inconvénient, c’est que quand
il travaille à l’extérieur dans une autre institution, il voit cette autre
équipe comme des gens qui ne connaissent rien, qui ne pensent qu’à l’argent,
etc., ce qui n’est pas toujours vrai.
L’avantage de notre discours,
c’est que les référents font le maximum pour les jeunes. L’inconvénient, c’est
qu’ils peuvent s’enflammer, croire tout connaître ; et si un jour, ils découvrent
qu’ils ne connaissent rien, ils peuvent alors se décourager, tout arrêter…
L’avantage de cette rivalité
entre le Relais et les autres professionnels – car cela existe bien -, c’est
que les référents veulent se former encore plus.
Le Relais est parfois stigmatisé
par les autres équipes : pour eux, pour des éducateurs du réseau dans lequel
on intervient, les animateurs du Relais, c’est surtout des bras, peut-être
aussi une tête mais alors sans cerveau. Pour eux, il faut une personne pour
quand il y a une crise ; le référent du Relais la gère, et c’est tout. Il
faut dire aussi qu’il y a des référents qui rentrent dans ce jeu, qui
débarquent en disant : « je connais, je sais faire, laissez-moi
faire ! » et qui jouent le jeu du gardien…
Si j’ai fait tout cela, c’est
aussi parce qu’on m’a sollicité. Après mon premier séjour à Top Gan, Stéphane
m’avait rappelé pour faire des séjours avec les petits (le Relais ne s’occupe
lui que des plus grands), pour que je travaille dans son Centre. Je lui
disais : je travaille à l’école… Je disais pareil au Relais. Je trouvais
le travail sur le terrain intéressant mais si j’ai fait tout ça, c’est aussi
que j’ai été sollicité par des professionnels du champ.
À partir de là, je me suis
dit : Pourquoi ne pas me lancer ?
Aujourd’hui, je ne reste pas
figé. Je me dis : cela peut s’arrêter demain.
Beaucoup de référents ne se
voient travailler qu’au Relais. Moi, non. Je me dis : cela dure le temps
que cela dure. À côté, je fais des études. Je reste pas figé sur un travail
avec un public.
Au Relais, il y a des gens qui
restent trop rapidement dans le seul travail avec les autistes, qui sont vite
absorbés par la dynamique de groupe ce qui fait, qu’en-dehors du groupe, ils ne
font pas long feu. Il y a ainsi pas mal d’exemples de référents qui travaillent
bien, qui sont disponibles et motivés, mais dès qu’ils quittent le Relais pour
aller dans une autre structure, au bout d’un an, ils vont arrêter. Cela peut
être aussi intéressant à réfléchir, car il ne s’agit pas là d’un cas isolé.
J’en connais plusieurs comme cela.
*
Tout ce que je dis là peut
donner l’impression que je suis venu au Relais mais que le travail en lui-même
avec les personnes handicapées ne m’intéresse pas, que seul m’intéressent le
travail avec l’équipe et la gestion de l’équipe. Mais ma logique n’est pas
celle-là. Le public handicapé m’intéresse mais il y a que j’étais avant dans le
contact direct avec lui, j’étais dans le rapport individuel aux jeunes, j’étais
la tête dans le guidon, alors que maintenant avoir de la distance avec ce
public me permet de plus lui apporter.
Ce n’est pas que j’ai pas besoin
du Relais et que c’est le Relais qui a besoin de moi. C’est que ce qui
m’intéresse, c’est l’échange – et dès le premier Top Gan, Daoud et Stéphane
m’ont parlé de X. ; c’est le fait que je peux à la fois travailler et me
former.
Grâce au Relais, j’ai eu
beaucoup d’opportunités et ils m’ont aussi laissé faire mes preuves. Daoud m’a
rapidement fait confiance ; il a pris le risque de me donner certaines
responsabilités que j’ai assumées. C’est ce travail de confiance qui est aussi
important. Dans le Relais, c’est aussi valable avec les référents : quand
on leur fait confiance, qu’on leur confère une mission et qu’ils se sentent
garants de cette mission, ils se surpassent.
Au Relais, il y a une dynamique
autour de la formation et cela nous permet, au niveau de la Direction, de nous
aussi nous surpasser dans notre propre formation, en ayant un maximum
d’éléments théoriques sur les publics qu’on a en charge ou sur le social en
général. Par exemple quand Daoud faisait son dossier pour devenir éducateur par
la VAE, d’après ce que j’ai vu, il avait la pression du groupe du Relais pour
l’obtenir ! C’était un bien pour lui, c’était un moteur.
C’est pareil en général :
par rapport aux autres VAE, par rapport à la fac, et même par rapport aux
permis moto que certains passent en le finançant eux-mêmes : cela met la
pression car tout le monde regarde ce qu’on fait et le résultat.
Tout cela, c’est au niveau du
groupe. Après, c’est très bien quand c’est sain, parce que cela peut aussi être
moins bon, comme l’an dernier quand il y en avait, dans la promotion BPJEPS, qui
étaient rentrés dans la jalousie. Face à une telle situation, ce qu’on fait au
niveau de la direction, c’est de jouer la transparence. Cela n’arrive pas
souvent mais cela peut être un effet mauvais de la compétition à l’intérieur du
Relais.
J’ai parlé de la dynamique
interne au Relais pour une prise en charge des cas lourds ; c’est vrai que
la direction du Relais ou les référents expérimentés n’ont pas de problème avec
cela : ils savent gérer et faire face aux crises. Alors forcément, les
nouveaux référents, quand ils rentrent dans le bain, ils pensent qu’être un
vrai référent, c’est savoir gérer une crise ; donc ils vont faire le
maximum pour savoir gérer une crise lourde, et ils vont se penser comme référent
à partir du moment où ils savent gérer ce genre de situation – quand ils savent
encaisser les coups, contenir le jeune… L’inconvénient, c’est qu’ils vont alors
penser qu’ils n’ont plus rien à apprendre à partir de là ! L’avantage, par
contre, c’est qu’ils n’ont plus peur de travailler avec des jeunes violents.
Ce travail m’a-il aussi appris
sur moi ? Au début, je ne savais pas que j’allais faire preuve d’autant de
patience, car le travail avec X., c’est surtout un travail sur la patience.
Mais ce qui m’intéressait quand
j’ai commencé et qui m’intéresse aujourd’hui aussi, c’est que c’est le jeune
qui forme le référent, parce que, quand on propose à un jeune de faire quelque
chose, de faire une activité, le référent doit être capable de s’adapter à lui.
Comme tous les jeunes sont différents, on s’adapte forcément et cela entraîne
un travail sur nous. Par exemple cela apprend à parler avec un jeune de façon
posée, ou avec des gestes, ou en le regardant bien dans les yeux, ou au
contraire en ne le regardant pas dans les yeux. Tout cela est formateur ;
à chaque fois, il faut s’adapter.
Pour moi, ce sont les jeunes qui
forment les référents. Alors quand, sur le terrain, il y a des référents qui
sont introvertis, on les met avec des jeunes qui parlent beaucoup ou qui sont
beaucoup en mouvement pour que le référent lui-même se mette en mouvement !
On jongle avec cela dans le travail de direction.
Y a-t-il eu pour moi un choc
dans la rencontre de ce public ? Je ne sais si on peut parler pour moi de
choc. J’ai découvert un travail. Comme je l’ai dit, je croyais que ces séjours
concernaient des bénévoles, qu’il fallait un BAFA, sans plus.
Le choc, pour moi, ne s’est pas
fait avec le public sur le terrain mais quand je me suis rendu compte de tous
les jeunes qu’on allait chercher dans les hôpitaux ; c’est là que je me
suis rendu compte de l’importance de ce travail : que ce n’était pas
seulement une affaire de s’amuser à l’accro-branches mais que c’était un
travail de fond, et suivi avec le jeune.
Pour certains jeunes, il y a en
effet urgence. Alexis, par exemple, quand on va le chercher, il est enfermé à
l’hôpital psychiatrique ; il est dans une chambre d’isolement ; il a
un seau et un lit. Il ne sort pas de sa chambre. Il prend ses repas dans cette
chambre. Un jour, je suis parti le chercher. Il faisait chaud. Sa chambre était
un vrai sauna : on ne pouvait pas y rester 5 minutes !
Il y a plein d’épisodes comme
cela. C’est aussi pour cela que je me suis intéressé de plus en plus à ce
travail. Quand on ramène le jeune, ce n’est pas facile de le laisser là. On
dit : « C’est la galère, mais au moins, cette journée, tu en as bien
profité » et on sait qu’on reviendra le samedi d’après. C’est
particulièrement dur pour un jeune comme N. Il parle, il n’est pas autiste, il
est psychotique. Il a beaucoup de soucis. Il vit enfermé à clef dans sa chambre
et des fois il faut être brutal pour le faire rentrer dans cette chambre…
Ce qui est plus compliqué
encore, c’est le retour de Top Gan car là, la sortie a duré 2 à 3 semaines.
Pour les cas les plus lourds, ce
sont les infirmiers qui viennent les récupérer à la gare. Par exemple pour B.,
il y a deux ambulanciers. Ils ne discutent même pas avec lui. Ils l’attachent
sur le siège arrière et c’est parti pour l’hôpital… Cela, c’est plus difficile
à accepter que le retour du samedi. Avec B., le samedi, on passe au retour à
une librairie car il aime bien les magazines de voiture. Comme cela il rentre
dans sa chambre avec un magazine et il va passer la semaine avec.
Un autre élément important du
travail au Relais, c’est que cela m’a permis de développer ma propre manière de
travailler. C’est différent de ce qui se passe à l’école. À l’école, on apprend
des choses, mais c’est plutôt du formatage : tu apprends une leçon, tu
répètes, il n’y a pas vraiment de place où la personne se sent réfléchir par
elle-même, si ce n’est en philosophie… Alors que là, si j’avais commencé ce
travail et qu’on m’avait dit : « c’est comme ça, c’est pas comme
ça » sans me demander « pourquoi tu fais comme ça ? », ça
aurait été plus compliqué pour moi, je n’aurais pas pu m’épanouir, découvrir
les jeunes et en même temps me découvrir.
Moi, je pense vraiment que le
seul formateur, c’est le jeune. Pour voir si un référent travaille bien, si le
jeune va bien, je le vois dans la relation avec le jeune : si cela lui a
plu. Et cela se voit dans tout le travail, et pas seulement au début ou à la
fin. L’activité n’est jamais linéaire : c’est comme si toutes les trois secondes,
il fallait remettre à jour le programme tout en gardant la ligne conductrice où
l’on veut emmener le jeune.
Pour moi, c’est vraiment le
jeune qui apprend au référent comment faire. Mais, à côté, il faut que le référent
soit intelligent, attentif aux réactions, pas fermé sur lui. C’est à partir de
là qu’il y a l’envie de théorie. La théorie, c’est pour avoir de nouvelles méthodes,
pour savoir ce qui marche, pour être en accord avec l’équipe. Dans le travail
en lui-même avec le jeune, ce n’est pas la théorie qui va faire la différence.
Je dirai : à 80%, c’est la personne du référent, et à 20% la théorie…
Au début, quand j’ai commencé
avec le Relais, je n’ai quasiment pas parlé en réunion. À cette époque, il y
avait tous les soirs à Top Gan une réunion avec un tour de table où chacun
parlait de sa journée, de son jeune. Moi, je ne disais que trois mots, toujours
les mêmes : « X., c’est X. ! ». Pendant trois ans, je n’ai
dit que cela, et même à la fin, c’est les autres qui le disaient pour
moi !
Je suis quelqu’un d’introverti.
Je n’ai commencé à parler en réunion que quand j’y ai été obligé. Si je ne
parlais pas, ce n’est pas que j’avais rien à dire. Mais parler quand les
paroles passent au-dessus des gens, qu’ils s’en foutent un peu, que beaucoup dorment,
je préfère ne pas parler. Parce que, si les gens sont intéressés par ce que
j’ai à dire, ils me posent des questions. J’ai plus tendance à parler à partir
d’une question que de raconter de moi-même.
Mettre des mots, cela m’a permis
de me rendre compte de la complexité du travail, de choses que je faisais
pourtant naturellement. Je me suis rendu compte qu’il y a des gens qui ont
écrit des bouquins pour expliquer cela. Je me suis rendu compte que c’était
complexe. Quand j’ai commencé à apprendre sur l’autisme et sur le handicap,
quand j’ai su mettre des mots sur mon travail, je me suis rendu compte de tout
cela.
Ce moment, c’était avant la
formation du BPJEPS. Cela s’est fait dès mon premier séjour à Top Gan avec les
bilans qu’il fallait écrire tous les soirs. Et il y avait les compliments de
Daoud et de Stéphane qui me disaient : « tu sais pas que, ce que tu
es en train de faire avec X., les éducateurs galèrent de leur côté pour y
arriver ! » Moi, j’écrivais mon bilan. Quand j’écrivais mon bilan, je
le faisais sérieusement. Par contre à l’oral, dans la réunion le soir où les
gens s’endormaient, cela ne m’intéressait pas.
Je prenais des initiatives. Par
exemple à mon second séjour, j’ai fait un album photo pour X., et aussi pour
montrer à sa mère que je ne lui racontais pas des histoires quand je disais
qu’il participait aux activités. Quand elle l’a vu, elle a été contente !
J’avais oublié que j’avais fait cela, mais je suis dernièrement retombé dessus
(car je l’avais fait en double).
Mon avenir à long terme ?
Je ne sais pas du tout. Je sais que, plus les années passent, plus je me rends
compte que, pour aider le maximum de jeunes, il ne faut pas se contenter du
travail sur le terrain. Le directeur d’une structure, mettons Daoud, il peut
aider vingt jeunes alors que le référent sur le terrain va aider un jeune,
peut-être au plus 4 ou 5. Plus on monte de grade et plus on peut aider de
jeunes.
Il y a ainsi aujourd’hui la
question de reproduire ailleurs le format du Relais. Je dis cela aussi pour
essayer de m’inventer un avenir dans le handicap, mais, si ça se trouve, dans dix ans, je serai dans un autre
domaine. Je ne reste pas figé, sur tous les niveaux. Et quand cela m’intéresse,
je m’investis. Si cela se trouve, dans dix ans, autre chose m’intéressera, et
je vais basculer.
Pour autant, je ne lâche pas les
choses du jour au lendemain. Mais si j’ai un avenir dans autre chose, c’est
possible que j’y aille.
Il faut aussi dire que ce
travail est dur. J’en parle comme d’un travail qui est bien, mais il est super
dur, et fatiguant. C’est un rythme qui est quand même soutenu, et qui sera
difficile à adapter à une vie de famille, au fait d’avoir des enfants.
Aujourd’hui, aller dans une
structure comme un IME, travailler avec une équipe d’éducateurs, cela ne
m’intéresse pas du tout.
Donc le problème de l’avenir
n’est pas que pour dans dix ans !
***
(23 ans, au Relais depuis 2007)
Propos
recueillis les 8 et 22 novembre 2010
J’ai connu le Relais par le
biais d’une amie qui était avec moi à la fac (IUT Gestion des entreprises et
des administrations). Cette amie connaissait la psychologue qui intervenait au
Relais. C’était au printemps 2007 et elle avait dit à mon amie qu’il manquait
des référents pour une colonie avec des autistes. Elle lui a proposé de
participer et cette amie m’en a ensuite fait part : « Si tu fais rien
cet été, tu peux te proposer pour encadrer des personnes autistes. »
Au départ, il s’agissait pour
moi d’une simple curiosité : je voulais découvrir ce public, d’autant plus
qu’à cette époque, on en parlait (j’avais vu différents reportages à la télé).
Je me suis dit : « ce serait bien d’aller voir directement la réalité
sur le terrain ».
J’ai assisté à des réunions
préparatoires à Paris et j’avais ainsi déjà des premiers éléments de réponse
car la psychologue nous a expliqué les troubles de l’autisme.
Bien qu’on expliquait qu’il
s’agissait de cas lourds, je n’étais pas réfractaire. J’appréhendais mais je
n’étais pas réfractaire.
J’ai donc fait la colonie en
août (2007). Cela a été une très belle découverte. Cela m’a permis une autre
approche, plus humaine : on côtoie le jeune pendant trois semaines, et on
n’est pas que dans le médical.
Je m’occupais de Q. qui a pas
mal de stéréotypes et a priori peut faire peur : il est imposant, a des mouvements
brusques, …
Même si on faisait du
un-pour-un, je ne me sentais pas seule car on sentait le travail d’équipe, et
surtout on voyait le rôle des anciens référents qui soutenaient et encadraient
les nouveaux. Cela m’a rassuré : si j’avais été toute seule, je n’y serais
peut-être pas arrivée.
Le bilan a été pour moi très
positif. Cela a effacé mon appréhension.
À la suite de ça, j’ai proposé
mes services pour l’été suivant – pour août 2008 – car pour moi, c’était
ponctuel : en parallèle, j’étais à la fac (j’entrais alors en licence –
j’avais eu mon bac en 2005) et je ne me suis pas engagée sur le terrain avec le
Relais pendant l’année scolaire.
C’est à la nouvelle colonie
l’été 2008 que j’ai eu le « déclic ». Ce déclic s’est nourri de cette
envie de connaître un peu plus le public, non pas seulement en faisant une
colonie mais en travaillant de manière périodique avec lui. Et comme je
connaissais un peu plus le public, j’arrivais là plus disponible.
Je me suis occupée cette fois de
N. et j’ai eu avec elle une relation fusionnelle, très basée sur l’affection,
les câlins.
J’ai réellement vu durant cette
colonie que les autistes comprenaient ce qu’on leur disait. Il était possible
de communiquer avec eux, de faire des projets avec eux, de leur faire partager
les activités de tout le monde. Ce n’étaient pas des personnes à part, mais des
personnes à part entière, avec une pathologie en plus…
On voyait qu’on pouvait apporter
au jeune : en termes de sourires et d’affection, en parlant et jouant avec
lui, etc. Je voyais le fruit de notre travail à la fin de la colonie -
cela peut se faire à travers des tâches banales (se laver les mains ou
s’habiller tout seul) – et j’ai donc vu de manière concrète le rôle qu’on pouvait
avoir : par ce qu’on apporte au jeune, on l’aide à évoluer, à se sentir
mieux.
Ce qui m’a beaucoup touché,
c’est de voir notre travail rendu visible en deux ou trois semaines.
À cette époque, durant toute la
colonie, on parlait de la formation du BPJEPS. La deuxième promotion commençait
en octobre 2008. Je me suis dit : « ce serait l’occasion de
travailler sur le terrain (puisque la formation se fait en alternance) et d’avoir
des outils pour animer ce type de public ».
Il faut dire que mon déclic
avait deux aspects : mon envie de travailler avec des personnes autistes
grandissait en même temps que mon intérêt pour mon cursus en gestion était en déclin.
Ainsi la formation du BPJEPS répondait à mes attentes.
Avant tout cela, j’avais eu un
intérêt pour le social : j’avais fait de petites actions dans des
associations de soutien scolaire ou des associations culturelles, j’avais fait
de l’animation auprès d’enfants, tout ça en parallèle avec mes études. J’avais
donc déjà un pied dans le social. Mais j’aimais la gestion, surtout la
comptabilité.
On a une chance à la fac :
c’est qu’on peut faire des stages pour se rendre compte du travail professionnel.
Mon stage de comptabilité en entreprise durant l’année de licence m’a montré la
réalité du terrain et cela ne me plaisait pas du tout. J’étais dans un cabinet
d’expert-comptable qui faisait de la sous-traitance : on se trouve devant
un écran toute la journée ! À l’école, la comptabilité me semblait
attrayante mais en entreprise, c’est en fait plus monotone.
Ce stage m’a permis de
confronter le domaine professionnel de la gestion et mon centre d’intérêt dans
le social.
On sous-estime les
autistes : ils ont la capacité de comprendre.
Et de plus, quand le jeune voit
qu’on est là pour lui et qu’il peut nous faire confiance, on peut se dire qu’on
prépare un bon terrain pour la suite de la colonie.
N. est une personne très têtue
qui ne veut en faire qu’à sa tête et qui n’aime pas se laver les mains. Je lui
ai fait travailler son hygiène et, à la fin du séjour, elle le faisait toute
seule. Je me suis dit : « Hayet, on lui a apporté quelque
chose ».
J’étais partie avec une image à
la limite dégradante des autistes, avec des préjugés : « ils ne
comprennent pas, il est impossible d’entrer en contact avec eux… » Quand
on voit ensuite que c’est erroné, c’est alors doublement enrichissant : ce
sont des personnes normales, et en plus elles sont autistes.
Pour les veillées, N. refusait
de danser. Après plusieurs tentatives, elle a pu prendre plaisir de ses vacances.
Et à chaque fois, je voyais le fruit de mon travail, de notre travail.
C’est dû à la relation de
confiance. La comptabilité, c’est du formel et le résultat ne se voit que dans
le bilan de fin d’année, mais ici, c’est quelque chose qui servira à vie :
comprendre la notion d’hygiène permettra à N. d’être plus socialement
acceptable car une personne qui n’a pas d’hygiène pose un problème dans une
institution.
Ce qui est bien avec N., c’est qu’elle
fait part de son bonheur : c’est formidable pour un référent qui voit cela
de son jeune. Avec Q., c’était moins frappant. Il faut dire aussi que je
n’étais pas alors autant impliquée, car j’avais toujours dans mon esprit
l’image qu’on pouvait percevoir des autistes au travers des préjugés qui sont
loin d’être des vérités absolues.
S’occuper des enfants, c’est une
chose, mais là, ce sont des personnes, et ce n’est pas le même retour : ce
n’est pas la même joie, celle d’un petit enfant et celle d’un autiste. Cela
fait des relations différentes. Avec le petit, on n’a pas le temps dans un
Centre de créer des relations durables alors que dans une colonie, il y a le
temps, et les relations ne sont pas pareilles, et on ne part pas avec les mêmes
préjugés : si on découvre que tous les préjugés tombent à l’eau, cela nous
étonne de jour en jour et on a plus envie d’aller vers le jeune vu qu’on peut
découvrir ce qu’il ressent, ce dont il est capable.
Avec Q., j’avais trop
d’appréhension, j’étais sur mes gardes alors que là, avec N., je me suis
dit : « elle peut me taper, s’énerver ». Et au final, j’ai vu
qu’elle pouvait taper mais que c’était pour des raisons et pas pour rien :
c’était par exemple parce qu’elle voulait s’accaparer un objet, et surtout
au-delà de ça, il y avait tellement de côtés positifs que cela effaçait les
autres.
Alors qu’avec un enfant, on sait
très bien ce qui va se passer (je suis l’avant-dernière de cinq enfants).
Ce qui est sûr, c’est que c’est
bien le domaine dans lequel je veux évoluer : plus les années passent,
plus c’est une certitude.
Je n’ai pas envie d’évoluer sur
un plan hiérarchique parce que pour moi, au niveau de la Direction, on côtoie
moins le jeune. Moi, mon envie, c’est d’être au plus près du jeune, même au bas
de l’échelle : si possible de faire un projet individuel avec certains
jeunes. Par exemple je fais la méthode PECS avec un jeune – cela consiste à
communiquer par échange d’images ; Sofian, lui, ne peut pas le faire. Ce
sont les référents qui sont à la base du travail sur le terrain, et si je
voulais évoluer dans la hiérarchie, je n’aurais plus cette chance de travailler
avec les jeunes.
Je ne réfléchis pas trop à
l’avenir. Je sais que si je me marie et si j’ai des enfants, peut-être que je
quitterai le terrain, et cela m’attriste. Je suis tellement bien que je ne me
projette pas trop dans l’avenir. Je ne me fais pas de souci.
Pour moi, dans ce domaine, on
est toujours novice ; on en apprend de jour en jour. Si je me marie, je perdrai
pied. Et on n’aime pas penser à ce qui peut arriver de « pire »…
Durant la colonie, ceux qui
avaient le BPJEPS avaient un côté professionnel qui ressortait – en termes de
techniques d’animation… Je me suis dit : « n’oublie pas que c’est un
centre de loisirs et qu’on ne se déclare pas animateur du jour au
lendemain ». J’avais besoin d’éléments de réflexion sur ce qu’était
l’animation sociale (qui est différente de l’animation ordinaire). Cette
formation me permettait d’avoir des outils.
Pour le côté humain de la
relation, il n’y a pas grand changement entre être avec ou sans formation, mais
cela joue par contre dans le côté professionnel : comment mettre en place
une séance, comment rédiger un projet, etc.
Je m’aide maintenant de ces
outils.
J’ai parlé de déclic en août
2008. Depuis cela s’enrichit, se nourrit de plus en plus.
Mais – qui sait ? –
j’aurais peut-être un autre déclic. En attendant, c’est plus un enrichissement
qu’un autre déclic. Il faut dire qu’il m’a fallu un an – d’août 2007 à août
2008 – de réflexions, de remise en cause pour que ce déclic se produise.
Quand mes parents ont vu que je
lâchais prise dans mes études à la fac, je leur ai expliqué, et ils ont toujours
vu ce côté en moi d’aider la personne. Cela les a donc surpris mais pas trop.
Ce qui les a étonné – dans le mauvais sens -, c’est que je passe un diplôme du
niveau Bac alors que j’étais en licence. Ils m’ont dit : « les autres
avancent, toi, tu recules ! ». J’ai eu une longue explication, en
leur disant que ce n’est pas le même domaine, que les diplômes ne valent pas dans
un autre domaine, que l’animation c’est l’animation, etc. Ils pensaient :
« tu fais n’importe quoi », et ils n’ont compris qu’à la fin du
BPJEPS.
Ma vocation, ce n’était pas
l’animation mais l’aide à la personne, ce qui regroupe pas mal de choses car on
peut aider la personne par l’animation, par l’éducation, par le médical… Je
suis tombée dans un de ces choix.
L’animation, en soi, animer des
enfants et en faire mon travail, je n’y pensais pas du tout. Mais quand j’ai
découvert l’animation sociale, qui est bien plus pointue que l’animation ordinaire,
là c’est autre chose et je me sens en harmonie.
*
Est-ce que mon passé
universitaire allait m’handicaper tout au long de la formation BPJEPS en
faisant que j’allais m’ennuyer ? Non, car il ne s’agissait pas des mêmes
domaines et ils n’avaient même rien à voir ; l’animation était un domaine
nouveau avec d’autres éléments de réflexion. À l’université, on ne m’a pas
appris différentes méthodes pédagogiques telles les méthodes Freinet,
Montessori… Ainsi, dans le BPJEPS, on était tous sur même pied d’égalité, que
ce soit celui qui n’avait pas fait d’études supérieures ou celui qui en avait
fait. On découvrait tous le domaine.
Pour moi, dans la vie courante,
si on veut du pain, on va chez le boulanger, pas chez le boucher. Ici, c’est
pareil : si je veux faire de l’animation, je vais m’orienter vers une
formation d’animation et pas de comptabilité. La comptabilité ne m’a pas servi
à animer un groupe !
Mais il est vrai que ma
formation précédente m’a aidé au niveau des écrits ; j’avais plus de
facilités car j’avais appris une méthodologie, et cela m’a aussi permis d’aider
ceux qui étaient plus en difficulté. Je savais mieux discuter le fond et la
forme, structurer un texte et mes pensées…
Le travail au Relais demande
beaucoup de qualités humaines : l’empathie, la patience, le fait de partager,
l’écoute, l’enthousiasme, la motivation, du dynamisme…
Et j’ai toujours dit que dans
l’animation, il y a de l’éducation, et aussi l’inverse : dans l’éducation,
il y a de l’animation ; l’un ne va pas sans l’autre.
Un simple dessin par exemple, ça
peut être du loisir mais au delà de cela, cela fait que le jeune travaille des
psychomotricités fines (avec le maintien du stylo) et des notions de repère
dans l’espace (avec le coloriage à l’intérieur ou à l’extérieur d’un dessin),
et cela, ce n’est pas de l’animation mais de l’éducation.
Il y a ainsi des points
éducatifs qu’on aborde, et heureusement !
Officiellement, je suis
animatrice, mais pour moi, il y a de l’éducatif. Quand je rentre chez moi, je
me dis : « je suis animatrice et j’ai fait un peu d’éducation ».
Les premiers éducateurs sont les
parents mais après, dans toute institution – école, association, centre de
loisirs… - il faut retrouver des notions éducatives telles qu’apprendre à vivre
en collectivité, que partager… L’éducation, cela consiste à inculquer des
principes qui nous permettent de vivre en société.
Quand on propose des projets sur
le terrain, quand on propose avec Soufiane de mettre en place des petits
ateliers sur le long terme pour travailler la psychomotricité fine (avec par
exemple de petits jeux de construction ou un travail minutieux avec des perles
et un fil), on propose à la fois des activités ludiques et des activités qui
devraient aider les jeunes à nouer leurs lacets ou même à fermer leur manteau.
Plus on les côtoie, plus on voit
sur quel point on peut travailler avec eux, et il y a une gros travail à faire…
Mais si j’étais nouvelle, je n’aurais pas fait ces propositions car j’aurais manqué
d’expérience et je me serais simplement dit : « je fais de
l’animation ».
***
(32
ans, au Relais depuis 2001)
Propos
recueillis les 6 et 22 décembre 2010
J’étais vendeuse dans les
magasins Jennifer de vêtements pour adolescents. Je sortais d’un Bac Pro de secrétariat
que j’avais raté car je n’avais pas passé toutes les matières – un matin, je ne
m’étais pas réveillée… - mais j’avais réussi toutes celles que j’avais
passées ; j’étais un peu déçue, et je me suis dit : « je
l’aurais eu », vu que les matières que j’avais manquées étaient celles
avec lesquelles j’étais le plus à l’aise (Anglais, histoire, Français), mais
j’ai manqué de confiance en moi. C’est pour cela que j’ai cherché aussitôt un
travail. J’ai d’abord fait de l’intérim puis je suis arrivée dans les magasins
Jennifer. Je faisais cela pour avoir un travail : je n’arrive pas à rester
à rien faire et chez moi, cela n’aurait pas été accepté. Et, j’avais des amis
qui n’avaient pas de travail et donc pas d’avenir, enfin, à mes yeux. Ce n’est
pas ce que je voulais pour moi. Je voulais me projeter dans un avenir professionnel,
et ne pas rester à rien faire de ma vie. Mais je ne savais pas quoi faire.
J’avais fait des études de
secrétariat car c’est le parcours scolaire qui m’avait dirigée vers cela
(j’étais bonne en langues et en expression écrite) mais cela ne m’attirait pas
plus que cela ; c’était seulement pour faire quelque chose, car je ne
savais pas quoi faire.
À la base, je voulais être
avocate mais j’étais un peu indisciplinée à l’école ! J’ai donc fait un
job d’appoint. J’y suis restée près d’un an mais je ne me sentais pas du tout à
ma place.
Un jour en bas de chez moi –
c’était pendant les vacances d’été, j’ai croisé Daoud qui était mon voisin. Il
m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? ». Je lui
ai dit : « Je ne fais rien » alors que je travaillais dans le
magasin : je travaillais, mais, pour moi, je ne faisais rien ; je
faisais juste ce que la société me demandait de faire.
Il m’a dit : « Si tu
veux, j’ai une colonie à te proposer. » Il y avait déjà emmené un de mes
voisins et j’en avais donc déjà entendu parler mais seulement en surface :
pour moi, il s’agissait d’une colonie avec des enfants de confession juive, et
des handicapés. Je ne savais pas du tout ce qu’était l’autisme.
Je me suis dit : « Je
vais y aller ». Pour moi, c’était des vacances. Je ne lui ai même pas demandé
de quel handicap il s’agissait. Je me suis dit : « Pourquoi
pas ? On verra après pour mon travail. » Mon job me saoulait et je ne
les ai même pas prévenus. Je suis partie sur un coup de tête.
C’était l’été 2001 et j’avais 23
ans.
J’ai fait la colonie. Elle
durait alors trois semaines, je crois.
C’était nouveau pour moi. Je ne
connaissais rien de l’animation. J’avais déjà vu des personnes autistes mais
sans savoir ce qu’était l’autisme. Ma mère en effet est monitrice
éducatrice ; une fois elle m’avait emmenée à son travail et j’avais vu des
autistes mais je ne le savais pas : j’avais juste retenu qu’au travail de
ma mère, il y a des handicapés qui font des trucs bizarres.
Quand je suis arrivée à la gare,
j’étais perdue. Je voyais des jeunes qui parlaient tout seuls, qui faisaient
des trucs bizarres. Je ne me sentais pas du tout à l’aise. J’appréhendais,
j’avais peur, mais je me suis dit : « Je suis là, j’y vais ». Je
m’attendais à voir des enfants alors que je me suis retrouvée face à des
adultes handicapés.
J’étais avec une personne
complètement dans son monde. Il s’appelait E. Je lui parlais mais ses réponses
n’avaient pour moi aucun sens. Je lui disais par exemple : « Tu veux
un gâteau ? » et il me répondait : « Non, pépé Nino il a
dit non, c’est non, je veux pas je t’ai dit, non tu mets pas le pyjama, ce
n’est pas à toi, c’est à pépé Nino, tu le laisses tranquille !». Ou alors
il me demandait s’il pouvait me frapper, et je ne comprenais pas
pourquoi ; je disais « Non ! » mais j’avais toujours peur
qu’il me mette une claque. J’étais débordée, je ne savais pas. En plus,
lorsqu’il utilisait le mot tu, il
parlait de lui-même.
Au fil du séjour, j’ai pu me
rendre compte que je pouvais le comprendre, que ce qu’il disait n’était pas en
dehors de la réalité mais que cela concernait des choses qui existaient dans sa
vie et que je n’étais pas censée savoir. Il me faisait part de ses propres
peurs.
Il était très joueur et moi
aussi, et il aimait bien rigoler comme moi. Aussi on s’est bien entendu.
Il était par ailleurs très
peureux, et j’avais l’impression de devoir le protéger – je dis bien devoir. Ce sentiment du devoir est d’ailleurs ce qui m’a
causé une altercation avec des gens dans la rue parce que E. est un jour monté
dans un bus ; les gens du bus lui ont mal parlé, cela m’a choqué et j’ai
pris sa défense. J’ai moi-même mal parlé au chauffeur du bus, mais c’est parce
qu’il fallait quelqu’un pour le défendre, et c’était moi.
Avec ce jeune, j’ai trouvé comme
un « sens » à ma vie. Je me suis dit que, peut-être, je peux les
aider à un moment. Je me disais : « ce travail est bien ; les
“pauvres”, ils ont des problèmes », et c’est vrai : ils n’ont rien,
il faut leur donner, non pas leur acheter des choses mais les soutenir, leur
donner une part de moi-même en les aidant au mieux.
Donc après la colonie, j’ai
demandé à Daoud si, en rentrant, je pourrais travailler pour lui.
L’association était à ses
débuts ; il n’y avait pas beaucoup de jeunes, pas beaucoup de budget. Elle
ne fonctionnait que le week-end. J’ai pensé que ce n’était pas grave et que,
même si je n’étais pas payée, je viendrai. Cela m’avait vraiment plu.
Quand je suis rentrée chez moi,
j’ai vu les courriers de mon travail. Je n’ai même pas répondu : c’était
fini ! Je m’en foutais de passer d’un salaire à temps plein à un travail
seulement les samedis et dimanches. Je me disais : « C’est ce que je
veux faire ! »
Donc, de fil en aiguille, j’ai
pu travailler les week-ends.
À l’époque, il y avait Daoud
(directeur), Wahib (qui était alors président mais n’était pas tout le temps
là), Hayet (une autre animatrice que celle de maintenant) et moi. On avait des
budgets serrés, pas de véhicules, pas de locaux. L’argent ne venait que des parents.
Des fois même, on se cotisait avec nos sous pour acheter une pizza qui
manquait. Cela nous faisait plaisir. C’était comme une famille. Et tout se
passait dans la bonne humeur, même quand c’était difficile.
Au début on avait des cas très
compliqués : des jeunes venant des hôpitaux psychiatriques ou sans structures
(avec des familles débordées), des jeunes très violents…
Moi qui ne me laisse pas faire,
qui aime revendiquer, avec eux c’était différent : ils pouvaient me mettre
des claques, je ne disais rien alors que dans un autre contexte, j’aurais réagi
au quart de tour. Ils m’ont appris la patience. Il fallait que je leur donne
quelque chose et, eux, ils me l’ont rendu mais sans me le dire. Ils m’ont rendu
la possibilité de mûrir, de voir la vie différemment, de prendre du recul –
sinon, je fonçais tête baissée. Ils m’ont appris la patience. J’ai appris à
prendre sur moi.
Par exemple, E. ne voulait pas
se doucher. Je devais négocier deux heures avec lui, de 8 à 10 h du matin,
alors que je n’aime pas répéter les choses dix fois. Et dans la douche, la
négociation continuait. Je devais me surpasser ; je ne me reconnaissais
pas : rester trois heures devant une douche à lui dire
« Lave-toi ! » !! Et je l’ai fait.
Je me disais : « Il
n’y a pas sa mère ; il est en vacances ; il faut qu’il se lave ;
c’est moi qui doit le laver ; on me l’a confié ; c’est donc moi qui
doit faire attention à lui ». J’aurais aimé qu’on s’occupe bien de mon
enfant, donc il fallait que je m’occupe bien de cet enfant. Pour moi, même si
c’était un adulte, c’était un enfant car il ne savait pas s’occuper de lui.
Toute cette évolution chez moi,
ce n’était pas magique. C’était dur, franchement dur, mais la récompense était
tellement grande et le résultat si magnifique !
Par exemple, si on me demande de
garder un enfant toute la journée pour 500 euros, dans ma tête, je vais me
dire : « Je vais gagner 500 euros » et je ne me dis pas
« Je vais garder l’enfant ».
Là, quand on me confie cet
enfant, à la base je ne m’attends à rien ; et, au final, je me rends
compte que lui me donne quelque chose. Pour moi, c’est mieux que 500
euros ; j’en veux pas de ces 500 euros.
C’est pour ça que je me suis dit
après : « Tu ne sais pas quoi faire : travaille dans ce
cadre ! ».
Je me suis ainsi retrouvée dedans
par hasard : grâce à la rencontre avec E. Avec le premier jeune que j’ai
rencontré, j’ai trouvé ma voie.
Rencontre ? C’était une
vraie rencontre. C’était très spécial. On m’a dit : « tu vas
t’occuper d’un jeune ». On me l’a amené près de moi avec sa famille. Je
l’ai vu arriver. Je l’ai regardé. J’avais plein de questions dans ma
tête : « Comment je vais faire ? qu’est-ce que je dois
faire ? » mais comme ses parents arrivaient, je me suis dit :
« Je vais voir ». Daoud nous a présentés. Je me suis présentée :
« Bonjour ! Je m’appelle… » Les parents m’ont dit ses difficultés.
Je ne disais rien. Dans ma tête, je me disais : « Qu’est-ce que c’est
que cela ? » Je me suis présentée à lui : « Bonjour,
E. ! ». Il m’a répondu mais je n’ai pas compris ; ce n’était pas
« Bonjour ! ». Après les parents nous ont accompagnés au train.
Je me rappelle : je
marchais à côté de lui, je ne le tenais pas, je n’avais aucun réflexe, j’étais
perdue. On est monté dans le train, on a rangé les bagages et je lui ai
dit : « Tu dis au revoir ; on va faire des jeux ». Ses
parents m’ont dit merci ; je l’ai installé – je n’ai même pas pensé à lui
enlever son manteau. Quand ses parents sont partis, la pression est tombée. Je
me suis dit : « Ils me confient leur enfant, mais ils ne me connaissent
pas, et je ne connais rien du tout. » Après je me suis dit :
« Ce sont des fous ! Je ne confierai jamais mon enfant à des gens que
je ne connais pas, et surtout pas à des jeunes ! ». J’étais qui pour
qu’un parent me confie son enfant handicapé ? J’avais peur qu’ils me
posent des questions : « Est-ce que vous savez ci, vous savez
ça ? ». En fait, il n’y a pas eu de questions. Ils m’ont expliqué
leur enfant, comment il fonctionne. Aussi quand je suis montée dans le train,
la pression est tombée, cela a été le relâchement.
Je l’ai installé – c’est-à-dire
posé sur son siège ! Je lui ai dit de dire au revoir par la fenêtre.
Ensuite, je ne savais pas quoi faire, pas quoi dire. J’étais perdue. Et c’est
lui qui est alors venu à moi, c’est pour cela qu’il s’agit d’une rencontre,
d’une vraie rencontre : je ne savais pas comment aller vers lui, alors que
c’est lui, « le handicapé », qui a su me trouver en me disant : « Je
veux faire pipi, je veux te baffer », en me disant ses choses à lui, les
choses de son monde.
Au début, je lui répondais parce
que j’avais peur (qu’il ne mette une baffe, ou qu’il fasse pipi sur lui…) et
non pas par plaisir ; mais au fur et à mesure, j’ai pu avoir moins peur.
J’ai vu qu’il ne me baffait pas… Et après, c’est moi qui allait vers lui, pour
lui dire : « Tu vois les maisons, etc… ? » (c’est-à-dire le
paysage durant le trajet).
En fait, c’est comme cela qu’on
s’est rencontré : il est venu et il m’a interpellé avec ses trucs à
lui ; j’ai dû lui répondre. Comme j’ai vu que ce n’était pas dangereux,
c’est moi qui suis allée vers lui jusqu’à ce qu’on aille l’un vers l’autre.
Cela franchement s’est très bien passé.
Pourquoi parler de
rencontre ?
Quand j’essaie de me rappeler,
avec du recul, je ne vois que lui et moi. Je sais qu’il y avait plein d’autres
gens dans le train et sur le quai, mais j’ai l’impression qu’il n’y avait que
nous à la gare. Il y avait beaucoup de monde mais en fin de compte, il n’y
avait que lui et moi ! Je ne vois pas les visages des autres gens.
C’est l’une des rencontres qui
m’a marquée. Je n’ai pas connu beaucoup de rencontres aussi intenses, même avec
mes amis proches.
Souvent on se demande :
comment on s’est connu avec untel ? et des fois, on ne sait même plus.
J’ai ainsi de très bons amis, mais je ne me souviens pas du premier jour où
l’on s’est rencontré.
Ici, il s’agit d’une rencontre
spéciale. Elle fait partie des rencontres qu’on ne peut pas oublier ;
surtout quand elle marque votre vie, on ne peut pas l’oublier.
Avec Daoud, par exemple, c’était
autre chose ; c’était mon voisin, on se disait bonjour, je ne peux me
rappeler la première fois que je lui ai dit « Bonjour ! ».
Il y a eu pour moi deux autres
rencontres importantes avec des jeunes.
La première, c’est Daoud qui m’a
dit : « On va aller chercher un jeune, Hayet, toi et moi ». Il
l’a décrit avec des comportements violents. Cela m’a fait peur. Pendant tout le
trajet, j’appréhendais grave : on avait déjà des cas violents ; si
celui-ci l’était plus encore, qu’est-ce que cela allait être ? J’étais en
panique.
Dès qu’on l’a vu, il est parti
en courant. Daoud a couru et l’a rattrapé. Il l’a assis à côté de moi… et j’ai
pleuré !
Il s’appelait C. Il avait de
grands yeux, de grands sourcils, de grandes dents. Il me faisait peur. Je me
suis fait un film, et mes larmes ont coulé.
Puis il s’est mis à chanter, un
chant très triste, un chant en boucle. Je me disais : « Il va me
sauter dessus, il va me mordre » et mes larmes coulaient. Je me
disais : « Il chante ; il est en train de s’énerver » mais
en fait il ne faisait rien.
Au bout d’une demi-heure où je
le regardais de biais, j’ai vu qu’il avait de grosses larmes qui coulaient ;
il était comme moi : il pleurait ! Je l’ai alors regardé franchement,
directement dans ses grands yeux, et je lui ai dit : « Tu chantes ?
Moi, c’est Bidou ! » et j’ai chanté avec lui.
J’ai ensuite rigolé de moi-même.
C’était la honte d’avoir pleuré comme cela !
C’est un des jeunes qui m’a
marquée dans la rencontre et dans son parcours. Après, j’ai pu le connaître,
j’ai pu travailler dans son Centre. C’est un des jeunes avec qui j’ai passé le
plus de temps alors que c’est un cas extrêmement lourd.
Ce que je raconte compose comme
un petit proverbe :
« Ce
n’est pas parce que les rencontres sont difficiles qu’après, cela ne peut pas
bien se passer ! »
On dirait que les rencontres que
j’ai le plus appréhendées forment de bons souvenirs, des rencontres importantes
car elles m’ont appris beaucoup.
Les rencontres comme ça,
d’habitude, ce sont des rencontres amoureuses. Peut-être que j’ai rencontré
l’amour de l’autisme… Il s’agit en tous les cas de rencontres qui m’ont laissée
surprise et dont je peux me rappeler des détails du début à la fin.
En dehors de celles-là, je ne
crois pas avoir eu d’autre rencontre que je puisse raconter du début à la fin,
pas en tous les cas avec autant d’intensité et avec tous les détails. J’ai été
accrochée par leur détresse.
Quand je fais le rapprochement
des trois rencontres – je vais raconter la troisième… -, je vois qu’elles
concernent ceux qui sont le plus en difficulté, ceux qui paraissent forts
physiquement mais qui, au final, sont super fragiles. Tous les trois, pour moi,
étaient forts, et je me disais que chacun pouvait me tuer. La vraie force
physique, cela me faisait peur. Mais le second, je voyais sa fragilité au bout
d’une demi-heure…
Le troisième s’appelle B. Je
l’ai entendu avant de le voir. J’ai entendu son cri, son hurlement et seulement
après je l’ai vu. J’ai été attirée par son cri.
Je suis allé un jour à Adam
Shelton pour faire sa connaissance car il devait venir à Top Gan. Dès que je
suis entrée, j’ai entendu un cri rauque. Je me suis dit : « C’est
quoi ça ? ». Il y avait pourtant quinze jeunes qui couraient partout,
mais je ne m’intéressais qu’à ce cri : « Cela vient
d’où ? ». Je me suis avancé pour me présenter aux gens présents, aux
responsables mais je cherchais qui criait ainsi. Je l’ai vu sur la terrasse. Il
était avec l’homme de maison qu’il griffait, tapait, mordait. Je me suis
dit : « C’est quoi ça ? » mais cette fois-ci, je n’ai pas
eu peur. C’était pourtant le plus violent de tous, mais j’étais attirée.
J’ai été voir l’équipe mais je
n’étais pas avec eux, j’étais là, sans être là, j’étais là physiquement mais
mon esprit était ailleurs : mon regard était sur la baie vitrée de la
terrasse et j’essayais de comprendre ce jeune. À un moment, j’ai décidé d’y
aller. On m’a dit : « N’y va pas ! Il va te taper. Il faut les
laisser. » Je ne comprenais pas : dans ma philosophie, quand il y a
des difficultés, on va aider son collègue, c’est un devoir. Mais surtout,
au-delà du devoir, j’étais attirée.
On me l’a interdit, et j’étais
frustrée. Pendant toute la journée, je ne faisais que le regarder. Il y avait
autour de lui comme un périmètre de sécurité. Il est resté énervé toute la
journée. J’avais envie de le comprendre.
Le lendemain, quand je suis
arrivée, j’ai été directement vers lui. L’homme de maison qui continuait de
s’en occuper – les éducateurs étaient débordés – m’expliquait les difficultés
mais lui ne me disait pas : « Ne viens pas ! ». C’est comme
cela que j’ai pu le découvrir.
Ensuite, je l’ai amené à Top Gan
et là, il m’a beaucoup marqué.
Il était trop violent. On
sentait une vraie souffrance. Il tapait tout le monde tout le temps. On était
deux à s’en occuper et les gens de la colonie nous appelait la BAC (Brigade
anti-criminalité) car on formait comme un bouclier pour protéger les autres et
pour prendre, nous, les coups.
Bientôt mon collège a craqué et
m’a abandonnée. J’ai dû m’en occuper toute seule, mais ce qu’il y a eu de
magnifique dans cette rencontre, c’est que la première semaine, il frappait
tout le monde, la deuxième il ne me frappait plus mais continuait de frapper
les autres, y compris mon collège, et la troisième semaine, il ne frappait plus
personne !
Au total, j’ai adoré : je
pouvais désormais être assise à côté de lui sans être en mode panique.
Si je regarde ces trois
rencontres qui m’ont marquée, dans les deux premières, j’appréhendais parce que
je ne connaissais pas : je les trouvais forts alors qu’ils ne l’étaient
pas du tout. J’ai approché la troisième
sans appréhension car je ne me faisais plus peur pour rien ; je me
suis jetée dans cette relation alors que celle-ci était vraiment dangereuse.
Mais il y a eu un déclic chez ce jeune : il a dû sentir que je ne le rejetais
pas. D’où une autre rencontre avec lui, non pas la première fois que je l’ai vu
mais dans le fait de lui montrer que j’étais avec lui malgré les hauts et les
bas et que je ne le lâcherai pas.
Après cela, j’ai continué de le
voir. J’ai fait des remplacements à Adam Shelton et je m’occupais de lui. Notre
relation a continué. Il avait besoin d’avoir confiance dans la personne en face
de lui et je lui ai donnée cette confiance car j’étais alors plus solide.
Tout cela n’est pas magique.
C’est du travail, des peurs. Cela s’est créé au fur et à mesure.
*
Dans les deux premières
rencontres, je n’attendais rien, j’étais dans la découverte de ce qui allait se
passer, tandis que la troisième était différente : là, je connaissais
mieux, je me disais que j’étais face à quelqu’un qui allait pouvoir avancer,
qu’il devait y avoir quelque chose pour l’aider. Je pensais autrement :
qu’il y avait là du travail. C’est pour cela que j’étais attirée : je
voyais le travail à faire.
Je voyais des objectifs à
réaliser avec eux alors qu’au début, c’était eux qui me montraient ce que je devais
faire. Avec l’expérience, je me posais plein de questions : qu’est-ce que
je vais pouvoir faire avec lui ? Comment ? Pourquoi ? Quelles
sont ses difficultés ?
Ensuite je l’observais, je me
disais : il a montré ceci ; et par rapport à ce qu’il avait montré,
je pouvais me faire un petit bilan, me poser de nouvelles questions pour qu’il
évolue positivement.
Pourquoi suis-je restée au
Relais ? Au début, c’était nouveau, c’était à découvrir ; et plus je
découvrais, plus j’avais envie de découvrir. Je découvrais qu’ils étaient tous
différents, qu’avec untel, j’avais fait cela mais qu’avec untel, cela par
contre ne marchait pas : pourquoi ?
Je crois que c’est là que j’ai
commencé à comprendre qu’ils étaient autistes mais pas tous les mêmes :
ils ne fonctionnent pas pareil. J’ai découvert cela au fur et à mesure.
C’est pareil : nous, on
n’est pas pareils, et même dans une famille où les parents éduquent leurs enfants
de la même façon, on n’est pas pareil.
Le but de continuer avec eux,
c’est de continuer à les découvrir, à tenter d’apporter à chacun ce dont il a
besoin.
Ce qui fait que je suis restée,
c’est que plus j’en découvrais, plus j’en apprenais, et plus j’avais envie, et
cela jusqu’à aujourd’hui.
Je ne j’ai jamais vu deux
personnes autistes avec le même profil. Après, il y a bien sûr des ressemblances
frappantes ; les tics, les rituels, etc. Mais malgré cela, c’est très très
différent et c’est cela qui est intéressant.
Savoir le matin qu’on ne sait
pas ce qui va se passer, c’est cela qui est attrayant dans le travail avec les
autistes. On ne se dit pas : aujourd’hui, cela va se passer comme cela.
C’est comme si tous les jours on redécouvrait le travail, et comme cela, on ne
peut pas s’ennuyer, se lasser ; chaque jour apporte son lot de surprises.
Ce qui donne aussi envie de
continuer, c’est de voir la souffrance des parents : quand on la voit, on
se dit qu’on ne peut pas les laisser tout seuls avec leur enfant, et que même
si on intervient une fois par semaine, c’est important pour eux.
Le travail avec les autistes est
très différent du travail avec des handicapés physiques.
Une personne sur un fauteuil
roulant qui dispose de toutes ses facultés mentales sait ce qu’elle veut. Elle
va demander ceci ou cela. Elle fait ses choix et établit ses demandes ; le
rôle de l’accompagnateur est d’avoir des échanges avec elle sur sa vie, de
pousser son fauteuil, de porter la personne et de l’accompagner dans ses
différentes activités.
Avec la personne autiste, c’est
extrêmement compliqué, et en même temps, c’est extraordinaire car on ne sait
pas ce qu’elle veut réellement : on suppose, on imagine, on propose et
parfois on impose (car on pense alors que c’est bon pour cette personne). La
personne en fauteuil roulant, par contre, choisit, et on n’a pas trop à
intervenir dans ses choix.
Pour le handicapé physique, les
normes sociales sont acquises, et le travail avec eux est plus
« administratif » en même temps qu’il s’agit d’être leur ami.
Avec la personne autiste, on a
un tout autre rôle : on doit parfois penser pour eux – par exemple, c’est
à vous de lui dire : « Tu ne dois pas traverser la rue, tu vas te
faire écraser ! ». Et c’est beaucoup plus valorisant d’inculquer des
règles sociales à quelqu’un, d’essayer qu’il puisse communiquer, etc.
Bien sûr, pour faire ce travail,
il faut être disponible dans sa tête ; il y en a qui ont trop de problèmes
pour porter en plus les difficultés de quelqu’un d’autre. Il y en a par contre
où cela constitue un tremplin de découvrir que finalement ils ne vont pas si
mal que cela, et qu’on ne décide pas à leur place !
Moi, quand je m’engage dans
quelque chose, si je vois que c’est intéressant (pour moi ou pour autrui), je
vais jusqu’au bout, je ne baisse pas les bras.
Quand est-ce que j’ai vraiment
décidé de m’engager au Relais ?
Je crois que cela s’est joué
après la troisième rencontre : c’est magnifique ce qu’il m’a montré, comment
il pouvait évoluer. Il y avait là aussi une certaine fierté personnelle, ou
plutôt c’était valorisant de voir que ce jeune posait d’énormes difficultés et
que moi, sur trois semaines, j’avais pu créer une relation avec lui.
Ainsi mon vrai choix s’est joué
au bout d’un an, à la fin du second séjour d’été (en août 2002 donc) qui était
en fait le troisième séjour à Top Gan puisque j’y avais aussi été avec C. en
février 2002.
Avant, j’étais au Relais mais
c’est la troisième rencontre qui a validé toute l’expérience acquise pendant la
première année. À partir de là, c’était parti : je me suis demandé quelle
formation acquérir, etc.
J’avais réussi, du haut de mon
rien du tout, à faire quelque chose alors que des gens formés à cela n’y
arrivaient pas. C’est là que je me suis dit : c’est bien ce travail !
Au total, il y a donc eux trois
étapes : d’abord la découverte ; ensuite une rencontre intermédiaire
où je ne me sentais pas encore trop bien, où j’avais peur mais où j’y suis
quand même allée ; et enfin le choix véritable.
Après cela, j’ai toujours été
attirée par les jeunes en grandes difficultés, soit familiales, soit en termes
de troubles du comportement. Avec eux, je me pose plus de questions qu’avec un
jeune qui a moins de difficultés et à qui il suffit de dire ce qu’il doit faire
pour qu’il le fasse. Avec ceux qui ont de grosses difficultés, il me faut
trouver une astuce, un stratagème ; il me faut me poser des questions,
réfléchir, et après, je me dis : je ne suis pas venue pour rien !
Mais, bien sûr, c’est plein de tâtonnements.
Ce qui est aussi valorisant,
c’est lorsque, des fois, dans la rue, on croise des gens qui nous disent :
« c’est dur ce que vous faites ! ». On leur répond :
« Non, non ! » même si on est mort, fatigué, au bord de la
rupture avec le jeune ! On va dire que tout va bien et cela nous booste
pour repartir, pour renégocier avec le jeune, et ainsi on relativise les difficultés.
Être ainsi perçu comme quelqu’un
qui s’occupe d’une personne autiste, c’est valorisant. C’est un regard
extérieur qui change par rapport à celui qu’on jetait sur nous à l’école où
nous étions les trublions des salles de classe. Moi, je n’étais pas sérieuse à
l’école ; j’étais le clown de service. Quand je suis avec un handicapé,
c’est un autre regard qui est porté sur moi. Ce type de regard, admiratif et
non plus dédaigneux, peut nous aider et nous conforter dans notre choix. Cela peut
aider des gens à avoir envie de faire ce travail.
***
(25
ans, au Relais depuis 2003)
Propos
recueillis les 5 et 12 janvier 2011
À la base, j’étais à l’école –
en première année de BEP (vente – action marchande) - quand j’ai connu le
Relais. Daoud était mon voisin. Je le voyais des fois avec des handicapés, sans
bien savoir ce que c’était. Je ne lui posais pas de questions.
Un jour, mon père est parti le
voir, sans que je le sache, pour lui demander s’il pouvait donner du travail à
mon frère aîné et à moi. Daoud est venu nous voir. Il nous a demandé si l’on voulait
essayer ; on a discuté et on a commencé, mon frère et moi, nos stages au
Relais.
On venait d’abord au Relais une
fois par mois : c’était la première fois que j’approchais un autiste. Je
n’ai pas été choqué au premier contact. J’essayais de comprendre mais je ne
voyais pas bien où était le travail. Je n’étais pas alors très intéressé. Je ne
trouvais pas que c’était un travail : pour moi, c’était normal de faire
cela ; je prenais cela comme une activité extra-scolaire mais pas comme un
travail. Je comparais cela au foot que je pratiquais pour mon plaisir dans un
club : au lieu d’aller au foot, j’allais au Relais !
Au bout de quelques mois,
j’avais une dizaine de jours d’expérience au Relais et j’ai fait mon premier
séjour à Top Gan ; c’était l’été 2003. Mon frère aussi est venu.
Dans ce séjour, je m’occupais,
en binôme avec Bidou, de J. Ce séjour m’a ouvert les yeux sur le travail grâce
à Bidou qui était déjà ancienne. Le jeune était compliqué, et c’était
d’ailleurs pour cela qu’on était deux à s’en occuper. Il avait des réactions
que je ne comprenais pas. Son aspect était normal mais il avait peur des
chiens, et il avait des sortes de TOC ; par exemple, quand on le touchait,
il était comme obligé de nous retoucher aussitôt.
La complicité qui s’est
installée avec lui m’a fait prendre conscience que ce n’était pas une activité
banale ce qui fait qu’après ce séjour, j’ai réalisé que c’était une activité
qui pouvait avoir des conséquences derrière elle. Au début, c’est comme de la
garderie, mais j’ai vu que, grâce à notre travail, les jeunes pouvaient
intégrer des structures, évoluer socialement.
Après ce séjour, je venais plus
régulièrement au Relais : une à deux fois par mois, et cela pendant deux à
trois ans. Je continuais pendant ce temps mes études : après mes deux ans
de BEP, j’ai fait deux ans pour un Bac Pro que j’ai obtenu.
Après ce Bac, je me suis posé la
question : est-ce que je continue l’école (avec un BTS commercial) ou
est-ce que je rentre au BPJEPS (c’était le moment de la première
promotion) ? J’ai hésité puis j’ai choisi le BPJEPS parce que je voyais
mon activité dans le social plutôt que dans le commercial.
À partir de cette année, j’étais
plus souvent sur le terrain : quatre à cinq fois par semaine. Tout mon travail
était maintenant consacré au Relais et à faire des recherches par rapport à
l’autisme.
Je voyais là mon utilité :
j’étais directement sur le terrain et j’ai aimé la difficulté que le travail amenait,
comment on pouvait intervenir dans la vie d’un autiste (le fait de travailler
avec lui lui donnait de la confiance). Et on sait que le travail qu’on fait va
amener des résultats, positifs ou négatifs (même si le projet qu’on a conçu ne
marche pas, je me disais qu’au fond il y avait quelque part une évolution).
Au Relais, le travail n’est pas
bloqué sur une seule méthode de travail comme il peut l’être dans certaines
institutions (où, par exemple, toute l’équipe travaille sur la méthode PECS).
Au Relais, pour faire évoluer un jeune, on utilise n’importe quelle technique
et on les varie, on ne se bloque pas sur une seule méthode : tous les
moyens sont bons pour faire évoluer le jeune.
Je suis resté au Relais aussi
car il y avait une dynamique de groupe. On vient tous du même milieu. Alors on
sait comment se parler, comment s’entraider. Et même si un référent ne parle
pas, on pourra l’intégrer dans le groupe.
D’ailleurs, quand j’ai commencé
au Relais, mon frère et moi, on ne parlait pas avec les autres ni même entre
nous deux. J’observais les autres
mais je ne parlais pas. Cela ne m’a pas empêché d’être dans le groupe :
dés qu’il y avait une animation, je sentais que je faisais partie du groupe.
Je ne connaissais pas ce public
mais c’était bizarre parce que cela ne m’a pas choqué. C’est comme si j’avais
découvert un public et qu’il fallait faire avec.
Dans un centre de loisirs, c’est
différent : les jeunes s’expriment, ils savent ce qu’ils veulent, c’est un
public qui n’a pas besoin d’aide, qui pourrait à la limite se débrouiller tout
seul. Au Relais par contre, on sait que si les référents ne sont pas présents,
les jeunes ne tiendront pas la route.
Avec des vieux ou avec des
handicapés moteur, ce serait autre chose car ce sont des gens qui ont une
conscience de la réalité, qui n’ont pas besoin de voir où est la réalité. Avec
les jeunes du Relais, quand on fait une activité, il faut leur montrer où est
la réalité et où elle n’est pas. Par exemple, quand on va au cinéma avec eux,
ils regardent le film mais, à la fin, il faut expliquer à certains que c’était
une fiction et que la réalité, c’est ce qui va après. Ainsi N. est un fan de
Spiderman : il regarde des dessins animés, il a un jeu vidéo, il a un
masque ; quand on sort avec lui d’un film sur Spiderman, il va mettre son
masque, commencer à faire des mimiques, à se croire Spiderman, et s’il voit un
passant qui a des gestes hostiles, il va vouloir s’en prendre à lui comme le
ferait Spiderman. Il faut alors que le référent lui explique ce qui est la
réalité et ce qui ne l’est pas.
Les autistes ont des capacités
(physiques ou intellectuelles) qu’ils ne savent pas canaliser. Il faut tout un
travail pour les aider à gérer ces capacités. Par exemple, I. parle, se fait
comprendre mais n’arrive pas à dissocier les couleurs. Il faut un travail avec
des techniques d’animation pour effacer ces difficultés.
Ce qui me plait vraiment dans ce
travail, c’est de débloquer des situations sur lesquelles le jeune bloque.
Dans un centre de loisirs,
l’animateur est moins présent, et quand cela devient complexe pour les enfants,
ceux-ci ont conscience de ce qui se passe en regardant leur camarade faire face
à la difficulté. Ils ont la capacité d’imiter alors qu’il faut l’apprendre à
l’autiste.
Tout cela m’a appris beaucoup de
choses sur moi. Cela m’a appris à analyser les situations qui peuvent se
passer, à analyser les jeunes et les référents, à parler avec les gens (je
parlais peu avant cela), et cela s’est encore renforcé à partir du moment où,
après le BPJEPS, je suis devenu responsable sur le terrain.
Au cours du premier séjour à Top
Gan l’été 2003, je voyais ce que faisais mon frère. Il s’occupait de E. et
c’était pour lui plus compliqué. Voir mon frère dans une situation délicate a
fait que je ne me suis pas rendu compte que j’étais moi-même dans une situation
compliquée avec mon propre jeune.
À la fin du séjour, quand on a
fait le bilan, Daoud a fait un tour de table et il a dit que le travail que
j’avais fait était intéressant et que le jeune avait passé de bonnes vacances.
Pour moi, je n’avais rien fait d’exceptionnel : j’avais respecté le cadre
et c’était tout. Je me suis dit : « pour moi je n’ai rien fait ;
alors si je me mets à travailler sérieusement, je peux faire beaucoup
mieux ! ». Cela a été un déclic.
J’avais réussi cela alors que je
n’avais aucun outil de travail. Je n’avais que Bidou qui m’a aussi permis de
prendre conscience qu’il ne s’agissait pas seulement d’une activité mais d’un
vrai travail.
Mon frère a lui aussi continué
de travailler avec le Relais – il y est toujours – mais il a choisi, lui, de
continuer ses études (il était dans l’électricité).
Comme je l’ai dit, quand j’ai
connu ce public, je ne le connaissais pas : je voyais Daoud avec ces jeunes
mais je les voyais de loin et pour moi c’était des cas sociaux, pas des handicapés.
Lors de ma journée-découverte,
j’ai vu des gens normaux mais qui avaient des difficultés. Cela ne m’a pas
choqué.
Quand je jouais au foot, ce
n’était pas pour devenir professionnel mais pour la dynamique de groupe :
j’y allais pour les copains en me disant : on ne va pas s’ennuyer. Quand
je suis arrivé au Relais, c’était pareil : le dimanche, je préférais
« jouer » au Relais qu’au foot !
Et le public m’attirait
vraiment. Je n’arrive pas à l’expliquer. Je n’arrive pas à expliquer pourquoi
je suis bien avec ce public. C’est une chose qui est arrivée et qui a bien
tourné.
Cela tient peut-être à la
faculté que j’avais avec ces jeunes. Et quand Daoud expliquait que le travail
était difficile, je trouvais, moi, qu’il était facile. J’ai une certaine facilité
avec ces jeunes : quand la situation est compliquée, j’arrive à la
débloquer rapidement.
Dans une situation qu’au premier
abord on dit compliquée, beaucoup ne tiennent pas, mais moi j’ai l’impression
de ne rien faire et j’arrive pourtant à faire évoluer le jeune ! Je me
suis dit : « je suis peut-être fait pour ça ! ».
Quand la situation est
compliquée, c’est parce qu’elle est compliquée pour le jeune : il faut
alors trouver une solution à sa difficulté à lui, et c’est cela que je trouve
intéressant.
On sait par exemple qu’un jeune
a une capacité mais on va sentir qu’il a peur : mettons ainsi qu’il a peur
du vertige dans l’accro-branches mais qu’il a envie d’en faire. C’est là que la
situation devient compliquée : il sait pas comment s’en sortir. On va alors
passer une heure, deux heures, ou deux semaines pour trouver un outil (par la
parole, ou par du matériel) pour débloquer le jeune. Pour un autre, par exemple
Alexis, ce qui sera compliqué, ce sera de rester avec un groupe.
Il m’arrive même des nuits de me
prendre la tête pour me dire : comment faire avec tel jeune pour le débloquer,
pour qu’il arrive à faire ceci ?
Quand cela concerne des jeunes,
je peux regarder le soir la télé mais en fait je ne regarde rien, je me prends
la tête pour eux, et le matin, je me réveille, j’ai mal dormi parce que je n’ai
pas trouvé la solution ! Alors, dès que je revoie le jeune, j’essaie un
truc et, si cela marche, je suis super content !
En plus, comme on est un groupe,
on parle entre nous, et j’aime bien les échanges avec les référents.
C’est vrai qu’il y a des gens
comme moi qui viennent au Relais et qui ne restent pas. Il y a plusieurs situations.
Il y a ceux qui sont choqués, ou qui ont peur ; il y a ceux qui ne voient
pas la complexité et qui ne sont pas faits pour être animateurs ou éducateurs.
Peut-être, ils ne se trouvent
pas dedans. Moi, je suis bien tombé !
*
J’ai dit que les jeunes en
Centre de loisirs ont déjà un cadre et qu’ils n’ont donc pas vraiment besoin
d’animateurs. Mais en fait, à bien y réfléchir, s’il y a des structures comme
les Centres de loisirs, c’est fait pour quelque chose, et il y a bien un
travail d’animation qui est fait dans ces Centres ; simplement, je ne sais
pas si je pourrais travailler dans de tels endroits. J’y ai travaillé deux jours ;
cela m’a plu. C’était avec un public de 13 à 17 ans. Avec du recul, je vois que
cela a été une bonne expérience mais le travail qu’on fait au Relais est
beaucoup plus important.
Ce qui m’attire particulièrement
dans le public des autistes, ou même des handicapés mentaux, c’est le fait de
partir de rien, d’une situation où, au départ, la plupart des jeunes ne peuvent
à la limite rien faire. L’objectif au final ou dans le travail du Relais, c’est
alors que le jeune, en partant de rien arrive à quelque chose.
Par exemple B. est un jeune qui
tape, qui griffe, qui crie, qui avant faisait sur lui ; au total un jeune
qu’on ne comprenait pas du tout. Ce qui m’attire, c’est alors le fait de le
prendre en charge et, qu’au final, on arrive à le canaliser, à faire qu’il ne
crie plus, qu’il ne fasse plus sur lui, qu’il arrive à se tenir correctement à
table.
À chaque fois qu’il y a un
jeune, je me fixe ainsi des objectifs. Après, des fois, je n’y arrive pas. Je
vais alors discuter avec les collègues, et on essaye d’avancer ensemble.
Si à un moment les jeunes venant
au Relais étaient tous trop « cool », je pense que je partirai :
le travail ne m’intéresserait plus autant.
Je dis cela mais en même temps,
je ne sais trop expliquer ce qui m’attire dans ce public. Ce que je viens de
dire, je pourrais le développer mais je ne trouve pas les mots.
Ce n’est même pas que je ne
trouve pas les mots ; c’est qu’il n’y a pas les mots pour l’expliquer.
En réalité quand je parle de mon
travail dans mon quartier à mes amis, que j’explique que mon travail, c’est
avec des autistes, quand je parle des situations dans lesquelles on se trouve,
qu’on est mordu, tapé, qu’on doit les changer, que lorsqu’on se promène dans la
rue avec eux, tout le monde nous dévisage, etc., mes amis me disent :
« Mais pourquoi tu fais ce travail ? Tu es un fou ! Je ne
pourrai pas travailler là-dedans ! » Ils ne comprennent pas, et je
n’arrive pas à leur expliquer pourquoi je reste.
Quand on a fini le BPJEPS, cela
a été pareil. Les formateurs m’ont demandé : « Qu’est-ce que cela a
changé chez vous ? ». Je ne suis pas arrivé à expliquer.
J’ai l’impression que cela m’est
resté : quand je pense à un truc, des fois, je n’arrive pas à l’expliquer.
***
(28
ans, au Relais depuis 2006)
Propos
recueillis les 26 janvier et 2 février 2011
J’ai connu le Relais par Kahina
– elle était animatrice en centre de loisirs et faisait avec moi du Meslek (un
art martial synthétique) - qui m’a proposé de faire le BPJEPS. J’avais auparavant
le projet de faire un BPJEPS mais je ne savais pas qu’il y en avait un orienté
vers l’animation sociale et avec une spécialité autisme.
Je ne connaissais pas l’autisme.
Je connaissais Daoud, car c’était mon voisin, mais c’est tout. Quand je suis
arrivé au Relais, j’ai découvert que c’était Daoud qui s’en occupait !
J’ai été un peu étonné. On s’est rencontré, on a fait avec Ryad l’entretien
initial. Il m’a expliqué le projet, comment étaient les jeunes, leurs difficultés,
leurs problèmes. Cela m’a tout de suite accroché. C’était en rapport avec ce
que je faisais dans les arts martiaux : j’étais déjà professeur d’art
martial, je donnais des cours aux enfants, aux adolescents et aux adultes. Je
me suis dit que cela pouvait m’arriver d’avoir un jour un jeune en difficulté
dans le sport de combat que j’enseigne. Je me suis dit que c’était l’occasion
de faire le BPJEPS.
Dans les arts martiaux, j’avais
déjà eu à faire avec des handicapés moteur (des gens ayant une jambe plus
courte qu’une autre, ayant des problèmes importants de hanche…) ou avec des
malentendants. Je les faisais travailler en trouvant des exercices appropriés,
un peu comme un kiné. J’arrivais à les faire progresser dans leurs mouvements.
Avec les malentendants, je me faisais comprendre avec des gestes.
C’est grâce à tout cela que je
suis rentré au Relais et que j’ai pu travailler avec des autistes et des personnes
ayant des troubles du comportement.
Au début, cela a été très très
dur, mais j’étais patient. J’observais beaucoup les jeunes, comment ils
étaient, et par la suite, j’ai su pourquoi ils étaient comme cela sans voir
besoin de plus d’explications. Il faut dire qu’ils m’ont beaucoup aidé à les
comprendre.
Je n’avais jamais travaillé avec
un public d’autistes. Je me demandais donc comment il fallait aborder le jeune,
comment aller lui parler, comment le prendre : comme un petit
frère ?, par affection ou par le sentiment ? J’étais partagé entre le
travail et le sentiment.
Au fur et à mesure, j’ai appris
qu’ils étaient comme nous : ils savaient ce qu’ils voulaient, ils avaient
des envies. Finalement, ils avaient seulement besoin qu’on s’occupe d’eux.
J’ai posé beaucoup de questions
à Daoud et Ryad. Ils m’ont dit : ils sont comme nous ; il faut leur apprendre
des choses, il faut que la vie extérieure soit aussi pour eux et pas que pour
les personnes « normales ».
Je me demandais quand
même : comment je vais les aborder, m’en occuper ?, est-ce que je
vais trouver les mots ? Toutes ces questions sont arrivées d’un coup. Mais
finalement, tout cela n’est plus très important quand on aborde le jeune.
Le premier jour – le jour
d’observation pour un nouveau référent – a été rempli de ces questions, je
voyais beaucoup de choses, mais en fin de journée, c’était déjà moins dur. Finalement,
cela n’a été vraiment dur que dans les premières heures. Pendant les deux ou
trois premiers jours, c’était encore un peu dur, mais après, cela s’est fait
naturellement : avec eux, j’étais normalement, peut-être un peu dans ma
naïveté…
Après, ce qui m’a intéressé,
c’est de leur faire découvrir beaucoup de choses. Ils avaient beaucoup de
capacités, et avec ces capacités, ils pouvaient faire beaucoup de choses. Ils
pouvaient par exemple sortir devant beaucoup de monde sans se mettre à toucher
tout le monde – les rapports qu’on lisait sur eux disaient pourtant qu’ils
étaient violents, qu’il fallait faire attention aux personnes qui les approchaient…
- et, finalement, quand on était avec eux dans un lieu public, cela ne se
passait pas comme cela. C’est peut-être aussi que lorsqu’on est avec eux, on
les protège.
Chaque référent a sa
personnalité. Pour ma part, j’étais réservé et patient. Cela les calmait. Cela
venait de mon rapport aux arts martiaux.
Mon intérêt pour eux était lié à
ma passion pour les arts martiaux : je voulais faire un travail de Budo
(c’est un terme général qui désigne l’ensemble des arts martiaux) avec les
autistes. Je pensais qu’ils pouvaient se décharger de leur énergie en faisant
des exercices sur un sac, en s’exprimant sur un objet immobile plutôt que sur
des personnes. Ils pourraient ainsi apprendre à gérer leurs émotions ; et
s’ils voulaient se libérer, ils pourraient le dire avant de faire des bêtises.
Depuis tout petit, je suis dans
le Budo. C’est une grande passion, je ne peux m’en passer.
Je veux tout rassembler avec le
Budo. Tout ce que je fais à l’extérieur, j’essaie de le rassembler avec le
Budo : comme le fait d’apprendre à être calme, d’apprendre un mouvement,
de dire ou demander quelque chose… C’est une discipline, une hygiène de vie.
Mon idée était de faire la même
chose avec les autistes dans le cadre du Relais, d’intégrer tout cela avec les
jeunes, de leur apprendre à communiquer avec leur référent ou avec d’autres
jeunes.
Mon itinéraire a comporté un
trou scolaire. J’ai arrêté l’école durant l’année du bac, en mars. Je préparais
un bac pro (spécialité aluminium-verre) et je ne sais pourquoi j’ai brusquement
arrêté. J’ai essayé ensuite de faire une formation BESATP d’éducateur sportif.
Mais on m’a dit qu’il fallait pour cela avoir le bac. Alors j’ai repris le bac
en janvier de l’année suivante. J’ai obtenu mon bac, mais quand je me suis réinscrit
au BESATP, on m’a dit que cela n’existait plus ! C’était remplacé par le
BPJEPS, mais je n’avais pas le financement pour le faire.
Je suis ainsi resté sans
formation. J’ai fait du travail d’intérim (un peu d’électricité, de serrurerie).
Et c’est ensuite que Kahina m’a proposé de rentrer au Relais pour faire le
BPJEPS.
J’ai commencé le Budo à 11 ans,
et depuis, je n’ai pas arrêté. Je suis bénévole dans mon association (club de
Budo) depuis 2001.
En début de cette année
(septembre 2010), j’ai eu un autiste qui a voulu s’inscrire dans mon club. Il
est venu par hasard. Il a fait trois leçons et cela l’a intéressé. Il parlait,
il disait qu’il était autiste. Cela s’est très bien passé : il courait
comme tout le monde, il faisait ses exercices comme les autres…
Mon idée est de continuer à
travailler avec les autistes, de les faire entrer dans un club sportif et de
faire de mon côté une formation d’éducateur sportif pour adapter le Budo à tout
ce qui est handicap.
En fait il s’agit de faire une
prévention non pas pour l’autiste mais pour les personnes
« normales » qui pratiquent le Budo : ce sont eux qui ont le
plus besoin d’être informés sur l’autisme (et non pas l’autiste !).
L’autiste est comme tout le monde, et ce n’est pas tant à lui de s’adapter
qu’aux autres à comprendre qu’il existe aussi. C’est à eux de comprendre qu’ils
ne sont pas tout seuls.
Il s’agit donc de faire de la
prévention pour les personnes dites normales, en leur disant qu’il faut aussi
s’adapter aux personnes handicapées. Il faut faire de la prévention pour éviter
que l’autiste soit rejeté.
Il n’y a pas longtemps, il y a
eu un rassemblement pour faire une démonstration de différents styles d’arts
martiaux. Il y avait dans la salle un autiste qui, toute la journée faisait des
bêtises. Je ne savais pas qu’il était autiste mais je m’en doutais un peu. Mon
professeur m’a dit que c’était un autiste, et j’ai dit : « Ah, d’accord ! »
J’ai été voir son professeur,
j’ai discuté avec lui. Je lui ai dit que j’étais animateur spécialisé, que je
pouvais faire un travail avec lui. Et ensuite, je suis resté tout l’après-midi
avec lui. En l’espace de deux heures avec moi, il s’est calmé ; je
communiquais avec lui alors qu’eux ne le faisaient pas. Je pouvais lui apporter
des choses avec des mots simples, ou en le touchant, ou en lui montrant des
choses avec des signes…
J’étais sans doute prédisposé à
ce qu’il y ait ce déclic avec les autistes car j’ai toujours été timide, même à
l’entraînement. Au passage de grades en art martial, mon professeur me disait
que j’étais trop sérieux et qu’il fallait que je m’ouvre à tout le monde. Avec
la famille – je suis le cinquième de sept frères -, c’est pareil : je suis
le seul de tous à être réservé.
Tout le monde essaie de venir
vers moi car je suis timide. C’est en fin de compte grâce à cela qu’on
s’attache à moi. Et en s’attachant à moi, je vais m’ouvrir à eux, et je vais
profiter de cela pour me mettre à les protéger.
Par exemple, mon petit frère va
s’attacher à moi. Il va me parler, me confier un secret et donc me faire
confiance. Je vais parler avec lui plutôt qu’avec les autres, garder son secret
et lui donner en retour toute ma confiance.
Avec un autiste, le départ est
très important : si je lui donne une mauvaise image, il ne va pas
s’attacher à moi, et moi je ne vais pas aller avec lui. Il faut donc lui donner
toute mon attention, toute ma confiance dès le départ. Je vais m’intéresser à
comment il est.
C’est comme si je m’appropriais
ce jeune. Par exemple avec B. dont je me suis occupé à chaque Top Gan – j’en ai
fait trois -, quand je le vois, je ne peux pas me passer de lui, je vais vers
lui naturellement. Même si je ne l’ai pas vu pendant quelque temps, dès que je
le vois, je suis avec lui.
*
Pour en revenir au tout début,
ce qui a été très dur pour moi, c’était de voir ces jeunes autistes, leur stéréotypie,
les malformations, voir qu’ils n’avaient pas la parole… C’était tout cela qui
était dur à voir, et surtout dur à y croire : je savais que cela existait
mais les approcher, être avec eux, c’était différent. Cela m’a fait un petit
choc, de me dire qu’un jeune pouvait être ainsi malheureux, qu’il ne se sentait
pas bien. C’est dur à accepter, on se met à la place du jeune et on se demande
comment les gens réagiraient si on se trouvait à sa place. On se dit
alors : peut-être qu’il n’a pas de vie, qu’il ne fait pas d’activités,
qu’il ne fait rien.
Mais en fin de compte, non, ce
n’est pas cela. Quand on voit ces jeunes, quand on reste un peu avec eux, c’est
tout le contraire : on voit qu’ils sont accessibles, qu’ils font plein de
choses, qu’ils courent, qu’ils rigolent, qu’ils ont des émotions.
Imaginons que je vois un brûlé.
Je vais me dire : j’aimerais pas être à sa place. Ce serait dur pour lui et
pour moi. Je vais me demander comment il va accepter les brûlures, comment il
va gérer cela pour son avenir. C’est ce genre de choses qui a rendu dur les
premiers instants.
Ensuite, toutes ces mauvaises
choses qu’on s’imaginait se retirent et on y va : on est avec eux à 100%,
et même des fois plus qu’à 100%.
Peut-être que cela aurait été
moins dur avec des handicapés moteur car eux ont la parole, ils ont tout leurs
sens alors que l’autiste n’a pas tout. À ce titre, il est peut-être plus facile
de faire un travail avec la personne qui a un handicap moteur.
Ce qui m’a accroché avec les
autistes, c’est par rapport aux personnes dites normales : ces dernières
ont tout à leur portée – elles peuvent manger, boire quand elles veulent,
manier fourchette et couteau, sortir toutes seules… - alors que les autistes
ont besoin qu’on les accompagne. Donc je vais pouvoir leur apporter de
l’extérieur tout ce que je connais, leur apprendre par exemple le toucher, à
sentir la personne, et surtout à écouter (pour bien comprendre les choses).
Peut-être que si j’ai accroché
avec les jeunes autistes, c’est par une sorte d’instinct : comme mes parents
et mes grands frères se sont occupés de moi, comme je me suis occupé de mes
petits frères, j’avais peut-être besoin de faire pareil avec d’autres
personnes, et ces autres personnes, c’était peut-être les autistes. Mais tout
cela a été fait naturellement.
Peut-être que si je n’avais pas
rencontré le Relais, il y aurait des questions que je me poserais – par
exemple comment faire avec un handicapé dans le cadre du Budo – mais aussi des
questions que je ne verrais même pas – par exemple, peut-être qu’en voyant un
film comme Rain Man, il y aurait un tas
de questions qui ne me viendraient même pas à l’esprit…
***
(24
ans, au Relais depuis 2008)
Propos
recueillis les 21 février et 23 mars 2011
Après avoir passé un bac
littéraire, j’ai étudié l’arabe littéraire pendant deux ans à l’INALCO. J’ai dû
ensuite abandonner en raison de contraintes financières. Il m’a fallu alors
travailler. Dans un premier temps, j’ai travaillé comme ouvrière à la chaîne
dans l’usine Yvel à Bezons (on y construit des outils pour poids lourds :
des poignées d’autocars par exemple). Au bout de six mois, ils n'embauchaient
plus d'intérimaire. J’ai alors travaillé comme secrétaire à Gonesse pendant
huit mois.
Sur cette période, j’ai mené une
grande réflexion sur mon avenir. J’étais pendant ce temps également bénévole
dans deux associations : l’une ayant pour objectif la prévention des
échecs scolaires et de la délinquance – j’y étais animatrice puis enseignante
en langue et civilisation arabes (j’y étais depuis l’âge de 14 ans et je n’ai
arrêté que cette année) ; l’autre a pour objectif de visiter les personnes
malades et/ou isolées à leur domicile ou à l'hôpital (j’y suis toujours, et ce
depuis 2005). C’est suite à ces activités que j’ai voulu travailler dans le
social.
J’ai pour cela cherché une
formation. Je me suis présentée au concours pour devenir éducatrice spécialisée.
J’ai été admise à l’oral mais ai été ensuite refusée en raison du foulard que
je portais – tout cela, c’était pendant l’année 2007-2008.
C’est à ce moment-là que Nawel
m’a parlé du Relais et que j’ai eu envie de connaître le monde du handicap. Il
y avait la possibilité d’un stage-découverte. J’ai été ravie de découvrir qu’il
y avait un accès aussi facile à ce type de public. J’ai donc sauté sur
l’occasion. J’ai passé un entretien, puis j’ai fait une journée-découverte –
c’était en novembre 2008. J’ai été à la fois ravie et stupéfaite ; j’ai eu
envie de poursuivre l’expérience. On m’a ensuite proposé de faire Top Gan.
Pendant l’année 2008-2009, j’ai aussi préparé avec le CNED mon diplôme TOEIC
(pour l’anglais) - je l’ai obtenu – et me suis inscrite à l’IESH (Institut
Européen des Sciences Humaines, à St-Denis) pour suivre durant deux ans une formation
aux sciences islamiques par correspondance, formation que j’ai obtenue.
Après Top Gan (été 2009), le
Relais m’a proposé de travailler à domicile avec une jeune puis sur le terrain
à raison de quelques jours par semaine. Mais je n’avais toujours pas de formation
dans le social. Je ne voulais plus devenir éducatrice spécialisée (la durée de
formation était devenue beaucoup plus longue et je m'étais mariée entre-temps)
et j’ai alors entendu parler du BPJEPS par le Relais. Comme le principe de la
troisième promotion n’était pas encore sûr, je me suis mis à la recherche d’une
autre formation et je l’ai obtenue à l’IFAC (Institut de Formation, d’Animation
et de Conseil) dans le 92. Cette formation s’est déroulée en alternance avec le
Relais pendant un an et je viens d’obtenir mon BPJEPS ce mois de février. Comme
cette formation de niveau Bac n’est pour moi pas suffisante, je me suis inscrite
depuis septembre en sociologie à Nanterre où je suis en Licence 2° année. Et,
pour compléter mon parcours, je viens d’obtenir un rendez-vous pour mettre en
place une VAE (Valorisation des Acquis d’Expérience) : on va voir à quelle
équivalence cela peut me conduire (peut-être un niveau de licence voire de
maîtrise).
Mon objectif à terme est de
monter une association pour aider à l’insertion des adultes femmes sortant de
prison.
Voilà donc en gros mon parcours.
Pourquoi me suis-je tournée vers
le public du handicap ? Parce que je voulais travailler dans le social et
que j’avais déjà travaillé avec tous les publics sauf celui du
handicap mental: avec des enfants, des adolescents, des parents en
difficulté, des malades, des vieux, et même un peu des handicapés physiques
dans le cadre des hôpitaux mais jamais avec des handicapés mentaux. J’avais
besoin de côtoyer tous les publics pour mieux cibler le public avec lequel
j’aimerais travailler à l'avenir.
J’ai donc commencé le travail
avec le Relais avant tout par curiosité.
Ce qui m’a ravi, c’est le fait
qu’une jeune femme comme moi, sans diplômes spécifiques, puisse avoir
l’opportunité immédiate de travailler avec des personnes handicapées. Je
pensais jusque-là qu’il fallait être détenteur de nombreux diplômes pour
approcher ce public.
Ce qui m’a stupéfait, c’est de
découvrir la lourdeur du travail – on m’en avait bien parlé pendant mon premier
entretien mais le voir est autre chose - et découvrir comment ce travail était
effectué sur le terrain. En fait, mes impressions étaient un peu contradictoires
car d’un côté le métier était sur le terrain vraiment difficile, et d’un autre
côté il y avait une très grande facilité des animateurs du Relais qui n’étaient
ni submergés ni dépassés.
Le stage à Top Gan m’a permis de
m’évaluer et j’en suis sortie satisfaite de mon attitude : j’avais peur
d’être effrayée au départ mais en réalité je ne l’ai pas été. Et de plus
l’ensemble de l’équipe était super cool : tout avait l’air très simple en
même temps qu’il y avait une grande rigueur dans le travail. Tout fonctionnait
bien.
Et le Relais était une
institution où je n’avais aucune difficulté à porter le foulard.
Je compte m’orienter plus tard
vers un autre public : celui des personnes sortant de prison car ce public
est laissé à l’écart des institutions existantes.
J’ai un peu approché ce public
dans la seconde association mentionnée précédemment : on y poursuit en
effet une correspondance avec des détenus. Et j’ai été sensibilisée à ce public
par une aumônière de prison qui m’a formée au lavage mortuaire selon les rites
islamiques ; pour elle, le constat est catastrophique : il y a un
suivi en prison mais plus rien à la sortie, ce qui conduit beaucoup de femmes
alors soit à la récidive, soit au suicide.
L’expérience avec le Relais me
plaît beaucoup car elle ouvre la porte aux personnes sans diplômes : ce
recrutement, ouvert à tout le monde, m’a plu.
Et cette expérience m’a apporté
des connaissances sur l’autisme, sur les relations humaines, sur le monde du
handicap, sur le relationnel avec les parents et avec l’équipe. Je n’avais jusque-là
pas vraiment travaillé dans le social. Cela m’a fait découvrir que dans ce
secteur, on pouvait travailler en se plaisant. Et dans le Relais, il y a une
grande ouverture, un travail en équipe et pas de frustration. D’où l’impression
d’une grande famille qui fait qu’on a du plaisir à venir au Relais.
S’il y avait une possibilité
d’un poste fixe à temps partiel, peut-être que je resterais mais ce n’est pas
le cas.
Tout cet itinéraire est intégré
à un parcours d’ensemble. Ce travail au Relais m’a conforté dans mes idées et
dans mon envie de travailler dans le social.
Pour moi, tout est parti à 14
ans du fait que j’ai vu une jeune femme décéder d’un cancer généralisé. J’ai eu
alors une prise de conscience sur le rôle de ma vie sur Terre, sur l’importance
d’œuvrer dans le bien, d’aider les autres. J’ai alors décidé de consacrer tout
mon temps à apprendre, à me cultiver.
J’ai eu une éducation musulmane
mais pendant longtemps sans prise de conscience personnelle : je n’étais
pas convaincue à 100%, seulement à 80%. Les 20% se sont ajoutés quand j’ai eu
14 ans. J’ai découvert la valeur du temps et l'importance de la vie sur Terre.
Je porte le foulard depuis que
j’ai 12 ans. J’ai été mariée une première fois mais j’ai dû divorcer au bout
d’un an. Je me suis mariée une seconde fois il y a trois ans et je suis épaulée
dans tous mes choix par mon mari (qui pourtant ne travaille pas dans le social).
Ce qui m’a le plus interpellé
dans le Relais, c’est le fait qu’on m’accepte avec le foulard. Je me suis
dit : il faut que je persévère à la recherche de structures m’acceptant
avec le foulard. C’est pour cela que j’ai été chercher une formation au BPJEPS
m’acceptant ainsi. Cela n’a pas été facile : il a fallu me battre le jour
de l’entretien avec l’IFAC, mais comme j’étais confiante et sure de moi, cela a
facilité la chose et ils m’ont acceptée.
Ma foi musulmane est là au
quotidien. Elle est là dans toutes mes activités. Elle intervient à travers ma
patience, mon écoute, mes conseils, mon sourire. Elle m’aide à relativiser, à
me dire qu’il y a toujours pire que ce qui m’arrive, à placer ma confiance en
Dieu. Tout ceci me permet de profiter pleinement de ma santé et de mon temps
libre pour le cibler vers des choses positives, pour m’épanouir et aider les autres.
Les deux mots-clefs très
importants dans ma vie sont : « la valeur du temps » et
« l’organisation ». Je travaille tout le temps avec ces deux mots en
tête. Et l’organisation est la clef de la réussite.
Concernant le temps, je serais
jugée sur ce que j’ai fait de la moindre seconde. Et, plus on est organisé,
plus on fera de choses.
Je remercie beaucoup mes parents
– je suis la quatrième de sept enfants – qui m’ont toujours soutenue et même
tirée en avant. Mon père est chef d’atelier (dans l’usine où j’ai travaillé six
mois) et ma mère est au foyer.
Je joue un rôle important auprès
des mes frères et sœurs aussi bien petits que grands.
La directrice de la première
association, qui a un doctorat de philosophie, a aussi joué un rôle important
dans mon histoire : son parcours m’a plu et m'a d'une certaine façon servi
d'exemple.
*
Pour revenir sur ma première
expérience prolongée avec une jeune, elle s’est produite à Top Gan l’été 2009.
Pendant la période initiale de stage, je n’avais pas de jeune précis. Ce n’est
qu’au moment de la colonie d’été qu’on m’a mise avec quelqu’un de fixe. Il
s’agissait de F. dont j’assurais la prise en charge complète, du matin jusqu’au
soir.
Au début, j’avais beaucoup
d’appréhension car, avant même le séjour, on m’avait prévenue durant les
séances préparatoires qu’elle était un cas très lourd. J’avais de plus, venant
de différents référents, des échos sur elle qui étaient positifs mais aussi
négatifs : elle pouvait être très violente quand elle faisait des crises,
et il fallait être alors plusieurs en cas de violence. Tout ceci me faisait
peur. Il m’a fallu me préparer psychologiquement.
Quand je suis arrivée au séjour,
tout s’est finalement très bien passé. Il y a eu quand même des crises dont
l’une a été très violente. Cela m’a choquée et j’ai dû être aidée de deux référents
hommes. C'était la première crise violente que j'ai dû essayer de gérer. Je me
souviens avoir eu besoin après cela d’une heure pour reprendre mes esprits et
me préparer à d’autres crises similaires. Mais finalement le séjour s’est bien
terminé. J’ai eu un entretien avec Daoud qui a dit que pour elle, le séjour
avait été très bon, que j’avais bien géré la situation et il m’a proposé au
retour à Paris de la prendre en charge à domicile. J’ai accepté. Il s’agissait
de la prendre le soir à Santos-Dumont, de la conduire chez son père ou sa mère
(ils étaient séparés) et d’avoir avec elle des activités à la maison en
attendant la rentrée du parent.
Le séjour à Top Gan avait donc
été un bon départ. Il s’agissait ensuite de construire avec elle un projet
éducatif. Cela m’a plu : j’ai senti que mes capacités intellectuelles
étaient ainsi actives et je me suis investie à fond dans cette tâche. Mais j’ai
été ensuite confrontée à la réalité.
Son attitude était complètement
différente à Top Gan et à son domicile. À Top Gan, elle était sous notre
responsabilité et je ne lui permettais pas tous ses caprices. Chez elle, elle
était très gâtée par ses parents et était comme une reine. J’étais devenue très
secondaire et elle s’attendait à ce que je dise oui à tous ses caprices. Sa
mère m’avait d’ailleurs confirmé que je devais lui céder sur tout et mon projet
éducatif est ainsi tombé à l’eau. Elle n’a plus évolué et tout s’est arrêté.
Il n’y a pas eu que cela :
elle a fait une crise à la maison qui m’a vraiment surprise. J’étais alors
seule à son domicile avec elle. Sa crise est partie sur une histoire de douche.
Elle est devenue très violente, a tenté de m’étrangler, a jeté toutes les
affaires de mon sac. On s’est retrouvé un moment dans la cuisine où il y avait
plein de couteaux et je me suis sentie très faible face à cet évènement,
déboussolée. J’ai tout de même réussi à l’isoler et à appeler son père.
À partir de là, j’ai parlé de
tout cela avec Daoud et lui ai dit que je refusais désormais d’être seule avec
elle. J’ai d’abord été accompagnée quelque temps par Abdoulaye puis il a
continué de s’en occuper tout seul (en ne s’occupant plus des questions
d’hygiène). Je suis de mon côté revenue sur le terrain.
Cela a constitué pour moi une
grosse remise en question. J’ai pris cela comme un échec. Je suis ainsi tombée
de haut car, dans la vie, j’ai l’habitude de gérer au maximum les situations.
Là, j’avais été démunie. Cela a pris plusieurs jours avant de prendre la
décision de dire à Daoud que j’arrêtais avec elle. J’ai d’abord eu un premier
entretien avec Daoud où il m’a expliqué comment gérer physiquement ce genre de
crise. J’ai réfléchi, puis j’ai tiré comme conclusion que tout ceci
m’angoissait, que l’heure passée avec elle ne passait plus comme avant, que
c’était devenu quelque chose que je n’appréciais plus et qu’il me fallait donc
y mettre un terme.
Cela a été pour moi une remise
en question : étais-je réellement capable de faire ce travail, de gérer
ces situations ? J’ai vu en tous les cas que je ne pouvais pas gérer seule
tous les cas qui se présentaient au Relais et je me suis dit que je n’étais
peut-être pas assez formée pour la gestion de ce type de crise.
J’ai eu un entretien au sujet de
F. avec un responsable de Santos-Dumont qui a conclu sur le fait qu’avec F., on
ne pouvait envisager de projet éducatif et qu’on devait rester avec elle dans
une simple logique d’accompagnement. Cette perspective ne convenait pas à ma
philosophie : je n’aime pas être là pour simplement être là.
Comme de plus F. me semblait dangereuse
pour moi quand elle était en crise, j’ai préféré prendre mes distances. Je suis
restée au Relais parce qu’il y avait plein de jeunes différents qui ne
connaissaient pas le même niveau de crise. Je me suis dit que je pourrais
prendre en charge des personnes connaissant des crises qui s’accordent à mes
capacités.
Après quelques mois, Daoud m’a
parlé de travailler, en tandem avec Hayet, avec G. C’est une jeune touchée par
le syndrome d’Asperger qui avait appris l’arabe et qu’il s’agissait de faire travailler
à la maison. Le projet a été soumis aux parents qui l’ont accepté et nous
avons, Hayet et moi, commencé. On a très vite ciblé le travail sur le français
et les mathématiques plutôt que sur l’arabe qu’elle avait beaucoup oublié. Mais
elle s’est arrêtée en cours de route. Il n’y a pas eu du tout de
violence : le problème pour nous était surtout de l’aider à gérer son
stress et ses angoisses.
Pour en revenir à l’épisode de
la crise à la maison de F., il y a eu à ce moment-là quelque chose qui m’a échappé.
Je me suis ensuite dit qu’en restant au Relais, j’allais peut-être découvrir
autre chose. Mais si j’avais aujourd’hui à affronter une telle crise avec elle
dans les mêmes conditions, il n’est pas sûr que je saurais faire beaucoup
mieux ! En tous les cas, à l’époque, je n’avais vraiment travaillé qu’avec
F. et j’avais besoin de voir d’autres jeunes pour mieux savoir à quoi tenait
cet échec.
J’aime voir ce dont je suis
capable. Je n’aime pas m’arrêter à la difficulté. Il faut que je vive les difficultés
pour en tirer mes propres conclusions. C’est un peu comme un défi que je me
lance.
J’ai connu un premier défi quand
je suis arrivée en première littéraire.
En fin d’année, j’avais été une des seules à demander à passer en
première littéraire : la plupart des élèves demandaient des premières technologiques
ou encore des filières professionnelles… Des professeurs m’y encourageaient
mais d’autres me disaient de faire attention car j’aurais beaucoup de difficultés :
cette filière demandait du travail, etc... J'entendais ce même discours ci et
là. Ce discours me donnait l'impression que l'on me sous-estimait, qu’on pensait
que j'en n'étais pas capable. De plus dans ma famille, personne n’avait été
jusqu’au bac général. Je me demandais donc si j’en étais réellement capable et
je me suis lancée ce défi. Il m’arrive comme cela de me mettre en
difficulté : cela m’éduque et ne peut que me faire évoluer de façon
positive!
Concernant la crise traversée
avec F., ma panique était moins physique que morale : sur le coup, je n’ai
pas bien réalisé les risques. C’est après que j’ai dramatisé : à repenser
au fait de m'être retrouvée seule avec elle, dans la cuisine, près d'objets
dangereux, pleins de scènes me traversaient l'esprit.
Avec les jeunes du Relais comme
avec les gens en général, ce qui m’intéresse c’est de pouvoir les emmener vers
des progrès. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas travailler avec
certains, que je n’en étais pas capable ou que je ne savais pas si cela
aboutirait. Mais avec d’autres, il y avait une perspective de vrai travail.
C’est l’intérêt de l’animation
au Relais : ce n’est pas comme ailleurs simplement une animation de loisirs.
Au Relais, on conçoit l’animation autour d’un but, de projets, en vue d’une
évolution. C’est cela qui m’intéresse.
Ce qu’il y a de propre avec ce
public et qui m’attire à vrai dire le moins, c’est qu’il faut être patient et
qu’il faut beaucoup de temps pour arriver à des résultats. C’est peut-être là
qu’est ma faille. Il faut aussi dire que je ne suis pas au Relais tout le temps
et que, si je commence un projet, il risque de ne pas aboutir car ce n’est pas
moi qui vais toujours m’occuper du même jeune. Ce qui me manque, c’est
peut-être moins la patience que la continuité et la régularité dans le travail
avec le même jeune.
Pendant la formation du BPJEPS,
cela a été différent : on avait un projet bien défini et régulier avec des
jeunes précis. Le Relais s’est organisé pour cela, et tout s’est très bien
passé. Mais le Relais n’a mis en place ces ajustements que parce qu’il
s’agissait pour nous d’une période de formation : je ne pourrais pas avoir
tout le temps ce type de continuité.
***
(21
ans, au Relais de 2008 à 2009)
Propos
recueillis le 4 mai 2011
Je revenais d’un voyage
humanitaire de six mois au Sénégal en septembre 2007. J’avais 18 ans et j’étais
à la recherche d’un emploi ou d’une formation dans le social - j’avais un CAP petite
enfance que j’avais passé dans un centre de
formation pour adultes.
Je suis partie à la Mission
locale et ils m’ont envoyé à Com’Tech pour une formation dans l’animation
sociale. J’ai passé un entretien avec Éric Brunier et il m’a orienté vers une
formation passerelle en animation sociale, c’est-à-dire une mise à niveau pour
entrer dans un BPJPES animation sociale.
C’est dans cette préformation
que j’ai rencontré des gens du Relais. Comme il me fallait trouver un stage,
Nabil m’a proposé de venir au Relais. J’ai eu un entretien avec Daoud qui m’a
expliqué le travail, le fonctionnement de l’association et m’a proposé un
essai.
Le premier jour passé à Adam
Shelton a été pour moi super bizarre : j’étais un peu dégoûtée car je
n’avais pas l’habitude de voir des jeunes autistes. Je devais m’occuper de B.:
c’est un grand brûlé sur tout un côté du corps, encombré d’une
hyper-élasticité, qui tend à recracher ce qu’il mange… Je me suis dit :
dans quoi je me suis embarquée ?
En rentrant chez moi, je
trouvais tout cela bizarre mais je voulais aller au-delà de mes a priori et
voir ce que c’était réellement. J’ai donc contacté Daoud pour lui dire que je
voulais bien rester.
Je suis alors devenue stagiaire
et je me suis mise à travailler au Relais tous les week-ends (en plus des cours
de Com’Tech pendant la semaine).
Le Tog Gan d’hiver est arrivé et
cela a été pour moi une de mes meilleures expériences. Je m’occupais d’un jeune
– T. – qui était assez autonome mais le travail avec lui n’était pas toujours
facile. Je voyais aussi les difficultés que les autres référents avaient avec
leurs jeunes : la prise en charge au quotidien (au jour le jour, sans
repos et sans recul) était dure, mais j’ai apprécié ce séjour que j’ai trouvé
enrichissant. Je me suis mise à l’épreuve et j’ai appris à me canaliser.
Ensuite il y a eu le Top Gan
d’été 2008 où je m’occupais cette fois de E. C’était un autre truc ! Il
était moins autonome, il nécessitait plus d’assistance, il avait des problèmes
d’hygiène (mais ce n’était pas moi qui m’en occupait), il mangeait à toute
vitesse, il était très vivant mais quand il avait une crise, il donnait des
coups (il est rare cependant qu’il me tapait : je recevais plus de coups
venant d’autres autistes que du jeune dont je m’occupais). C’était bien !
Ensuite, j’ai été sélectionnée
en octobre 2008 pour entrer au BPJEPS proprement dit (c’était la seconde
promotion). Là, c’était autre chose : la formation était plus sérieuse.
C’était bien, et j’ai apprécié. Il y avait une bonne ambiance. Nous avons fait
un voyage en immersion pendant une semaine (un séjour entre nous en continu,
nuits et jours). De tout mon parcours scolaire, la meilleure classe a été celle
du BPJEPS.
Scolairement,
je m’étais arrêtée au Brevet des collèges. J’avais ensuite commencé une
première année de secrétariat mais j’ai été virée en mai. Puis j’ai commencé un
CAP de cuisinier : j’ai fait un mois d’essai mais je n’ai pas été gardée
car ma franchise n’a pas été acceptée. Je voulais en fait travailler dans le
social et je visais un BEP dans une carrière sanitaire et sociale mais la
Principale du collège m’a remise à ma place en me disant : « Vous
avez trop d’absences. Je préfère un BEP de secrétaire ou de bio-service. »
Je lui ai dit : « Bio-service,
ça veut pas dire en fait femme de ménage ? » Elle m’a répondu : « Si vous voulez… »
La formation du BPJEPS était
très humaine. Et le travail au Relais faisait relativiser sur la vie.
Si je n’avais pas eu cette
formation, j’aurais peut-être mal finie car j’avais alors pas mal de soucis.
Il y a eu un an plus tard le Top
Gan de l’été 2009 (pendant deux semaines). J’étais avec D. C’était bien. Il
faut dire que l’autisme, c’est différent pour chacun. Avec D., à la fin, on
croyait qu’on était frère et sœur. C’était un jeune qui aimait mordre. Il
fallait donc le maîtriser. Et j’étais sa référente, pas son amie. Il fallait
avec lui constamment recadrer les choses car il essayait d’aller au-delà des
limites. Il fallait le canaliser, trouver des subterfuges, des astuces.
Je craignais de mal travailler.
C’était tout le temps avec lui un corps à corps : j’aimais pas trop !
J’avais peur d’abuser, j’avais peur de la violence, et il y avait avec lui une
différence de gabarit… Mais finalement, cela a été tout le contraire :
Bidou a trouvé que je faisais un bon travail – le précédent référent n’arrivait
pas à gérer D.
Ce Top Gan a été très
gratifiant : ce n’était pas un effort vain. Et le jeune était aussi
attachant.
Finalement, quand je regarde en
arrière, je trouve que chaque Tog Gan était le meilleur !
J’ai eu mon diplôme en janvier
2010. Entre-temps, j’avais arrêté en octobre 2009 de travailler au Relais car
je m’étais mariée et me trouvais enceinte. Je savais que je m’exposais à des
coups imprévisibles et j’ai donc choisi d’arrêter.
Concernant ma formation, je
voudrais maintenant passer un DEJPS (qui est le diplôme supérieur pour pouvoir
diriger une institution) mais je suis encore trop jeune (il faut avoir au moins
23 ans) et il me faut plus d’expérience professionnelle. Je veux donc essayer
maintenant d’accumuler le maximum d’expérience dans ce domaine avant mes 23 ans
car mon but serait d’ouvrir un centre social prenant en charge des personnes
ayant des handicaps ou en rupture sociale. Je voudrais les faire voyager, et
finalement faire avec eux ce que j’ai moi-même fait.
J’ai fait mon
voyage humanitaire en Afrique car j’avais été virée de mon foyer et on m’avait
proposé un séjour de rupture au Sénégal, pays que je ne connaissais pas (ma famille
est originaire du Zaïre). J’y ai passé six mois à construire des cases et des
toilettes, à creuser des puits, à désherber et m’occuper de pouponnières… J’y
ai aussi appris sur l’Islam et, plus tard, je me suis convertie.
En rentrant
du Sénégal, mes projets sont tombés à l’eau et je me suis retrouvée avec des
gens pas fréquentables (c’était à Grigny, dans le 91). Je suis retournée dans
un foyer de jeunes travailleurs, mais si je n’avais pas eu le Relais et cette
formation, j’aurais sans doute mal tourné.
Cette formation a vraiment été
humaine : c’est un des meilleurs moments de ma vie.
J’y ai appris à mieux analyser,
à me faire confiance, à me faire respecter autrement que par la violence.
Com’Tech avait aussi un rôle
formateur dans la théorie, et j’ai beaucoup aimé l’apprentissage de la langue
des signes. Il y avait une bonne méthodologie, qu’on ne m’aurait pas apprise au
Bac. Finalement, je ne regrette pas de n’avoir pas eu une formation générale
(je voulais faire un Bac L) : j’ai appris beaucoup de choses dans cette
formation et ce parcours professionnels.
Dans le travail avec les
autistes, ce qui m’intrigue le plus, c’est leur mutisme. Ils sont toujours dans
le silence, recroquevillés sur eux-mêmes, et je me demandais comment créer avec
eux une relation autrement que par la parole. Comment comprendre autrement que
par le langage ? C’est intriguant, c’est un mystère et ce genre de mystère
m’a bien plu : c’est dur, mais c’est attachant. Ce sont des personnes
qu’on ne peut pas cerner, qui sont incernables. C’est jusqu’à aujourd’hui un
public mal connu à l’échelle française…
Même si je ne suis plus au
Relais, cela continue de m’intéresser. Par exemple, le week-end dernier,
j’attendais le bus et qui je vois passer : E., un jeune que je connaissais
et qui était tout seul ! Je me suis dit : est-ce qu’il a fugué ?
J’ai aussitôt envoyé un SMS à Daoud qui m’a répondu qu’il était autonome et
qu’il ne fallait donc pas m’inquiéter. Cela fait plaisir de voir ça ! Mais
cela me choquait de voir comment les gens autour de moi le regardaient :
comme un démon ! Ils n’avaient pas de compassion pour lui, ils étaient
révulsés par ses tics et ils faisaient des réflexions bizarres, comme s’il
avait eu la gale ou la peste !
S’il n’y avait pas eu
l’évolution de ma vie privée, j’aurais continué avec le Relais. Bien sûr, je
n’y serais pas restée éternellement car j’ai envie d’autres publics et suis
trop curieuse pour rester là-dedans.
Mais enfin, j’ai eu raison de
relever le défi que je m’étais fixé quand je m’étais demandé après le premier
jour : « je fais quoi là ? » et que je m’étais
répondu : « Si tu pars maintenant, t’es trop bête ! Reste au
moins pour voir ce que cela va donner. Partir le premier jour, cela la fout
mal ! ». En effet, si j’étais partie, je serais restée sur des a
priori qui finalement ont été faux. En même temps, il me fallait un stage pour
pouvoir faire le BPJEPS et c’est moi qui suis ainsi venue au Relais.
***
(42
ans, au Relais de 2004 à 2008)
Propos
recueillis les 15 et 27 juin 2011
Cela a commencé fin 2004. Je
connaissais Daoud et je n’arrêtais pas de lui casser la tête pour avoir un
travail. J’étais alors dans le bâtiment mais comme je n’avais pas de papiers
(j’avais seulement ma carte Vitale d’assurance maladie), cela posait des problèmes…
Il m’a proposé de faire des
week-ends, et j’ai commencé comme cela avec mon premier jeune : K. C’était
un samedi, et je ne l’oublierai jamais. C’était la première fois que je voyais
un autiste. Cela pourtant ne m’a pas choqué et, physiquement, cela ne m’a pas
fait peur. Je me souviens : K. arrive, il pose son sac mais je n’y fais
pas attention – il était alors la semaine à Santos-Dumont et il ne parlait pas.
Par contre, je me rends compte qu’il a fait sur lui ! Je pars le dévêtir,
je le lave, et comme je n’ai pas vu qu’il avait avec lui un sac, je me mets à
laver ses vêtements – le sous-vêtement, le pantalon, les chaussettes… - et je
mets cela à sécher sur le radiateur pendant une demie-heure. Ryad est alors arrivé ;
il m’a vu et il m’a expliqué que K. avait des vêtements de rechange dans ce sac
que je n’avais pas vu ! Je les ai alors sortis et les lui ai mis. À ce
moment, je reçois le coup de fil de Daoud qui venait prendre des nouvelles. Je
lui explique et il me répond : « Bienvenue dans le monde des
torche-culs ! ». Cela m’a fait rigoler, et c’est parti comme ça.
Aller travailler dans un
établissement comme cela, je ne l’avais jamais fait ! Dans ma tête, je
m’attendais au pire : je pensais qu’avec un autiste, c’était très
physique. Finalement, cela ne m’a pas impressionné et ça ne m’a rien fait. Mais
cette journée m’a marqué. J’étais alors dans le bâtiment ; je ne sais pas
expliquer : laver un autiste, faire tout ça, cette première rencontre avec
un jeune qui ne communique pas, cela fait bizarre de se retrouver seul avec
lui, sans communication. On ne sait pas s’il comprend ou non. Le fait de le
déshabiller, de le laver, toutes ces choses-là m’ont marqué. C’est une journée
que je n’oublierai pas, la première journée au Relais !
Deux semaines plus tard, j’ai
fait le Top Gan d’hiver. Daoud voulait absolument que je parte avec lui ;
j’ai sauté sur l’occasion.
Arrivé là-bas, on m’a mis avec
Salima pour nous occuper de E. On m’avait dit qu’il pouvait être hyper-violent.
C’est là que j’ai pris la
parole, pour la première fois, au sein du groupe. Pour moi, ce n’était pas facile ;
je n’avais pas l’habitude et je n’avais pas confiance en moi. C’était à la
première réunion du soir. Chacun se présentait. Mon tour est arrivé. Je me suis
présenté. J’ai d’abord remercié Dieu, et Daoud qui a cru en moi et m’a donné
cette chance. Ensuite j’ai parlé de E. et j’ai dit qu’il n’avait pas besoin de
deux référents, qu’à mon avis un seul suffisait. Daoud a été d’accord et c’est
à partir de là que E. a été en un-pour-un. Ça m’a rassuré et j’étais
super-content d’avoir pris la parole. À partir de là, j’ai commencé à aimer le
taf.
C’est parti comme cela. Je me
suis mis dans le bain. J’étais toujours à l’école de Daoud, à poser des questions.
Cette confiance que j’ai eue de la part de Daoud m’a poussé à aller de l’avant.
J’ai fait beaucoup d’effort avec E. sans bien le connaître. Je ne le lâchais
pas, je m’imposais, je lui mettais les skis, etc. mais je ne connaissais pas la
problématique avec les autistes.
Les encouragements et la
confiance mise en moi m’ont poussé.
Après un an de travail, Daoud
m’a proposé de m’occuper de K. C’était un cas lourd qui était en hôpital
psychiatrique. J’ai rencontré Moïse Assouline pour en parler. Puis j’ai été à
Anthony pour rencontrer K. J’ai discuté une demi-heure avec lui – il parle très
bien ; il fallait le préparer pour aller à Top Gan.
Je n’oublierai jamais la
première journée où je suis sorti avec lui. Celle-là a été la plus dure.
Je proposais de le faire sortir
de l’HP. Moïse a dit oui ; Daoud était plus réservé et m’a dit :
« Sois vigilant ! C’est un cas qui peut poser des problèmes. »
J’ai finalement décidé de le
faire sortir pour une journée, et cette journée m’a marqué : j’aurais
peut-être pas dû le faire…
Dehors, il voulait absolument
acheter une gourmette, c’était pour lui une obsession.
On a pris d’abord un pot puis je
l’ai fait entrer dans une bijouterie. Là il a regardé. J’ai compté son argent
et je lui ai dit qu’avec cette somme, il ne pouvait pas s’acheter une
gourmette. Mais il n’a pas voulu lâcher l’affaire. J’ai réussi à le faire
sortir de la bijouterie et puis on est entré dans une autre. Là, il faisait que
regarder la vitrine de l’intérieur de la boutique. Il regardait tellement que
la dame a eu peur – on ne voit pas comme ça que K. est autiste. J’ai fait un
petit geste à la dame pour la rassurer. Elle était en panique ! Cela a
duré comme ça une demi-heure. Puis on est quand même sorti.
On est revenu à pied du centre
d’Anthony jusqu’à l’hôpital, ce qui est très long. Et sur la route, il ne lâchait
toujours pas ! Il m’a pris la tête avec cette affaire de gourmette pendant
tout le trajet. Et, arrivé devant l’hôpital, à une centaine de mètres, il s’est
mis à crier. C’est là que j’ai eu peur. Il commençait à sauter dans tous les
sens. J’ai pris conscience de ma responsabilité : s’il lui arrivait quoi
que ce soit, je serais dans la m…. Je ne savais pas si j’avais vraiment le
droit de le faire sortir comme ça. J’avais l’accord de Moïse mais quand même…
Cela m’a mis dans la peur, et je n’avais pas de papiers ! Cela
m’angoissait.
J’ai commencé à le calmer et,
Dieu merci, cela ensuite a été. Je lui ai proposé de prendre un chocolat dans
l’hôpital et de faire une partie de baby-foot. Il a commencé de descendre, de
se calmer, et on est rentré.
Dans le travail, il y avait une
certaine liberté de la part de Daoud quand il nous mettait sur le terrain.
Cette confiance-là, c’est elle qui m’a poussé à prendre des initiatives.
Daoud ne disait rien, il me
laissait travailler. C’est seulement quand je revenais et que je faisais avec
lui le bilan qu’il me reprenait sur des trucs. Il ne m’imposait rien. C’est
cela que je trouve génial : il vous laisse travailler et c’est en réunion
qu’il reprend les choses ; c’est là que je comprenais bien les choses.
L’autiste, c’est pas quelqu’un
d’ordinaire. Il faut être vigilant.
J’ai commencé à connaître Moïse.
Cela m’a aidé psychiquement, en particulier le fait d’être en réunion avec
Moïse, avec les psys, avec le cadre médical. Cela m’a marqué : Moïse me
donnait la parole, même si je débutais. Sa modestie, le fait de me mettre à
l’aise, de reconnaître le travail qu’on faisait, tout cela m’a beaucoup
encouragé à aller de l’avant et à me spécialiser dans ce domaine.
Après cela, il y a eu le BPJEPS.
Cela aussi, c’était un problème. C’était pour moi une opportunité à ne pas
rater mais en même temps, c’était un problème : je n’étais pas en règle
pour mes papiers ; alors s’engager dans un truc pareil ! Daoud m’a
poussé à y aller. Alors j’ai dit : « ok, on y va ! »
J’avais arrêté l’école il y a
longtemps, après le BAC passé en 1988 en Algérie. Les premiers temps, c’était
difficile. J’étais super bien à l’oral (je défendais bien le sujet) mais
j’avais du mal au niveau des écrits. Le BPJEPS, c’était un peu dur. Je peux pas
dire que pour moi, c’était facile ! Mais avec l’aide de l’entourage, j’y
suis arrivé.
C’était la première promotion.
Je venais du bâtiment où j’étais enduiseur et peintre. J’avais un peu commencé
d’apprendre les parquets et le carrelage. Puis j’ai arrêté à cause du problème
des papiers. J’avais 35 ans. Cela coinçait. Alors, faire des études à un
certain âge après treize ans d’interruption ! Et je ne me voyais pas comme
animateur ou éducateur.
Mais c’était une chance à ne pas
rater, et Daoud était toujours derrière moi, à me soutenir.
Petit à petit, j’ai commencé à
comprendre le fonctionnement, notre présence sur le terrain. C’est ça qui m’a
plu. Il faut être à leur écoute, les aider à faire des choses. Ils n’ont pas
non plus besoin d’être stimulés tout le temps.
Avec le temps, je commençais à
me projeter pour les aider à aller plus loin.
La chance, c’était aussi qu’il y
avait une bonne équipe au Relais ; on parlait souvent entre nous.
Quand on s’est mis avec un
jeune, il faut aller au bout. Ce sont des cas complexes, pas faciles. On se battait.
Et il y avait cette énergie, cette dynamique, cette envie. On y croyait !
En fin de compte, on est content
quand on arrive avec le jeune au but : ça fait plaisir quand je vois que
I. a intégré un foyer en Belgique, quand je vois que K. est sorti de l’HP. Le
travail qu’on a fait n’est pas parti en fumée, il a porté son fruit.
La première fois que j’ai vu I.,
j’ai dit à Daoud : « Qu’est-ce qu’on va faire avec lui ?! »
Il était tout le temps par terre, comme invertébré. Il marchait pas, il tombait
tout le temps ; faut voir comme il mangeait !
Alors la première fois quand il
a dit « Pipi ! », j’étais super-content : j’ai appelé tous
mes collègues pour le leur dire ! Le travail avec lui a été énorme. Dans
l’équipe, on ne l’a pas lâché. Au début, il faisait rien, il portait des
couches.
On lui a enlevé les couches et
puis à la fin, il s’est même mis à parler ! C’est formidable !!
Cette ambiance dans l’équipe,
cette solidarité, c’est aussi formidable.
Une semaine avant l’examen de
sortie du BPJEPS, j’ai eu mes papiers. J’ai réussi l’examen et j’ai continué de
travailler au Relais.
Ensuite, Daoud m’a proposé
d’aller travailler dans un foyer médicalisé de Montreuil. J’ai accepté –
c’était en 2008 – et depuis trois ans, je suis là-bas, avec un CDI d’animateur,
mais en fait, je fais un travail de moniteur-éducateur.
Pour la suite, je projette de
faire une VAE d’éducateur spécialisé.
***
Mes deux expériences de métiers
sont très différentes.
Dans le bâtiment, je découvrais
aussi beaucoup de choses, j’apprenais des techniques, je me suis spécialisé
comme enduiseur et je commençais à me perfectionner. Je me suis mis à mon
compte (au noir, car je n’avais pas mes papiers), je suis entré en contact avec
des architectes et des syndics qui me donnaient du travail… Mais, comme je l’ai
expliqué, à un moment donné, cela a bloqué : j’ai eu du mal à obtenir des
chantiers, en raison en particulier de ma situation irrégulière. Pourtant, je
voulais faire des choses et j’avais un bon relationnel avec les gens qui était
facilité par le fait que mon travail était soigneux et bien fait. Je me
professionnalisais et je commençais à aimer ce travail que j’avais pris au
départ par occasion. Je voulais devenir artisan ; ce métier, pour moi,
c’est un art dans lequel on cherche la perfection. On apprend la maîtrise des
couteaux, la décoration des conduits, et toute cette technique m’a ensuite
permis de monter un atelier mosaïque dans le travail avec les autistes. En
plus, j’aimais bien tout ce qui est travail manuel.
Dans un premier temps, ce métier
me permettait de subvenir à mes besoins. Ensuite j’ai continué et j’ai commencé
à prendre de l’intérêt dans l’exercice de ce métier. Il faut dire que pour moi,
il ne s’agissait plus simplement d’enduire : il s’agissait d’entrer dans
la décoration à partir des enduits.
Le travail manuel de l’enduiseur
est spécial car il ne touche pas sa matière : il la manipule sans la toucher,
et ce n’est donc pas comme le bois ou le métal…
Ce qui m’intéressait, c’était le
côté décoration, qui allait avec la peinture qui se fait sur l’enduit : le
travail pour manier et mélanger les couleurs, la manière de faire sortir une
couleur par de bons mélanges, etc.
Le travail avec les autistes n’a
pas grand-chose à voir avec tout cela. Ce qui est par contre comparable, c’est
le fait que dans les deux cas, mon intérêt est venu avec le temps. Au départ,
c’était pareil : j’avais besoin de travailler, et quand l’occasion s’est
présentée (avec la proposition de Daoud), je ne l’ai pas laissée passer.
Ensuite, j’ai commencé à aimer, et je voulais apprendre.
L’intérêt propre de ce nouveau
métier tient à l’aide que l’on peut apporter à ces jeunes, au fait qu’on peut
les aider à atteindre une autonomie.
D’ailleurs, en général, quand on
fait un travail avec une bonne intention, le résultat final sera le bon car on
aura mis tous les moyens pour y arriver. Et mettre tous les ingrédients pour
arriver au bon résultat, c’est un peu comme pour l’enduit dans le bâtiment :
quand le mur est bien fait, qu’il est bien lisse, parfait, la peinture après
passe bien. C’est pareil avec le jeune : quand on met tous les outils en
place, on va y arriver et le jeune va progresser dans son autonomie et son
bien-être.
Quand j’ai un objectif en tête,
je mobilise toutes mes capacités et celles de mon entourage pour y arriver.
Et aussi, dans les ateliers que
j’ai montés avec les autistes (comme celui de mosaïque), il y avait aussi du
travail manuel. Même si ce n’était pas à moi mais aux autistes de manier les
matériaux, je leur apprenais comme je pouvais apprendre le métier d’enduiseur
aux apprentis – j’aimais d’ailleurs transmettre mon savoir-faire et j’avais
souvent avec moi trois ou quatre apprentis… Finalement, avec les autistes,
c’est un peu pareil : il s’agit aussi de transférer des savoirs et
d’encadrer.
Par contre, la réflexion est pas
pareille. Dans mon travail d’enduiseur, quand j’arrivais le matin, il fallait
voir si le mur n’était pas trop humide en le grattant un peu ou en passant la
main ; et j’en déduisais les matériaux à utiliser. Avec les autistes, ce
n’est pas pareil, et dans les situations de crise et de violence, je ne savais
pas comment faire. C’était hyper-compliqué, mais cela vient avec le temps…
Sur un chantier, j’étais
responsable mais c’était une responsabilité individuelle. Par contre, avec les
jeunes autistes, la prise en charge est collective. Il y a tout un
investissement qui relève de l’écoute. Cela demande beaucoup d’accompagnement,
et il faut le stimuler.
Quand j’étais enduiseur, je
maîtrisais mon travail mais je n’avais pas de compte à rendre – sauf à la fin à
mon client, mais comme je connaissais mon travail, je savais que le client
serait satisfait…
Le travail avec les autistes,
c’est autre chose ; cela demande beaucoup de vigilance et d’écoute. Et, si
j’avais eu au début à m’occuper de cas durs, je me demande comment j’aurais
fait. Mais heureusement le premier jour, j’ai commencé avec un jeune qui
n’était pas violent, et cela a été.
À la base, avec un autiste, cela
commence par une relation.
Pour moi, j’ai décidé de me
spécialiser dans ce métier seulement au bout d’un an, quand j’ai pris en charge
K. Avant, je me disais : je vais commencer, je vais faire des
remplacements et on verra bien.
Les soucis ne sont pas non plus
les mêmes dans les deux métiers.
Dans le métier d’enduiseur, il y
aussi à réfléchir quand il y a des soucis : quand il y a une inondation,
quand des bandes éclatent, quand il y a des cloques (parce qu’il y a trop de
charge et que le mur n’arrive pas à supporter).
Mais le travail avec les
autistes demande beaucoup plus de réflexion.
Cela commence par l’observation.
Ensuite, il faut se demander : qu’est-ce qu’il a comme acquis ?
Qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment se projeter avec lui ? Et c’est
là tout un travail en équipe, et en réseau.
Tout cela, ce sont des choses
que je ne connaissais pas du tout avant.
Avant, je n’avais pas tout
cela : pas de réunions, pas d’études. Dans l’autisme, il faut étudier le
cas du jeune, mais on ne va pas étudier le mur qu’on va enduire !
Ceci dit, et pour être franc, je
commence à en avoir marre du social et je me pose des questions. Je me
dis : peut-être qu’il faudrait que je change de métier et que je revienne
au précédent parce que l’atmosphère là où je travaille maintenant n’est pas
celle du Relais : elle est très malsaine. Cela me freine, et j’ai
l’impression que je n’évolue pas.
Je suis tombé sur des gens qui
ne connaissent pas réellement l’autisme et qui me mettent des bâtons dans les
roues. Pour arriver à monter un projet, il faut dépenser beaucoup d’énergie. Et
leur manière de voir n’est pas comme celle des gens du Relais, surtout
concernant l’insertion des jeunes autistes.
Au Relais, il s’agissait
toujours d’aller plus loin, de faire tout le travail qu’on devait faire.
Là où je travaille maintenant,
il y a plusieurs jeunes qui pourraient intégrer un foyer de vie mais on ne fait
rien avec eux, on n’a aucun projet. Et il n’y a pas de cadre réel, en
particulier de cadre hiérarchique qui tienne.
Mon rêve – mais c’est un rêve
en-dehors de toute réalité – serait d’arriver à monter une association comme
celle du Relais, soit ici, soit dans mon pays (l’Algérie). Mais cela demande
beaucoup d’argent !
C’est pour toutes ces raisons
que je me pose la question de revenir à mon premier métier en lançant une boîte
plutôt que de continuer à travailler avec des gens arrogants mais qui n’y
connaissent rien, des gens qui n’ont pas de projet, pas de réflexion, pas
d’accompagnement, pas de suivi, pas de vision.
Au Relais, il y avait cette
confiance qui me poussait ; là-bas, il n’y a pas de confiance.
Mais il y a toujours les jeunes,
et avec eux, on est là. Ce sont eux qui me donnent cette envie. On est attaché
à eux maintenant.
***
« Il y a trois maximes
pour la pensée :
·
penser par soi-même, sans préjugés ;
·
penser en se mettant à la place de tout autre, de
manière élargie, d’un point de vue universel ;
· penser en accord avec soi-même, de manière conséquente. »
Emmanuel Kant
Le but de ce séminaire de travail est d’encourager chacun - animateur (en particulier du Relais Île-de-France), éducateur spécialisé ou tout autre – à verbaliser un tel type de pensée par soi-même (sans préjugés, universelle et conséquente) à l’égard d’une notion commune (éducation, violence, handicap, sexualité, autonomie, émancipation, interdit-impossible, respect…) rencontrée et pratiquée dans l’exercice de son travail.
Ces séances de travail, centrées autour d’un thème fixé pour l’année, voudraient donc être pour chacun l’occasion d’élaborer, de préciser et de mieux formuler sa propre orientation de pensée plutôt qu’elles ne se proposeront d’élaborer une orientation commune.
Un compte rendu écrit, suivi en fin d’année d’un polycopié, fixera la diversité des points de vue et des échanges.
Le séminaire se tient autour d’une table, un mardi par mois à 19h, chaque séance comportant une intervention (d’une heure) suivie d’une discussion (d’une heure).
Qu’appelle-t-on violence ?
Quel est le contraire de la violence : la non-violence, la brutalité (Genet), autre ?
Rejet de toute violence ou exercice légitime de certains types de violence ?
Revisiter les partages historiques Gandhi / Ambedkar - Lanza del Vasto / Frantz Fanon - Martin Luther King / Malcom X … ?
La ou les violences ? Cf. les différents types de violence : violence juste/injuste, légitime/illégitime, légale/illégale, armée/non armée, pacifique/guerrière, mentale/physique, étatique/non étatique, publique/privée, agressive/défensive… Violence à l’autre / sur soi…
Comment relier/distinguer violence et coercition, violence et discipline, violence et construction/destruction… ?
Lien violence-victime ? Toute violence génère-t-elle une « victime » ? Faut-il nommer « victime » tout sujet d’une violence subie ?
Qu’en est-il des violences qui peuvent être exercées par les plus faibles et les plus vulnérables ?
De quel type de violence sont ou ne sont pas porteuses des actions affirmatives telles l’apprentissage des savoirs, l’exercice de la paix, les pratiques de l’amour, de la musique ou de la mathématique ?
Sur ces questions et bien d’autres – chacun sera évidemment libre de thématiser par soi-même cette notion - interviendront animateurs, éducateurs, magistrats, psychanalystes, enseignants-chercheurs, parents…
—
Lundi 3 octobre 2011 – François Nicolas (Relais
Île-de-France) : Qu’appelle-t-on
violence ?
— Lundi 21 novembre 2011 - Daoud Tatou (Relais Île-de-France) : Violence et agressivité chez les personnes autistes
—
Lundi 5 décembre 2011 – Jérome Hugot et Brice Lesaunier
(éducateur) : Violence et sports de combat
— Lundi 6 février 2012 – Éric Waroquet (psychanalyste) : Suicide social, ou la pulsion de mort
—
Mardi 6 mars 2012 – Éric Brunier (Com’Tech) : Éducation populaire et violence
— Mardi 3 avril 2012 – Étienne Balibar (philosophe) et Bertrand Ogilvie (philosophe et psychanalyste) : Peut-on dire qu’il y a des criminels qui sont des monstres ?
— Mardi 15 mai 2012 – Sylvie Lapuyade (psychiatre et psychanalyste) : Autisme et violence
—
Mardi 5 juin 2012 – Alain Badiou (philosophe) : La
violence de vivre
lundi
3 octobre 2011
L’idée d’un tel séminaire
provient d’une série d’entretiens menés avec des référents l’année dernière .
Voir
annexe A
Constat : chaque référent
pense par lui-même les différentes situations auxquelles il est confronté avec
les différents jeunes autistes. Penser une telle situation, c’est l’analyser,
décider, agir, tirer les conséquences, voir les résultats des actionsengagées,
examiner les réactions, etc.
Ce séminaire va viser en propre
moins une telle pensée de chacun que sa propre réflexion.
J’appelle ici
« réflexion » un travail méthodique pour mettre des mots sur une
pensée.
Réfléchir, c’est toucher à la
question des mots mis sur sa pensée. Et c’est sur ce point que le séminaire
voudrait agir. Il s’agit donc d’un séminaire de réflexion qui s’adresse à des gens qui ont déjà une pensée à
l’œuvre. Et il va de soi qu’un tel type de réflexion (où la pensée se réfléchit
dans des mots et dans un discours élaboré) affecte en retour la pensée en
question : réfléchir, mettre des mots sur une pensée spontanée affine,
déplace, transforme cette pensée.
Il ne s’agit donc pas ici d’un
séminaire d’enseignement, ni de recherche de savoirs, moins encore d’un
séminaire qui viserait à apprendre à penser telle question dans tel domaine.
Il s’agit d’un séminaire qui
encourage la réflexion de chacun en échangeant des réflexions personnelles sur
un sujet communs : cette année ce sera la violence…
Ce séminaire du Relais veut
travailler collectivement à réfléchir
par soi-même.
Ce séminaire est celui du
Relais non pas au sens où il s’agirait là
d’un séminaire qui vise à élaborer une sorte de doctrine du Relais (sur la
violence par exemple) mais au sens où c’est le Relais qui propose à ses membres
(et à d’autres) un lieu régulier de réflexion.
Les entretiens menés avec les
référents le montrent bien : il est important pour la dynamique propre du
Relais de ne pas avoir de doctrine précise, de ne pas avoir de
« méthode » arrêtée et de favoriser ainsi l’initiative de chaque référent,
les essais, les expériences, les tentatives, les échecs…
Cela touche à une vocation
centrale du Relais qui est non seulement d’aider les familles ayant des enfants
autistes et d’aider les autistes pris en charge mais aussi de donner l’occasion
à des « jeunes des Cités » - des jeunes des quartiers populaires, en
proie aux difficultés scolaires et aux violences du pays tel qu’il est – de
mettre en œuvre leur intelligence et capacités qui ont été déniées et méprisées
par l’institution scolaire.
Laisser ouvertes les
orientations propres du Relais, c’est aussi une manière de donner à chaque référent
l’occasion d’inventer pour son propre compte une relation avec un jeune
autiste. C’est une force considérable de notre association. Il s’agit en ce
séminaire de la renforcer d’une double manière :
1.
en encourageant le passage d’une pensée pratique à une
réflexion discursive ;
2.
en favorisant l’expression publique de cette réflexion.
Un des points difficiles dans
cette réflexion est de ne pas être trop prisonnier du langage professionnel
(par exemple le langage de l’animation sociale qu’on a pu apprendre au BPJEPS
et qu’il faut aussi savoir manier). Penser son travail, c’est aussi penser les
mots qu’on utilise.
« On
cède d’abord sur les mots et puis peu à peu aussi sur la chose. » Freud (Psychologie
des masses et analyse du moi) [7]
1) La langue de bois
Une langue de l’euphémisme. Par
exemple :
« Je
voulais travailler dans le social et je visais un BEP dans une carrière
sanitaire et sociale mais la Principale du collège m’a remise à ma place en me
disant : “Vous avez trop d’absences. Je préfère un BEP de secrétaire ou de
bio-service.” Je lui ai dit : “Bio-service, ça veut pas dire en fait femme de ménage ?” Elle m’a répondu : “Si vous voulez…”. »
Une référente du Relais…
2) Une langue codée qui veut
imposer, comme si de rien n’était, des orientations de pensée très spécifiques.
Dans ce cas, c’est ici, à la différence de la langue de bois qui parle pour ne
rien dire, une langue qui dit quelque chose, qui fait passer subrepticement un
point de vue : voir par exemple « la langue médico-sociale », inventée
à partir des années 90, faites de sigles et de notions – dont celle de
« handicap » - que discute le récent livre d’Yann Diener : On
agite un enfant (éd. la fabrique).
Une heure d’exposé (fait de
libres réflexions sur un sujet annuel commun) suivie d’une heure d’échanges.
+ un compte rendu ⇒ un polycopié final…
Pour orienter ce type de réflexion, trois
maximes empruntées au philosophe Emmanuel Kant :
« 1. Penser par soi-même ;
2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours
penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée
sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième
maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime est celle d’une
raison qui n’est jamais passive. On appelle préjugé la tendance
à la passivité et par conséquent à l’hétéronomie de la raison. […] La seconde
maxime de la pensée est celle de l’esprit ouvert qui réfléchit à partir d’un
point de vue universel. On appelle esprit étroit (ou esprit
borné) le contraire de l’esprit élargi. […] C’est la
troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus
difficile à mettre en œuvre ; on ne le peut qu’en liant les deux premières
maximes. » Emmanuel Kant [8]
Quels
sont les préjugés qui encombrent spécifiquement la question sur laquelle je
vais réfléchir ce soir ?
Quels
sont les préjugés actuels qui entravent la réflexion par soi-même sur la
violence ?
J’examinerai
à ce titre deux types de préjugé : le préjugé selon lequel la violence
devrait faire l’objet d’un procès systématique (préjugé aujourd’hui
dominant : la violence, ce ne serait « pas bien », et il
faudrait lutter contre toute forme de violence) comme le préjugé inverse (même
si ce préjugé n’a plus guère d’audience aujourd’hui dans notre milieu
professionnel) qui procède à un certain type d’éloge systématique de la
violence (la violence serait le signe nécessaire de toute libération…).
Il
s’agit ici de ne pas penser de manière étroite, en fonction de ses intérêts
particuliers et immédiats, en restant borné par l’horizon de ce qui se présente
comme le plus évident, mais de penser à plus long terme les différents aspects
du problème.
D’une
certaine façon, le référent est habitué à ce type de pensée élargie car il doit
réfléchir les problèmes posés par sa relation avec le jeune autiste du point de
ce jeune (et pas seulement de sa position personnelle de « jeune des
cités »).
Réfléchir
un problème des deux côtés de la relation instaurée, le réfléchir pas seulement
en fonction de la situation immédiate mais du point de la vie générale du jeune
autiste concerné, avec sa vie manifestement si différente, c’est un réflexe de
base du référent. Et si un « jeune des cités » n’arrive pas à l’avoir,
cela signe qu’il ne saurait devenir un référent du Relais.
En
matière de violence, que voudra dire pour nous « réfléchir de manière
élargie les problèmes que pose la violence ? »
J’avancerai
l’idée suivante : il s’agit de ne pas penser ces questions de violence du
point d’une éventuelle victime. « Victime » va constituer un mot que
je vais proposer ici d’éviter – je poserai pour cela la thèse que s’il y a bien
des victimes d’agression, il n’a pas à proprement parler de victime des violences
(en un sens du mot que je vais m’employer plus loin à préciser).
Je
poserai pour cela qu’il faut arriver à penser la question de la violence comme
surgissant de l’intérieur d’une relation, non comme une agression venant
constituer de l’extérieur une victime.
Il
s’agit enfin de penser en tirant les conséquences de ce qu’on pense. En ce
sens, penser n’est pas affaire d’opinions changeant selon l’humeur.
Là
encore, le référent a déjà une certaine pratique spontanée d’un tel type de
pensée conséquente : lorsque par exemple il élabore un plan de travail
(pour une activité d’animation) sur plusieurs semaines d’affilée. Le référent
met ici en œuvre une pensée conséquente, qui a une portée de moyen terme. Il
n’est pas simplement dans l’action immédiate, ou la réaction. Il projette,
anticipe, élabore des plans, des stratégies, ajuste ses tactiques à ces
objectifs stratégiques, etc.
Savoir
tirer les conséquences de ce qu’on a pensé n’est pas si facile : on est
tenté en effet, devant une difficulté, de changer d’idée (ex. si une difficulté
apparaît dans la mise en œuvre d’une idée d’animation, le danger est d’en
changer aussitôt comme si une bonne idée d’animation était une idée qui ne
posait pas de difficultés, qui ne devait pas rencontrer d’obstacles).
« Pensée
conséquente » s’oppose donc à « opinions », à pensée
superficielle ou instable…
En
matière de violence, quelles conséquences tirer de ce que j’aurai avancé ?
Cela
tournera autour de la question suivante : quelles conséquences tirer de
l’idée que toute violence est un symptôme, un symptôme qu’il va falloir
interpréter pour en tirer des conséquences ?
Ou
encore : quels sont les enjeux de considérer que la violence est un
symptôme ? Un des enjeux immédiats – une conséquence immédiate - va être
que le problème ne sera pas de supprimer ce symptôme, d’éradiquer la violence
comme si de rien n’avait été. Il faudra sans doute contenir la violence,
l’endiguer certes, la canaliser mais ensuite la comprendre c’est-à-dire
comprendre ce qu’elle dit et qui doit être entendu.
Nous
avions envisagé plusieurs thèmes : éducation, handicap, violence, sexualité…
Nous
avons retenu pour cette première année le thème de la violence.
Les
mots « violence » (substantif) et « violent » (adjectif)
ont énormément d’acceptions. Voici par exemple un petit florilège des
expressions françaises dans lesquelles ils interviennent :
—
Faire violence à
quelqu’un : obtenir quelque chose de quelqu'un contre son gré
—
Se faire
violence : agir, réagir en maîtrisant ses réactions spontanées.
— Faire violence à quelque chose : forcer
quelque chose.
—
Faire violence à un
texte, à une loi : forcer le sens d'un texte, d'une loi.
—
Faire une douce
violence à quelqu’un : presser quelqu'un de consentir à quelque
chose qu'il refuse faiblement, ou pour laquelle il se fait prier.
—
Souffrir
violence : exiger beaucoup d'efforts.
Pour
avancer dans la compréhension de ce mot, de ce qu’il signifie et désigne,
faisons un petit détour par son étymologie, donc – comme pour beaucoup de mots
du français - par son origine latine.
Analogie
de ce point de vue avec la racine (en trois lettres) pour les mots arabes…
Le
mot vient du latin vis = 1. vigueur (d’un vent, d’un courant, d’une
tempête, d’un poison, d’un animal…) ; 2. force (de la conscience, de
la parole, des circonstances politiques…) ; 3. emploi de la force ⇒
« par force », violence ; 4. force des armes, assaut…
La violence relève donc
d’un usage de la force (d’une force qui n’est pas nécessairement physique)…
Premier
point : quelque chose qui est réalisé avec violence, violemment, c’est
quelque chose qui est réalisé de force, qui est réalisé par un passage en
force.
La
violence est liée à l’apparition, l’émergence, l’irruption d’un passage à la
force.
Distinguons
plus avant.
On
dit qu’il y a des vents violents, des tempêtes violentes, des
poisons violents, des chocs et des accidents violents.
Je
propose ici de ne pas parler pour autant de « violence de la nature »
et de réserver le mot « violence » aux rapports qui concernent les
être humains.
En
ce sens, la violence relèvera d’un emploi humain de la force, et ce
vis-à-vis de quelque humain, non vis-à-vis d’un bout de bois, d’une porte…
Je
propose donc de soutenir ici qu’il n’y a pas à proprement parler de violence
naturelle, de violence de la Nature. On ne parlera donc pas ici de la violence
d’une fenêtre qui claque sous la force du vent. Ce type de
« violence » n’entrera pas dans notre champ - elle n’appelle
d’ailleurs guère de pensée propre.
La
violence sera pour nous liée à l’exercice de la force dans une relation humaine
(interindividuelle ou sociale ou institutionnelle).
Introduisons
maintenant deux distinctions supplémentaires pour cerner notre question
propre : violence n’est pas agression (ou
agressivité) pas plus que violence n’est brutalité.
Le
mot agression vient du latin gressio = la
marche, ou gressus = le
pas (de la marche).
Cf.
progression / régression / digression / transgression =
marcher (ou faire un pas) en avant / en arrière / à
côté / à travers.
⇒ ad-gressio =
marcher (ou faire un pas) vers…
L’agression implique
donc quelque chose qui va vers, s’avance vers…
L’agression vient ainsi de l’extérieur du
point où elle s’applique.
Pour nous, l’agression sera exogène (et non
pas, comme la violence, endogène à une relation).
L’agression
ne relève donc pas vraiment d’une relation déjà existante. Un acte d’agression
peut venir de quelqu’un qu’on ignorait jusqu’à présent et qui disparaîtra à
jamais une fois son agression perpétrée (quelqu’un que je connais vient dans la
rue vers moi et m’agresse, par exemple pour me voler mon portefeuille). Et si
l’agression vient de quelqu’un que vous connaissez (une connaissance m’agresse lors
d’une réunion), elle est agression dans la mesure exacte où elle survient de
l’extérieur d’une situation donnée : si je dis à une connaissance
« tu m’agresses », c’est parce que je considère que son propos ne
découle aucunement de ce que nous nous disions (ou nous ne nous disions pas) et
instaure une rupture de ton et un changement de situation.
On
parlera ainsi, dans l’expérience du Relais d’agression lorsqu’un jeune frappe
ou griffe un référent qui passe : même s’ils se connaissent déjà, qu’ils
ont déjà eu une relation d’animation, on parlera d’agression si l’action
survient alors qu’ils ne sont pas en train de travailler ensemble…
Je
propose également (à la suite de Jean Genet – voir citation ultérieure) de
distinguer la violence de la brutalité.
Le
mot brutalité vient du latin brutalis = sans raison (cf. l’animal
comme être sans raison) ⇒ (s’)abrutir : devenir animal sans
raison…
La brutalité est une
suppression de la raison (cette raison qui fonde une liberté de pensée et
d’action)…
Brutaliser
une relation, c’est détruire son caractère raisonné, c’est détruire dans cette
relation cette liberté proprement humaine.
La
liberté humaine n’est pas la liberté de l’électron libre (cette
« liberté » simplement vue comme absence de contraintes). Elle est la
liberté vue comme possibilité de choisir ses propres contraintes, comme responsabilité
par rapport à des contraintes assumées.
La
liberté d’un référent du Relais ne tient pas au fait d’être sans contrainte
mais bien plutôt à la possibilité que ses contraintes – arriver à l’heure,
faire bien son travail… - soient des contraintes que le référent assume et
qu’il s’en tienne responsable.
Tout
de même, la liberté d’un parent n’est pas d’être sans contraintes et de pouvoir
faire n’importe quoi mais d’assumer les contraintes du parent qu’il se veut
être vis-à-vis des enfants qu’il assume.
La
violence n’entretient pas le même rapport à la liberté que la brutalité :
certes la violence lutte contre une liberté pour obtenir de force que le
partenaire fasse ce qu’il n’a pas envie de faire (c’est en cela qu’elle est
violence, exercice de la force contre l’autre) mais elle ne vise pas pour
autant à écraser, briser, détruire cette liberté de l’autre. La brutalité, au
contraire, ne supporte pas de s’affronter par la force à une autre liberté, ne
supporte pas qu’une autre liberté lui résiste et entreprend de supprimer cette
liberté qu’elle rencontre.
La
brutalité vise à effacer le jeu de la raison. La brutalité veut casser la
liberté.
« Il faut dire ce qu’est la
brutalité : le geste ou la gesticulation théâtraux qui mettent fin à la
liberté, et cela sans autre raison que la volonté de nier ou d’interrompre un accomplissement
libre. Le geste brutal est le
geste qui casse un acte libre. » Jean Genet [9]
Ainsi
par exemple, un père emmène de force – en le traînant par la main – son enfant
qui ne veut pas aller à l’école. À ce titre, on dira que le père exerce une
(juste) violence contre son fils (violence qui n’implique en l’occurrence aucun
coup mais simplement de le tirer de force). Par contre, il laissera à son fils
le droit de manifester son désaccord – le droit de protester, de pleurer, de
crier. Il ne laissera pas à son fils le choix d’aller ou non à l’école (puisqu’il
le forcera à y aller) mais il ne l’obligera pas pour autant à donner son accord
à cette mesure de force prise contre lui.
La
brutalité, en ce point, consisterait à ce que le père n’accepte pas que son
fils proteste et lui interdise par la force jusqu’à la possibilité de
manifester son désaccord. Cette brutalité pourra alors prendre la forme de
coups (pour faire taire l’enfant) ou de contraintes morales et psychologiques
(chantage à l’affection). Dans tous les cas, ce qui signera la brutalité ne
tiendra pas à la contrainte exercée par la force (pour emmener l’enfant à
l’école) mais à la volonté du père de supprimer la liberté qu’a l’enfant
d’avoir sur cette question de ’école un autre point de vue que celui de son
père, d’avoir un point de vue d’enfant qui préfère s’amuser à la maison plutôt
qu’aller s’embêter à l’école, etc.
La
violence paternelle va emmener l’enfant de force (c’est en cela que l’acte du
père est violent, d’une violence auto-contrôlée, auto-limitée) mais ne va pas
pour autant viser à casser la colère de l’enfant, à casser sa résistance et son
désaccord. Elle va reconnaître le droit de désaccord et de résistance de
l’enfant alors que la brutalité va vouloir imposer à l’enfant de ne pas
s’opposer ( pire encore : de donner son accord à ce qu’il ne veut pas).
On
va donc réfléchir dans le cadre d’un dispositif articulant quatre
notions :
Actions violentes de la
Nature… (pas
de relation) |
Agression (exogène : elle instaure
une relation [agresseur/victime]) |
|
Violence (endogène : elle est interne
à une relation préexistante) |
Brutalité (brise
[la libre raison d’]une relation) |
J’appelle ainsi violence l’usage de la force (pas forcément physique) dans
une libre relation (entre individus, groupes ou institutions) par un des termes
(de cette relation) contre l’autre terme, usage de la force qui contraint une liberté (sans pour
autant viser à détruire cette liberté, en particulier cette liberté de résister
à la force qu’on lui applique).
On
peut alors différencier les relations selon la nature particulière des termes
qu’elle rapporte. Je distinguerai ainsi, parmi les protagonistes (j’ai indiqué
que j’excluais la Nature et les éléments dits naturels : vent,
eau…) :
—
des personnes,
—
des groupes sociaux,
—
des institutions.
D’où
théoriquement six types de relations : entre personnes (ex. violence dans
le couple), entre groupes (ex. violences entre bandes de jeunes), entre
institutions (ex. entre États, ou entreprises), entre personnes et groupes (ex.
entre une personne et une bande), entre personnes et institutions (ex. entre
une personne et une école), entre groupes et institutions (ex. entre une bande
et la police).
|
individus |
groupes |
institutions |
individus |
Jeune/référent Parent/enfant Violences conjugales |
Un habitant et une bande |
Parent ou jeune/hôpital Un jeune et la police… |
groupes |
|
Entre bandes de jeunes |
Une bande de jeune et la police |
institutions |
|
|
Entre hôpitaux, entreprises, États… |
J’ai
souligné dans le tableau précédent deux types de violence qui concernent plus
directement l’expérience du Relais :
—
les violences entre personnes : entre un jeune
autiste et un référent du Relais ;
—
les violences entre une personne et une
institution : entre un parent d’enfant autiste et une institution.
Ceci
posé – il ne s’agit pas à proprement parler de définir la violence, seulement
de caractériser ce que j’entends par là -, que penser de la violence, de ce que
j’appelle ainsi « violence » ?
Reprenons
pour cela les trois directives proposées par le philosophe.
Deux
symétriques : procès / éloge
Le
procès systématique fait à toute violence constitue le préjugé aujourd’hui
principal : la violence serait pathologique, anormale. Elle serait un
« trouble » du comportement qu’il faut systématiquement éradiquer.
Dans
ce préjugé, la violence n’est pas distinguée de l’agressivité. La violence
créerait un faible face à un fort. La violence créerait une victime. Et il
faudrait que des forts viennent de l’extérieur protéger la victime qui serait
par définition sans force.
Ce
préjugé consiste alors à opposer ici à la violence d’une part la non-violence
de la victime et d’autre part un monopole de la force (par la police et plus
généralement l’État et ses institutions).
Cette
idéologie de la victime vise à entretenir l’idée d’une faiblesse inéluctable
chez les gens et à légitimer l’existence d’un monopole de la force (dans
l’État, les institutions et les groupes forts…).
Remarque
Je
présente en annexe C le point de vue soutenu par une policière concernant le
traitement policier des « violences en milieu hospitalier ». On
comprend entre les lignes qu’il s’agit là exclusivement des réactions violentes
des usagers, vis-à-vis – on l’imagine – de graves troubles du fonctionnement de
l’institution hospitalière.
Ces
propos, publiés dans le journal d’une mutuelle (destiné à tous ses adhérents),
témoignent d’une consternante « pensée » sur la dite violence :
—
La violence est systématiquement confondue avec
l’agression.
—
Les origines des dites violences (dans la nouvelle
politique hospitalière) n’est jamais discutée.
—
L’institution se trouve ainsi exemptée de toute
responsabilité dans la nouvelle relation qu’elle institue avec ses
usagers : s’il y a plus de « violences » qu’avant, est-ce parce
que la nature des gens aurait soudainement changé ou ne serait-ce pas plutôt
parce que la relation que l’hôpital instaure aux patients est en train de
considérablement changer ?
—
Et la réponse à ces « violences » relève
exclusivement d’une logique « sécuritaire » promettant de mieux
protéger des victimes.
Le
préjugé inverse – celui d’un éloge systématique de toute violence - est
aujourd’hui plus démodé, du moins dans notre pays, mais cela ne l’a pas
toujours été (cf. le culte de la force physique et brute dans de nombreux
films).
En
un sens, Genet s’est aussi fait l’apôtre d’un tel éloge de la violence, au prix
d’une torsion certaine de l’étymologie :
« Violence et vie sont à peu près
synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin
qui brise la coquille de l’œuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un
enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant,
la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. […] La brutalité vient
s’opposer toujours à la violence. La violence seule peut achever la brutalité
des hommes. » Jean Genet [10]
Liant
violence et vie, il symétrise ici brutalité et violence…
À
tout prendre, je préfère de lui cette belle citation :
« Je nomme violence une audace
au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un
sourire, et c’est en vous qu’elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette
violence est un calme qui vous agite. » Jean Genet [11]
Aborder
les questions de violence sous un angle particulier veut le plus souvent dire
les aborder sous l’angle des intérêts d’une supposée victime de cette violence.
Je
soutiens ici qu’il faut penser la violence d’un tout autre point : du
point qui relie celui qui exerce la violence et celui qui la subit (sans que ce
dernier en devienne pour autant une victime), c’est-à-dire du point de la
relation (devenue violente) qui relie les deux termes de la relation. Soit
l’idée que le passage à la violence de l’intérieur d’une relation dit quelque
chose sur ce qu’est cette relation – où l’on retrouve qu’une violence diffère
d’une agression.
Soit
penser la violence comme une relation, certes dissymétrique (qui l’exerce / qui
la subit) mais relation quand même.
Ainsi
celui qui subit la violence en question s’avère partie prenante de cette
relation d’où a jailli la violence ; il n’y est pas étranger. Cette
violence constitue un devenir autre d’une relation qu’il entretient lui-même de
l’intérieur.
Ma
proposition va être alors la suivante : la violence doit être pensée comme
un symptôme de la relation dans laquelle elle apparaît de
manière endogène et non pas seulement comme une aberration issue de l’extérieur
(selon une pathologie appartenant en propre à l’un des termes de la relation en
question).
Le
problème est alors : de quoi cette violence particulière à tel moment
particulier de cette relation particulière est-elle le symptôme ? Ceci engage bien sûr le moment de
l’interprétation du symptôme. Puis le moment de déduction : quelles
conséquences faudra-t-il tirer de cette interprétation du symptôme ?
Comme
Kant nous l’indique, le plus difficile est ce troisième point : celui de
la conséquence à tirer de ce type de pensée. Et ce point des conséquences à
tirer engage un rapport entre les deux points précédents (entre pensée sans
préjugés et pensée élargie) : la pensée sans préjugé nous a mis sur la
piste d’une violence conçue comme émergence de la force dans une relation ;
la pensée élargie nous a suggéré que cette émergence constituait un symptôme
pour cette relation (et pas seulement une aberration de comportement vu
exclusivement du côté d’une supposée victime). Il faut maintenant prendre au
sérieux ce symptôme du point de ses conséquences, savoir penser ses
conséquences de l’intérieur même de la relation mise en jeu par le nouvel acte
de violence.
Un
symptôme en effet n’est pas à supprimer trop vite. Ce n’est pas une éruption à
effacer tout de suite. Car un symptôme dit quelque chose qu’il s’agit de
comprendre ; si on se contente de le supprimer, un autre symptôme
reviendra dire autrement ce qui n’a pas été entendu et traité.
D’où
nécessairement, dans la réflexion sur les situations de violence, d’une analyse
de cas : de quoi telle violence est-elle le symptôme ?
Soit
la dernière idée que je propose : il y a des violences différentes, et
chacune de ces violences doit être analysée cas par cas. Il n’y a guère lieu de
théoriser la violence en général. Il faut plutôt penser et réfléchir les
situations cas par cas, de manière monographique.
Deux
types de cas me semblent centraux dans l’expérience interne du Relais (même si
l’idée de ce séminaire n’est nullement de se cantonner à l’expérience directe
du Relais). Je privilégie donc ce soir ces deux cas pour faciliter
l’incorporation de chacun à ce nouveau séminaire, non pour centrer l’ensemble
de nos rencontres sur les expériences directes du Relais.
Je
vais ce soir examiner le premier, et me contenter d’indiquer le second, le
renvoyant à l’exposé – peut-être – de Daoud.
L’importance de la violence dans
les relations bilatérales jeune/référent sont attestées dans les entretiens
précédemment mentionnés. J’ai rappelé quelques considérations sur ce sujet dans
l’annexe B.
Voir
plus loin l’annexe B
Trois aspects me semblent en
ressortir.
Remarque
Je ne suis pas référent. Je ne
connais pas de l’intérieur le travail des référents, et je ne sais d’ailleurs
pas si j’en serais moi-même capable. J’ai vu à de nombreuses reprises ce
travail mais ne l’ai jamais pratiqué. Je dois donc m’en tenir ici à des
constations tirées de ce qu’on m’en a dit ou de ce que j’ai vu, sans pouvoir me
situer de l’intérieur d’une telle relation devenant à tel ou tel moment
violente.
Disons que j’ai eu moi-même à
faire face à des « agressions » de jeunes mais jamais à leurs
« violences », faute d’entretenir moi-même de vraies relations avec
tel ou telle.
Je ne ferai donc ici
qu’esquisser des pistes de réflexion, très modestes.
Première idée : le matériel
de travail du référent est la relation qu’il instaure avec le jeune.
Ce point n’est pas à
sous-estimer : un jeune des Cités devient référent en endossant la constitution
d’une telle relation. Et son travail va ensuite porter certes sur le jeune mais
sur le jeune en tant que saisi par la relation en question. Disons que la
relation va être l’opérateur fondamental du travail avec le jeune (travail avec
lui tout autant que sur lui).
Deuxième idée: le référent est
amené à savoir opposer une contre-violence (auto-contrôlée, auto-limitée) à
telle violence impulsive (parfois incontrôlée) du jeune : par exemple il
va devoir le contenir, le plaquer au sol, contrôler ses membres… Tout ceci
désigne un exercice de la force (physique et mentale) sur le jeune qu’il
convient d’appeler violence (même si bien sûr le référent s’interdit les coups
– encore que dans certaines circonstances bien précises une bonne gifle puisse
être aussi envisagée).
Où l’on vérifie le
principe : la violence appelle la contre-violence.
Lisez la vie
de Gandhi ! Vous verrez qu’il a prôné en différentes circonstances la violence,
et même la violence brutale (pendant les deux guerres mondiales par exemple).
Et par
ailleurs, la dite « non-violence » relève en fait de la constitution
explicite d’une force, nullement l’étalage d’une faiblesse qui livrerait les
populations au bon vouloir des dominants. La dite « non-violence »
n’était pas l’exploitation publique d’un statut de victime… Il s’agissait plutôt,
dans le cadre de mon dispositif notionnel, de non-agression et de
non-brutalité.
Mais il est
vrai qu’il s’agit là d’une situation de type politique, très différente donc
des situations jeune-référent…
Dans cette
relation référent-jeune, il est essentiel de distinguer la violence de
l’éventuelle agressivité du même jeune contre tel ou tel qui passe.
Et
d’ailleurs, les deux phénomènes ne sont pas en pratique traités de la même manière :
l’agression est stoppée tout de suite. La violence, par contre, ouvre à un
processus, d’abord de contre-violence contrôlée par le référent, puis
d’explication, puis de discussion. Elle ouvre à un protocole – échange – entre
eux deux, etc.
On voit bien
que le référent ne se pose pas ici en victime du jeune, ne se pense pas comme
victime – comme faible – mais comme force attaquée par le jeune en tant que
telle c’est-à-dire en tant que force.
Il ne s’agit
pas pour autant que le référent donne droit au jeune d’exercer contre lui la
violence mais simplement qu’il interprète de quoi cette violence est-elle le
signe, ce qu’elle signifie pour le jeune, en particulier pour ce jeune en
regard de son référent : le référent est-il ici visé pour sa personnalité
particulière, au contraire pour ce qu’il représente (l’adulte, le grand frère,
le père ou la mère, le personnel d’institution…) ? Se trouve-t-il
identifié de manière indue ou à raison ? Etc.
Quel processus viser à partir de
l’irruption d’un tel symptôme ? En général, il s’agit d’abord de contenir
la violence proprement physique, puis de la limiter au maximum, quitte pour
cela à faire usage de la violence symbolique (voir à Top Gan l’interrogation
récurrente de ce jeune autiste que tout le monde connaît bien :
« Qu’est-ce que tu fais, Daoud, si je tape ? »…)… Il y a ainsi
un usage contrôlé, orienté, d’une contre-violence par le référent pour traiter
ce dont la violence du jeune est le symptôme.
Ou encore : on travaille la
violence irruptive du jeune par une contre-violence contrôlée et réfléchie.
Comme un exemple nous en est
rapporté à la fin de l’annexe B, il est important de prendre en compte la
violence que l’institution psychiatrique peut par ailleurs faire subir au jeune
concerné si l’on veut comprendre ce dont la violence du jeune vis-à-vis du référent
est le symptôme.
Ce symptôme est complexe car il
est le symptôme d’une situation embrouillée, mettant en jeu de nombreux acteurs.
Le récent mémoire de Daoud
explore un autre type de violence auquel le Relais se trouve indirectement mêlé
qui est la violence exercée par les institutions spécialisées contre les
parents des jeunes dont nous nous occupons : violence de l’exclusion,
souvent dissimulée derrière de faux prétextes dont le moindre n’est pas
« que le jeune est violent ! ». Cela reste quand même un
singulier paradoxe qu’une institution, en charge de s’occuper des jeunes
autistes et psychotiques, susceptibles donc d’avoir des comportements violents,
déclarent refuser de s’occuper d’un jeune… parce qu’il est précisément
susceptible d’être violent ! Pour le coup, la violence de ce refus adressé
au parent du jeune en question est considérable, même et surtout parce que
cette violence n’est pas physique.
Mais je laisserai Daoud en
parler éventuellement lors de sa prochaine intervention car je n’en connais que
ce qu’il en a écrit.
(extraits d’entretiens avec des
« référents » du Relais)
« Quand la situation est compliquée,
c’est parce qu’elle est compliquée pour le jeune : il faut alors trouver
une solution à sa difficulté à lui, et c’est cela que je trouve intéressant. On
sait par exemple qu’un jeune a une capacité mais on va sentir qu’il a
peur : mettons ainsi qu’il a peur du vertige dans l’accrobranches mais
qu’il a envie d’en faire. C’est là que la situation devient compliquée :
il sait pas comment s’en sortir. On va alors passer une heure, deux heures, ou
deux semaines pour trouver un outil (par la parole, ou par du matériel) pour
débloquer le jeune. Pour un autre, ce qui sera compliqué, ce sera de rester
avec un groupe. Il m’arrive même des nuits de me prendre la tête pour me
dire : comment faire avec tel jeune pour le débloquer, pour qu’il arrive à
faire ceci ? Quand cela concerne des jeunes, je peux regarder le soir la
télé mais en fait je ne regarde rien, je me prends la tête pour eux, et le
matin, je me réveille, j’ai mal dormi parce que je n’ai pas trouvé la
solution ! Alors, dès que je revoie le jeune, j’essaie un truc et, si cela
marche, je suis super content ! En plus, comme on est un groupe, on parle
entre nous, et j’aime bien les échanges avec les référents. »
« La difficulté, c'était de parler de
ce qu'on fait sur le terrain. C'est dans ce sens-là que j'avais du mal. Du
coup, la formation m'a fait beaucoup avancer. J'arrive mieux à parler de ce que
je fais. »
« Au début, quand j’ai commencé avec
le Relais, je n’ai quasiment pas parlé en réunion. À cette époque, il y avait
tous les soirs à Top Gan une réunion avec un tour de table où chacun parlait de
sa journée, de son jeune. Moi, je ne disais que trois mots, toujours les
mêmes : “W., c’est W.!”.
Pendant trois ans, je n’ai dit que cela, et même à la fin, c’est les autres qui
le disaient pour moi ! »
« Mettre des mots, cela m’a permis de
me rendre compte de la complexité du travail, de choses que je faisais pourtant
naturellement. Je me suis rendu compte qu’il y a des gens qui ont écrit des
bouquins pour expliquer cela. Je me suis rendu compte que c’était complexe.
Quand j’ai commencé à apprendre sur l’autisme et sur le handicap, quand j’ai su
mettre des mots sur mon travail, je me suis rendu compte de tout cela. Cela
s’est fait dès mon premier séjour à Top Gan avec les bilans qu’il fallait
écrire tous les soirs. Quand j’écrivais mon bilan, je le faisais
sérieusement. »
« Je ne sais trop expliquer ce qui
m’attire dans ce public. Je ne trouve pas les mots. Ce n’est même pas que je ne
trouve pas les mots ; c’est qu’il n’y a pas les mots pour l’expliquer. En
réalité quand je parle de mon travail dans mon quartier à mes amis, que
j’explique que mon travail, c’est avec des autistes, quand je parle des situations
dans lesquelles on se trouve, qu’on est mordu, tapé, qu’on doit les changer,
que lorsqu’on se promène dans la rue avec eux, tout le monde nous dévisage,
etc., mes amis me disent : “Mais pourquoi tu fais ce travail ? Tu
es un fou ! Je ne pourrai pas travailler là-dedans !” Ils ne comprennent pas, et je n’arrive pas à leur
expliquer pourquoi je reste. Quand on a fini le BPJEPS, cela a été pareil. Les
formateurs m’ont demandé : “Qu’est-ce que cela a changé chez
vous ?”. Je ne suis pas arrivé à
expliquer. J’ai l’impression que cela m’est resté : quand je pense à un
truc, des fois, je n’arrive pas à l’expliquer. »
« Le travail avec les autistes
demande beaucoup de réflexion. Cela commence par l’observation. Ensuite, il
faut se demander : qu’est-ce qu’il a comme acquis ? Qu’est-ce qu’on
peut faire ? Comment se projeter avec lui ? Et c’est là tout un
travail en équipe, et en réseau. Tout cela, ce sont des choses que je ne
connaissais pas du tout avant. Avant, je n’avais pas tout cela : pas de
réunions, pas d’études. Dans l’autisme, il faut étudier le cas du jeune. »
« Ce qui m’a donné envie de continuer
les études après le BPJEPS, c’est l’envie d’apprendre plus. Je refais des
études, car à nouvelle méthode, nouvelle théorie. Au Relais, on a beaucoup de
terrain, mais on n’a pas beaucoup de théorie. Là où l’on peut “gratter” de la
théorie, on va pouvoir apprendre. »
« Mon métier me permet de toujours
apprendre. Et, sur l’autisme, sur le handicap, on en apprend tous les
jours ! Pour moi, chaque chose qui peut me permettre d’avancer dans mon
travail, je le prends. »
« Pour moi, c’est vraiment le jeune
qui apprend au référent comment faire. Mais, à côté, il faut que le référent
soit intelligent, attentif aux réactions, pas fermé sur lui. C’est à partir de
là qu’il y a l’envie de théorie. La théorie, c’est pour avoir de nouvelles
méthodes, pour savoir ce qui marche, pour être en accord avec l’équipe. Dans le
travail en lui-même avec le jeune, ce n’est pas la théorie qui va faire la
différence. Je dirai : à 80%, c’est la personne du référent, et à 20% la
théorie… »
« Pour moi, dans ce domaine, on est
toujours novice ; on en apprend de jour en jour. »
« Dans le Relais, on a une équipe mais on n'a pas
une seule méthode. C'est chacun sa pratique, chacun sa méthode ; c'est
toutes les méthodes. Chacun, même le nouveau, a sa méthode. À partir de là, on
s'appuie sur tout. On fait un mélange pour inventer sa propre méthode. »
« Au Relais, il n'y a pas une méthode-type. Du
coup, on voit les méthodes que les anciens mettent en place, on rajoute notre
grain de sel et on voit si cela marche ou pas. C'est ce qui fait qu'au Relais,
on favorise les nouveautés. Et ça, c’est très intéressant : on voit chaque
personne apporter une méthode qu’on peut mettre en place avec notre
entourage. »
« À l’école, on apprend des choses, mais c’est
plutôt du formatage : tu apprends une leçon, tu répètes, il n’y a pas
vraiment de place où la personne se sent réfléchir par elle-même, si ce n’est
en philosophie… Alors que là, si j’avais commencé ce travail et qu’on m’avait
dit : “c’est comme ça, c’est pas comme ça” sans me demander “pourquoi tu fais comme
ça ?”, ça aurait
été plus compliqué pour moi, je n’aurais pas pu m’épanouir, découvrir les
jeunes et en même temps me découvrir. »
« Ce travail m’a appris à analyser les situations
qui peuvent se passer, à analyser les jeunes et les référents, à parler avec
les gens (je parlais peu avant cela). »
« J’étais
partie avec une image à la limite dégradante des autistes, avec des
préjugés : “ils ne comprennent pas, il est impossible d’entrer en
contact avec eux…” Quand on voit ensuite que c’est erroné, c’est alors
doublement enrichissant : ce sont des personnes normales, et en plus elles
sont autistes. Ce ne sont pas des personnes à part, mais des personnes à part
entière, avec une pathologie en plus… »
« Au
début, je n’étais pas autant impliquée, car j’avais toujours dans mon esprit
l’image qu’on pouvait percevoir des autistes au travers des préjugés qui sont
loin d’être des vérités absolues. »
« Avec
un enfant, on n’a pas le temps dans un Centre de créer des relations durables
alors que dans une colonie, il y a le temps, et les relations ne sont pas
pareilles, et on ne part pas avec les mêmes préjugés : si on découvre que
tous les préjugés tombent à l’eau, cela nous étonne de jour en jour et on a
plus envie d’aller vers le jeune vu qu’on peut découvrir ce qu’il ressent, ce
dont il est capable. »
« Le
premier jour passé au Relais a été pour moi super bizarre : j’étais un peu
dégoûtée car je n’avais pas l’habitude de voir des jeunes autistes. Je me suis
dit : “dans quoi je me suis embarquée ?” En rentrant
chez moi, je trouvais tout cela bizarre mais je voulais aller au-delà de mes a
priori et voir ce que c’était réellement. J’ai donc contacté Daoud pour lui
dire que je voulais bien rester. Et finalement j’ai eu raison de relever le défi
que je m’étais fixé quand je m’étais demandé après le premier jour : “je
fais quoi là ?” et que je m’étais répondu : “Si tu pars maintenant,
t’es trop bête ! Reste au moins pour voir ce que cela va donner. Partir le
premier jour, cela la fout mal !”. En effet, si j’étais partie,
je serais restée sur des a priori qui finalement ont été faux. »
« Beaucoup de référents ne se voient
travailler qu’au Relais. Au Relais, il y a des gens qui restent trop rapidement
dans le seul travail avec les autistes, qui sont vite absorbés par la dynamique
de groupe ce qui fait, qu’en-dehors du groupe, ils ne font pas long feu. Il y a
ainsi pas mal d’exemples de référents qui travaillent bien, qui sont disponibles
et motivés, mais dès qu’ils quittent le Relais pour aller dans une autre
structure, au bout d’un an, ils vont arrêter. »
(extraits d’entretiens avec des
« référents » du Relais)
« À
la base, avec un autiste, cela commence par une relation. »
« C’est en fait le jeune qui forme le
référent, parce que, quand on propose à un jeune de faire quelque chose, de
faire une activité, le référent doit être capable de s’adapter à lui. Comme
tous les jeunes sont différents, on s’adapte forcément et cela entraîne un
travail sur nous. Par exemple cela apprend à parler avec un jeune de façon
posée, ou avec des gestes, ou en le regardant bien dans les yeux, ou au
contraire en ne le regardant pas dans les yeux. Tout cela est formateur ;
à chaque fois, il faut s’adapter. Pour moi, ce sont les jeunes qui forment les
référents. »
« Moi, je pense vraiment que le seul
formateur, c’est le jeune. Pour voir si un référent travaille bien, si le jeune
va bien, je le vois dans la relation avec le jeune : si cela lui a
plu. Et cela se voit dans tout le travail, et pas seulement au début ou à la
fin. L’activité n’est jamais linéaire : c’est comme si toutes les trois
secondes, il fallait remettre à jour le programme tout en gardant la ligne
conductrice où l’on veut emmener le jeune. »
« Je me suis occupée cette fois de M.
et j’ai eu avec elle une relation fusionnelle, très basée sur
l’affection, les câlins. […] Régulièrement, je voyais le fruit de mon travail,
de notre travail. C’est dû à la relation de confiance. »
« S’occuper des petits enfants, c’est
une chose, mais là, dans le Relais, ce sont des personnes, et ce n’est pas le
même retour : ce n’est pas la même joie, celle d’un petit enfant et celle
d’un autiste. Cela fait des relations différentes. Avec le petit, on n’a
pas le temps dans un Centre de créer des relations durables alors que
dans une colonie, il y a le temps, et les relations ne sont pas
pareilles. »
« Pour le côté humain de la relation,
il n’y a pas grand changement entre être avec ou sans formation, mais cela joue
par contre dans le côté professionnel : comment mettre en place une
séance, comment rédiger un projet, etc. »
« J’ai approché ce jeune sans appréhension car je ne me faisais
plus peur pour rien ; je me suis jetée dans cette relation alors
que celle-ci était vraiment dangereuse. Mais il y a eu un déclic chez ce
jeune : il a dû sentir que je ne le rejetais pas. Je lui ai montré que
j’étais avec lui malgré les hauts et les bas et que je ne le lâcherai pas.
Après cela, j’ai continué de le voir. J’ai fait des remplacements et je m’occupais
de lui. Notre relation a continué. Il avait besoin d’avoir confiance
dans la personne en face de lui et je lui ai donnée cette confiance car j’étais
alors plus solide. »
« C’était valorisant de voir que ce
jeune posait d’énormes difficultés et que moi, sur trois semaines, j’avais pu
créer une relation avec lui. »
« Dans le travail avec les autistes,
ce qui m’intrigue le plus, c’est leur mutisme. Ils sont toujours dans le
silence, recroquevillés sur eux-mêmes, et je me demandais comment créer avec
eux une relation autrement que par la parole. Comment comprendre
autrement que par le langage ? C’est intriguant, c’est un mystère et ce
genre de mystère m’a bien plu : c’est dur, mais c’est attachant. »
« Les nouveaux référents, quand ils
rentrent dans le bain, ils pensent qu’être un vrai référent, c’est savoir gérer
une crise ; donc ils vont faire le maximum pour savoir gérer une crise
lourde, et ils vont se penser comme référent à partir du moment où ils savent
gérer ce genre de situation – quand ils savent encaisser les coups, contenir le
jeune… L’inconvénient, c’est qu’ils vont alors penser qu’ils n’ont plus rien à
apprendre à partir de là ! L’avantage, par contre, c’est qu’ils n’ont plus
peur de travailler avec des jeunes violents. »
« Au début on avait des cas très
compliqués : des jeunes venant des hôpitaux psychiatriques ou sans
structures (avec des familles débordées), des jeunes très violents… Moi
qui ne me laisse pas faire, qui aime revendiquer, avec eux c’était différent :
ils pouvaient me mettre des claques, je ne disais rien alors que dans un autre
contexte, j’aurais réagi au quart de tour. Ils m’ont appris la patience. Il fallait
que je leur donne quelque chose et, eux, ils me l’ont rendu mais sans me le
dire. Ils m’ont rendu la possibilité de mûrir, de voir la vie différemment, de
prendre du recul – sinon, je fonçais tête baissée. J’ai appris à prendre sur
moi. »
« J’ai vu un jeune sur la terrasse.
Il était avec l’homme de maison qu’il griffait, tapait, mordait. Je me suis
dit : “C’est quoi ça ?”.
Je n’ai pas eu peur. C’était pourtant le plus violent de tous.
J’essayais de comprendre ce jeune. À un moment, j’ai décidé d’y aller. On m’a
dit : “N’y va pas ! Il va te taper. Il faut les laisser.” Je ne comprenais pas : dans ma philosophie,
quand il y a des difficultés, on va aider son collègue, c’est un devoir. Mais
surtout, au-delà du devoir, j’étais attirée. On me l’a interdit, et j’étais
frustrée. Pendant toute la journée, je ne faisais que le regarder. Il y avait
autour de lui comme un périmètre de sécurité. Il est resté énervé toute la
journée. J’avais envie de le comprendre. Le lendemain, quand je suis arrivée,
j’ai été directement vers lui. L’homme de maison qui continuait de s’en occuper
– les éducateurs étaient débordés – m’expliquait les difficultés mais lui ne me
disait pas : “Ne viens pas !”. C’est comme cela que j’ai pu le découvrir. Ensuite, je l’ai amené à
Top Gan et là, il m’a beaucoup marqué. Il était trop violent. On sentait
une vraie souffrance. Il tapait tout le monde tout le temps. On était deux à
s’en occuper et les gens de la colonie nous appelait la BAC (Brigade
anti-criminalité) car on formait comme un bouclier pour protéger les autres et
pour prendre, nous, les coups. Bientôt mon collège a craqué et m’a abandonnée.
J’ai dû m’en occuper toute seule, mais ce qu’il y a eu de magnifique dans cette
rencontre, c’est que la première semaine, il frappait tout le monde, la
deuxième il ne me frappait plus mais continuait de frapper les autres, y
compris mon collège, et la troisième semaine, il ne frappait plus
personne ! Au total, j’ai adoré : je pouvais désormais être assise à
côté de lui sans être en mode panique. »
« Ces jeunes avaient beaucoup de
capacités, et avec ces capacités, ils pouvaient faire beaucoup de choses. Ils
pouvaient par exemple sortir devant beaucoup de monde sans se mettre à toucher
tout le monde – les rapports qu’on lisait sur eux disaient pourtant qu’ils
étaient violents, qu’il fallait faire attention aux personnes qui les
approchaient… - et, finalement, quand on était avec eux dans un lieu public,
cela ne se passait pas comme cela. C’est peut-être aussi que lorsqu’on est avec
eux, on les protège. »
« Avec M., je me suis dit : “elle
peut me taper, s’énerver”. Et au
final, j’ai vu qu’elle pouvait taper mais que c’était pour des raisons et pas
pour rien : c’était par exemple parce qu’elle voulait s’accaparer un
objet, et surtout au-delà de ça, il y avait tellement de côtés positifs que
cela effaçait les autres. »
« Au début, j’avais beaucoup d’appréhension
car, avant même le séjour, on m’avait prévenue que la jeune dont j’allais
m’occuper était un cas très lourd. J’avais de plus, venant de différents
référents, des échos sur elle qui étaient positifs mais aussi négatifs :
elle pouvait être très violente quand elle faisait des crises, et il
fallait être alors plusieurs en cas de violence. Tout ceci me faisait
peur. Il m’a fallu me préparer psychologiquement. Quand je suis arrivée au
séjour, tout s’est finalement très bien passé. Il y a eu quand même des crises
dont l’une a été très violente. Cela m’a choquée et j’ai dû être aidée
de deux référents hommes. C'était la première crise violente que j'ai dû
essayer de gérer. Je me souviens avoir eu besoin après cela d’une heure pour reprendre
mes esprits et me préparer à d’autres crises similaires. Mais finalement le
séjour s’est bien terminé. Par contre, chez elle, elle a fait une fois une
crise qui m’a vraiment surprise. J’étais alors seule à son domicile avec elle.
Sa crise est partie sur une histoire de douche. Elle est devenue très violente,
a tenté de m’étrangler, a jeté toutes les affaires de mon sac. On s’est
retrouvé un moment dans la cuisine où il y avait plein de couteaux et je me
suis sentie très faible face à cet évènement, déboussolée. J’ai tout de même
réussi à l’isoler et à appeler son père. »
« J’étais à Top Gan avec C. C’était
bien. Il faut dire que l’autisme, c’est différent pour chacun. Avec C., à la
fin, on croyait qu’on était frère et sœur. C’était un jeune qui aimait mordre.
Il fallait donc le maîtriser. Et j’étais sa référente, pas son amie. Il fallait
avec lui constamment recadrer les choses car il essayait d’aller au-delà des
limites. Il fallait le canaliser, trouver des subterfuges, des astuces. Je
craignais de mal travailler. C’était tout le temps avec lui un corps à
corps : j’aimais pas trop ! J’avais peur d’abuser, j’avais peur de la
violence, et il y avait avec lui une différence de gabarit… Mais finalement,
cela a été tout le contraire : Bidou a trouvé que je faisais un bon travail
– le précédent référent n’arrivait pas à gérer C. Ce Top Gan a été très
gratifiant : ce n’était pas un effort vain. Et le jeune était aussi
attachant. »
« Dans les situations de crise et de violence,
je ne savais pas comment faire. C’était hyper-compliqué, mais cela vient avec
le temps… Heureusement le premier jour, j’ai commencé avec un jeune qui n’était
pas violent, et cela a été. »
« A., quand on va le chercher, il est
enfermé à l’hôpital psychiatrique ; il est dans une chambre
d’isolement ; il a un seau et un lit. Il ne sort pas de sa chambre. Il
prend ses repas dans cette chambre. Un jour, je suis parti le chercher. Il
faisait chaud. Sa chambre était un vrai sauna : on ne pouvait pas y rester
cinq minutes ! Il y a plein d’épisodes comme cela. C’est aussi pour cela
que je me suis intéressé de plus en plus à ce travail. Quand on ramène le
jeune, ce n’est pas facile de le laisser là. On dit : “C’est la galère,
mais au moins, cette journée, tu en as bien profité” et on sait qu’on reviendra le samedi d’après. C’est
particulièrement dur pour un jeune comme M. Il parle, il n’est pas autiste, il
est psychotique. Il a beaucoup de soucis. Il vit enfermé à clef dans sa chambre
et des fois il faut être brutal pour le faire rentrer dans cette chambre… Ce
qui est plus compliqué encore, c’est le retour de Top Gan car là, la sortie a
duré deux à trois semaines. Pour les cas les plus lourds, ce sont les
infirmiers qui viennent les récupérer à la gare. Par exemple pour A., il y a
deux ambulanciers. Ils ne discutent même pas avec lui. Ils l’attachent sur le
siège arrière et c’est parti pour l’hôpital… Cela, c’est plus difficile à
accepter que le retour du samedi. »
Comment caractériser le point de
vue spécifique de qui subit la violence (sans pour autant se constituer en victime) ?
Bien sûr, le premier temps de la
réaction va être occupé à contenir, avec les moyens du bord (c’est-à-dire les
moyens disponibles dans la situation en question), la violence apparue.
Le second temps va s’attacher au
fait que cette irruption de la violence donne quelque chose à penser à qui l’a
subie : de quoi cette violence subie est-elle le symptôme, dans une
relation entretenue, volontairement ou non, à cette personne (ou à ce groupe ou
à cette institution), et quelle conséquence alors en tirer : donner un
nouveau tour à cette relation, ou l’interrompre
provisoirement/définitivement… ?
Mais alors, si j’ai bien compris,
il y a de la violence partout, et il y a aussi une bonne violence ?
Oui. L’exercice de la force est
bien omniprésent. Il faut donc l’aborder avec lucidité, sans se payer de faux
semblants…
Quand un ou plusieurs référents
contiennent de force la violence d’un jeune, le point essentiel est de donner
un « contenant » à cet usage réactif de la force : d’expliquer
ainsi au jeune qu’on fait cela pour son bien. Il ne s’agit pas là « d’une
violence pour la violence »…
Oui, mais existe-t-il vraiment
de la « violence pour la violence » ? Ce n’est pas sûr, et
l’hypothèse suivie dans l’exposé est plutôt que l’irruption de la violence de
l’intérieur d’une relation signifie quelque chose, dit (ou tente de dire)
quelque chose (sur cette relation ou sur autre chose) et qu’elle n’est donc pas
purement « gratuite ».
Ce qui est frappant, c’est que
les référents abordent spontanément les accès de violence des jeunes
précisément comme des symptômes. D’où leur vient cette capacité (que par
exemple certains policiers, inopinément confrontés à nos jeunes et les traitant
parfois comme s’ils étaient des délinquants banaux, ne semblent pas
avoir) ?
On peut penser d’abord que les
référents ont plus l’intelligence des situations concrètes que les policiers en
question (il s’agit là bien sûr d’une intelligence formée par les histoires personnelles
et non pas innée : de ce point de vue la formation de la rue en matière
d’intelligence des situations interpersonnelles est sans doute meilleure que la
formation dispensée par la police aux policiers…).
De plus, le référent sait
pourquoi il se retrouve en face d’un jeune. Il n’aurait peut-être pas eu la
même réaction s’il avait inopinément croisé le même jeune autiste dans sa cité
et reçu de lui le même coup.
Tout ceci rejoint ce point
frappant : la relation jeune-référent est une relation qui invente le
référent, une relation où le référent s’invente comme référent ; le
référent devient référent en devenant partie prenante d’une relation
personnelle avec un jeune autiste (de ce point de vue, la relation est évidemment
dissymétrique car le jeune autiste ne devient pas autiste à l’occasion de cette
relation au référent).
Si l’irruption de la violence de
l’intérieur d’une relation existante doit bien être prise comme un symptôme, il
ne faut pas réduire ce symptôme à n’être le symptôme que de cette relation mais
il faut prendre aussi en compte ce qu’il peut y avoir là de symptôme concernant
chaque personne séparément. En particulier, ce pourra être aussi le symptôme de
la situation personnelle propre au jeune autiste concerné…
En effet.
Ceci rejoint le point
précédent : pour le référent, la relation au jeune est constituante (elle le constitue comme référent puisqu’il n’est
pas référent avant d’avoir noué cette relation) alors que pour le jeune autiste,
la relation au référent est constituée (le jeune existe comme autiste avant même cette relation et c’est bien
à ce titre de jeune autiste qu’on lui affecte de l’extérieur un référent).
Donc, ce dont la violence
exercée par le jeune autiste (dans le cadre de cette relation pour lui constituée)
est le symptôme renvoie assez logiquement à ce qu’il vit ou a vécu en-dehors de
cette relation plus encore qu’à ce qu’il vit dans le cadre de cette relation.
Autant dire qu’interpréter le
symptôme en question, démêler l’écheveau de ce qu’il signifie, ne va guère de
soi et mobilise une polyphonie de sens.
On peut avoir quelque réticence à
dire des jeunes autistes qu’ils sont violents à partir du moment où leur usage
de la force semble dépourvu d’intention explicite de faire violence. De ce
point de vue, leur « violence » ne correspond pas tout à fait à
l’idée de violence telle qu’on peut l’avoir dans la vie courante.
Et d’ailleurs
lorsque des référents contiennent par la force un autiste devenu « violent »,
c’est qu’ils se font violence (pour supporter les coups sans broncher) plus
encore qu’ils ne font contre-violence au jeune.
Il est vrai que l’usage ici
proposé du mot violence (qui l’associe à toutes formes d’exercice de la force)
reste peut-être trop lâche et ne serre pas d’aussi prêt qu’il le faudrait ce
qui mérite de s’appeler violence,
surtout dans cette relation jeune-référent.
De toutes les façons, l’idée
même de ce séminaire est de mettre au travail différentes acceptions du mot
« violence », non pour arriver à se mettre tous d’accord sur un sens
commun faisant doctrine pour le Relais mais pour encourager chacun à réfléchir
son propre usage de ce mot.
D’où, peut-être, cet impératif
de méthode dans nos futurs échanges que chaque intervenant fasse l’effort de
dire, pour son propre compte : « j’appelle violence ceci ou cela et voici les conséquences que j’en
tire… »
La violence, est-ce que ce n’est
pas une sorte de langage si bien que le passage à la violence doit être alors
pris comme une porte ouverte, qu’il faut savoir exploiter ?
Oui.
*
lundi
21 novembre 2011
Présentation du Relais : son cadre d’intervention et le pôle d’insertion.
Le Relais Île-de-France est une association loi 1901, créée en 2000. Elle a une double vocation :
— La prise en charge de personnes en situation de handicap pendant les week-ends et les vacances scolaires,
— L’aide à l’insertion professionnelle d’animateurs, au départ non diplômés, au travers de la prise en charge de personnes handicapées.
A. est un jeune accueilli à l’hôpital de jour d’Antony dans le 92.
J’avais 17 ans quand je l’ai rencontré pour la première fois. C’était tous les jeudis après-midi au fond du jardin, où il y avait la salle polyvalente qu’on appelle « la salle théâtre ».
J’animais alors un atelier de rap/danse, mais le but de cet atelier n’était pas de faire de ces jeunes des chanteurs et danseurs professionnels.
L’objectif était de leur donner accès à la culture sous toutes ses formes et notamment à la culture des jeunes de leur âge.
La première fois que je suis rentré dans cette salle, j’ai été très impressionné par la créativité qui emplissait ce lieu. En effet, les murs étaient peints de fresques de toutes les couleurs ; elles étaient tellement atypiques, je n’avais jamais vu des fresques pareilles : étaient peint des chiffres, des mots, des têtes, des formes abstraites, bref des couleurs dans tous les sens.
La salle était grande, toute en longueur ; au fond il y avait un rideau tout blanc, un sac de frappe pour les boxeurs et des chaises éparpillées.
« Qu’est ce que je fais là ? Comment à 17 ans ai-je atterri de ma banlieue dans ce lieu ? ». Au moment où je me suis posé cette question, un jeune était en train de faire une grosse crise de violence. J’ai vu trois éducateurs essayer de l’immobiliser. Bizarrement, malgré leur nombre, leur poids, et leurs trois cerveaux, le jeune a réussi à se débattre et à leur porter des coups ; il a frappé, et encore frappé ; dans mon souvenir, il m’a semblé que ça avait duré très longtemps. Ils l’ont immobilisé.
Je me suis approché de lui, ses yeux étaient vides et sans expression ; il transpirait, son cœur battait très vite, il était tout blanc, et tremblait. Moi, toujours dans mon coin, j’attendais de pouvoir commencer mon atelier, tout en me posant plein de questions.
Je me suis demandé pourquoi il s’était énervé comme ça, quel était le facteur déclenchant d’une telle colère et pourquoi il n’avait pas écouté les appels au calme des éducateurs.
J’ai été impressionné aussi par le travail des trois éducateurs : ils lui ont parlé avec beaucoup de sang-froid et très calmement ; on entendait à peine leurs voix. Ce qui m’a le plus frappé était qu’ils étaient coordonnés comme des CRS : ils parlaient avec le même ton et le même rythme.
Ce retour au calme est ce qui a permis à A. de s’apaiser avant de prendre ses médicaments ; c’est impressionnant de voir une phase de violence se déchaîner de façon incontrôlable, puis une phase de retour à l’état initial.
Par la suite j’ai demandé à l’éducateur pourquoi A. s’était mis en colère, car ça restait un mystère pour moi.
L’éducateur référent en ce temps-là m’a répondu : A. a des angoisses qu’on ne comprend pas et parfois elles éclatent en violence. Moi, l’angoisse, je sais ce que c’est, mais de là à l’exprimer à travers de la violence, ça me paraissait presque paradoxal.
Ce jour-là l’ambiance était lourde dans la salle ; j’ai fait cet atelier sans aucune conviction. Je me suis dit que je ne reviendrais pas : je n’ai pas quitté mon quartier où il y a de la violence pour en subir une autre ! Durant tout le trajet de retour, je me posais plein de questions.
Je me demandais comment on peut se mettre en colère, pour rien, comment on peut résister à trois hommes, où ce jeune a-t-il puisé cette force, et d’un autre côté je me disais : comment devient-on éducateur sans flipper, au moment où ça crie, ça tape, ça cogne, ça déchire les vêtements, comment gérer ça sans se mettre en colère, sans rendre les coups par les coups ?
J’ai appris et compris ce jour-là toute la grandeur de ce métier, car il nous forçait à ne pas réagir de façon impulsive mais de toujours se poser dans le calme pour ramener l’autre à ce qu’on veut. J’ai trouvé que c’était un très beau métier.
A la suite d’un an de travail à l’hôpital de jour d’Antony, le médecin psychiatre, directeur également d’un autre hôpital de jour (Santos Dumont, Paris), m’a fait la proposition d’animer un atelier de chant-rap avec les jeunes de son établissement.
Une réunion a été organisée avec l’ensemble des acteurs de ce projet. Étaient présents deux encadrants, Dominique et Kamel, chargés de cet atelier, ainsi que J. et Y., jeunes autistes devant participer aux activités proposées.
Dominique est infirmière, Kamel est éducateur spécialisé. Ils travaillent tous les deux depuis dix ans auprès des jeunes autistes et connaissaient très bien J. et Y.
La réunion destinée à présenter l’atelier n’avait commencé que depuis deux minutes lorsque J. s’est mis en colère, se tapant la tête contre la table, se mordant les mains, se balançant et donnant des coups de pied. J’ai alors vu les encadrants calmes, structurés, essayant de l’immobiliser tout en lui parlant calmement. Mais J. s’est levé, et de ses mains est parvenu à faire tomber une armoire pleine de livres, si lourde qu’il aurait fallu deux hommes pour la déplacer. Réaliser un tel effort en quelques secondes seulement, c’était pour moi du jamais vu.
C’est en repensant à la réaction de J. que je l’ai revu ce lundi-là. Il me semblait énervé, angoissé et tenait dans ses main un bout de tissu qu’il faisait tourner très vite entre ses doigts.
Il s’est avancé vers moi, les yeux noirs et sans aucune expression et m’a dit tout en fuyant du regard : « T’as pas une cigarette ? ». Je lui ai répondu : « Non ! ». J. s’est alors remis à se balancer très fort, à courir très vite et à s’arrêter face au mur. J’avais peur.
Dominique et Kamel ont essayé de le rassurer et de le calmer sans succès. J. court, crie, se frappe, se balance.
J’ai débuté l’activité en diffusant du rap, faisant comme si je n’avais rien vu, comme si j’étais un éducateur chevronné faisant face à des situations similaires depuis 10 ans. Bien entendu ce n’était pas le cas.
Je m’adresse tout d’abord à Y. en lui faisant répéter une chanson de Tonton David : « Issu d’un peuple qui a beaucoup souffert ». Tous deux se prêtent au jeu : tout va bien.
Soudain et sans que je m’y attende, J. s’approche et me porte un coup au visage. Je me retrouve aussitôt par terre, sonné. Je me relève et aperçois que J. est immobilisé par ses deux encadrants. Le visage rouge à cause du coup et de la colère, et poussé par ma grande jeunesse, j’ai envie au fond de moi de répondre coup pour coup me disant qu’en faisant mal à cet autiste, il ressentira le mal qu’il fait aux autres. Mais en voyant son visage angoissé, et lui-même plaqué au sol tout transpirant et recevant une leçon de morale de ses deux éducateurs demeurés calmes, je comprends que ce n’est pas volontaire et que ce n’est pas contre moi que ce coup a été porté. Je me calme à mon tour en me disant que « C’est un fou » qui ne sait pas ce qu’il fait. Je m’approche alors de lui. Les éducateurs lui demande de s’excuser.
J. s’exécute comme un soldat et répète la phrase par laquelle lui a été formulé la consigne : « Excuse-toi auprès de Daoud ». Les éducateurs le reprennent : « Dis : “je m’excuse Daoud” ». A nouveau J. s’exécute et dit : « Je m’excuse Daoud ». Une fois de plus, je prends conscience que ces excuses ne sont qu’un ensemble de mots vides de sens. Là un sentiment m’envahit : J. me fait penser à un vase vide et sans fond qu’on remplit de mots, de choses. J’accepte ses excuses, sachant qu’il ne l’a pas fait contre moi, mais lui demande de ne pas recommencer.
Pour la première fois, à l’âge de 18 ans, je reçois un coup, sans rien dire et sans rien faire. Dans un autre contexte, je n’aurais jamais réagi de la même manière. Après l’atelier, les éducateurs m’ont rassuré, m’ont dit qu’effectivement J. n’avait rien contre moi, que c’était un jeune impulsif qui pouvait se manifester violemment n’importe quand et pour n’importe quoi : une journée mal passée sans oublier le transport en commun emprunté pour venir jusqu’au studio, le refus de la cigarette, ce nouveau lieu, ce nouveau décor, des nouvelles personnes, un nouvel atelier, un nouvel intervenant, tout ceci constitue le cocktail explosif que j’ai dû essuyer.
J’ai demandé pourquoi J. a répété bêtement la phrase d’excuses. J’ai ainsi appris un nouveau mot : « écholalie » (lorsque les mots se perdent dans les montagnes et reviennent sous forme d’écho).
Les éducateurs m’ont ensuite demandé comment j’avais vécu cette situation.
Je leur ai avoué que j’ai eu envie de riposter, afin qu’il ressente ce que j’ai ressenti : tout d’abord l’humiliation d’être tapé devant les autres, et ensuite le mal physique. Je leur ai fait part du sentiment qui m’a envahi en le voyant apeuré, bloqué, le visage pâle, s’excusant sans même comprendre ce qui s’était passé. Je les ai également rassurés vis-à-vis de mon application et de ma motivation qui demeuraient inchangées.
Par la suite, un autre type de violence, fréquente, ne manque pas de me surprendre : l’ automutilation.
Par exemple, je rencontre au cours de mon travail un jeune homme autiste de 21 ans que nous nommerons B., qui faisait preuve d’une grande agressivité envers lui-même au point d’avoir d’énormes plaies à la tête. Je le prends en charge dans des conditions que je peux qualifier d’extrêmement « confortables » si on les compare à celles d’une institution. C’est-à-dire que je l’accompagne de façon individuelle au quotidien, ce qui bien sûr est difficile du fait de sa problématique auto-agressive, auto-mutilante (plusieurs centaines de coups par jour). Je me suis alors demandé comment serait arrivée à le gérer une institution qui l’aurait pris en charge. En fait, aucune ne l’avait pris et il restait au domicile avec sa mère, si bien que notre association doit faire ce travail d’accompagnement au domicile, individualisé.
Les personnes atteintes d’autisme sont très souvent des personnes dont la prise en charge est difficile, notamment lorsqu’il y a des comportements violents. C’est une pathologie qui s’exprime à travers une certaine violence, violence de frapper, de casser, de détruire… Mais, paradoxalement, on n’ a pas l’ impression que cette violence est là pour nuire mais au contraire pour se défendre d’un monde extérieur qui est vécu chez eux comme intrusif, frustrant, inadapté, étranger, et donc comme angoissant.
Il existe actuellement peu ou pas d’ouvrages traitant de la gestion de la violence chez les autistes à proprement parler. Les écrits que nous pouvons trouver vont notamment faire allusion à des activités permettant de contenir l’autiste pour éviter les crises de violence, ou encore nous remarquerons que les institutions n’ont pas vraiment de technique pour cela et que ce type de situation délicate sera gérée sur le tas et en fonction du type de violence. Par ailleurs, ce sujet me semble assez tabou : lors des réunions dans l’IME ou je travaillais, on n’osait pas aborder ce sujet et lorsque je demandais à ce que l’on en parle, on me considérait parfois comme quelqu’un qui a un passé avec la violence !
La difficulté qui réside dans le fait d’en parler provient, à mon sens, d’une difficulté que l’on a, chacun, avec notre propre violence ; cela nous renvoie à des choses personnelles. C’est cette difficulté même qui, comme je l’ai précisé, va me pousser dans ce secteur, car je ne trouve mon travail intéressant que s’il me permet de faire et d’apprendre des choses nouvelles, de chercher des solutions inédites à des problèmes qui semblent insolubles.
Différentes
formes
Il y a différentes formes d’autisme et tous les autistes ne sont pas violents. Quand nous parlons de violences, il faut aussi préciser qu’il y en a de différentes formes :
1. La violence à l’égard d’autrui (hétéro-agressivité)
2. Mais aussi tout ce que la personne présentant des troubles du comportement peut infliger involontairement à son entourage. Il s’agit de faits, de demandes, d’attentes qui incombent directement aux troubles, qui semblent vitales pour la personne autiste mais qui mettent l’entourage (parents, soignant, éducateurs, accompagnants, etc.) dans une position très difficile et sous pression.
3. La
violence à l’égard de soi-même (auto-agressivité).
J’en ai donné deux exemples : ceux d’A. et de J.
Ils illustrent peut-être cette violence distincte de l’agressivité, selon certains pédo-psychiatres. Paul Fustier, dans son ouvrage sur le travail d’équipe en institution, reprend l’expression de Jean Bergeret (1984) lorsqu’il parle de « violence fondamentale ».
Ce dernier « analyse le statut d’imprécision de l’objet de l’instinct violent, comme si l’identité primaire de cet objet n’était pas totalement établie ». Il propose alors une distinction essentielle : contrairement à l’agressivité qui vise à nuire de façon très spécifique à l’objet, éventuellement à le détruire, surtout à le faire souffrir, au contraire, dans les situations de violence fondamentale, le statut et le sort de l’objet extérieur ne revêtent qu’une importance secondaire ou encore : « L’autre existe certes dans une position objective, mais la violence seule, quand elle n’est pas déjà l’Eros, ne confère pas à l’objet un authentique statut “objectal” c’est-à-dire triangulaire, œdipien névrotique ».
On peut rencontrer en institution cette impression ressentie par les professionnels qu’ils ne sont pas les destinataires de la violence, qu’ils ne sont visés ni directement, ni même au titre d’objets externalisés qu’il s’agirait de détruire.
Bergeret précise : « La violence fondamentale, parce qu’elle reposerait sur un fantasme fondamentalement narcissique primaire, pose la question : l’autre ou moi ? Il s’agirait d’un instinct de survie, peu différent de la pulsion d’autoconservation ».
D’après Fustier : « le travail de Bergeret montre que l’on ne saurait sans contresens, confondre des situations dont le moteur est la violence avec des situations dont le moteur est l’agressivité. Celle-ci suppose une “adresse”, un destinataire, elle vise un “objet” clairement individué. »
Les personnes qui présentent ce type de violence fondamentale sont des personnes qui cherchent à se protéger contre une destruction, ou contre la peur d’être détruits. Or nous savons que, pour les personnes autistes, beaucoup de situations que l’on n’anticipe pas ou qu’on ne comprend pas peuvent être source de frustration et générer de la violence.
Un exemple. Je cite C. Raffin :
« Ennio, 32 ans, autiste oblige son père à se rendre tous les samedis matins à un petit village au bord de la mer situé à quelques 70 km de la maison. Il faut alors suivre toujours le même parcours, s’arrêter exactement devant les mêmes bistrots, le même distributeur d’essence, sinon Ennio n’est pas rassuré par ce rituel et il se met à hurler, se battre, tout cela si fort que même le voisin le plus tolérant appellerait la police. ».
Cet exemple - je pourrais en donner plusieurs dizaines semblables tirés de notre expérience - nous donne une idée assez précise du quotidien des parents (mais aussi de tout un entourage) ; il est très difficile de se retrouver face une telle situation, cela devient quelque chose de violent à vivre.
Une institution qui a par exemple le taux d’encadrement d’un éducateur pour cinq adultes handicapés ne peut encadrer de tels comportements.
De plus, il arrive que de tels agissements, qui deviennent insupportables, génèrent de la violence de la part de l’entourage à l’égard de la personne autiste.
Par exemple, du côté des soignants, il peut y avoir de « la violence institutionnelle » si on n’y est pas suffisamment vigilant.
Dans la façon dont on va accueillir un jeune, dont on s’en occupe : nous devons nous demander si nous lui apportons l’attention nécessaire pour qu’il s’intègre bien dans le groupe, dans l’institution.
Dans la façon de parler, d’imposer les choses, il faut également être vigilant : accompagner la parole aux gestes, être attentif à l’état affectif du jeune au moment de telle ou telle activité… Enfin il est important de ne pas rester figé dans une « répétition » au jour le jour et dans une application à la lettre du planning comme ce serait le cas pour un travail à la chaîne.
L’institution doit prendre en compte plusieurs paramètres pour savoir comment accueillir la violence, pour choisir quelle technique mettre en place afin de mieux la gérer.
Ce phénomène est intimement lié à l’histoire de la psychiatrie infantile . Déjà, dans ses premières descriptions, Kanner (en 1943-1944) mentionne sa fréquence élevée chez les enfants autistes.
Pour situer le propos historique, nous avons Menninger qui, dans son étude de 1935, va rendre compte d’une forme d’automutilation chez les patients psychiatriques qu’il va tout d’abord nommer « suicide focalisé ». Selon lui, le geste automutilateur a la double propriété de satisfaire un besoin d’expiation et un désir d’agression. Ses observations furent menées seulement sur une population adulte. Les premiers travaux de Berès en 1952, ou de Mittelman en 1954, portent surtout sur la tendance à retourner l’hostilité contre soi, sans qu’il soit nécessairement question d’automutilation proprement dite. L’automutilation, au sens restreint « d’activité motrice primitive » telle que nous la connaissons chez les enfants atteints de perturbations précoces graves de la personnalité, est abordée sommairement et comprise comme un effet de l’immaturité du moi.
Lézine en 1959 puis Shentoud en 1961 sont les premiers à étudier systématiquement l’automutilation du jeune enfant. Ils établissent qu’elle est à l’origine d’une activité structurante normale et passagère, ayant une valeur adaptative, permise par l’incoordination motrice de l’enfant, pouvant être reprise ou maintenue à la suite d’un développement lacunaire du schéma corporel.
Ainsi nous pouvons définir l’automutilation de différentes façons. Pour certains, ce terme porte à confusion, étant donné qu’originellement il faisait référence au geste délibéré de s’enlever une partie du corps. Il désigne dorénavant l’ensemble des comportements autodirigés réservant des appellations plus spécifiques pour rendre compte des nuances. Certaines définitions ne font que décrire le geste mutilateur.
En outre, ces mêmes auteurs considèrent nécessaire la présence d’une blessure pour distinguer l’automutilation de l’autostimulation, caractérisant par là-même le comportement par ses conséquences plutôt que par sa nature. L’automutilation serait comme « une agression ». Cette description rend compte à la fois de la présence d’une certaine violence et du caractère non secondarisé du geste.
Le problème de sa signification s’est donc posé et a donné lieu à l’élaboration de diverses hypothèses. L’automutilation a été tour à tour considérée comme une agression, une tentative d’établir la réalité corporelle, une fuite dans la douleur, un substitut au langage et un moyen de manipuler l’environnement.
Ajuriaguerra et Jaeggi (1962) décrivent l’automutilation de l’enfant psychotique immergé dans un désordre chaotique comme une tentative de se raccrocher à des bribes d’organisation sensori-motrices.
L’automutilation est considérée comme un moyen pour l’enfant psychotique d’établir la réalité de son corps.
On peut situer dans cette même tendance d’autres auteurs considérant d’abord l’automutilation comme un geste existentiel, une façon de se maintenir en contact avec la réalité, avec la vie.
Cet acte est donc une fuite dans la douleur. Certains souligneront que ce geste automutilateur constitue une fuite soit dans un passage à l’acte, soit dans une douleur en faisant oublier une souffrance psychique plus grande. Bettelheim (1979) parle dans le même esprit du caractère insupportable de l’angoisse psychotique qui pousse les patients à aller jusqu’à se frapper pour le conjurer. Il est rejoint en cela par Lemay (1980) qui associe l’automutilation à l’angoisse d’éclatement, à la sensation de morcellement vécue par l’enfant. On peut également comprendre l’automutilation comme une façon de fuir des émotions trop difficiles à supporter : selon eux, l’enfant cherche, en provoquant la douleur, à neutraliser des sensations pénibles.
Certains vont proposer l’idée d’une triade psychose-mutisme-automutilation, considérant que l’automutilation a une valeur de langage, constituant une mise en scène de l’angoisse.
La conduite automutilatrice serait comme un substitut au langage. Dans ce cas ce comportement est mis en relation avec un problème de communication : l’enfant se mutilerait parce qu’il est plus facilement frustré du fait qu’il ne peut exprimer clairement ses besoins. On remarquera que la forme de l’automutilation varie selon ce qu’elle veut exprimer. Ainsi chez une même personne autiste, le geste automutilateur sera exécuté différemment s’il correspond à un besoin ou s’il est une réaction à une frustration. En somme, nous pouvons penser que l’automutilation correspond à une utilité tournée vers son propre corps. Les variations de l’automutilation pourraient donc relever de l’hostilité plutôt que de l’atteinte à soi-même.
Certains auteurs comportementalistes (Lovaas et Simmons, 1969) proposent l’hypothèse suivante : l’automutilation est à l’origine un répondant lié à l’incoordination motrice de l’enfant.
Pour résumer, nous pouvons dire que certaines personnes autistes choisissent en quelque sorte ce comportement pour composer avec leurs difficultés. Une nouvelle tendance réductionniste souhaiterait que la prochaine édition du DSM (Diagnostic Statistical Manual) considère l’automutilation comme une entité pathologique spécifique.
Puis Braconnier et Ferrari (1982), dans le cadre d’une recherche concernant l’autisme infantile, pensent qu’il faut étudier l’automutilation dans une perspective différentielle pour élargir les connaissances dans le domaine des psychoses infantiles précoces.
Je vous ai présenté d’abord des situations de violence rencontrées dans mon quotidien d’éducateur. Ensuite, je vous ai présenté ce que des spécialistes plus savants que moi disent des différentes violences que je rencontre.
Je ne suis pas sûr que toutes ces explications soient définitives, complètes, ou même si ce ne recouvrent pas certaines erreurs d’interprétation.
Mais, avec le Relais, nous continuons depuis plus de dix ans à nous occuper de ces situations de violence. Les institutions psychiatriques nous font confiance, parfois plus qu’à elles-mêmes, pour nous en occuper.
Les explications théoriques dont je vous ai parlé ne sont qu’une petite partie parmi beaucoup d’autres.
Toutes nous sont utiles parce qu’elles nous font réfléchir, même si parfois on s’en écarte pour mieux nous occuper de la violence de nos jeunes gens.
*
- Il m’a semblé entendre, dans l’exposé, la possibilité que l’automutilation chez les personnes autistes ne soit pas entièrement tournée vers eux mais comporte aussi un aspect tourné vers l’extérieur, vers les gens qui y assistent, comme un signal peut-être, en tous les cas comme une interpellation possible, comme une adresse et pas seulement comme une hostilité contre soi.
- Mais le rapprochement avec les automutilations chez des adolescents non autistes n’est sans doute que partiel.
- Cette automutilation n’est-elle pas l’expression d’une violence de vivre plus générale, celle-là même que nomme l’expression rappelée de « violence fondamentale » ?
- Pour ma part, ce que je n’arrive pas à comprendre dans ces violences, c’est cela que je range sous le mot de « violence fondamentale ». C’est une violence qu’on ne comprend pas, qui n’a pas de raison.
- La « violence fondamentale » désigne une violence qui existe pour tous – une sorte de violence pour arriver à survivre, une violence dont l’objet ou l’objectif est flou, une violence dont l’intentionalité n’est pas primaire - mais qui devient caricaturale chez les autistes.
- Le comportement autoagressif consistant à se donner sans arrêt des coups est peut-être aussi une manière pour le jeune de se sentir exister. On a l’impression que chez B. c’est une manière de faire résonner son corps et par là de le ressentir.
- Ce peut être aussi une manière de localiser la douleur : de remplacer une douleur générale qui rode en la fixant sur un point précis.
- D’autant plus qu’on ne sait pas grand-chose de leur rapport à la douleur. On a longtemps cru qu’ils ne sentaient pas la douleur. Mais on sait maintenant que ce n’est pas le cas. Par contre on ne sait toujours pas comment ils la ressentent, la vivent, la gèrent.
- Cela aurait aussi peut-être à voir avec la contention sensori-motrice : cette manière qu’ont les autistes d’éprouver les limites de leur corps en l’enserrant contre/dans une matière exogène.
Il m’a semblé que les situations rapportées ici ou rencontrées plus généralement dans l’expérience du Relais relèvent de trois types assez différents.
— Il y a d'abord des tentatives, somme toute ordinaires et tout à fait compréhensibles, d'obtenir ce qu'on veut par la force physique (arracher l'objet qu'on veut s’approprier, taper pour qu'on vous lâche, refuser de manger ou de se laver…). L’objectif de l’action est ici claire et l’autre personne n’est visée que parce qu’elle gène. C’est ce que le premier exposé nommait violence au sens strict.
— Il y a ensuite des attaques imprévues et restant ensuite incompréhensibles qui engendrent ainsi, chez celui qui se trouve attaqué, la question : « mais qu’est-ce qu’il me veut ? » ; ces attaques ne sont pas dans la continuité d’une action en cours, elles arrivent de l’extérieur (le coup porté par J.) et semblent plus gratuites que les premières. Elles relèvent plutôt de ce que le premier exposé avait appelé agressivité : une manière de franchir une séparation entre espaces, de faire irruption dans un nouvel espace. Pratiqué par les autistes, cette agressivité est opaque (ce que n’étaient pas les violences précédentes) : pourquoi me fait-il cela ? Que vise-t-il ? Un exposé de Moïse Assouline avait mis en avant un élément de réponse : les autistes structurent autour d’eux une bulle délimitée par leur espace de préhension (en gros une sphère de la taille d’un bras tendu) et si l’on rentre dans cet espace, ils le ressentent comme une agression. On devine donc qu’ils ont une appréhension différente de la nôtre des espaces délimitants et peut-être que leur propre agressivité a à voir avec cela. En ce sens, il y aurait une forme particulière d’agressivité chez eux qu’il n’y a pas forcément en matière de violence (entendue au sens précédent).
— Il y a enfin chez eux des comportements encore plus spécifiques où cette fois la cible des attaques est l'autiste lui-même – voir l’automutilation ou tout autre pratique consistant à se taper la tête contre les murs… Cette troisième situation ne relève plus du franchissement brusque d’un espace, d’un pas fait vers/contre l’autre. C’est ici que l’opacité du comportement des autistes est pour nous maximale. S’agit-il là de ce que le premier exposé proposait d’appeler brutalité c’est-à-dire une intention cette fois de détruire (ici en soi) une détermination particulière, une sorte donc d’auto-brutalité ?
On a ainsi trois situations, classées ici de la plus claire à la plus opaque, de la moins spécifique aux autistes à celle qui leur est le plus propre. La première engage un rapport de l’autiste à la force ; la seconde un rapport à l’espace ; la troisième un rapport à soi.
Chacune ne pose pas le même type de difficulté aux éducateurs : la première relève de pratiques d’éducation assez classiques. La deuxième et surtout la troisième nécessitent une compréhension proprement clinique qui déborde la simple dimension éducative et convoque psychanalyse et psychiatrie…
Si l’on compare les violences « ordinaires » de celles pratiquées par les autistes, un trait général saute aux yeux, trait commun aux trois types de situation qui viennent d’être rappelées, c’est qu’il s’agit chez eux de violences « pathétiques », en ce qu’elles sont des violences exercées par des personnes vulnérables et qui ne savent en assumer les conséquences.
Une difficulté particulière du travail éducatif avec les autistes en situation de crise intervient lorsque tout ceci se produit dans un lieu public, dans la rue par exemple et qu’il faut gérer tout cela sous le regard d’autrui. La situation devient alors violente… pour les référents car ils doivent aussi être attentifs aux réactions que cela peut entraîner chez les spectateurs qui ne savent pas de quoi ils retournent là ; surtout si le jeune autiste est une jeune fille blanche et que les deux référents qui s’en occupent sont des gars costauds respectivement noir et arabe, cela peut en effet générer des malentendus !
- Ce qui est difficile à mesurer dans les différentes situations évoquées, c’est l’intentionnalité propre des autistes dans ces comportements, et ce d’autant plus que leur rapport au langage est lui-même perturbé.
- De ce point de vue, il est important, pour bien gérer ces situations de crise, d’être dans un premier temps économe de mots pour ne pas noyer le jeune sous des cris l’appelant à se calmer. Il faut rester calme, parler lentement et peu. Ce n’est que dans un second temps, une fois la situation calmée, qu’il sera possible de plus parler, d’expliquer…
- Il est clair que toute personne travaillant avec des autistes va d’emblée interpréter leurs violences de manière toute particulière, et sûrement pas comme elle l’aurait fait si ces violences étaient intervenues dans un contexte plus « ordinaire » : quand l’autiste tape, chacun comprend spontanément - à partir du moment où il sait qu’il a à faire avec un autiste – que la réaction au coup reçu ne relève sûrement pas du « coup pour coup » de la vie courante car le coup porté procède visiblement d’une énergie débordante qui ne sait comment et à quoi s’appliquer. L’intérêt va alors se porter sur cette énergie et ne pas s’arrêter à la question du coup reçu.
- Il est vrai que tout ceci, toutes ces différences, toutes ces logiques différentes ne sont pas assez conceptualisées. Sans l’être, chacun sent cependant bien que tout cela relève de logiques spécifiques.
- Ce qui va tendre à constituer cet intérêt spécifique, c’est aussi l’existence chez l’intervenant d’une envie spécifique : une envie de la différence. Pour qui la vit, cette envie est une évidence qui soutient le travail, même si cette envie de différence n’est pas pour autant une envie de prendre des coups !
- La question du rapport au langage est importante dans toutes ces situations.
- La difficulté des autistes en ce domaine participe de la dimension « pathétique » de leurs crises : leur violence est pathétique en ce que corps et parole s’y disjoignent.
- Déjà la violence ordinaire déséquilibre les rapports courants du corps et de la parole puisqu’elle se traduit par des actions distinctes du corps (coups…) et de la parole (insultes…) – il y a ainsi des violences-agressions physiques ou verbales -, actions qui ne sont pas forcément corrélées (voir les insultes sans coups, les coups portés sans mots, …). Il est alors clair que chez les personnes autistes, où corps et parole sont déjà constamment très déséquilibrés, ces crises maximalisent la déchirure.
lundi
5 décembre 2011
Le "Mixed Martials Arts" est encore une pratique sportive interdite en France. A l'origine, les premiers combats visaient à confronter différentes disciplines dans le but de déterminer quels styles étaient les plus efficaces.
Ce sport, méconnu du grand public, bien que très encadré et réglementé, est encore associé aux images de violence qui ont pu être médiatisées lors des premiers tournois, caractérisés par l'absence de règles.
En s'immergeant dans l'univers de ces sportifs passionnés qui se battent pour faire reconnaître les valeurs de leur discipline, Jérome Hugot, Champion du monde de jiu-jitsu brésilien et le réalisateur Brice Lesaunier nous offrent un nouveau regard sur ces combattants de l'ombre...
Le film souhaite interroger les raisons qui ont amené les combattants à se diriger vers cette discipline. Plusieurs thèmes sont donc ainsi ressortis des entretiens : le regard que porte la société sur ce sport, la façon dont les pratiquants se préparent aux combats, le regard que ces derniers peuvent porter sur la violence du sport, sur leur propre violence. L'importance des partenaires d'entraînement, de la confiance et du soutien qu'ils peuvent obtenir d'eux. L'importance des règles, du cadre et de la limite qui permettent de garantir un sentiment de sécurité lors des combats.
Si la première partie du film présentée durant le séminaire portait principalement sur les questions d'ego, de violence et de règles, la seconde partie invite progressivement le spectateur à découvrir les fragilités que peuvent ressentir les combattants et les outils que ces derniers mettent en œuvre pour y remédier (stratégies de combats, technicité, rapidité, souplesse, cardio) Ceci orientant le film vers un aveu progressif de leur besoin de lutter contre un sentiment de vulnérabilité.
Le lien vers le teaser ci-dessous est la première vidéo qui avait été réalisée en amorce du long métrage. C'est à partir de ce premier entretien que la grille des entretiens suivant a été réalisée.
La vidéo en cliquant sur ce lien : http://www.youtube.com/watch?v=wFyiuTTS1Ig
"Dans les règles de l'art" de Jérome Hugot et Brice Lesaunier
Réalisation/images : Brice Lesaunier
Montage : Brice Lesaunier
Production : Association Innovaction
La discussion a tourné autour
des points suivants.
L’existence de règles semble
décisive. Que changent-elles exactement ?
Sont-elles une délimitation
permettant de repousser la violence (quand on se discipline pour combattre
« dans les règles », on n’est plus dans une situation de violence) ou
partagent-elles la violence en deux types : d’un côté une violence
déchaînée, sauvage qui est repoussée et de l’autre côté une violence contenue,
réglementée, encadrée qui est acceptée et organisée ?
Ont-elles une fonction visant
essentiellement l’autre (lui éviter de graves blessures, assurer l’égalité des
chances dans le combat) ou plutôt visant à ce que chacun s’autodiscipline et travaille
donc avant tout sur lui-même plutôt que contre l’autre ?
Quelles
différences/ressemblances avec la boxe ou la lutte en matière de dangers
physiques, de représentation de la violence, de jeu sur l’image du
« guerrier » (voir le show d’avant combat, rappelant le catch) ?
Quelles différences/ressemblances
avec la violence à l’œuvre dans des sports collectifs comme le rugby mais aussi
le foot ?
Les gens pratiquant le MMA
défendent l’image d’un sport ne correspondant pas aux images qui circulent
spécifiquement en France contre lui (l’accueil du MMA est beaucoup plus empathique
dans les pays anglo-saxons et en particulier aux États-Unis). Mais n’est-ce pas
le MMA lui-même qui joue de ces images de violence guerrière ? N’est-ce
pas lui qui répand sur le net ces images pour recruter à partir d’elles et
drainer la jeunesse dans ses salles (d’entraînement ou de combat) ?
S’il s’agit bien là d’un sport,
alors l’enjeu de ce travail, et même des combats, serait moins de dominer
l’autre que de se dominer soi-même. Il s’y agirait de se prouver quelque chose
à soi-même bien plus qu’aux autres, en particulier qu’à l’adversaire.
C’est peut-être pour cela qu’un
combattant déclare ne pas aimer que des gens le connaissant viennent le voir
combattre : car ce travail sur lui n’appartient qu’à lui…
Cela aussi expliquerait pourquoi
tous se présentent comme étant « des gentils », non des brutes guerrières.
Et en effet, ils semblent bien être des gentils : des gens en tous les cas
qui ne sont pas assoiffés de faire du mal à leurs adversaires, de les
brutaliser. Mais l’échantillon présenté dans le film est-il ici
« représentatif » ? Les « abrutis » de ce sport
semblent avoir été écartés (ce qu’on peut facilement comprendre…).
Si l’enjeu essentiel de ces pratiques
– en particulier, bien sûr, pendant l’entraînement – est le contrôle de soi,
est-il vrai que le combat se mène effectivement de part en part sous cette loi
du contrôle de soi ? Ne semble-t-il pas qu’un combat ouvre aussi droit à
une exaltation, un dépassement de soi, une sorte de mutation du caractère qui
fait qu’on n’est plus dans le ring comme on l’est en-dehors ? Bref, n’y
a-t-il pas aussi le plaisir pour le combattant de mettre en jeu des forces en
lui qu’il ignorait et qui ne peuvent donc être strictement contenues dans le
registre d’un « contrôle de soi » ?
N’y a-t-il donc pas dans toute
cette pratique une part nécessaire de « sauvagerie », certes canalisée
et bridée, mais enfin sauvagerie (il ne s’agirait pas simplement d’appliquer,
cliniquement et froidement, une technique longuement acquise en gardant un
contrôle étroit sur tous ses gestes mais aussi de « sortir de soi »,
précisément grâce à la violence exercée cette fois contre soi) ?
Si la peur, parfois même la
détresse, joue un rôle important dans ce travail – et même si ce thème est peu
présenté dans le film qui se limite à nous montrer « des
vainqueurs », jamais de « perdants » -, si cette peur intervient
précisément quand vous sentez que vous perdez le contrôle des opérations et que
l’autre prend l’ascendant sur vous, n’est-ce pas aussi parce qu’il s’agit
d’explorer en vous des zones « sauvages », en sorte de les mettre au
jour avant d’envisager de les contrôler ?
S’il y a bien un travail sur soi
pour se contrôler, il y a donc tout autant un travail pour que quelque chose
déborde ce contrôle, l’excède, que quelque chose sorte qui n’apparaissait pas
précisément dans les situations ordinaires parce qu’il était peut-être contrôlé ?
Bref, il y aurait un travail sur la violence plutôt que contre elle…
La prise de conscience de la
violence ne commence-t-elle pas quand la douleur arrive, vous arrive (plutôt
qu’elle n’arrive à l’autre) ?
La douleur serait-elle un signe
nécessaire dans le travail personnel pour franchir une limite, pour dépasser
les limites dans lesquelles on contenait le potentiel de son corps ? Ainsi
les limites seraient à la fois là pour pousser le pratiquant à se contrôler en
les respectant et en même temps ce qui l’incite à « progresser »
au-delà ?
Dans ce processus, la douleur
serait un point obligé pour mieux apprendre sur « ce que l’on vaut »
dans des situations violentes…
S’agit-il de
« défendre » le MMA face aux attaques qui disent « c’est
violent ! » ou « c’est trop violent ! » en soutenant
que la violence est extérieure au ring, ou que la violence intérieure au ring
est ici moins grande que d’autres violences sportivement acceptées par la société,
ou que la violence dans le ring reste essentiellement autolimitée et qu’elle n’est
donc qu’un reste, nullement le cœur de l’exercice ?
Tout dépend bien sûr de ce qu’on
appellera ici violence.
Le terme, il est vrai, recouvre
des situations bien différentes.
Si on accepte d’appeler violent tout exercice de la force, tout passage « en force »,
alors la question sur la violence se transpose en une question sur la force
puisque ces situations mobilisent deux types bien différents de force :
d’un côté une force vitale qui
serait en chacun et qui nécessairement s’exprimerait d’une manière ou d’une
autre ; et d’un autre côté, la force du « rapport de forces »,
c’est-à-dire la force exercée sur l’autre. Soit deux types de violence :
la violence comme énergie qu’il s’agit d’apprendre à canaliser et réguler, et
la violence comme inscrivant le rapport entre les gens sous le signe du rapport
de forces.
Plus largement (Par
ailleurs ?) il y a aussi la question : faut-il systématiquement
dénigrer toute violence, inscrire toute violence sous le signe du négatif et
toute ses actions sous le signe d’un « contre la violence, contre toutes
les formes de violence » ou faut-il scinder l’idée de violence, partager
les pratiques effectives de la violence (y compris celles – les plus nombreuses
– qui ne s’avancent pas sous le drapeau de la violence) en violences
acceptables ou inacceptables, productives ou néfastes ?
Si la violence ne devrait être
qu’un repoussoir, qu’un mal, il n’y aurait d’ailleurs guère lieu d’en faire le
thème d’un séminaire durant toute une année : la question serait vite
réglée.
—
Quelle importance accorder à l’idée que cette pratique
ouvre à une perception plus aiguisée de l’autre (et donc pas seulement de
soi-même) ?
—
Quelle portée donner à la distinction avancée entre
violence reçue et violence vécue ? S’agit-il simplement de la différence entre
violence qu’on éprouve et celle que l’autre éprouve ? N’y a-t-il pas là
l’indication aussi d’autre chose ?
—
Si les mères n’ont pas leur place dans les tribunes,
n’est-ce pas parce qu’il y a là quelque chose concernant leur fils qu’elles ne
doivent pas savoir ?
—
Comment se sont peu à peu construites les règles du
MMA ? Selon quelle dynamique ? Une dynamique seulement négative
(limiter de plus en plus les risques) ou aussi affirmative (délimiter l’espace
propre à ce sport, à sa manière donc de
travailler la violence, non de la supprimer) ?
*
lundi
6 février 2012
Faute de disposer du texte de
l’exposé, nous restituons ici des éléments de la discussion qui l’a suivi et le
double matériau utilisé par Eric Waroquet : un clip et une nouvelle.
En
thématisant « la violence du progrès » (ou de l’idée de progrès)
comme étant globalement néfaste (comme réalité à combattre, ou du moins à
contourner), vous semblez essentiellement indexer la notion de violence à des effets
négatifs. Or votre propos semble laisser place à une autre violence, plus
affirmative : celle de la vie (la violence qui s’attache à la vie comme
effraction, et pas seulement comme douce éclosion).
Ceci dit,
vous semblez tempérer ce propos en indexant cette violence de la vie à la
logique d’une simple survie, donc d’une vie purement animale (associée à la
seule reproduction de l’espèce…), d’une vie privée de l’intensité propre à
l’existence humaine, soit d’une vie proche de la mort (la survie comme mort en
l’homme de cette part – que vous appelez « sujet » - susceptible de
lui faire excéder sa simple dimension animale).
Au total,
soutenez-vous une possible acception positive de la violence ou toute violence
vous semble-t-elle ultimement néfaste ?
Il est vrai qu’il y a une part
positive de violence, qui s’attache à une violence interne : quand quelque
chose en moi se déchire parce que je ne renonce pas à l’intensité d’exister,
parce que j’assume qu’il vaut mieux mourir que de renoncer à cette intensité,
parce que je pense que la survie animale n’est pas le dernier mot de
l’existence proprement humaine.
Il y a une
violence à dire « Non ! » comme le clip la manifeste.
Il y a
également une violence à manifester son désir de vivre. On la connaît par
exemple chez beaucoup d’autistes dont la violence est celle de la vie :
s’ils vous mordent, s’ils s’en prennent à vous ou aux choses qui les entourent,
c’est aussi pour manifester qu’ils sont bien vivants et qu’ils résistent, à leur
manière, à l’enfermement, à la relégation.
Il y avait
ainsi une jeune autiste, chassée de dizaines d’institutions, qui, à peine
arrivée dans une nouvelle institution, commençait par tout casser autour
d’elle : le mobilier, les choses qui l’entouraient… Évidemment, ce comportement
tendait à la faire rejeter et conduisait les institutions à prôner son
enfermement. On peut comprendre son comportement sous un tout autre jour :
comme sa manière, pour le moins maladroite mais bien réelle, de manifester
qu’elle n’était toujours pas morte, ou transformée en légume apathique par
cette série d’enfermements et de traitements, et qu’elle était toujours bien vivante !
Ici, la
violence affirme la vie comme résistance à mourir.
Comment
envisageriez-vous de sortir de l’alternative : violence collective propre
à une organisation sociale impersonnelle / issue individuelle liée au
retrait contemplatif et méditatif ? Ce couple n’est-il pas, précisément,
ce à quoi nous condamne l’organisation sociale à laquelle vous vous en prenez :
« Si vous n’êtes pas content, excluez-vous,
marginalisez-vous ! » ?
Je voulais surtout faire
ressortir que le processus présenté comme celui de la civilisation contient
intrinsèquement une grande violence qui se cache sous le signe de l’idée de progrès.
Je ne vois
pas trop ce que la nouvelle de Tchekhov a à voir avec la question de la
violence.
Je le vois
mieux pour le clip d’Orelsan : il dit que la vie est violente, et que les
hommes ne sont pas des insectes.
Cela renvoie à cette violence
interne qui tient au refus de renoncer à l’intensité de la vie.
Le propos
d’Orelsan est-il dans son détail toujours pertinent ? Pour n’en prendre
qu’un exemple, il semble faire l’éloge de la passion quand il pose qu’on
pourrait devenir fasciste faute de passion (on imagine : d’une passion
susceptible d’intensifier la vie).
Mais la
passion, c’est tout aussi bien la passion de l’argent, la passion de réussir,
la passion de tuer, la passion d’écraser son voisin…
Ainsi la
passion, si elle est bien le signe d’une certaine intensité d’existence,
constitue un signe fortement ambivalent : cela peut être la passion de la
violence tout aussi bien que la passion de la non-violence, etc.
Tout de
même pour le plaisir, dont par bien des côtés la société actuelle ne cesse de
nous faire l’éloge (le plaisir de consommer, le plaisir des loisirs, en général
tarifés, etc.) alors que l’intensité d’exister – celle par exemple qui
s’attache au fait d’arriver à penser par soi-même – s’attache plus à l’effort,
au travail, à une violence qu’on se fait pour s’arracher à la vie végétative à
laquelle cette société semble en effet nous condamner.
Il est vrai que je n’avais pas
vraiment le temps de rentrer dans les détails, de présenter finement les situations
évoquées d’un côté par Tchekhov et de l’autre par Orelsan.
Mon but était surtout d’engager
des échanges en proposant un regard sur la violence de notre civilisation et en
nous demandant comment y répondre.
http://www.youtube.com/watch?v=B2kvtRprvkk
Aujourd'hui
sera le dernier jour de mon existence
La dernière
fois que j'ferme les yeux
Mon dernier
silence
J'ai
longtemps cherché la solution a ces nuisances
Ca m'apparaît
maintenant comme une évidence
Fini d'être
une photocopie
Fini la
monotonie, la lobotomie
Aujourd'hui,
j'mettrai ni ma chemise ni ma cravate
J'irai pas
jusqu'au travail, j'donnerai pas la patte
Adieu les
employés d'bureau et leur vie bien rangée
Si tu pouvais
rater la tienne ça les arrangerait
Ça prendrait
un peu d'place dans leur cerveau étriqué
Ça les
conforterait dans leur médiocrité
Adieu les
représentants grassouillets
Qui n'boivent
jamais d'eau comme si ils n’voulaient pas s'mouiller
Les
commerciaux qui sentent l'aftershave et l'cassoulet
Mets d'la
mayonnaise sur leur malette ils s'la boufferaient
Adieu, adieu
les vieux comptables séniles
Adieu les
secrétaires débiles et leurs discussions stériles
Adieu les
jeunes cadres, fraîchement diplômés
Qu'empileraient
les cadavres pour arriver jusqu'au sommet
Adieu tous
ces grands PDG
Essaies
d'ouvrir ton parachute doré quand tu t'fais défenestrer
Ils font leur
beurre sur des salariés désespérés
Et jouent les
vierges effarouchées quand ils s'font séquestrer
Tous ces fils
de quelqu'un, ces fils d'une pute snobe
Qui partagent
les trois quarts des richesses du Globe
Adieu ces
p'tits patrons, ces beaufs embourgeoisés
Qui grattent
les RTT pour payer leur vacances d'été
Adieu les
ouvriers, ces produits périmés
C’est la loi
du marché mon pote, t’es bon qu’à te faire virer
Ça
t’empêchera d’engraisser ta gamine affreuse
Qui se fera
sauter par un pompier qui va finir coiffeuse
Adieu la
campagne et ses familles crasseuses
Proche du
porc au point d’attraper la fièvre aphteuse
Toutes ces
vieilles, ces commères qui se bouffent entre elles
Ces vieux
radins et leurs économies de bouts d'chandelles
Adieu cette
France profonde
Profondément
stupide, cupide, inutile, putride
C’est fini
vous êtes en retard d’un siècle
Plus personne
n’a besoin d'vous bande d’incestes
Adieu tous
ces gens prétentieux dans la capitale
Qu’essaient
de prouver qu’ils valent mieux que toi chaque fois qu’ils te parlent
Tous ces
connards dans la pub, dans la finance
Dans la com’,
dans la télé, dans la musique, dans la mode
Ces parisiens,
jamais contents, médisants
Faussement
cultivés, à peine intelligents
Ces
répliquants qui pensent avoir le monopole du bon goût
Qui regardent
la province d’un œil méprisant
Adieu les
sudistes abrutis par leur soleil cuisant
Leur seul but
dans la vie c’est la troisième mi-temps
Accueillants,
soit disant
Ils t'baisent
avec le sourire
Tu peux
l'voir à leur façon de conduire
Adieu ces
nouveaux fascistes
Qui
justifient leur vie de merde par des idéaux racistes
Devenu
néo-nazi parc’que t’avais aucune passion
Au lieu de
jouer les SS, trouve une occupation
Adieu les
piranhas dans leur banlieue
Qui voient
pas plus loin que le bout de leur haine au point qu’ils s'bouffent entre eux
Qui
deviennent agressifs une fois qu’ils sont à douze
Seuls ils
lèveraient pas l'petit doigt dans un combat de pouce
Adieu les
jeunes moyens, les pires de tous
Ces
baltringues supportent pas la moindre petite secousse
Adieu les
fils de bougres
Qui possèdent
tout mais ne savent pas quoi en faire
Donn’-leur
l’Eden ils t’en f'ront un Enfer
Adieu tous
ces profs dépressifs
T’as raté ta
propre vie, comment tu comptes élever mes fils ?
Adieu les
grévistes et leur CGT
Qui passent
moins de temps à chercher des solutions que des slogans pétés
Qui fouettent
la défaite du survét’ au visage
Transforment
n’importe quelle manif’ en fête au village
Adieu les
journalistes qui font dire ce qu’ils veulent aux images
Vendraient
leur propre mère pour écouler quelques tirages
Adieu la
ménagère devant son écran
Prête à gober
la merde qu’on lui jette entre les dents
Qui pose pas
de questions tant qu’elle consomme
Qui s’étonne
même plus de se faire cogner par son homme
Adieu, ces
associations bien-pensantes
Ces
dictateurs de la bonne conscience
Bien contents
qu’on leur fasse du tort
C’est à celui
qui condamnera le plus fort
Adieu
lesbiennes refoulées, surexcitées
Qui cherchent
dans leur féminité une raison d’exister
Adieu ceux
qui vivent à travers leur sexualité
Danser sur
des chariots, c'est ça votre fierté ?
Les
bisounours et leur pouvoir de l’arc-en-ciel
Qui
voudraient me faire croire qu’être hétéro c’est à l’ancienne
Tellement,
tellement susceptibles
Pour prouver
que t’es pas homophobe faudra bientôt que tu suces des types
Adieu la
nation, tous ces incapables dans les administrations
Ces rois de
l’inaction
Avec leur
bâtiments qui donnent envie de vomir
Qui font
exprès d’ouvrir à des heures où personne peut venir
Bêêê, tous
ces moutons pathétiques
Change une
fonction dans leur logiciel, ils se mettent au chômage technique
À peu près le
même Q.I. que ces saletés de flics
Qui savent
pas construire une phrase en dehors de leurs sales répliques
Adieu les
politiques, en parler serait perdre mon temps
Tout le
système est complètement incompétent
Adieu les
sectes, adieu les religieux
Ceux qui
voudraient m’imposer des règles pour que je vive mieux
Adieu les
poivrots qui rentrent jamais chez eux
Qui préfèrent
se faire enculer par la Française des Jeux
Adieu les
banquiers véreux
Le monde leur
appartient
Adieu tous
les pigeons qui leur mangent dans la main
J’comprends
que j’ai rien à faire ici quand j'branche la Une
Adieu la
France de Joséphine Ange-gardien
Adieu les
hippies, leur naïveté qui changera rien
Adieu les
S.M. libertins et tous ces gens malsains
Adieu ces
pseudos artistes engagés
Plein de
banalités démagogues dans la trachée
Écouter des
chanteurs faire la morale, ça me fait chier
Essaie
d’écrire des bonnes paroles avant de la prêcher
Adieu les
p’tits mongols qui savent écrire qu’en abrégé
Adieu les
sans papier, les clochards, tous ces tas de déchets, j’les hais
Les sportifs,
les hooligans dans les stades, les citadins, les bouseux dans leur étables
Les
marginaux, les gens respectables
Les chômeurs,
les emplois stables, les génies, les gens passables
De la plus
grande crapule à la médaille du mérite
De la
première dame au dernier trav’ du pays…
Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Maison_%C3%A0_mezzanine
La Maison à mezzanine fut initialement publiée dans la revue russe La
Pensée russe, livre IV d'avril 1896 [12].
C’est une nouvelle ou sont abordés des sujets politiques.
Autre traduction La Maison
avec un attique [13].
Le narrateur, un peintre oisif
continuel, loge chez Bélokourov, un propriétaire terrien. Les deux hommes
rendent visite à la famille Voltchaninova, le père est mort, la mère est restée
seule avec ses deux filles, la belle et froide Lyda, la jeune et sensible
Génia.
Lyda ne fait attention qu'à
Bélokourov, elle n’apprécie guère le peintre qu'elle surnomme le paysagiste,
elle s’occupe de bonnes œuvres, de politique locale dans le Zemstvo, elle
voudrait que Bélokourov la rejoigne dans ses combats, mais ce dernier n’est pas
porté sur l’action.
Le peintre fréquente la maison
des Voltchaninova, les journées y sont oisives, Lyda et le narrateur s’oppose
fréquemment sur le sort des paysans pauvres, elle veut soigner les effets de la
pauvreté en ouvrant des dispensaires, des écoles, lui veut agir sur les causes,
les hommes abrutis par le travail, la faim, le froid et la peur n’ont pas le
temps de penser, ce qu’il faut c’est partager le travail entre tous.
Le peintre est amoureux de
Génia, le dernier soir il la couvre de baisers, mais le lendemain elle n'est
plus là, Lyda a exigé que Génia et sa mère quittent la maison, il ne reverra
plus. Des années plus tard, le peintre rencontre Bélokourov, il sait seulement
que Lyda a pris le pouvoir au Zemstvo mais n’a aucune nouvelle de Génia. Quand
va t il la revoir?
—
La bonne éducation consiste non pas à ne pas
renverser la sauce sur la nappe, mais à ne pas le faire remarquer quand cela
arrive à un autre.
—
Soigner les paysans pauvres sans être médecin, c’est
les tromper, et qu’il est facile de jouer les bienfaiteurs quand on possède
deux mille hectares !
*
mardi 6 mars 2012
Mon propos articule deux idées sur la violence :
1. la violence comme rapport de force, qui est donc politique (c’est le sens introduit par François Nicolas) ;
2. la violence comme manière d’exister, qui renvoie à une réalité anthropologique [14] et que l’on a rencontrée au cours de la discussion qui a suivi l’intervention de Daoud Tatou.
L’articulation de ces deux idées, à cause du lieu d’où je viens - la direction de Com’Tech, centre de formation aux métiers de l’animation - et du lieu où je parle - le Relais Ile-de-France et l’Élan retrouvé -, je la fais au sein de la question éducative.
Il y a quelque chose de commun aux trois organismes que je viens de mentionner qui est l’Éducation populaire. On a là trois composantes singulières et originales de l’Éducation populaire.
Je partirai d’un premier niveau descriptif : c’est un mouvement qui rassemble des associations (la Ligue de l’Enseignement, les CEMÉA, les Scouts et Guides de France et donc Le Relais) ayant obtenu un agrément ministériel. Il y là une existence institutionnelle et juridique.
À un second niveau descriptif, moins formel, plus diversifié, correspondent un certain nombre de métiers et de formations : éducateur spécialisé, moniteur éducateur, conseiller d’éducation populaire, animateur.
Du premier niveau découle que l’Éducation populaire est liée aux valeurs portées par le fonctionnement du monde associatif : conseil d’administration et bureau élu, vie d’une assemblée, vote. Un apprentissage de la vie démocratique.
Des deux niveaux on peut retenir aussi l’idée qu’elle procède d’une forme d’assistance (ce que disent les métiers) et que cette assistance relève au départ du mutualisme, de la solidarité. On en a aussi la trace dans le fonctionnement bénévole des associations.
Il y a là un lien de l’Éducation populaire avec le « patronage » tel qu’il existe depuis longtemps, notamment en Angleterre où des riches financent par charité des institutions pour jeunes gens pauvres. L’Éducation populaire repose sur la charité mais s’en distingue et cela par son lien avec la Révolution française et la 2nde République (1848). De la première elle retient le rapport sur l’Instruction publique de Condorcet et l’idéal d’émancipation de la Révolution. De la seconde c’est l’idée d’une rencontre entre une élite intellectuelle (les étudiants) et les ouvriers (avec la mise en place des universités populaires).
Au moment de la 2nde République, on a en France des « patronages » qui essentiellement dispensent des savoirs techniques (notamment des cours de dessin), des ouvriers relativement isolés travaillant chez de petits artisans et qui pour certains vont à des cours du soir. Par ailleurs, avec la mise en place du suffrage universel, est reprise la rhétorique de la Révolution sur la nécessité de l’instruction, telle qu’elle a été énoncée par Condorcet :
« Tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commandes seraient d'utiles vérités ; le genre humain n'en resterait pas moins partagé entre deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient. Celle des maîtres et celle des esclaves »
Rapport sur l'organisation générale de l'Instruction publique présenté à l'Assemblée nationale législative au nom du Comité d'Instruction publique les 20 et 21 avril 1792.
La thèse est la suivante : puisque le peuple vote, il doit être éclairé et cela passe par la transmission des savoirs.
De son lien avec la charité, et de sa tentative de dépassement, il ressort que l’Éducation populaire est prise dans un double idéal ; celui donc de la charité, de la solidarité et qui vise à l’insertion des personnes, idéal social ; et celui qui inscrit l’action dans la transformation des individus par l’instruction, qui vise à leur émancipation, idéal politique. Pour comprendre ce dernier, il importe de s’arrêter sur le plan d’organisation de l’Instruction publique de Condorcet.
(Condorcet, voir par exemple ses cinq Mémoires sur l’instruction publique)
Pour Condorcet, l’instruction est au service :
1. de l’exercice des droits (il ne suffit pas de donner des droits aux hommes, il faut qu’ils puissent les exercer) en apprenant à raisonner, à - comme il l’écrit - « saisir les vérités » ;
2. de la réduction des inégalités de fait. L’égalité de fait doit être distinguée de l’égalité de droit et de l’égalité réelle. L’égalité de droit est obtenue par la constitution, par la déclaration universelle des droits de l’homme. Cependant, il y a - de par la naissance, le milieu familial, l’environnement - des inégalités entre les hommes. L’égalité de fait, c’est offrir à chacun les mêmes possibilités de s’instruire à un niveau « élémentaire », par exemple en mettant en place des mécanismes d’aide, de bourse, pour les familles les plus pauvres. L’égalité réelle serait vouloir l’égalité de tous, mais, comme il y a des différences entre les hommes, cela revient à vouloir l’égalité au niveau des plus mauvais. Réduire l’inégalité de fait, offrir la possibilité de l’instruction, c’est permettre que je décide de manière éclairée de remettre ma liberté entre les mains d’un autre ;
3. du développement de l’excellence individuelle (ne laisser « échapper aucun talent sans être aperçu ») ; ceci s’oppose aussi à l’égalité réelle et pose le principe suivant : chacun doit s’efforcer à l’estime de soi. (Il y a peut-être ici une décision anthropologique : le savoir, et seul le savoir, contribue à l’estime de soi.)
4. du développement et du perfectionnement des connaissances et des savoirs, ce qui signifie qu’on ne demande pas aux savoirs d’être utiles, on ne les transmet pas en raison de l’utilité de leurs applications pratiques, mais parce qu’ils contribuent eux-mêmes au développement des savoirs.
À partir de là on décide d’un plan d’instruction :
- elle est publique et ouverte à la concurrence ;
- elle est libre, c’est-à-dire non obligatoire ;
- elle hiérarchise les savoirs entre eux et, au sein d’un savoir, du plus élémentaire au plus complexe.
On voit bien ici comment l’instruction, la transmission des savoirs, c’est-à-dire l’école, arrache l’enfant et le jeune à leur condition, à la réalité de leur famille, de leur milieu social pour les confronter aux savoirs. On ne se pose pas la question des besoins de l’enfant, de son développement, on se pose la question de la priorité des savoirs et de trouver en eux ce qui est élémentaire. Il y a là une première violence de l’école. Pour le dire autrement, l’école construit son propre sujet : c’est une raison qui parle à une autre raison. L’autorité à laquelle l’école nous confronte - dans celle que définit Condorcet - n’est pas celle d’un maître mais celle de l’universalité d’un savoir. Au bout du compte ce que doit permettre au minimum l’école, c’est l’usage éclairé de la raison [15], c’est-à-dire que, dans des décisions, on puisse exercer librement son jugement entre la véracité et l’erreur. Mais ces décisions ne concernent pas des conduites, elles portent sur les savoirs.
Pour Condorcet, le « reste de l’éducation », c’est-à-dire ce qui ne fait pas partie de l’universalité des savoirs et qui relève par exemple des croyances ou des goûts, doit être laissé aux familles. Ce qui signifie deux choses : l’instruction fait partie de l’éducation, et les familles ne doivent pas être un obstacle à l’instruction. D’où l’idée d’instruire les familles et notamment les mères.
De ce parcours dans la conception de l’école selon Condorcet, on peut retenir deux choses : d’une part que l’instruction est nécessaire à l’exercice de la liberté, des droits que la République donne (elle dispose que l’homme est digne d’être instruit, il est digne de savoir) ; d’autre part qu’elle est une première violence comme rapport de force entre les savoirs et l’individu, mais aussi, à un niveau plus politique, entre la société - qui au fond n’a que faire des savoirs - et la communauté des instruits.
Pour saisir ce qu’est l’éducation, on partira de ce qui l’oppose à l’instruction. Ainsi :
— l’instruction est ponctuelle alors que l’éducation est tout au long de la vie ;
— l’instruction relève des savoirs alors que l’éducation renvoie aux conduites ;
— l’instruction repose sur la libre décision (on ne peut contraindre quelqu’un à apprendre) alors que l’éducation déploie des contraintes personnelles ;
— l’instruction est totalement transitive (on est instruit par quelqu’un, ou encore on s’instruit de quelque chose) alors que l’éducation peut s’appliquer à soi-même (on est éduqué à quelque chose et aussi on peut s’éduquer soi-même).
En deuxième approche, je me fonderai sur une autre référence constante de l’Éducation populaire qui est celle à Rousseau (voir Émile ou De l’éducation). L’élément fondamental retenu est que l’homme, le petit d’homme, l’enfant, a besoin d’assistance (« La nature a fait les enfants pour être aimés et secourus »), de soins même. On a là aussi affaire à une décision anthropologique qui part de ce qu’est la relation à l’enfant pour définir l’orientation de l’éducation : acquérir des forces, être assisté, développer son jugement.
L’enfant a besoin de soins parce qu’il est faible et qu’il se croit fort. Éduquer un enfant revient à le fortifier : on le laisse se mesurer aux choses, et apprendre qu’il est dépendant d’elles ; on le laisse aussi se mesurer à la force des autres hommes, et apprendre qu’il en est dépendant. Cette conception de l’éducation met en avant une autre forme de violence, de l’exercice de la force qui est une manière d’exister. L’éducation est d’abord le libre exercice de la force, ce qui, dans bien des cas, amène l’abandon de cette force pour entrer dans un autre type de relation aux hommes et aux choses. Si l’éducation est tout au long de la vie, c’est que l’équilibre entre ce que je veux (mes besoins dans les termes de Rousseau) et ce que je peux (mes forces) est sans cesse à retrouver, à reconstruire. La relation entre les besoins et les forces est en mouvement continue, elle est dynamique.
Cependant cela ne fixe aucun terme, aucune finalité à l’éducation. Celle-ci se formulera aussi chez Rousseau sous le nom de liberté :
« Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin pour la faire de mettre les bras d’un autre au bout des siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité mais la liberté. L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut et fait ce qui lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, et toutes les règles de l’éducation vont en découler ».
La liberté ici n’est pas une affaire juridique, ne se traduit pas dans la décision éclairée de se soumettre, mais dans le fait d’être sa propre loi, d’acquérir, malgré et grâce à la dépendance native, l’autonomie. Et c’est cette conception de la liberté comme autonomie qui oriente l’éducation.
Des conceptions de Rousseau, l’Éducation populaire retient essentiellement deux choses : l’orientation vers l’enfant qui a besoin d’aide et de soutien ; et le fait qu’on ne peut laisser personne sur le côté. Il y a aussi une dignité du soin.
Selon Condorcet, l’exercice du droit - et donc la liberté effective - oblige à s’instruire. Cependant, dans les faits, certains ne le veulent pas. Cette résistance, même passive, à l’instruction, à l’école est une autre forme de rapport de force qui sera résolu par des méthodes pédagogiques, au cas par cas. Ces méthodes, qu’on appellera les méthodes nouvelles ou les méthodes actives, on peut les transmettre et les échanger, mais on doit les laisser pour ce qu’elles sont : des échanges sur les pratiques qui n’ont pas à influencer les savoirs.
C’est de l’organisation de ces échanges que naît aussi l’Éducation populaire.
En conclusion on peut dire que l’Éducation populaire procède de trois moments qui ne sont pas de même nature. Chronologiquement, le premier est celui incarné par la théorie de l’éducation selon Rousseau basée sur la nécessité du soin, de sa dignité et d’un équilibre entre les forces et les besoins. Ensuite vient le moment du plan pour l’instruction publique de Condorcet qui voit dans le savoir le seul accès à l’exercice de la liberté. Enfin vient le moment des méthodes actives où l’Éducation populaire puise ses ressources et agit comme propagation de méthodes pédagogiques. La résistance à la transmission des savoirs semble de nouveau présente aujourd’hui, comme symptôme d’un malaise social et donc comme source de conflit. Cependant l’orientation suivie par la puissance publique semble plus relever d’une logique de l’insertion que de l’émancipation.
Cet exposé thématise qu’il y a bien des violences inhérentes à la pratique de l’instruction et de l’éducation.
— L’instruction n’existe pas sans violences : d’une part celle de l’État (pour imposer l’instruction publique à chacun, qu’il le veuille ou non), d’autre part celle des savoirs (un savoir s’impose contre l’opinion libre de chacun : la date de Marignan, le nom de la capitale de la France, l’équation 2+2=4 s’imposent à chacun, qu’il le veuille ou non).
— L’éducation fait également violence à l’éduqué, cette fois sous forme d’auto-violence : la violence que l’éduqué doit se faire pour autocontrôler ses besoins.
Au total, l’idée de violence se trouve ainsi dotée d’une puissance affirmative et plus seulement négative : il ne s’agit plus de combattre indifféremment toute forme de violence mais d’examiner cas par cas de quel type exact de violence il s’agit pour déterminer si elle est utile ou néfaste.
Trois questions à partir de là.
1. L’éducation consiste-t-elle bien en un ajustement des besoins aux forces, en une autolimitation des besoins ? Ne pourrait-on dire que ce type réduit d’éducation vaut tout autant pour un animal (comme on « éduque » un animal domestique – par exemple un chat ou un chien – pour qu’il discipline l’exercice de ses besoins naturels) ? L’éducation proprement humaine (soit l’éducation de la part qui chez l’homme est en état de dépasser sa condition d’animal humain) n’est-elle pas radicalement autre ? Ne faudrait-il pas plutôt la chercher du côté de ce que Condorcet appelait « saisir les vérités » ? Dans ce cas, le rapport éducation-instruction serait un peu différent : cette éducation proprement humaine serait moins un préalable à l’instruction qu’un au-delà d’elle, qu’un moment ultérieur où les savoirs instruits sont interrogés sur leur capacité ou non d’orienter vers ces « vérités » (qui intéressent l’homme et non pas l’animal) ?
2. De même l’instruction n’est-elle pas plutôt circonscrite à la transmission des savoirs, l’aptitude à savoir ne constituant alors qu’une part de l’exercice de la raison (il ne va ainsi guère de soi que « saisir les vérités » relève d’un savoir, qu’on puisse dire par exemple : « je sais saisir les vérités ! ») ? Auquel cas, il ne va plus de soi que l’instruction à elle seule constitue une dignité de l’homme. C’était apparemment le point de vue de Condorcet (qui semble comprendre l’éducation à partir de l’instruction) mais ce n’est plus exactement le point de vue de Rousseau (qui à l’inverse tend à comprendre l’instruction à partir de l’éducation).
3. D’où la troisième question : n’y a-t-il pas quelque confusion à aligner Condorcet et Rousseau comme s’ils disaient la même chose ou du moins comme s’ils constituaient une même orientation de pensée ? Ne s’agit-il pas en fait de deux orientations contradictoires (celle de Condorcet, valorisant l’instruction ; celle de Rousseau privilégiant l’éducation) ? Et si tel est bien le cas, quelle est alors l’orientation propre du conférencier sur tous ces points ?
Il y a certainement des contradictions entre Rousseau et Condorcet, notamment sur ce chacun peut appeler « vérité », et « liberté » (chez Condorcet, les savoirs sont bien détenteurs de vérité, d’où l’instruction et non l’éducation). Mais l’important, c’est que l’Éducation populaire procède des deux, au-delà ou à partir de leurs contradictions.
Il y a ailleurs chez Rousseau un éloge d’une liberté qui n’est plus présentée comme un simple hédonisme, comme la seule capacité de « faire ce qui me plaît » mais cette fois comme une violence qu’on exerce contre soi-même, c’est-à-dire comme une contrainte qu’on s’impose. Ainsi, dans le Contrat social (qui est d’orientation assez différente de l’Émile), Rousseau pose que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». L’idée que toute liberté véritable est attachée à une douce violence qu’on se fait, à une contrainte qu’on s’impose de force, est intéressante si l’on soutient qu’éduquer quelqu’un, c’est l’éduquer à la liberté.
Attention : il faut prendre garde à l’aspect plaisant de la citation de Rousseau faite en cours d’exposé. En effet quand Rousseau écrit « je fais ce qui me plaît », ce n’est pas à entendre comme l’expression d’un hédonisme individuel, tel que le formule un adolescent aujourd’hui, même s’il y a de cela. « Je fais ce qui me plaît » parce que j’ai su définir des contraintes, pour moi, auxquelles je sais obéir.
Mais, concernant l’Éducation populaire, il n’est pas sûr que ce soit cet aspect qui l’intéresse dans Rousseau. Ce qui intéresse principalement l’Éducation populaire, c’est la prise en compte de l’enfant, le fait de le placer au centre de l’éducation. Cela permet de revenir à la première série de questions : il y a un point d’articulation entre instruction et éducation parce qu’il y a, de fait, chez certains, une résistance à l’instruction, un rapport de force qui s’installe de manière durable entre l’enfant qui apprend et les savoirs. Et l’Éducation populaire s’est donnée pour tâche de surmonter ce rapport de force, en faisant l’hypothèse que s’il y a un antagonisme négatif, il est dû à la famille.
Il faut bien comprendre que le mouvement dit d’Éducation populaire se considérait comme porteur de valeurs spécifiques : des valeurs de citoyenneté, d’autonomie (songeons aux valeurs d’un mouvement comme le scoutisme).
Par ailleurs, ce mouvement s’est constitué non seulement vis-à-vis de l’institution scolaire (en incorporant par exemple la pratique des sports ou des arts plastiques) mais également à partir de mouvements religieux (plutôt protestants) et de mouvements culturels et artistiques (les Maisons de la Culture par exemple).
On pourrait soutenir que le mouvement d’Éducation populaire a eu un tout autre rapport à l’instruction, et donc à l’éducation, que celui qui est ici présenté sous la figure de Condorcet – de ce point de vue, ce mouvement aurait plutôt été en opposition à Condorcet qu’en complément. Il y avait en effet, au cœur de ce mouvement, l’idée de briser le rapport magistral de transmission des savoirs ; il y avait l’idée que toute instruction doit être avant tout une auto-instruction si elle ne veut pas être un embrigadement, s’il s’agit bien que l’élève s’approprie ces savoirs, non comme un singe savant mais bien comme un être libre. D’où des méthodes comme la méthode Freynet où il s’agit avant tout d’apprendre à réfléchir par soi-même, où l’instruction vient du public lui-même et non pas du dehors. Ici l’éducation est à la fois un préalable à l’instruction (il faut s’éduquer à s’instruire de manière intelligente) et un au-delà (le savoir à acquérir reste contrôlé par chacun en fonction de sa libre orientation dans l’existence).
Rappelons aussi que ce mouvement est d’abord né d’échanges entre enseignants qui étaient à la recherche de méthodes dites « actives » (où l’on apprend en pratiquant et non pas où l’on apprend d’abord pour ne mettre en pratique ce qu’on a appris que dans un second temps). Soit l’idée que l’enseigné est acteur de son enseignement et que l’opposition enseignant/enseigné doit être surmontée.
N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous pratiquons dans le Relais s’il est vrai qu’un référent se forme lui-même sans qu’au départ on ne lui impose un savoir, une technique ?
Condorcet ne dit rien des moyens pour instruire (en tous cas pas dans ce Rapport, ni dans les 5 Mémoires dont j’ai parlé). Il ne fait que définir ce que doit être l’instruction comme transmission de savoirs, et sa nécessité, son enjeu. D’où le fait qu’il n’aborde pas les questions d’éducation, puisque pour lui, celle-ci ne relève pas du rôle de la puissance publique. Le point trouble dans toute cette histoire, c’est la pédagogie : comment intervient-elle et pourquoi ? Quel est son rôle ? Quelle est sa relation aux savoirs ? Dès lors que l’on parle de pédagogie nouvelle, de méthodes actives, on a tendance à les présenter comme un mouvement qui privilégie les formes sur les contenus. Or il n’est pas sûr que l’objectif affiché aujourd’hui d’une école pacifiée, sans violence, soit le bon objectif. Dans bien des cas, cet objectif oblige en fait à céder sur les savoirs, et par ailleurs il place l’insertion comme objectif de la scolarité et non l’émancipation.
Remarquons que si le Relais est reconnu comme association d’éducation populaire, ce n’est nullement pour cette qualité de son travail, pour le type d’éducation qu’elle pratique avec les référents ou les autistes. C’est simplement parce que ses statuts d’association attestent qu’il y a, à l’intérieur de ses instances dirigeantes, autant de femmes que d’hommes, que ses instances délibèrent démocratiquement, bref que les gens qui la composent ont été eux-mêmes éduqués selon les principes de l’éducation populaire. Autant dire que le label « Éducation populaire » s’est ossifié et qu’il ne correspond plus à grand-chose sur le fond puisqu’il suffit de « statuts démocratiques » pour l’obtenir…
Parler de besoins (voir la citation donnée de Rousseau) est une chose, parler de plaisir en est une autre. L’éducation populaire est aussi ce qui a mis l’accent sur le plaisir qu’il peut y avoir à apprendre lorsque la manière d’apprendre et son contenu ne sont plus imposés brutalement de l’extérieur.
Parler de désir est encore une troisième chose : la liberté ne se joue-t-elle pas dans un rapport au désir de chacun plutôt que dans un rapport à ses « besoins » ?
On n’a peut-être pas assez entendu un dilemme, que le mouvement d’Éducation populaire a contribué à soulever : l’objectif de tout cela (instruction-éducation) est-il l’intégration ou l’émancipation ?
Mais ne peut-il pas être les deux à la fois, ou du moins l’un des deux sans que l’autre n’en pâtisse (somme toute, on peut être intégré – comme semblent l’être tous les gens rassemblés aujourd’hui autour de cette table – sans pour autant se condamner à ne pas être émancipé !) ?
Pourquoi opposer l’un à l’autre ? Pourquoi faudrait-il nécessairement choisir entre intégration et émancipation ?
L’éducation populaire, c’était aussi l’idée que l’émancipation relève d’une lutte, et d’une dimension collective. Ce n’est pas seulement affaire de plaisir individuel.
Il y a des gens qui ont été très loin dans l’opposition à toute forme d’éducation, soutenant que puisque toute éducation implique une part de violence et que toute violence est une humiliation, toute éducation ne peut être que négative, et qu’il faut donc laisser grandir les enfants sans contrainte. Tel est par exemple le cas d’une psychanalyste disposant d’une certaine notoriété, Alice Miller, qui associe systématiquement toute idée d’éducation à ce qu’elle appelle une « pédagogie noire » (le nom qu’elle avance suffit à indiquer la charge négative dont elle l’accable).
Pourtant, le point avancé par Rousseau quant à l’éducation des enfants semble être assez stupide : qui ne sait que si l’enfant ne fait que ce qu’il lui plaît, il va se cramponner du matin jusqu’au soir sur sa console de jeux et qu’il faut donc bien lui imposer des lois pour qu’il se structure !
Plus largement, on ne saurait échapper au rôle de la contrainte et du cadre.
Opposer trop frontalement instruction magistrale et instruction par la pratique, n’est-ce pas céder à une facilité de présentation ? Toute instruction véritable n’est-elle pas un va-et-vient continuel entre acquisition de savoirs existants et autoapprentissage pratique ?
*
La discussion s’est ultimement focalisée sur l’état des lieux en matière d’école effective dans ce pays : abandon des savoirs ?, pédagogie faussement attentive aux besoins de l’enfant ?, diversification ?, etc.
*
mardi 3 avril 2012
Je voudrais prélever mon sujet
de départ dans l’actualité constituée par la série de crimes commis à Montauban
et Toulouse par Mohamed Merah. Je voudrais partir de la représentation qui a
été donnée des problèmes que pose ce type de violence, celle qui se situe à la
frontière du crime et de la pathologie.
Je pense en effet qu’on ne peut
jamais parler directement de la question de la violence, comme si c’était une
chose. Il y a certes des gens qui font cela, qui en parlent ainsi – c’est
un peu le cas par exemple de la personne ayant récemment écrit dans Le Monde l’article intitulé « La fabrique
sociale de la violence » [16] et qui parle, à propos de l’affaire précédente,
d’une manifestation « terrifiante » qu’il s’agirait d’expliquer en combinant pour cela
différentes causes – mais je ne pense pas qu’on puisse travailler comme cela.
Il faut faire très attention à la manière dont on parle de ces questions car,
en cette affaire, les mots retenus sont décisifs : il faut réfléchir en
même temps ce qui se passe et comment on en parle.
Dans cette même actualité, par
une sorte de hasard objectif, trois autres phénomènes ont retenu mon attention.
Il y a d’abord que Mohamed Merah
ayant été tué dans l’affrontement avec les forces de l’ordre, ceci a entraîné
une polémique, venant en particulier de son père qui a contesté la version
officielle des faits. Son père, parlant en cette circonstance depuis l’Algérie,
a dit en substance : « Je vais poursuivre devant les tribunaux la
police française pour meurtre parce que la police pouvait très bien ne pas le
tuer, alors qu’en fait, elle l’a exécuté. » Le ministre français des
Affaires Étrangères est alors monté au créneau pour déclarer très exactement
ceci : « Quand on est le père d’un tel monstre, on se
tait ! »
L’emploi du mot
« monstre » m’a ici frappé : il a surgi par ce détour et il
soulève de nombreuses questions. Il faut en effet savoir à quoi cela sert de
parler de monstre, qu’est-ce que ce mot
remplace, d’où il vient. Ainsi, dans cet article - que par ailleurs je ne
méprise pas mais que je prends simplement comme matériau de départ pour ma
réflexion -, on trouve, dès le début du second paragraphe, ces questions :
« Comment interpréter cette banalité outrageante du mal qui
s’exprime derrière le visage rieur du jeune tueur ? Monstre ou bourreau
ordinaire ? »
Chacun de ces mots appellerait
de longs commentaires. Par exemple l’expression « le visage rieur du
jeune tueur ». On a pu voir en effet
beaucoup d’images de Mohamed Merah mais, pour ma part, je trouve qu’il y a
plutôt dans les images de ce visage quelque chose de pathétique ; en tous
les cas, ce visage se présente à nous comme un visage complètement familier, un
visage accessible, le visage de quelqu’un avec qui on peut imaginer se trouver
dans la vie ordinaire.
Les mots « monstre ou
bourreau ordinaire » suggèrent qu’il y
aurait quelque chose de caché derrière cette apparence - outre que l’expression
« bourreau ordinaire »
a une autre connotation : celle des meurtres de masse commis par des
soldats à l’époque du nazisme.
Au même moment – pour des
raisons hasardeuses d’anniversaire – le même journal a publié des articles
commémorant la fin de la guerre d’Algérie et évoquant à cette occasion les tortures
que cette guerre a provoquées en Algérie : ici, le mot bourreau renvoie aux tortionnaires qui sévissent dans les
génocides ou dans les guerres coloniales. D’où une sorte de clash entre des
représentations et images différentes puisque le même mot monstre, utilisé par le Ministre face au père algérien
n’acceptant pas la version officielle, est également utilisé quand on se
souvient de la torture pendant la guerre d’Algérie pour se demander cette
fois : les tortionnaires étaient-ils des monstres ou des bourreaux ordinaires
du colonialisme ?
Troisième coïncidence : ce
mois dernier, la discussion aux États-Unis (où j’enseigne une partie de
l’année) portait sur un soldat américain qui, en Afghanistan, est sorti de son
cantonnement pour assassiner dix-sept personnes (dont une forte proportion de
femmes et d’enfants) dans les villages environnants. La question était de
savoir comment expliquer cet acte : pour certains, quand on fabrique des
machines à tuer, il ne faut pas ensuite s’étonner qu’elles échappent au
contrôle ; pour d’autres, il s’agissait plutôt de porter attention aux
différents problèmes (psychologiques, familiaux…) qui peuvent se trouver
aggravés par le stress…
Voilà donc ma série de coïncidences.
Passons maintenant aux aspects
plus théoriques ou plus philosophiques de la question. J’en ai retenu ici
trois.
D’où vient la notion de monstre,
et à quoi sert-elle ?
Cette notion pointe un fond
archaïque de l’humanité : la question de la monstruosité suggère que la
nature humaine produit quelque chose qui la contredit, qui est incompatible avec
elle. Et cette question ressurgit périodiquement quand il s’agit de mettre un
nom sur une double exigence, quand on veut faire deux choses contradictions à
la fois : d’une part créer une distance maximale (le monstre est celui
qu’on veut extraire de la communauté, qui n’est pas comme nous), et d’autre part suggérer contradictoirement
l’inverse (le monstrueux est en nous, parmi nous ; il ne se voit
pas – cf. l’usage fait du visage de Mohamed
Merah -, le monstrueux, c’est vous et moi - peut-être que chacun
d’entre nous abrite de telles pulsions monstrueuses, etc.). L’usage de ce terme met ainsi en jeu, de manière
sous-jacente, la contradiction de ces deux désirs antithétiques : d’une
part dresser une barrière infranchissable entre le monstrueux et nous ;
d’autre part se demander simultanément si ce monstrueux ne serait pas en nous.
Quelle genre d’angoisse
individuelle et collective s’agit-il ici de conjurer et de susciter ?
Pour tenter d’éclairer ce point,
remontons à l’étymologie du mot monstre.
Le mot renvoie au fait de montrer (qui se disait jadis monstrer). Le monstre, c’est donc ce qu’on montre, ce qu’on
exhibe (dans une foire, par exemple, ou sur une scène, ici médiatique) pour
produire le double effet contradictoire mentionné précédemment.
D’un point de vue historique, il
y a quelque chose d’archaïque dans la notion de monstre (que l’on décèle dans
toute l’imagerie et l’iconographie représentant des êtres
« monstrueux »). On retrouve cela chez les philosophes qui, partisans
de l’idée d’une « nature humaine », se sont intéressés aux
monstres ; on retrouve ainsi chez eux toujours le même paradoxe :
d’un côté, il faut séparer le normal du monstrueux, il faut se débarrasser du
monstrueux pour savoir ce que c’est que l’homme ; et, d’un autre côté,
c’est dans le monstrueux que résident les secrets de l’homme.
À l’époque moderne,
caractérisée, depuis deux siècles, par la figure des institutions (psychiatriques,
judiciaires, politiques) mises en place après la Révolution française, on
retrouve trace de tout cela dans le travail de Michel Foucault, singulièrement
dans deux de sces
livres.
— Le premier
reproduit et commente un document d’archive intitulé Moi, Pierre Rivière,
ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… ; il s’agit là de l’autobiographie d’un jeune paysan, arrêté vers 1830
et condamné à mort pour une série de meurtres, qui, dans sa prison-hôpital,
avait, à la demande même de ses juges, écrit son autobiographie. Ce document
touche donc à ce type de monstre qui parle de lui-même.
— Le second est un
cours (du milieu des années 70) intitulé Les anormaux. Il s’appuie en particulier sur l’histoire de Pierre
Rivière et il traite de la gestion, par notre société moderne, de la question
du rapport entre crime et folie.
Il ressort de ces textes que,
dans les sociétés plus anciennes (c’est-à-dire d’avant le dix-neuvième siècle),
on faisait recours à la catégorie de monstruosité quand on avait affaire à des
crimes qualifiées d’« atroces », d’« incompréhensibles » ou
d’« impardonnables ». La liste de ces types de crime était alors
assez précise et comportait toujours le parricide, le matricide, les
infanticides (assassiner ses parents ou ses enfants est en effet beaucoup plus
monstrueux que d’autres meurtres) mais également des crimes politiques tel le
régicide. Cette notion opérait comme une sorte de boite noire.
Au début du 19° siècle, entrant
alors dans un âge rationaliste, on a voulu distinguer entre ce qui relevait de
la folie (d’où le travail des psychiatres, aboutissant en particulier au développement
de la notion de perversion) et ce qui relevait de la faute (et méritait donc un
jugement).
Remarquons que cette distinction
est toujours en cours : on l’a vu récemment en Norvège à l’occasion de la
série de meurtres commis par Anders Breivik puisqu’il a d’abord
été classé comme fou, donc comme irresponsable, avant d’être reconsidéré comme
responsable de ses actes et donc susceptible de passer en jugement.
Ce problème – distinguer crime
et folie - est en vérité politiquement déterminé ; on y retrouve en effet
deux attitudes fondamentalement différentes (j’ai appelé cela « le
grand partage bourgeois »).
— Il y a d’un côté
une tradition libérale et conservatrice
qui, pour « défendre la société », accepte la possibilité d’être à la
fois fou et criminel (ce qui est une contradiction dans les termes…). Cette
tradition reconstitue l’équivalent du monstre mais cette fois dans le cadre
d’un langage scientifique. Michel Foucault a montré que la notion qui redevient
alors centrale est celle de dangerosité,
soit l’idée de l’individu dangereux c’est-à-dire de l’individu se situant
au-delà de la frontière entre folie et perversion.
— D’un autre côté,
il y a la position anarchiste ou anti-autoritaire, pour laquelle il ne faut pas
se focaliser sur la personnalité mais comprendre comment on a fabriqué un
individu capable de tout cela, et donc, pour cela, se retourner vers la
société, vers les conditions dans lesquelles les individus sont formés ou
déformés, poussés à commettre l’atroce (quoiqu’il puisse leur en coûter) par
des conditions de vie ou par un environnement insupportable qui ne le leur
laisse plus d’autre échappatoire.
La question est alors :
comment se fait-il que ce partage soit tellement instable, que périodiquement
les catégorisations rassurantes volent en éclat et qu’on voit ressurgir sous
d’autres noms quelque chose qui évoque la monstruosité ?
La troisième tradition – celle qu’on peut dire
« libérale » au sens classique – apparaît alors comme une négociation fragile entre les deux
précédentes, refusant aussi bien l’idée d’une monstruosité indéterminée
que celle d’une
irresponsabilité des individus, mais du coup obligée d’énoncer une alternative sans reste :
ou crime ou folie,
dans laquelle le « sujet » est formaté (j’ai appelé cela « le
grand partage bourgeois »).formatté
Mon dernier point va se
rattacher à trois formules, ou trois idées.
D’abord, s’il est vrai que
tendanciellement, dans le langage d’une certaine science, ou d’une institution
qui combine psychiatrie, police et justice, la notion de dangerosité en vient à
désigner la monstruosité (ou à la remplacer), il y a quelque chose d’étrange
dans cette notion : c’est que la dangerosité est toujours ambivalente, ce
qui se donne dans l’idée qu’un individu dangereux l’est à la fois pour lui-même
et pour les autres. D’où l’idée d’une frontière devenant ténue entre le fait de
détruire et le fait de se détruire, entre le meurtre et le suicide (ce qui
n’est quand même pas la même chose), d’une frontière devenant très fragile
puisque, plus on s’approche de cette limite, plus on se trouve en fait au-delà
de la violence ordinaire, au bord de l’extrême violence.
Ma seconde remarque, tirée des
textes de Foucault (en particulier de son cours intitulé Surveiller et punir), est qu’en matière de dangerosité, il y a une
hantise qui oscille entre une représentation de l’individu dangereux et une
représentation des groupes dangereux : à l’époque où cette notion de dangerosité
a été avancée, les classes dites dangereuses étaient composées des chômeurs,
des vagabonds, des gens réduits par la société à une situation d’extrême insécurité.
La société ainsi éprouve une crainte permanente, une hantise de ces groupes.
Mais cela engage aussitôt une question de frontière : l’individu dangereux
ne serait-il pas une espèce de représentant d’une autre crainte, plus diffuse,
à l’endroit du groupe dangereux, ne serait-il pas un tenant lieu de ces classes dangereuses et inquiétantes ? En
même temps, d’un autre côté, on ne saurait réduire les choses l’une à l’autre
car l’idée de classes dangereuses constitue un fantasme des nantis, des groupes
dirigeants alors que l’existence d’individus dangereux (pour eux-mêmes et pour
les autres) correspond plus à une certaine réalité.
Pour conclure, je voudrais me
demander à quoi le fait de montrer la violence peut bien servir. Présenter le
criminel en monstre, c’est une façon de le faire voir, de le montrer (au sens
étymologique). Il semble difficile alors d’échapper à l’idée que, si on montre
la violence, c’est bien sûr parce qu’on la redoute mais c’est aussi pour
dissimuler quelque chose d’autre, pour dissimuler un problème politique et
social, un problème d’éducation, peut-être donc pour dissimuler d’autres
aspects de la violence elle-même. Il y a en effet des aspects de la violence
que nous exhibons, et d’autres que nous refoulons, peut-être parce que nous ne
savons pas comment en parler. On montre ainsi volontiers tous les aspects de la
violence qui permettent de l’individualiser au maximum, de faire surgir une
figure individuelle sur laquelle faire porter une responsabilité en sorte de
circonscrire le problème de la violence à la subjectivité d’un individu.
Peut-être qu’ainsi, on ne saura pas bien si la violence relève de l’ordre de la
folie ou de la haine (politique ou sociale) mais en tous les cas on aura au
moins circonscrit la question.
Ce qu’on camoufle ici, c’est
alors la relation ou le rapport, le fait que la violence n’est pas quelque
chose qui existe dans un individu mais dans le rapport d’un sujet à un autre
(ou de plusieurs sujets entre eux), ou peut-être plutôt dans le non-rapport,
dans l’absence de rapport ou dans l’impossibilité du rapport entre individus ou
sujets.
Resterait alors à savoir comment
et pourquoi on saute de cette idée très générale (d’une impossibilité du
rapport) à l’idée que sa modalité la plus grande, c’est alors la violence.
Mais ceci ferait l’objet d’une
autre intervention.
Je m’arrête donc sur ce point
pour passer la parole à mon ami Bertrand Ogilvie.
Je voudrais me contenter de
quelques remarques qui vont redire la même chose avec d’autres termes et sous
d’autres angles et tenter d’ouvrir ainsi un espace commun de discussion
Je vais organiser tout ceci
autour de trois points.
Il y a d’abord que les mots ont
toujours une histoire, et le terme de monstre n’échappe pas à cela. On a vu que
c’est un mot lui-même archaïque dont le renouvellement aujourd’hui reste
énigmatique.
Ceci pose le problème du niveau
de langue qu’utilisent les dirigeants politiques et les responsables des
institutions : ces usages superficiels, appuyés sur la langue commune, ont
pour résultat de gommer en permanence l’histoire du problème considéré et de
ramener l’émergence des événements concernés à des problèmes éternels qui
existeraient depuis l’aube de l’humanité. Cette manière de convoquer une
histoire abstraite, refoulant et dissimulant ce qui se passe, constitue bien
sûr la meilleure manière de s’interdire de rien comprendre.
Dans l’histoire du mot monstre, le cas de Pierre Rivière constitue une charnière.
Il est en effet le premier d’une longue série qui manifeste que la folie est le
contraire de la responsabilité.
Michel Foucault montre ainsi
qu’au cours du 19° siècle, une catégorie prend la place de celle de monstre, la
marginalise et l’évacue du discours commun, qui est la catégorie de l’anormal, du retardé, du dégénéré. L’intérêt de cette catégorie
est de faire rentrer progressivement tous les cas de criminalité excessive et
incompréhensible dans le champ des potentialités dangereuses qui existeraient
chez certains individus, et par là d’ouvrir la possibilité d’un contrôle social
sur tous les individus potentiellement capables de manifester cette anormalité.
Le resurgissement aujourd’hui de
la catégorie de monstre, dans un contexte où se généralisent le contrôle
social, la détection et la prévention de la dangerosité (depuis la crèche !),
correspond à une réactivation d’un des traits qui caractérisent les sociétés
humaines, trait qui constitue mon second point.
Le crime fait partie de
l’humanité. L’humanité est même la seule espèce vivante qui pratique aussi bien
le crime, la guerre et la folie.
Le retour de la catégorie de
monstre correspondrait alors à cette politique du contrôle social où la société
tend à stigmatiser tout ce qui met en danger son équilibre pour finalement en
faire l’objet d’une exclusion radicale.
Je rejoins ici ce qui disait
Étienne Balibar concernant la violence montrée et la violence cachée : la
monstration de la violence individuelle extrême vient cacher les rapports
violents, les violences structurelles (celles qui découlent de l’existence des
structures et des institutions).
Ceci touche à un problème
anthropologique majeur : si la nature humaine produit quelque chose qui la
contredit, cela veut peut-être dire qu’en fait il n’y a pas de nature humaine
du tout, mais que les êtres humains sont les résultats de circonstances et
d’institutions qui sont les véritables causes de leur situation.
L’événement de Toulouse a donné
lieu à inflation d’un raisonnement qui n’est pas tout récent, un raisonnement
qui revient partout selon lequel expliquer et comprendre ces phénomènes
reviendraient à les justifier et les excuser.
Il faut à ce titre rappeler une
correspondance du XVII° siècle entre le philosophe Spinoza et l’un de ses interlocuteurs
Oldenburg, correspondance qui portait sur la criminalité. Oldenburg reprochait
à Spinoza d’aborder la question de la criminalité à partir des structures et de
constater simultanément qu’il y a des criminels que la société doit éliminer. Oldenburg
disait : « comment pouvez-vous dire qu’il faut éliminer des gens qui,
selon vous, ne sont pas responsables de leurs actes puisqu’ils sont déterminés ? [17] » Et il donnait comme exemple celui
d’un homme mordu par un chien enragé en demandant comment donner de la
responsabilité au chien. Spinoza répondait que l’enragé évidemment n’était pas
responsable de sa rage mais qu’il fallait quand même l’exécuter, car il était
dangereux, et cela même dans le cas où l’enragé était un homme [18]. Oldenburg, choqué par ce point de vue,
faisait d’ailleurs dans sa réponse comme si Spinoza ne s’était occupé que du
chien enragé et non pas de l’homme [19].
Au fond, Spinoza disait que ce
qui caractérise les sociétés modernes, c’est qu’elles éprouvent le besoin
d’habiller un acte (qui a sa vraie cause au niveau des structures) dans un
contexte de responsabilité morale des individus. Spinoza, lui, fait abstraction
d’un tel détour moral qui ne sert qu’à dissimuler le fait que la cause de
l’événement se situe du côté des rapports violents.
On ne peut donc aborder ces
questions de violence extrême et spectaculaire que si on les rattache à
d’autres violences structurelles qui concernent tout ce que les sociétés
considèrent comme des immigrations violentes mettant en danger leur harmonie et
leurs fonctionnalités, immigrations violentes qui concernent alors toutes
sortes de figures : les étrangers, ces immigrations internes de
travailleurs prétendant acquérir un autre statut social, les enfants qui se
trouvent être l’objet d’opérations complexes d’intégration comportant une
violence indéniable (d’où des phénomènes de rejet…).
C’est toute cette violence qui
est invisible bien que ses effets soient parfois catastrophiques.
Le
mot violence n’est-il pas trop général, trop englobant pour
arriver à penser ce qui est en jeu dans l’affaire Merah ? Ne faut-il pas
distinguer différents types de violence : par exemple celles qui sont
agressives et celles qui sont défensives ; celles qui sont bénignes,
délictuelles et celles qui sont extrêmes, criminelles ; celles qu’un
autiste peut exercer et celles qu’on peut exercer sur lui ; différencier
violence, agressivité, brutalité, etc. ? Sinon, le mot utilisé indistinctement
ne permet pas de comprendre ce qui s’est vraiment passé : on se contente
de dire « de toutes les façons, la violence, cela n’est pas
bien ! » et cela favorise alors le recours au vocabulaire de la
monstruosité pour parler de ceux qui pratiquent la violence.
Tenez-vous
donc qu’il faut déplier ce mot violence et ainsi détailler ses contenus
effectifs ?
Le
problème est qu’il est aussi difficile de se servir du mot violence que de s’en
passer !
Il
est vrai que le mot sert à globaliser, à recouvrir des situations qui n’ont
rien à voir entre elles : il y a des violences massives, individuelles,
intimes, extraordinairement visibles, cachées, brutalement physiques, morales
(sans être moindres pour autant) ; il y a des violences qui peuvent
paraître identiques parce qu’elles se manifestent de la même manière (par exemple
en tirant avec une arme) mais qui ont des significations très différentes par
leur contexte, par le fait de savoir qui les commet et sur qui… Ce mot semble
donc une catastrophe parce qu’il sert en effet à tout confondre et peut-être
aussi à empêcher de voir certaines choses.
Mais
si on en tire pour conséquence qu’il faut soigneusement compartimenter pour
pouvoir dire : « là, on est dans la violence, là dans la brutalité,
là dans la cruauté », on risque alors de neutraliser les phénomènes qui
sont les plus importants et les plus difficiles à réfléchir : des
phénomènes qu’on pourrait dire de migration, ou de déplacement, ou de
débordement. Prenons un exemple : beaucoup de philosophes ont dit qu’il
fallait faire attention de ne pas confondre le pouvoir et la violence ;
mais si on tirait de cela l’idée qu’on pourrait avoir des rapports de pouvoir
dans lesquels il n’y aurait pas de violence (ou du moins une violence qui ne
serait pas excessive), on risque alors de manquer la question qui fait vraiment
problème dans les rapports entre pouvoir et violence. Et l’on risque de ne plus
avoir les moyens de comprendre comment « ça bave » entre ces
frontières bien définies, comment il est possible qu’il y ait de l’ambivalence.
Je
suis d’accord sur le fait que la violence exercée sur un autiste n’est pas de
même nature que celle qu’il exerce. Mais j’en conclurai qu’il faut surtout, en
matière de violence, examiner la relation qui est en jeu sans se cantonner à
parler de l’individu qui est à l’initiative de la violence. En cette affaire de
violence, il s’agit de rapports - rapports de pouvoir, de communication,
d’éducation, etc. - et ce sont ces rapports, plus ou moins imbibés de violence,
qu’il faut examiner.
Si
on examine alors les relations, on voit qu’elles sont toujours dissymétriques.
C’est particulièrement clair par exemple dans le cas de la colonisation :
la dissymétrie dans l’usage de la kalachnikov selon que c’est le colonisateur
ou le guérillero qui la manie est patente.
Toute
relation, donc, est dissymétrique ; mais une fois cela dit, on risque de
retomber dans l’idée qu’il y a des violences justes d’un côté, injustes de
l’autre, des violences explicables et d’autres inexplicables, alors qu’en
réalité les situations auxquelles on pense (qu’elles soient sociales,
psychiatriques, historiques…) sont des situations dans lesquelles le franchissement
d’un certain seuil dans la violence – seuil que bien sûr on ne peut jamais
définir rigoureusement - produit des phénomènes gênants et troublants :
par exemple le mimétisme du bourreau et de la victime, qui traduit le fait
qu’ils partagent quelque chose qui les détruit.
Donc
je suis d’accord pour ne pas tout confondre, mais il faut aussi bien voir
qu’une bonne terminologie ne saurait protéger des questions embêtantes.
Il
est difficile de catégoriser des violences particulières, et cela peut produire
un effet de refoulement parce que l’on pose alors comme postulat que ces formes
de violence pourraient être analysées objectivement (comme des entités fermées
sur elles-mêmes, avec des traits caractéristiques et reconnaissables) alors
qu’en réalité il y a toujours dans ces phénomènes une part de subjectivité et
d’historicité qui est essentielle ; c’est cette part qui fait par exemple
que ce que l’un va percevoir comme violence, l’autre ne va pas le voir ainsi.
Il s’agit à chaque fois de conditions singulières. Vouloir les catégoriser
revient alors paradoxalement à empêcher l’émergence et la compréhension de ces
conditions singulières.
Nous
avions parlé dans d’autres séances de violence pathétique à
propos de la violence exercée par un autiste c’est-à-dire par un faible.
Ce
que vous dites sur l’importance des relations derrière les violences exercées
est très intéressant, mais ce n’est pas parce que ces relations sont
« derrière » que pour autant elles seraient cachées. C’est simplement
que ces relations sont très difficiles à comprendre, souvent car elles
concernent des gens ou des rapports qui ne sont pas présents comme tels au
moment de la violence.
Ainsi,
quand, dans le travail avec les autistes, on arrive à discerner les relations
qui sont en jeu, cela a un grand effet d’apaisement.
Mais
la société n’a pas toujours le temps de faire ce travail et de comprendre ce
qui s’est passé.
Je
pense que l’idée d’une société sans violence (attention ! : la
non-violence, c’est une autre chose ; c’est une attitude morale, qui peut
être aussi une attitude politique) est en fait une idée qui premièrement est
folle et deuxièmement qui est criminelle !
Quand
on a dit cela, qui est un point capital, on n’a cependant rien dit ou presque.
On a simplement dressé un garde-fou devant deux types de discours : le
premier est celui des bien pensants, ou des utopiques, du type :
« encore un effort et on va se débarrasser de la violence » ; le
second est le discours sécuritaire dont le paradoxe (Hobbes l’a bien montré)
est que l’autorité qui a le monopole du pouvoir légitime, pour assurer cette
sécurité, doit alors terroriser les individus bien plus qu’ils ne sont capables
de se terroriser les uns les autres. Pasqua avait bien dit cela il y a vingt
ans quand il avait déclaré : « nous allons terroriser les terroristes ! »
Ainsi le discours sécuritaire déclare qu’il va élimine la violence mais il ne
fait que la déplacer, que la remplacer par une autre violence, encore plus
grande.
Pour
comprendre les recours à la violence, il faut en effet entrer dans les détails,
revenir aux situations concrètes, aux histoires individuelles, aux
singularités.
On
voit qu’il est facile de faire un premier et grossier partage entre les
violences manifestement légitimes, les violences nécessaires ou inévitables (et
ce sans les encourager pour autant) et les violences insupportables,
radicalement illégitimes. Mais au milieu, on se retrouve alors avec une énorme
zone grise où rien n’est évident et où il faut faire preuve d’un jugement plus
circonstancié.
Cette
question du jugement est importante dans la relation avec les autistes.
Ainsi,
il nous faut quand même répondre à ce qu’on a appelé leur violence pathétique
(et qui tient au caractère pathétique du faible recourant à la force) parce
que, par exemple, lorsqu’un jeune est en crise, il faut le contenir, ce qui
implique d’exercer alors sur lui un rapport de force.
C’est
là en effet une bonne question : peut-on dire dans ce cas que l’autiste
est violent ?
Pour
ma part, j’ai du mal à appeler cela violence mais il y a par contre beaucoup de
collègues qui dans ce cas parlent d’une violence fondamentale, chaotique. Je
préfère pour ma part parler de dangerosité
Il
faut faire attention de ne pas trop voir la violence comme se déployant
linéairement, comme quelque chose qui monterait régulièrement pour atteindre
alors des seuils et tomber dans des excès.
Peut-être
en effet que la violence n’existe vraiment que rapportée à la question de
l’échange. On sait ainsi que beaucoup de contraintes peuvent être acceptées si
on sait ce qu’on reçoit en échange. Mais lorsque ces contraintes sont imposées
sans contrepartie, lorsqu’on est contraint « pour rien » (comme cela
se passe beaucoup dans le système scolaire actuel), alors c’est ressenti comme
une humiliation permanente, comme une violence intolérable. Ici, le problème
n’est pas de quantité mais d’absence de sens.
Si
la non-contrepartie constitue l’exercice d’une violence, il peut aussi y avoir
une violence qui vise à créer l’échange ou à l’entretenir.
On
l’a vu dans ce séminaire à propos des sports de combat où la violence est aussi
une manière de ne pas rompre et d’entretenir la relation.
Mais
on le voit aussi avec les autistes qui peuvent avoir des comportements violents
pour entrer en relation avec quelqu’un et pour exprimer ainsi, par la violence,
ce qu’ils ne savent pas exprimer autrement.
Ce
trait est également vrai pour les collectifs et pas seulement pour les
individus.
Par
exemple les émeutes de banlieues à l’automne 2005 avaient plusieurs caractères
frappants : d’une part elles n’étaient pas en fait très violentes mais les
voitures qui brûlaient étaient représentées dans les médias comme s’il
s’agissait de vrais combats de rue, de batailles transformant la Seine St-Denis
en un équivalent de l’Irak (ce qui aurait alors entraîné des dizaines de morts
là où il n’y en eut que trois, trois de trop bien sûr). Ces émeutes étaient
ainsi très spectaculaires sans être très violentes. Mais d’autre part, cette
violence a permis d’ouvrir la discussion sur un ensemble de questions
soigneusement refoulées : comment, quand on est un jeune d’origine
immigrée, vit-on dans ces banlieues avec 40% de chômage et aucune perspective ?
Je ne dis pas ici qu’il faut tout casser mais je constate qu’il a fallu ces
violences pour que la question soit simplement posée. Dans ce cas, il ne s’agit
donc pas de voir comment un rapport de forces dégénère en violence mais, à
l’inverse, comment un phénomène de violence peut être reconverti en rapport de
forces.
Ne
parle-t-on pas de deux choses différentes quand on rapporte la violence d’un
côté à la monstruosité et de l’autre à la dangerosité ?
Il
est vrai que la notion de monstruosité renvoie au mythologique quand celle de
dangerosité prend plus l’apparence d’une rationalité.
Il
est vrai également que le discours de la dangerosité est un discours
institutionnel quand le discours de la monstruosité est un discours du
spectacle.
On
peut remarquer qu’il y autant de violence dans le fait de nier les différences
entre les gens que dans le fait de vouloir les codifier, les
institutionnaliser, en opposant par exemple le normal à l’anormal.
Le
mot anormal sert à établir une distance et en effet, cela marche, c’est une
opération à laquelle on ne peut complètement échapper. Cette opération vise à
procurer à la majorité le sentiment d’être normal. Mais qu’est-ce que c’est
qu’avoir le sentiment d’être normal ? C’est finalement se persuader… qu’on
n’est pas anormal ! Pour y arriver, il faut alors cataloguer toutes les
genres d’anormalité pour pouvoir arriver à se dire : « moi, je ne
suis pas comme ça ! » Mais on s’aperçoit alors, et c’est là le
retournement paradoxal, que le normal devient en cette affaire quelque chose
d’impossible et à la limite quelque chose d’inexistant ! Le normal sera
celui qui n’est ni trop gros ni trop maigre, ni trop colérique ni trop placide,
ni ceci ni cela, etc, etc.
Et
si à l’inverse, on avance plutôt l’autre idée : « nous sommes tous
anormaux », alors c’est la distinction elle-même qui devient
problématique.
La
discussion se conclut sur Mohamed Merah, avec les difficultés inhérentes à
cette affaire : comment comprendre sa logique propre en l’absence de toute
déclaration publique de sa part ? En l’état, tout ceci reste donc en bonne
part énigmatique, énigme encore accusée par le parti pris des médias de nous
transmettre les photos d’un tueur souriant et bon enfant…
par
Xavier Crettiez, professeur de science politique et chercheur
Le
Monde 26 mars 2012
La tache est difficile de
vouloir expliquer l’acte terrifiant de ce jeune Toulousain, responsable de la
mort de sept personnes abattues froidement, à l’arme de poing. Au-delà de
l’émotion qui emporte toutes les tentatives d’explication souvent lues comme de
vaines tentations de justification : la question demeure : comment
comprendre le surgissement de cette violence brutale dans nos paisibles démocraties ?
Comment interpréter cette
banalité outrageante du mal qui s’exprime derrière le visage rieur du jeune
tueur ? Monstre ou bourreau ordinaire ? Psychopathe sadique ou
paumé endoctriné ? Jeune désœuvré fasciné par un mythe révolutionnaire
djihadiste ou simple exécutant instrumentalisé d’un combat qui le
dépasse ? La mort du principal intéressé ne permettra pas d’apporter les
réponses attendues et il faudra du temps pour que les enquêteurs se fassent une
idée précise du cheminement qui a pu conduire à ce geste fou. Au-delà des cas
d’espèce, essayons de poser quelques jalons pour une réflexion plus générale
sur cette fabrique terrifiante de la violence.
Plusieurs registres explicatifs
peuvent être mobilisés. Certains, les plus avancés, ne sont pas toujours satisfaisants.
Le premier consiste à psychologiser à outrance une geste criminelle peu
lisible. On aurait à faire à un psychopathe, un fou, au mieux, en guise
d’explication, un sadique, prenant plaisir à tuer comme l’attesterait un
comportement distant et sans empathie pour ses victimes. Ce type d’explication
est le reflet d’une pensée limitée qui dépolitise l’événement, le discours est
pratique : enfermons les fous, nous n’aurons plus de violents ! Il ne
permet pas non plus de dire pourquoi tous les dérangés, dépressifs ou
schizophrènes ne finissent pas tueurs de masse. Or l’histoire a montré que des
hommes ordinaires pouvaient se muer en criminels de guerre sans que une santé
mentale altérée.
L’autre explication, plus
sociologique, fait état des déterminismes lourds qui permettraient de
« profiler » un portrait de tueur : l’origine familiale, l’appartenance
genrée, les choix sexuels, les lieux de vie, le rapport à l’institution scolaire,
la précarisation sociale etc. permettraient de tracer des portraits types
d’acteurs violents. Si on peut trouver des similitudes biographiques chez les
criminels étudiés, comment comprendre que des millions d’autres individus aux caractéristiques
semblables ne versent pas dans une carrière criminelle ?
Il nous semble important
d’évacuer les déterminismes faciles, les explications causales simplistes pour
préférer une approche compréhensive plurielle qui tente de saisir les raisons
de l’action. On fera intervenir quatre grands registres explicatifs dépendants
les uns des autres. On insistera d’abord sur les effets de la socialisation qui
structure à la fois la personnalité des acteurs combattants et leur offre les
moyens pratiques du passage à l’acte violent. Le cadre familial,
l’environnement amical ou certains acteurs institutionnels pourvus d’une forte
autorité et légitimité (religieuse par exemple) ont un rôle déterminant sur la
construction intellectuelle du jeune, lui offrant des modèles de référence, des
encouragements tacites à l’usage de la violence, un cadre de confort à
l’expression belliqueuse.
Plus encore lorsque, comme
Mohamed Merah, on évolue, à l’occasion de ses séjours en Afghanistan et au
Pakistan, dans un univers où l’affirmation de la haine du juif et du croisé
relève de l’évidence, où l’usage des armes paraît normal, voire valorisé, où
l’affirmation d’une culture violente est partagée par tous, le choix du crime
pensé comme politique semble presque naturel.
La deuxième variable explicative
du basculement dans la haine est celle du cadre cognitif, c’est-à-dire
l’environnement intellectuel, idéologique, doctrinal, voire affectuel, dans
lequel baigne le jeune « militant ». S’il ne faut pas exagérer la
cohérence idéologique des acteurs violents et surtout le passage mécaniste
entre idéologie et action, il faut s’intéresser aux « traducteurs de
sens », ces organisations ou institutions qui vont offrir à un jeune sans
repères une lecture simplifiée de son environnement, lui « bricoler »
une boussole cognitive séduisante et pas trop complexe à manipuler.
Le rôle de certains passeurs de
message, qu’ils prennent la forme d’organisations structurées à l’image des groupes
terroristes ou d’individualités déterminées pourvues d’une assise institutionnelle,
est central. Mais l’idéologie ne fonctionnera que si elle rentre en résonance
avec l’expérience vécue du jeune, que si elle vient confirmer aux yeux de
l’apprenti militant une situation d’injustice ou d’oppression ressentie,
permettant d’alimenter des émotions négatives comme la haine, le dégoût, la
colère. Cette connexion entre idéologie et ressenti affectif passe par la
confrontation avec un « choc moral », une expérience vécue comme
insupportable et suscitant une répulsion telle qu’elle transforme ce qui relève
du possible (devenir violent) en un quasi-devoir (sacré).
Le rôle de films ou de récits
collectifs, de photos ou d’images va s’avérer déterminant en confrontant un
jeune endoctriné à une réalité vécue et insoutenable. C’est ici que la propagande
sur le Net ou au sein de réseaux militants acquiert toute sa dimension formatrice,
présentant un monde binaire fait d’ennemis absolus résolus à venir à bout de
croyants méritants. Le sentiment d’injustice parfois ressenti (échec à
l’intégration dans l’armée, condamnation jugée « injuste » à une
peine de prison) peut participer à la construction de ce choc moral.
Troisième élément du puzzle
compréhensif de la radicalisation violente, on évoquera les aléas de la
biographie de l’acteur meurtrier, quitte à parler de la progressive
construction d’une carrière criminelle. Rares sont en fait les tueurs isolés,
sans soutien, agissant pour leur seule gloire ou pour « laisser une trace »
noire de leur passage sur terre (les fameux « loups solitaires »
évoqués par les criminologues anglo-saxons).
De la même façon, rares sont les
basculements soudains et inexpliqués dans la violence la plus froide, sous
l’emprise d’une colère immédiate et irraisonnée. On pénètre progressivement
dans la violence, on s’y acclimate, on la domestique grâce à des rencontres-clés,
des interactions décisives. La jonction entre une organisation et un acteur
disponible à un moment donné est déterminante. Souvent jeunes, sans enfants,
peu insérés professionnellement, les militants djihadistes sont de fait
disponibles et deviennent d’autant plus facilement des recrues de choix qu’ils
évoluent dans des univers sociaux où la rencontre avec des organisations
politiques est possible (banlieue communautarisée, réseau religieux radical, fondamentalisme
en prison).
Le rôle du tuteur (un caïd de
prison, un imam ou... un frère), qui met en contact l’acteur novice, le forme,
est important non seulement parce qu’il offre un pied d’entrée dans la violence
mais aussi parce qu’il magnifie l’acteur violent en devenir, qui prend
confiance en lui, renforce sa radicalité dans l’entraînement avec ses frères
d’arme. C’est en « jouant » à devenir violent (dans des camps
d’entraînement) qu’on le devient, désireux de ne pas faillir, de mériter son
statut d’élu, une fois la commande du meurtre passée. Le rôle fascine celui-là
même qui l’endosse, attaché à son double identitaire guerrier, devenu au bout
d’un moment incapable de faire machine arrière et persuadé de sa pleine
légitimité.
Enfin, on ne saurait passer sous
silence ce que les sociologues appellent les incitations à l’activisme. Bien
sûr, dans le cas présent, on n’évoquera pas des incitations matérielles, réelles
dans des pratiques meurtrières politiques en apparence désintéressées ou
extrêmes. Mais parler de rétributions symboliques n’est pas exagéré, du point
de vue de l’acteur violent. Celui-ci ne l’affiche pas, mais le narcissisme de
son geste parle pour lui (l’usage de la caméra, destinée à jouir de son propre
spectacle ou/et à alimenter la filmographie islamiste). Devenir Dieu,
c’est-à-dire juger seul et sans entrave du devenir de sa victime, relève d’un
délicieux sentiment de toute-puissance ressenti par le tueur solitaire.
L’incitation s’exprime aussi
dans la notoriété dont bénéficie le meurtrier, devenu ennemi public numéro un.
Vertige narcissique prodigieux que de voir son nom affiché partout, mobilisant
les plus hautes sphères de l’Etat honni, par son seul activisme, ancré dans sa
certitude de combattre une masse hostile. Enfin, on pourrait prendre au sérieux
les croyances du criminel et penser que le statut de martyr relève d’une incitation
à l’activisme violent. La promesse d’une vie éternelle dans l’au-delà et d’une
notoriété ici-bas peut satisfaire celui qui possède peu de perspectives
d’épanouissement.
*
(Compte
rendu d’une réunion tenue avec une quinzaine de référents et la Direction)
François
Nicolas
Noter que les référents présents
n’ont en général assisté, au mieux, qu’aux trois dernières séances du séminaire
(depuis février donc).
Les échanges ont été lancés sur
les questions suivantes :
—
Que pensez-vous de ce séminaire, en particulier des exposés
que vous avez entendus ? Vous intéresse-t-il ? Est-ce pour vous
difficile de le suivre, d’y intervenir ? Pourquoi ?
—
Quelles questions vous posez-vous sur la
violence ? Quelles sont vos propres préoccupations sur ce sujet ? Souhaiteriez-vous
que le séminaire les aborde ou qu’il traite d’un autre point particulier (une
situation, un problème) ?
Le point de vue dominant est que
les exposés sont difficiles à suivre, et ce pour plusieurs raisons :
—
beaucoup de mots sont déclarés difficiles à comprendre,
trop techniques, en tous les cas à s’approprier et à manier ; le langage
employé est trop dur à suivre ;
—
les exposés sont déclarés « trop abstraits »,
manquer d’ « exemples concrets », ce qui gène leur compréhension ;
—
les exposés abordent plusieurs points à la fois plutôt
qu’un seul qui soit précis ;
—
les exposés ne disent pas clairement ce que les
orateurs pensent eux-mêmes de leur question ; ils parlent de
« livres » mais pas d’exemples ;
—
en conséquence, les exposés apparaissent
« trop » longs.
Il s’en déduit que la discussion
a du mal à s’engager :
—
la fin des exposés n’ouvre pas à une discussion
immédiate car leur fin est en général conclusive, fermée ; il est alors
difficile de rebondir sur une telle fin car cela impliquerait la capacité d’y opposer
tout de suite un autre point de vue, de le contredire ;
—
comme le résume l’un des référents, « il est
difficile de parler si on ne connaît pas et si on ne comprend pas ; si on
connaît mais qu’on ne comprend pas, ou si on comprend mais qu’on ne connaît pas,
on peut intervenir ; mais si ce n’est ni l’un ni l’autre, ce n’est pas
possible ! » ;
Au total :
—
l’atmosphère peut être pesante ;
—
le séminaire, lui-même, est violent parce qu’on se
trouve assis pendant deux heures sans (bien) comprendre.
Ceci dit, certains points de
vue, plus particuliers, ont exprimé un son de cloche complémentaire.
—
Certains exposés, traitant d’exemples concrets liés au
travail avec les autistes, ont intéressé, au moins en tel ou tel moment.
—
Certains exposés ont pu paraître flous (parce qu’on ne
savait pas bien ce que pensait celui qui parlait) mais on pouvait quand même
comprendre ce dont ils parlaient.
—
Même si on ne parle pas ensuite, on écoute (certains
préfèrent en effet écouter que parler), et on apprend. On sait mieux ensuite
vers quoi s’orienter, quelle problématique aborder.
—
Ce serait bien si chacun donnait sa définition de la
violence. Si chacun la marquait sur un papier, on verrait qu’il y a beaucoup
d’idées différentes.
—
C’est aussi normal qu’on ait du mal à suivre et ce
n’est pas forcément toujours la « faute » des intervenants. C’est
normal par exemple qu’un spécialiste de psychanalyse ou de sociologie ou de
philosophie emploie des termes techniques pour parler de son propre travail. Il
faut aussi apprendre à les entendre.
—
L’un des nouveaux référents pose la question d’une
différence entre « la violence dans la passivité et la violence dans
l’observation » : si par exemple on regarde un autiste qui est en
train de se faire du mal, d’être donc violent vis-à-vis de lui-même, le regarder
en le laissant continuer à se frapper constitue déjà une forme de violence de
la part de qui regarde ; mais cette violence (de qui laisse faire
l’auto-violence) n’est pas la même s’il s’agit d’observer pour voir comment on
va pouvoir bientôt agir ou s’il s’agit simplement de contempler passivement et
sans but particulier cette auto-violence.
—
Il y a déjà des premiers résultats du séminaire dans le
travail et les échanges entre référents :
o
On a commencé de discuter la différence entre violence
et agressivité dans notre propre travail. On n’est pas d’accord mais on en
parle.
o
Le mot violence
mélange trop de choses et on ne peut donc en partir pour réfléchir.
o
On ne voit plus seulement la violence comme on la
voyait avant - comme le simple fait de porter des coups et de se battre
physiquement – mais comme quelque chose de plus diversifié.
D’abord tout le monde a parlé,
longuement et très librement.
Le groupe des référents s’avère
vivant, intelligent, divers et dynamique.
La séance a duré 90’ et a été à
mes yeux extrêmement productive.
Par exemple, voici un premier
résultat, positif à mes yeux : le mot violence commence à être problématisé. Loin d’être un mot de
départ, clair et aux conséquences directes, il apparaît comme amalgame que la réflexion
doit prendre pour cible, non pour source.
J’ai pour ma part
essentiellement compris deux choses (j’aurais peut-être pu les comprendre plus
tôt : le fait est que je les ai comprises à cette occasion…).
1. Les
référents se vivent comme « militants des autistes » ou comme
« amis des autistes ». Quand ils parlent au Relais, c’est à ce titre. Et les questions qu’ils
explicitent sur la violence sont à ce titre. C’est cette position subjective qu’ils
ont découverte au Relais, qui
fait leur adhésion au Relais, qui
dynamise leur intelligence. C’est cette rencontre qui les a constitués
subjectivement comme référents. C’est de cette position subjective (et maintenant
objective) dont il faut partir car c’est elle qui constitue leur base.
2. Les
mondes ne communiquent pas, en particulier le monde de la cité populaire et le
monde du Relais. C’est particulièrement
clair sur ces questions de violence : une chose est la violence que le
référent connaît et pratique dans sa cité (baston, police…) ; autre chose
est la violence que le référent connaît et ne pratique pas dans son travail
avec les autistes. Il n’y a pas vraiment lieu pour lui d’établir un rapport
immédiat entre les deux ; tout au contraire : séparer la violence
(brutale, opaque, instinctive) dans la cité de banlieue et la violence (surprenante, réfléchie,
distante) qui existe dans la vie des jeunes autistes est pour le référent le
geste même où bondit sa vive intelligence des situations. La violence dans la
cité est une chose que le référent pratique, qu’il peut ensuite réfléchir (en
se demandant s’il a bien fait, ce qu’il doit faire) mais qui ne sollicite pas
explicitement son intelligence ; la violence qu’il découvre dans la vie
des autistes est une tout autre chose, qu’il ne pratique pas, qu’il réfléchit
et qui sollicite son intelligence propre, qui requiert qu’il pense par lui-même
d’une manière beaucoup plus constituée, soutenue, conséquente.
La conclusion générale qui me
semble en découler touche alors à l’orientation suivante : il faut partir
de leur point fort subjectivement, de ce qui constitue la base de leur propre
mouvement de pensée. Il ne sert à rien a priori de rapprocher différentes situations de violence : cela ne les
aide pas à penser, tout au contraire. Éclairer différentes situations de
violence ne pourra éventuellement se faire pour eux qu’a posteriori et à partir des situations qu’ils sont amenés à penser concrètement
dans leur travail avec les jeunes autistes.
De ce point de vue, la
différence qu’ils font entre « abstrait » et « concret »
est je crois très stricte :
—
est « concret » ce qui est présenté dans une
situation précise ;
—
est « abstrait » ce qui est présenté hors
situation précise ;
Ainsi la violence de
l’automutilation d’un jeune autiste est « concrète » ; la
violence thématisée comme un rapport de forces est « abstraite ».
Ce qui fait le concret, c’est la
mise en situation. Ce qui fait l’abstrait, c’est la notion extraite de toute situation
précise.
Ceci dit, j’ai aussi plaidé que
ce séminaire tente d’inventer quelque chose qui est jusqu’à présent sans
équivalent en France :
—
il ne s’agit pas de cours, d’instruction sur la
violence (comme pourrait l’être un cours de fac) ;
—
il ne s’agit pas non plus à l’inverse d’un simple groupe
de discussion, d’un lieu d’échange d’expériences entre personnes ayant grosso
modo le même travail ;
—
il s’agit d’un lieu de formation : non pas de
formation professionnelle (au sens par exemple du séminaire sur la sexualité
monté l’année précédente par L’Élan retrouvé) mais d’auto-formation ; il ne s’agit pas de mettre au jour une
doctrine propre du Relais sur la
violence en général (le Relais
n’en a pas besoin) ou sur la violence autour des jeunes autistes (le Relais a déjà constitué empiriquement sa doctrine et cela
semble lui suffire) mais il s’agit de constituer un lieu où puisse se
développer une nouvelle intelligence collective autour du travail du Relais ;
—
pour ce faire, il s’agit que se rencontrent, à égalité
de pensée, autour d’un thème commun, des « intellectuels » et des
« jeunes de banlieue » ayant forcément des expériences, réflexions
extrêmement différentes ; et ceci ne peut marcher que si l’un vient exposer
son rapport au thème commun et s’il est écouté dans sa spécificité (il semble
pour le moment difficile que beaucoup de référents viennent exposer, comme
Daoud a pu le faire, leur propre conception de la violence) ; on part donc
d’exposés venus du dehors, et donc forcément de situations différentes de
celles connues et pratiquées par le Relais.
1. Fragmenter
l’exposé d’une heure en deux parties (de 30 minutes). L’idée corrélative serait
d’insérer des temps de discussion en cours d’exposé. On a actuellement :
une heure d’exposé + une heure de discussion. Il faudrait tester : une première
partie d’une heure (avec 30’ d’exposé et 30’ de discussion sur un premier
point), une seconde partie de même facture sur un second point.
2. Point
très pratique : distribuer en cours de séance une feuille avec les
quelques citations-clefs ou les quelques énoncés-définitions centraux
permettrait de fixer l’attention et les points sur lesquels la discussion peut
revenir.
3. Viser
des exposés qui problématisent plutôt qu’ils ne solutionnent c’est-à-dire des
exposés qui aboutissent à une question plutôt que des exposés qui partent d’une
question (disons : des exposés qui partent d’une question A pour aboutir à
la question B) en sorte que la question constituée par l’exposé puisse être
alors adressée à la fin aux auditeurs, en l’occurrence aux référents. C’est
bien sûr plus facile à dire qu’à faire, mais c’est une idée qui semble se
dégager clairement de notre réunion.
4. Partir
d’une situation donnée plutôt que d’une notion, alors forcément « abstraite »
au sens précédent. Il n’est bien sûr pas nécessaire que cette situation
mobilise un jeune autiste (puisque, par définition du séminaire, il ne s’agit
pas que tous les intervenants soient « de la profession »).
5. Il
paraîtrait par contre judicieux que cela puisse aboutir à une situation qui
concernerait un jeune autiste en sorte précisément que le trajet de l’exposé
puisse être par exemple le suivant : un développement partant d’une
question apparue dans une situation « sans autiste » à une question
posée à la salle concernant une situation « avec autiste ». Cela
implique alors que l’intervenant extérieur, qui a priori ne travaille pas avec
des jeunes autistes, puisse prendre connaissance a minima de ce que ce type de
travail veut dire. À ce titre, le Relais dispose déjà de sa propre
documentation : les entretiens réalisés avec les référents (et qui seront
joints au futur polycopié du séminaire) et les compte rendus des premières
séances du séminaire.
*
mardi
15 mai 2012
Je vous propose une intervention
portant sur la clinique, en quatre points : dans le premier, je reprendrai
deux réflexions dans le fil travail collectif entrepris cette année au
séminaire, puis, dans le deuxième, je prendrai appui sur un travail de
recherche que nous avons effectué, dans le troisième, je développerai quelques
points de la relation mère-enfant en général pour revenir ensuite, vers les relations
mère-enfant avec des bébés autistes.
Je vais d’abord interroger très
brièvement certaines propositions des séances précédentes, du seul point de vue
des questions que la clinique psychiatrique et psychanalytique suscitent à leur
égard. Mon approche est résolument clinique, c’est à dire « l’observation
au lit du malade » même si sa pensée s’appuie sur des théories, en
particulier la psychanalyse.
François Nicolas nous propose
une définition de la violence comme un passage en force à l’intérieur d’une relation. Cette définition m’a paru assez séduisante dans un
premier temps, car elle pouvait être généraliste, mais au fil des mois de ce
séminaire, des questions nées de la confrontation à la clinique me sont venues
:
De quel point se mesure ce
passage en force, existe-t-il des mesures applicables à l’acte quasiment
indépendantes des protagonistes de la relation ? Existe-t-il des caractérisations
de l’acte qui indiqueraient qu’il y a ou
pas violence dans tel ou tel acte ? oui, peut-être, mais nous sommes alors
dans le registre de la loi pénale, encore que cette loi étudie elle-même les
circonstances de l’acte. Il semble que cette définition comme un passage en
force, interne à une relation, implique une intentionnalité de celui qui produit l’acte, ce qui n’est peut-être
pas toujours le cas, et surtout le vécu des deux protagonistes, l’émetteur, conscient de la violence agressive
potentielle de son acte, le receveur qui se sentira violenté ou pas.
Du point de vue psychiatrique,
sans prétendre aucunement à une définition universelle de la violence, on
pourrait dire, au plus simple, que la violence est un VECU QUI REPOSE SUR UN ACTE. Pour traiter de la violence dans une situation clinique, nous avons
besoin de faire intervenir :
-
Le vécu de celui qui produit cet acte et/ou le vécu de
celui qui le reçoit, ou mieux, la subjectivité de chacun,
-
La relation entre les deux,
-
Les circonstances sociales et culturelles de l’acte
-
L’acte lui-même.
Examinons l’exemple
suivant : Une mère est en train d’allaiter son bébé. Tout à coup, elle
sent une affreuse odeur de brûlé et se souvient qu’elle doit arrêter le feu
sous la casserole qu’elle a oubliée. Elle cesse alors provisoirement d’allaiter
son bébé, que même les mots les plus doux qui accompagnent cet acte ne
consoleront pas de cet arrachement du sein. Assurément, il vit cet arrêt comme
violent. La mère est « passée en force » pour cette interruption,
elle n’a pas laissé le choix à son bébé, mais elle n’avait probablement pas
d’intentions négatives à l’encontre de son bébé. Sans parler encore des autres
repères à intégrer dans cet exemple, on peut au moins disjoindre « passage
en force » et « intentionnalité agressive ».
Voilà un exemple qui nous
introduit à la complexité de la question de l’intentionnalité dans le passage
en force de la violence, mais aussi à la nécessité d’étudier toutes les coordonnées
de l’acte. En effet, on peut imaginer des
variations infinies sur cet exemple qui lui donneront des couleurs
différentes : qu’y a-t-il dans cette
casserole, le dîner pour la belle-mère qui s’est invitée elle-même? la purée de
l’enfant aîné, odieux depuis la naissance du puîné ? Qui a allumé le feu
sous la casserole, le mari parti prendre l’air ? elle-même ? comment
vit-elle la voracité de ce bébé qui lui semble toujours affamé ? bref,
imaginons à l’infini des circonstances différentes qui changeront complètement
l’analyse clinique de cet exemple.
Voilà donc un exemple qui
indique qu’un acte n’est pas un comportement repérable en soi, mais qu’il ne
prend sens que référé à toutes ses coordonnées.
Le deuxième point qui me semble
mériter d’être souligné, c’est que le sentiment de vivre quelque chose de
violent n’est pas forcément immédiat. Les cures psychanalytiques nous montrent
que c’est très souvent dans l’après-coup
que l’on ressent une violence vécue
longtemps auparavant. Les
enfants maltraités peuvent pendant très longtemps supporter cette maltraitance
comme quelque chose de banal, de normal, jusqu’à ce qu’ils soient devenus
suffisamment solides pour pouvoir la ressentir comme une violence sans
s’effondrer ou sombrer dans le désespoir absolu. C’est même parfois quand un
adulte est devenu à son tour un parent suffisamment bon, qu’il peut revisiter
la maltraitance vécue dans son enfance et en ressentir réellement la violence.
Voici un petit détour, une sorte
de coquetterie, qui utilise les méthodes de la psychiatrie académique
américaine pour monter quelque chose que la psychanalyse nous laissait penser depuis
longtemps, à savoir que la violence d’un sujet, autiste ou pas, n’est pas sans
lien avec la qualité de son entourage familial, cela, comme première
approximation.
Entre 2006 et 2011, une petite
équipe composée de Renée Zazzo, Sandy Gatou, Paola Ravanello, Michael Chocron
et moi avons travaillé à explorer des différences cliniques entre les patients
autistes atteints de syndromes génétiques et ceux pour qui aucun diagnostic
génétique n’était intervenu. Ce n’est pas de cela que je vais vous parler,
mais, à cette occasion, nous avons travaillé selon les normes quantitatives et
qualitatives standardisées, avec en particulier le concours de statisticiennes
patentées. Nous avons donc saisi cette occasion pour interroger avec l’outil
statistique convenable un sujet qui nous tenait à cœur depuis longtemps à
savoir « pourquoi certains autistes sont ils violents et d’autres pas ? ».
C’est d’ailleurs une question que Geneviève LLoret-Nicolas posait à la
psychiatrie depuis de longues années.
Dans notre échantillon de 46
patients, 22 sont hétéroagressifs et 30 automutilateurs.
Puisque nous sommes dans le
cadre d’une étude psychiatrique standardisée, nous avons pris les repères de la
classification internationale des troubles mentaux (axe 5 de la CIM10) et
cherché si les « troubles psychosociaux associés » avaient une
influence sur le fait d’être hétéroagressif ou pas. Ces repères n’ont guère de
finesse clinique, mais nous souhaitions néanmoins avoir une évaluation grossière,
nous servant de base de discussion avec ceux qui nient l’importance des
facteurs familiaux et sociaux pour rendre compte de la violence chez les
personnes autistes.
Notre échantillon, de 46
patients au total, était trop petit pour obtenir un modèle statistique
intégrant plusieurs coviariables associées à l’hétéroagressivité (Retard
mental, niveau d’angoisse, le fait d’être syndromique ou pas, les circonstances
de la naissance, l’axe V de la CIM10, etc…).
Cependant, ces études
statistiques ont montré que l’hétéroagressivité était :
- plus importante chez les
patients porteurs d’un diagnostic génétique avéré. Dans la mesure où, dans
notre cohorte, le diagnostic génétique est intervenu à la grande adolescence ou
à l’âge adulte, on peut supposer qu’il a peu modifié les relations parents
enfant et qu’il s’agira là d’un sujet à explorer pour les biologistes.
- parallèle à l’agressivité
contre les objets
- plus importante chez les
patients appartenant à une famille où la communication est inadéquate ou distordue
(paragraphe 3 de l’axe 5 de la CIM10)
- plus importante quand
l’environnement immédiat est jugé anormal : éducation en institution, éducation
par d’autres que les parents, familles isolées, logement inadéquat (paragraphe
5 de l’axe 5 de la CIM10).
- plus importante dans les cas
où des événements de vie aigus sont intervenus dans la vie du patient :
séparation ou mort d’un proche, événement que l’enfant considère comme honteux,
abus sexuels extrafamiliaux, expérience personnelle effrayante (paragraphe 6 de
l’axe 5 de la CIM10).
Nous n’avons pas retrouvé de
corrélation entre les facteurs psychosociaux et l’existence d’automutilation.
De ces statistiques, nous ne
retirons pas d’éléments qualitatifs intéressants, mais seulement que chez les
personnes autistes, comme chez les autres, leur violence envers les autres est
aussi liée à leur entourage familial et à leur environnement social, ce qui semble
malheureusement oublié dans des discours scientistes actuels.
Si l’on admet que la génétique
et les aléas de la constitution frappent au hasard les familles, toutes les
familles ne sont pas égales devant cet enfant.
Pour essayer d’y voir plus
clair, revenons sur ce qui se passe pour l’enfant banal et nous ouvrirons
ensuite quelques pistes pour l’enfant autiste.
Ce qui marque le petit d’homme
par rapport aux espèces animales, c’est son extraordinaire dépendance à l’égard
de son milieu. Un veau, un poulain, sont sur pattes à quelques heures de vie,
il faudra une année pour qu’un enfant acquière la marche. Son cerveau n’aura
fixé les grandes lignes de son architecture que vers deux ans, sa croissance durera
une vingtaine d’années. Cette immense prématurité contraint donc le petit d’homme à une grande dépendance. Il est donc particulièrement sensible aux effets de
ses premiers liens et sans cesse aux prises avec une nécessité d’anticipation
sur son être futur que son entourage premier
tient pour lui.
Je vais essayer de vous
transmettre ce que des psychanalystes peuvent dire de ce début de relation
entre la mère et son bébé, en sachant que les psychanalystes n’ont pas une
théorie unique, mais, au contraire, que chaque grand courant a théorisé un
aspect de cette histoire.
Je donnerai les références de
ces auteurs pour ceux qui voudraient approfondir tel ou tel aspect. Disons tout
de suite que les Anglais se sont beaucoup intéressés aux proto-relations, avant
six mois, et Lacan à l’infans devant le miroir à partir de 6 mois. Cependant,
il n’y a pas à proprement dit de stade : bien avant qu’un bébé ait la
capacité de saisir son image devant le miroir, on lui parle, on lui parle de
lui.
Celui-ci naît donc complètement
dépendant de son entourage, venant de subir les grands changements de la naissance :
passage du milieu aquatique paisible au milieu aérien avec des variations
sensorielles majeures : non seulement la respiration, mais la nécessité
d’être porté, tenu (plus ou moins bien), la luminosité, la baisse de la
température d’une dizaine de degrés, sans compter les gestes médicaux
eux-mêmes.
À noter que la nature est bien
faite puisqu’on vient de montrer que l’ocytocine, hormone qui chez la mère
déclenche les contractions nécessaires à l’accouchement agit différemment, au
même moment, sur les neurones immatures du bébé, en ayant un effet
morphine-like qui permet au bébé de vivre la violence de la naissance en étant
un peu drogué (shooté).
Revenons au bébé soumis à toutes
ces excitations sensorielles externes
et aux excitations pulsionnelles internes qui ne peut exprimer ce malêtre que dans un agir primaire de cris, de
pleurs et de mouvements désordonnés.
Ce sont essentiellement les
psychanalystes anglais, M.Klein et Winnicott qui ont travaillé sur ces tout
débuts.
À ce stade, le bébé est dans une
indistinction entre soi et non soi ; il entame progressivement , grâce à
la rythmicité de la présence-absence de
la mère, l’élaboration de la capacité à penser, se penser distinct de l’autre.
Voyons cela :
Dans cette répétition des
séquences de faim et de satisfaction de la faim, le bébé garde une trace mnésique
de cette satisfaction qui provoque une véritable hallucination du sein attendu.
Cette hallucination du sein rencontre
le sein réel que lui apporte sa
mère « suffisamment bonne » (Winnicott).
Le bébé vit alors une expérience
de création : le sein halluciné devient réel (le « trouver créer » de
Winnicott).
L’enfant s’identifie à la
satisfaction qu’il se donne, il est le sein. Mais cette hallucination du sein
n’est pas une satisfaction suffisante, d’autant que, plus le temps passe, plus
le bébé doit attendre, différer sa satisfaction, plus la mère est absente.
Il se produit alors une
véritable dérégulation de l’illusion primaire, le bébé éprouve du déplaisir, de la colère et de la rage envers ce
sein. Comme la mère va retourner vers son bébé en lui offrant à nouveau ce sein
qu’il n’a pas détruit dans sa rage,
le bébé prend conscience de l’altérité de ce sein.
C’est ce qui a fait dire à Freud
que l’objet, en tant que différent de soi, naît dans la haine, mais en fait, ce
n’est sans doute pas de la haine dont il s’agit mais plutôt de cette « violence
fondamentale » (décrite par
J.Bergeret), l’autre n’étant alors pas encore constitué comme différent de soi,
ce qui est nécessaire à la haine qui est adressée à un autre.
Cette alternance des présences-absences
bien tempérées de la mère amène le bébé à
construire une représentation stable et non menaçante de l’objet (en
l’occurrence la mère, comme modèle) et la continuité de son sentiment
d’existence. Il existe un lien entre le sentiment de continuité
interne issu de l’intégration heureuse de
ces expériences et la capacité à tolérer attente, frustration et
déception.
Le développement de l’activité
de pensée du nourrisson dépend de ce qu’on appelle la « capacité de
rêverie de la mère ». C’est cette
capacité qu’a la mère à deviner les sensations, les émotions, les
intensifications de jouissance en certains points du corps en lien avec la pulsion
(zones érogènes décrites par Freud), que ressent son bébé, et les lui restituer
avec des mots qui constituent
des traces mnésiques capables
d’être emmagasinées et qui anticipent sur son devenir de sujet autonome. C’est une
fonction de « détoxication » des sensations. (C’est ce qu’a développé le psychanalyste anglais
BION, comme fonction-alpha de la mère). Cette capacité de rêverie permet
d’anticiper ce qu’est l’enfant, de le projeter comme sujet dans un corps
autonome unifié.
C’est une curieuse opération
entre la mère et son bébé : il est l’objet d’un malêtre sans nom, qu’il manifeste
par des cris et des pleurs (sans que ce ne soit tout de suite une adresse
puisque l’autre n’est pas encore constitué), sa mère prend en elle cet état de
son bébé, elle lui donne un sens qui bien évidemment dépend de ce qu’elle est ,
met des mots qu’elle redonne à son enfant qui s’identifie aux mots de la mère
pour nommer son état. C’est un des aspects que le psychanalyste J. Bergès
appelle le « transitivisme »
qui est, d’ un côté, une violence faite au bébé parce que la mère interprète
pour lui son malaise dans le langage (Piera Aulagnier, « la violence de
l’interprétation ») et, d’un autre côté, ce qui permet à l’enfant des
progrès de symbolisation.
Le psychanalyste J. Lacan a
apporté un pas décisif avec le repérage du stade du miroir qui survient autour des 6 mois de l’enfant.
Le bébé, accompagné devant un miroir, n’y reconnaît son image comme forme unifiée que, grâce à la présence de l’Autre qui, en le portant devant le miroir, lui signifie
qu’il s’agit de SON image de
petit humain, s’appelant comme-ci ou comme ça : le bébé s’approprie cette
image comme la sienne, lui donne un poids de réalité prise dans le langage et
dans ce qu’il voit autour de lui. C’est à la fois une anticipation car le bébé n’a pas encore les capacités motrices
qui vont avec cette image et une « satisfaction propre qui tient à
l’intégration d’un désarroi organique originel, satisfaction qu’il faut
concevoir dans la dimension d’une déhiscence vitale constitutive de
l’homme…..(Lacan, « L’agressivité en psychanalyse »). Le bébé
s’identifie à une image qui lui est extérieure, à une forme qu’on pourrait appeler JE-IDEAL. Ce
désarroi organique originel, c’est ce que nous venons de décrire plus haut, décrit
par les psychanalystes anglais et aussi ce que Bergeret appelle la violence
fondamentale.
Ce qui est constitutif de cette
opération spéculaire, c’est la reconnaissance des petits autres, avec comme
corollaire la naissance de la jalousie
et de l’agressivité envers
l’image de ce petit autre, son semblable. C’est l’époque d’un autre
transitivisme, celui où l’enfant qui vient de porter un coup à un autre,
déclare que c’est lui qui a été battu.
Cette opération unifiante de l’image de soi dans le miroir est une
illusion proprement imaginaire. C’est ce que Lacan soutiendra dans ses
développements ultérieurs du stade du miroir et que le psychanalyste Frank
Chaumon résume : « Pour rendre compte de l’opération spéculaire dans
son caractère de nouage avec le réel et le symbolique, il faut que dans l’image soit préservé un
trou, un lieu vide. Ce lieu est homogène à
l’énigme du désir de l’Autre qui laisse un vide dans l’image de ce que je
suis. » Qu’est-ce que je suis pour cet Autre ?
Cette digression rapide sur le
développement du bébé pour nous ramener à cette fameuse violence fondamentale
de Bergeret : « instinct violent, naturel, inné, universel et
primitif » au service de l’autoconservation dont nous venons de voir
l’origine dans ces tout premiers temps de la vie du petit d’homme où seule la
distinction soi / non-soi existe et où il n’est donc pas question
d’intentionnalité.
Cette violence fondamentale vaut
pour tous. Toutefois, en fonction du devenir de chacun, selon la construction
de sa personnalité, elle prendra tel ou tel destin :
-
Intégration progressive dans des courants créatifs au
service des pulsions de vie
-
Ou bien érotisation agressive de cette violence
fondamentale (plaisir de et dans la violence)
L’amour maternel comme
« folie d’amour » permet à la mère de « se mettre à la place de
son enfant et de répondre à ses besoins », c’est ce que Winnicott appelle
la préoccupation maternelle primaire.
Cet état de folie particulière
de la mère au moment de la naissance est ce qui permet à l’enfant de fonder en
lui-même un sentiment continu d’exister, c’est le narcissisme primaire.
C’est cet habillage de
l’amour qui permet à la mère de
voiler le caractère sexuel des pulsions partielles du bébé auxquelles la mère doit se prêter. Aux
pulsions partielles du bébé, téter, exonérer… .La mère répond par de la tendresse
et non pas du sexuel. Il y a du discord entre la position du bébé et celle de
la mère (CF « la confusion des langues », Ferenczi).
C’est cet amour qui permet à la
mère de toujours anticiper sur le réel du bébé. « Elle ne voit pas
l’incoordination motrice, l’éclatement sensoriel, le débordement de jouissance,
mais elle voit un corps qui n’est pas encore là au moment où il est en proie à
l’actuel de la pulsion » (F.Chaumon). C’est parce que l’enfant est vu en
un point où il n’est pas encore, que lui-même s’y propulse.
Pour que cet amour maternel
narcissique permette cette opération d’anticipation spéculaire, il faut que la mère elle-même ait un ailleurs qui la décentre de
cette relation avec son bébé. Bien sûr, idéalement, c’est son désir pour le
père, mais la clinique nous enseigne qu’il peut s’agir d’un autre désir
indexable.
Il faut que la mère tienne sa
place dans l’opération du miroir, qu’elle présente le miroir à l’enfant tout en
l’invitant à s’y reconnaître dans ses coordonnées symboliques : son nom,
son père, ses origines….
Cette opération de l‘amour
maternel n’est possible que si elle se soutient d’une référence hors miroir.
« La situation entre la mère et l’enfant comporte que celui-ci a à
découvrir cette dimension que quelque chose est désiré par la mère au-delà de
lui-même, c’est-à-dire au-delà de l’objet du plaisir qu’il se ressent d’abord
être lui-même pour sa mère et qu’il aspire à être » (Lacan, « La
relation d’objet »)
J. Lacan résume cette question
de la place de l’enfant pour la mère : ce n’est pas la même chose si
l’enfant est par exemple la métaphore de
son amour pour le père ou bien s’il est un objet métonymique de son désir de phallus qu’elle n’a pas et n’aura
jamais. Autrement dit, est-ce qu’un troisième terme est d’emblée introduit
entre la mère et l’enfant ou bien est ce que l’enfant est comme un appendice
de la mère, une partie d’elle-même ?
Lacan précise que cette place de l’enfant métaphorique ou métonymique est indépendante de la personnalité de la mère, de sa structure.
Cette opération de l’amour
maternel est impossible si elle ne se soutient pas d’une référence hors miroir.
Cela conduit à des impasses :
- Soit,
première impasse : « l’amour narcissique entre la mère et l’enfant se
ferme en boucle et s’épuise mortellement sur lui-même avec toujours une menace
d’anéantissement car le miroir peut être brisé sous les coups de butoir de la
pulsion » (F. Chaumon).
C’est la part d’ombre de l’amour maternel, possible refus de
la mère de reconnaître toute altérité à l’enfant. Quand cet état perdure
au-delà du stade de tout petit, cet état apparaît au tiers comme un véritable
état de folie. Ces mères apparaissent souvent dans la psychose ou la perversion,
alors qu’il s’agit d’un point de folie circonscrit à la relation de la mère
avec cet enfant-là.
Lacan souligne dans « La
relation d’objet » que l’enfant est métonymique dans sa totalité et que ce n’est pas comme porteur du
phallus : c’est ce qu’on repère quand
l’irruption du pulsionnel fait alors horreur à cette mère, particulièrement au
moment de la puberté. Ces mères sont très différentes de celles qui jouissent
inconsciemment des pulsions partielles de leur enfant (jouissance et maîtrise autour
des pulsions orale, anale et génitale de l’enfant).
« Faute de pouvoir réaliser
l’opération de ce moment de narcissisme originaire, la mère se trouve exposée à
la violence du pulsionnel et reste fixée à son enfant dans un lien de
folie. » (F Chaumon)
- Soit,
deuxième impasse : « l’impossible recours à l’amour narcissique
laisse la mère face à la nudité violente du corps de l’enfant, réel inquiétant
voire monstrueux dont elle se détourne avec horreur ou angoisse. Elle ne peut
habiller ce corps avec ses rêveries narcissiques, et c’est la raison pour
laquelle il s’impose à elle comme chose hostile, envahissante et
persécutrice. » (F. Chaumon)
Retrouvons dans ce que nous avons vu où l’on peut retrouver
les racines de la violence.
L’enfant autiste, peut arriver
dans une histoire où du côté de la mère, pour cet enfant-là, il y aurait de
toute façon, qu’il soit autiste ou pas, un impossible à l’opération maternelle décrite plus haut. Bien moins qu’un autre, l’enfant autiste ne pourra
dans ses ressources propres trouver le moyen de contourner, de faire avec cet
échec de la relation primordiale (comme le cas du petit Hans, analysé par
Freud). C’est donc assurément un enfant dont la violence fondamentale sera peu ou pas « détoxiquée », pour qui, attente et frustration resteront
intolérables, pour qui les émergences pulsionnelles seront source d’effraction
violente, pour qui le lien se signifiera dans l’emprise physique avec la violence
qui y affère.
Voici une autre occurrence
clinique de ce lien métonymique dans un exemple :
Élodie, jeune adulte, souffre de
Trouble Envahissant du Développement ; elle est connue pour ses éclats
particulièrement violents. Elle est hospitalisée ; nous sommes à quelques
jours d’un moment très grave où elle a failli mourir. Je suis à son chevet avec
sa mère. Élodie est à peu près détendue mais soudain, elle s’agite, se plaint
d’avoir mal au ventre, s’inquiète, gémit, sanglote. Sa mère ne bouge pas, ne
s’approche pas d’elle et lui dit : on va acheter une piscine en Normandie,
ça va te plaire. Cette mère, pour des raisons complexes, ne
« transitive » pas du tout avec sa fille, ne peut lui parler de ce
qu’elle est en train de vivre, à savoir une douleur qui n’est pas si grave que
celle des jours passés, une douleur qui ne va pas durer, des médecins qui vont
la soigner… .En même temps, alors que nous savons qu’elle dort encore avec
sa fille assez souvent, elle ne peut manifester aucun geste tendre. Il y a du
corps à corps mais pas d’expression gestuelle tendre.
Ce lien métonymique empêche la
mère de prendre en compte les états du corps de sa fille, sa sensorialité
réveillant la question inabordable du pulsionnel. Il brise toute capacité de
rêverie maternelle, de transitivisme dont les autistes ont encore plus besoin
que d’autres pour se construire, tant ils ont peu de ressources propres. Cette
mère ne peut alors qu’imaginer le corps entier de sa fille dans un autre lieu
où elle suppose qu’il pourrait être bien (dans une piscine, évoquant l’image du
bébé in utero).
Elodie est donc une jeune fille
en permanence dans la peur, sous terreur de tout événement interne (une
sensation, une douleur) ou externe (de l’imprévu, du changement). Cette peur
semble être sa peur de nourrisson, comme arrivée « intacte » à l’âge
adulte.
L’enfant autiste met à mal la
relation de la mère à son bébé. Un bébé
autiste est un bébé qui ne regarde pas, ne sourit pas, ne répond pas aux soins
de sa mère par l’enrichissement d’interactions valorisantes pour l’un et
l’autre. Il malmène cette mère qui vacille dans ses assises narcissiques, dans
sa capacité de se sentir une mère suffisamment bonne. « Le symptôme somatique,
dit Lacan, est la ressource intarissable selon les cas à témoigner de la
culpabilité, à servir de fétiche, à incarner un primordial refus »(note à
Jenny Aubry) .
Un enfant qui va mal a souvent
tendance à être rejeté du côté de sa mère (ou bien cela peut être le père si la
mère est hors circuit), en tout cas du côté d’un seul parent et cela renforce
toutes les possibilités de relation close, fermée en miroir. C’est ce que Maud
Mannoni pointait déjà dans « l’enfant arriéré et sa mère ».
On pourrait donc dire que pour
élever correctement un enfant autiste, il faut être une très bonne mère,
capable
- de
placer d’emblée ce bébé en position d’altérité, opération dont l’un des
empêchements est qu’il soit pour elle en position d’objet métonymique,
- capable
de le projeter dans un avenir subjectif, ce qui est particulièrement difficile
quand il existe une situation limitante comme celle de la maladie et du
handicap qui en découle,
- capable
de rester arrimée à du désir en dehors de cette relation, capable de prendre
appui sur l’extérieur de cette relation pour ne pas s’y abîmer avec son enfant
dans l’anéantissement mortifère du face à face.
Ce n’est pas donné à tout le
monde, ce n’est pas non plus inné, c’est aussi un combat qui se mène en permanence
dans l’éducation et particulièrement celle d’un enfant qui va mal, en
l’occurrence autiste. Chaque avancée est durement conquise.
En guise de conclusion
provisoire, je tiendrai que la violence d’une personne autiste, enfant ou
adulte est à envisager dans une situation clinique complexe. Elle ne peut se
résoudre à son incompréhension du monde, ou à son incapacité à exprimer ce
qu’il ressent. Elle doit être référée à son histoire singulière et à l’environnement
dans lequel elle survient. Elle s’analyse en strates enchevêtrées entre cette
violence fondamentale toujours difficile à mettre au service des pulsions de
vie chez une personne autiste et une érotisation agressive possible de cette
violence.
— La
violence Fondamentale , J.Bergeret, Dunod,
1984
— Autres
Ecrits, note à Jenny Aubry, J. Lacan, Seuil
2001
— Écrits,
J. Lacan, Seuil 1966 (le stade du miroir,
l’agressivité en psychanalyse)
— Le
Séminaire, livre IV, La relation d’objet, J.
Lacan, Seuil 1994
— L’enfant
arriéré et sa mère, Maud Mannoni, Seuil,
1964
— La
violence de l’interprétation, Piera
Aulagnier, PUF
— Travail
de la Métaphore, collectif, Denoel, 1984
— Folies
Maternelles, Franck Chaumon, Essaim N°15
— De
la pédiatrie à la psychanalyse, Winnicott,
Payot
— Éléments
de la Psychanalyse, Bion, PUF
*
Quelques points des échanges qui
ont suivi.
D’abord un éclairage sur ce que transitivité voulait dire dans l’exposé : la mère met des mots sur ce que vit l'enfant. L'enfant intègre ces mots et se vit (interprète ? donne du sens à ses expériences ?) à travers eux. De là découle que parfois - avec certaines mères - la transitivité ne se fait pas, ou pas adéquatement (on pourrait dire que la mère ne répond pas à hauteur de la situation : à la souffrance, elle peut répondre en essayant de détourner l'attention : par exemple en disant, apparemment à contre-emploi, « il y a maintenant une piscine dans la maison en Normandie » !!!). Avec les autistes, avec qui la communication par le langage est perturbée, la transitivité est spécialement difficile.
On discute de l’exemple extrême d’un autiste qui se blesse, met en danger l'intégrité de son corps en se mettant des cailloux dans les oreilles. L’institution enlève alors les cailloux à sa disposition. On constate qu’ensuite le jeune se jette désormais la tête contre les murs ! Arrêter ainsi une action violente (se mettre des cailloux dans les oreilles) peut déclencher encore plus de violence. Est-ce parce que l’action d’enlever à ce jeune les cailloux dont il avait l’habitude constitue déjà en soi une violence exercée contre lui ou n’est-ce qu’une prise en charge relevant de la contrainte ?
Tout le point en tous les cas réside alors dans la force de conviction et le bien fondé de l'intervention.
Observer la violence peut revenir à l'entériner.
La violence se construit dans la durée.
Il peut aussi y avoir une violence de l’extrême-lenteur et non pas de la brusquerie…
Si telle ou telle pratique avec un jeune peut se présenter comme violente (par exemple le bloquer de force par terre lors d’une crise), l’essentiel est alors qu’une telle « violence » auto-contrôlée s’accompagne ensuite (pas forcément sur le moment même où il faut souvent ne pas ajouter de mots inutiles à une situation déjà tendue) d’une éducation.
Il peut arriver qu’après une réunion entre ceux qui s’occupent d’un jeune autiste, réunion où l’on a parlé longuement de sa situation en son absence, le comportement du jeune change mystérieusement alors qu’on n’a pourtant rien fait de nouveau, comme si la réunion avait surtout fait du bien à l’équipe et que cela rejaillissait alors sur le jeune…
L'exposé ne cherchait pas à établir un discours cohérent, mais à restituer plusieurs points de vue sur la violence. Du point de vue psychanalytique, il faut faire le deuil d'une définition univoque de la violence.
Au finale, qu'est-ce qui permettrait aux autistes de ne plus se considérer comme faibles et de pouvoir utiliser leur propre force (physique et mentale) ? Il n'y a pas lieu de stigmatiser les autistes par rapport à la violence. On essaye plutôt, à travers des activités éducatives, à leur apprendre à maîtriser leur force.
*
mardi
5 juin 2012
Je vais vous raconter une histoire, que j’ai inventée, une histoire plutôt triste, mais qui va me permettre de réfléchir avec vous sur ce qu’est « la violence de vivre ».
C’est l’histoire d’une jeune fille qui travaille dans un magasin comme employée. Un beau jour le patron du magasin la convoque pour lui annoncer qu’il ne peut plus la payer et qu’il doit donc la licencier.
Pourquoi ne peut-il plus la payer ? Parce que sa banque a décidé ne plus lui prêter d’argent. Pourquoi sa banque a-t-elle décidé de ne plus lui prêter d’argent ? Parce que c’est la crise, c’est-à-dire justement le moment où les banques se mettent à refuser des crédits, ayant peur de perdre leur argent en prêtant à des gens qui peut-être ne pourront pas les rembourser.
Tel est donc mon point de départ : la jeune fille travaille, elle se trouve licenciée parce que le magasin ne peut plus la payer, et le patron du magasin en question ne peut plus la payer parce que la banque lui refuse un prêt, estimant qu’elle se trouve elle-même en difficulté.
Mais pourquoi y a-t-il cette crise ? Il y a la crise mondiale, parce qu’aux États-Unis, c’est-à-dire finalement assez loin de la vie de notre jeune fille, des banques ont donné à des milliers de gens des crédits pour qu’ils puissent acheter la maison que, comme tout le monde, ils voulaient avoir pour se loger. Or beaucoup de ces gens n’ont pu rembourser le crédit, ce qui a entraîné que certaines de ces banques ont coulé, et a généré en retour une crise de la finance, de la dette, de l’argent.
Voici donc les premières étapes de notre histoire. Au terme de tout cela, notre jeune femme se trouve très malheureuse et affreusement stressée : elle ne sait comment faire, c’est devenu très difficile de retrouver un emploi ; le magasin, c’était son travail, c’était sa vie, et, en un certain sens, à cause de ce qui s’est passé en Amérique, la voilà maintenant sur le pavé.
Chapitre suivant de mon histoire : après des recherches de boulot qui n’aboutissent pas, la jeune fille finit par accepter d’être logée chez un type qu’elle a rencontré par hasard dans un café, un type qu’elle n’aime pas, dont elle n’est pas amoureuse mais qui l’a seulement dépannée, un type qu’elle a rencontré dans sa misère et qui s’est intéressé à elle.
La jeune femme vivote ainsi quelque temps. Puis un beau jour, elle rencontre un jeune homme dont elle tombe amoureuse, et cet amour est réciproque. Tous deux pensent alors que c’est le grand amour, qu’ils vont vivre ensemble, se marier, avoir des enfants, etc. Ce vrai amour, très fort, sort ainsi la fille de son stress et de cette mélancolie que son licenciement avait provoqués.
Mais voilà que le type chez qui elle habite devient jaloux du nouveau jeune homme ; il devient si furieux qu’il agresse le jeune homme et déclenche une bagarre. Le jeune amoureux doit alors se défendre et, en se défendant, il porte au jaloux un coup qui lui brise la mâchoire. Le type, sévèrement amoché, porte plainte et le jeune est arrêté par la police qui se met alors à le cuisiner pour qu’il avoue avoir tout déclenché. Nous admettons pour cela, que le jeune homme en question est ce genre de gars que la police n’aime pas beaucoup, par exemple un jeune Algérien ou un jeune Malien, bref, ce genre de gars que la police contrôle très souvent. Donc la police le cuisine sérieusement pour qu’il avoue avoir déclenché la bagarre (ce qui n’est pas vrai puisqu’il n’a fait que se défendre) et le jeune finit par être jugé et condamné à deux ans de prison.
La jeune femme, qui a perdu son travail, qui s’en est sortie très difficilement, qui est tombée amoureuse et qui finalement a vu son homme – l’homme de sa vie – condamné et jeté en prison, cette jeune femme, complètement stressée et déprimée, finit par se suicider en se jetant à l’eau.
Telle est donc mon histoire, mon point de départ. Comme vous le voyez, ce n’est pas une histoire drôle.
Je voudrais, à partir de cette histoire, réfléchir sur ce qu’est la violence, me demander à quel moment il y a eu violence et comment il est possible d’expliquer la raison d’être de cette violence dans notre monde.
Dans le monde tel qu’il est, dans notre monde, les journaux, la presse, la télévision, mais aussi la police, la justice et le gouvernement vont dire : « La violence, c’est la bagarre, c’est le moment où il y a eu des coups, c’est le moment où le jeune s’est défendu et a cassé la figure de l’autre. Cette violence ne doit pas exister. Il faut que la police intervienne, que la justice juge et que le violent soit puni. »
Cela, c’est le point de vue ordinaire, que vous connaissez parfaitement. Ou encore : « La violence des jeunes, on connaît ça ; il faut de l’ordre et réprimer tout cela. » D’où les conséquences habituelles : police, justice, etc.
Autrement dit, quand on parle de violence, la première idée qui vient c’est la violence physique, la violence exercée sur les corps des gens : les coups, les blessures, les meurtres ; c’est tout cela qu’on appelle communément violence.
Selon cette idée ordinaire, ce qui dans mon histoire se passe avant la bagarre et ce qui se passe après sont deux choses différentes. Puisque la violence, c’est ici la violence physique, la bagarre, le type qui a la mâchoire fracturée, on dira que ce qui vient avant, ce sont les causes de la violence. Par exemple, comme cette histoire a commencé par le licenciement de la fille qui travaillait dans le magasin, on dira : « Ce sont les causes sociales qui, par une série de circonstances malheureuses, on conduit à la violence. » On ajoutera : « Il y également des causes sentimentales », par exemple, la rivalité amoureuse entre le type qui logeait la jeune femme et son amoureux. Donc la violence, c’est lorsqu’il y a des actions physiques, des coups, une atteinte portée au corps des gens. Et les causes de cette violence peuvent être à la fois sociales (licenciement…), personnelles ou sentimentales (jalousie, rivalité…).
On complétera alors l’analyse en disant que ce qu’il y a après la violence en question doit être considéré comme les conséquences de la violence : après la bagarre, il y a d’un côté jugement, police et prison – ce qu’on peut appeler la répression de la violence – et puis aussi le regrettable suicide de la jeune femme, qui va être également considéré comme une conséquence puisque, si elle se suicide, c’est parce qu’on a mis son ami en prison, et si on l’y a mis, c’est parce qu’il y a eu la violence de la bagarre.
Tout cela, c’est l’image ordinaire de la violence, de la violence physique considérée comme un crime ou un délit, violence qui a des causes et des conséquences et qui en tant que telle doit être jugée et punie.
Finalement, dans le monde que nous connaissons, il y a trois rapports ordinaires à cette question de la violence :
1) la violence – comprise au sens habituel de la violence physique — doit être interdite, empêchée et punie ;
2) en ce qui concerne les causes sociales, on va dire qu’il faut faire des réformes – tout le monde le dit aujourd’hui, tous les candidats aux élections répètent qu’il faut des réformes de société pour réduire la violence ;
3) pour ce qui est des affaires sentimentales, on va dire qu’il faut éduquer les gens, précisément pour qu’ils soient moins violents, qu’ils réfléchissent à ce qu’ils font, qu’ils se mettent moins en colère, etc.
En résumé on dira :
— que, dans notre monde, la question de la violence, c’est la question des atteintes portées aux corps vivants des gens – les coups, les blessures, les bagarres ;
— que cette violence a des causes sociales qui nécessitent des réformes ;
— que cette violence peut également avoir des causes sentimentales personnelles qui nécessitent une éducation ;
— que par ailleurs cette violence doit de toute évidence être interdite et punie, ce qui, cette fois, est une affaire de police, de justice et de prison.
Ainsi le violent va se trouver pris entre éducation et prison : il faut l’éduquer mieux, sinon il faut le mettre en prison. Remarquons au passage qu’éducation et prison, cela ne va pas très bien ensemble, mais enfin, c’est comme ça !
Tout cela compose le tableau actuel, celui que tout le monde peut reconnaître au travers de ce qui se raconte dans les journaux.
Voici maintenant ma propre lecture.
Je voudrais montrer que cette image est entièrement fausse. Ça c’est ce qu’on raconte, c’est comme ça que la société fonctionne, mais je pense que cela donne une idée tout à fait fausse de la violence et de sa place dans une société comme la nôtre. La violence c’est à mon avis bien autre chose que simplement la violence physique, les bagarres et les blessures, c’est bien autre chose qu’une question de réformes sociales, autre chose qu’une question de punition par la police et par les juges.
Dans mon histoire, il y a onze éléments successifs, il se passe en vérité onze choses ; je les rappelle :
1. Il y a le licenciement par le patron – c’est le point de départ.
2. Il y a le refus de prêt, de crédit par la banque.
3. Il y a la crise mondiale actuelle.
4. Il y a en Amérique le prêt auquel on est forcé pour pouvoir acheter une maison, alors qu’on ne peut pas payer.
5. Il y a le fait de vivre avec un homme qu’on n’aime pas.
6. Il y a une passion amoureuse pour un homme qu’on aime.
7. Il y a la jalousie.
8. Il y a la bagarre.
9. Il y a la police.
10. Il y a la justice.
11. Et il y a le suicide.
Ce que je voudrais maintenant essayer de défendre, c’est l’idée que dans ces onze épisodes, il y a de la violence, et que c’est donc tout à fait faux de ramener la violence à la seule bagarre, en posant que le reste de l’histoire ne serait que les causes ou les conséquences de cette bagarre. En réalité, toute cette histoire est une histoire de violence, et dans les onze épisodes que je viens de rappeler, nous allons en fait trouver des figures de violence.
• Pourquoi est-ce important de voir cela ? Parce qu’il faut bien voir que la violence est présente dans la vie elle-même, dans la vie des gens, dans ce qu’ils ont à supporter, dans ce qu’ils font et dans ce qu’ils ne font pas. Bien sûr, il y a aussi de la violence qui se trouve exercée sur les corps — les coups, les blessures… — mais au-delà de cette violence particulière, il y a une violence présente dans la vie comme telle. C’est ce que j’appelle dans mon titre « la violence de vivre » : il y a quelque chose de violent dans le simple fait de vivre dans le monde tel qu’il est.
Tel est mon premier point. Je veux montrer que la violence est une donnée de l’existence humaine beaucoup plus large que la simple atteinte aux corps, que les simples coups. Ou si vous voulez —c’est une image –en un certain sens, c’est la vie tout entière qui est une bagarre, qui n’est pas quelque chose de tranquille ou de paisible. Par conséquent il faut donner une autre définition de la violence que le simple fait de taper sur les gens ou de lancer des pavés sur la police.
• Mon deuxième point, c’est que, du coup, le rapport entre violence et justice est bien plus compliqué. Si la violence, c’est simplement les épisodes violents de bagarre, de coups et de blessures, alors la justice, c’est simplement le jugement et la punition de ces actes. Par conséquent, le rapport entre violence et justice est fondamentalement un rapport de répression : il s’agit d’empêcher la violence et de punir le violent. Mais si la violence est présente de façon beaucoup plus large dans notre société, alors le rapport entre violence et justice n’est plus le même et ne peut plus se ramener au seul fait que certaines actions, parce qu’elles sont violentes, doivent être interdites et réprimées.
• En particulier, et ce sera mon dernier point, si la violence n’est pas simplement le fait de taper sur quelqu’un mais bien quelque chose qui est présent dans la vie et dans la société tout entière, on ne pourra plus exclure – je ne dis pas que c’est prouvé – qu’il puisse y avoir des violences justes. Autrement dit, on va devoir penser tout autrement le rapport entre violence et justice.
Voici les trois idées importantes que je voudrais dégager :
1) la violence est présente dans la vie personnelle et collective bien au-delà des simples affrontements physiques ;
2) par conséquent, le rapport entre violence et justice ne se ramène pas à la question de la punition, de l’interdiction, de la répression ;
3) entre violence et justice il peut y avoir des rapports bien plus compliqués que le simple rapport d’opposition.
Pour faire ressortir ces trois points, je reprends maintenant les différents épisodes de mon histoire.
La jeune fille est licenciée. Personne ne peut nier que c’est une grande violence qui lui est faite. Certes le patron ne l’a pas frappée mais, en la licenciant, il bouleverse sa vie de façon extraordinairement violente, il exerce du dehors, sur l’existence personnelle de cette jeune fille, une grande violence. La suite va le montrer.
On objectera : « Certes, mais il ne l’a pas voulu. » En l’affaire, peu importe ! Quelque chose que la jeune femme n’a ni demandé ni voulu lui arrive du dehors de façon extraordinairement brutale. Ce licenciement est pour elle une catastrophe de la vie, surtout que, comme on le sait, c’est devenu très difficile de décrocher un autre travail, qu’elle va se trouver ainsi dans la galère pendant des mois et des mois.
Donc, il est évident que la violence commence dès ce moment-là, qu’elle est présente dans mon histoire dès le premier épisode. Et ce n’est pas parce qu’il y a des règles que cela change quelque chose. Dans le cas du licenciement, on pourra appeler violence quelque chose qu’on impose du dehors à la vie de quelqu’un et qui atteint gravement cette vie. Il n’y a eu ici ni coups ni blessures, mais la vie de quelqu’un a été frappée du dehors. Je propose donc de dire que la violence, ce n’est pas seulement la violence sur les corps, c’est aussi la violence sur la vie, sur l’esprit, sur l’équilibre, sur la manière d’être de quelqu’un.
Le deuxième épisode, c’est la banque qui refuse de prêter de l’argent au patron, refus qui va entraîner le licenciement. Du point de vue du patron, c’est là aussi une violence, car il s’est engagé dans le fait de devenir patron de ce magasin avec l’idée que les petites entreprises obtenaient des crédits auprès des banques. C’est du moins ce qu’on lui a raconté et même, quelques années avant, on l’a poussé à devenir entrepreneur, à se mettre à son compte, à créer ce petit magasin avec la promesse de crédits. Et lorsque, du jour au lendemain, le banquier lui dit : « C’est la crise, on ne peut plus rien vous prêter. », c’est absolument vrai que le patron du magasin (qu’il soit : sympathique ou non, ce n’est pas le problème) subit une considérable violence, d’autant qu’il peut très bien envisager d’être obligé de fermer son magasin et de se déclarer en faillite. Donc il peut voir son projet de se mettre à son compte complètement fichu. En réalité, dans ce deuxième épisode, il y a de toute évidence une violence ouvertement sociale, financière. Et là non plus il n’y a pas d’atteinte corporelle : le banquier va expliquer très raisonnablement qu’il ne peut plus donner des crédits parce que ci, parce que ça, moyennant quoi il se peut aussi que le patron voie sa vie complètement bouleversée, qu’il voie l’entreprise qui était la sienne totalement vouée la ruine, etc.
Maintenant, pour la banque, la cause du refus de prêt tient à la crise mondiale. Mais là aussi c’est une violence exercée sur la banque, il n’y a pas l’ombre d’un doute sur ce point. Certes, la banque est peut-être pour quelque chose dans cette crise, mais cela n’est ici qu’un détail : grosso modo les banquiers, qui vivaient de prêter de l’argent à des gens pour qu’on le leur rende avec des intérêts, se voient contraints de ne plus le faire. Cela vient aussi du dehors. C’est là une violence qu’on pourrait dire institutionnelle plutôt que sociale, c’est-à-dire une violence exercée par le contexte général sur des institutions, en l’occurrence sur une banque.
Vous voyez donc l’enchaînement : la violence exercée sur la jeune fille vient du patron. La violence exercée sur le patron vient de la banque. La violence exercée sur la banque vient du capitalisme, c’est-à-dire du système général, qui est en crise. Et alors, cette crise du capitalisme d’où vient-elle ?
Cette crise vient d’une violence particulière, celle qui a consisté à faire croire aux gens qu’ils pouvaient acheter des maisons avec l’argent qu’on allait leur prêter alors que ce n’était pas vrai. Ça, c’est la crise aux États-Unis : on a prêté de l’argent aux gens en leur faisant croire qu’ils auraient certainement les moyens de rembourser. Or, à un moment donné, ils n’ont plus eu ces moyens et à ce moment-là, on leur a dit : « On vous reprend la maison ! ». Cette crise a ainsi entraîné la mise à la porte de leur maison de milliers et de milliers de gens, parce qu’ils ne pouvaient plus payer leur crédit. Là, on peut parler d’un prêt forcé. Là aussi, il y a une violence, car on a raconté à ces gens une histoire qui ne tenait pas, une histoire qui était finalement fausse, et on les a amenés à une situation extraordinairement difficile : le fait de devoir quitter leur maison pour devenir des sans-logis.
C’est là une crise provoquée par une violence du capitalisme lui-même. On peut l’appeler la violence du profit. Pourquoi les banques ont-elles ainsi prêté de l’argent sans faire attention ? Parce qu’elles escomptaient que cet argent allait leur rapporter gros ; elles ont fait des calculs très compliqués pour démontrer que cela allait rapporter et tout s’est cassé la figure. Mais cela n’empêche pas que le fait de forcer des gens à acheter une maison pour ensuite la leur reprendre et les mettre dehors constitue une extraordinaire violence ! Il y a là quelque chose d’absolument violent qui est la violence du capitalisme, qui est elle-même la violence du profit, la violence de soumettre la vie des gens à un calcul de profit totalement extérieur à leur vie réelle, à leur vie concrète.
Voilà pour les quatre premiers épisodes. Voyons maintenant les épisodes plus « personnels ».
La jeune fille va vivre avec un homme qu’elle n’aime pas parce qu’elle ne sait pas comment faire, parce qu’elle se trouve à la rue. Cela — faire quelque chose qu’on n’aime pas ou avec quelqu’un qu’on n’aime pas – constitue une violence subjective. Certes, c’est une violence acceptée, mais ce n’est pas parce qu’on l’a acceptée que ce n’est pas une violence. Ici je voudrais insister sur le point qu’il peut parfaitement y avoir des violences qu’on est obligé d’accepter, des violences qu’on s’est cru contraint d’adopter dans des situations très pénibles, parce qu’on ne savait plus comment faire autrement. Cet épisode ne peut donc pas être considéré comme extérieur à la question de la violence, ce qui nous introduit à l’idée tout à fait importante de la violence acceptée, de la violence qu’on supporte (il y a eu pas mal de choses dites sur les violence conjugales, sur des violences tout à fait manifestes et cependant en un certain sens acceptées ou tolérées).
Ensuite la fille tombe amoureuse. Mais la passion amoureuse, c’est aussi une chose violente ! Tout le monde le sait !
Pourquoi la passion amoureuse est-elle violente ? Non pas parce qu’il y aurait des coups, mais parce que, lorsqu’on aime, on se met délibérément et joyeusement dans la dépendance absolue de quelqu’un d’autre. Ça, c’est de toutes les façons une situation de violence, parce que, accepter complètement dans sa vie la vie de quelqu’un d’autre, c’est quelque chose qui bouleverse complètement votre existence et qui comporte nécessairement des moments de conflit et de difficulté, en même temps que des moments de grande joie. Tout le monde en a plus ou moins l’expérience mais tout le monde sait aussi que l’amour est à ce point violent qu’il y a beaucoup de crimes dont il est la cause : l’amour est aussi un grand criminel et pas seulement un grand créateur ! Les crimes dits passionnels, c’est bien connu. Et pourquoi y a-t-il des crimes passionnels ? Non pas parce que le coupable serait un fou, mais parce que l’amour comporte évidemment une violence de principe.
La passion amoureuse comme telle est également une forme de violence. On pourrait appeler ça la violence de la vie ou aussi la violence de l’autre. Ce qui se passe c’est qu’on met sa vie dans le rapport avec un autre qu’on ne connaît jamais complètement – quand vous tombez amoureux de quelqu’un, vous ne le connaissez pas beaucoup ! Et la découverte de ce qu’il est vraiment va entraîner des épisodes qui comportent nécessairement une figure de violence.
Donc la jeune femme est prise d’un côté dans cette violence consentie, qui consiste à s’installer dans une vie qu’elle n’aime pas, et d’un autre côté dans cette violence, également consentie et très considérable, que peut être la passion amoureuse.
Enfin la jalousie constitue un sentiment très violent, tout le monde le sait ; c’est une violence subjective, psychologique, extrêmement grande. L’homme qui devient jaloux est lui-même dans une tension très violente, agressive, un peu folle même — la jalousie est très proche d’une folie.
Tout cela, c’est ce qu’on pourrait appeler des violences psychologiques, subjectives, personnelles, intimes. Elles sont très grandes. Quand vous lisez les faits divers, vous voyez que beaucoup de ces violences sont à rapporter à des situations personnelles et intimes.
Puis on en arrive à la bagarre, qui est la définition classique que de la violence. Il n’y a donc pas ici de problème particulier.
Mais ensuite, la police, l’arrestation, l’interrogatoire, les pressions faites sur le jeune pour qu’il avoue que c’est lui qui a commencé, la manière dont la police le traite, le convoque, l’interroge, tout cela est violent ! La garde à vue, le fonctionnement ordinaire de la police, c’est une contrainte, c’est une violence exercée sur quelqu’un et exercée bien avant qu’on ait décidé qu’il était coupable. Arrêter quelqu’un dans la rue et lui demander ses papiers, c’est déjà violent ! Il y a une statistique récente qui montre d’ailleurs que cela arrive neuf fois plus souvent aux gens qui sont arabes ou noirs qu’à tous les autres. C’est donc une violence très déséquilibrée ! Cela prouve bien qu’il y a là un grand arbitraire, et que cet arbitraire est aussi une grande violence.
La police fait donc bien partie de cet univers de la violence.
Et la justice aussi, car la condamnation — surtout la condamnation injuste —, la privation de la liberté, la prison, tout cela est d’une grande violence. On dira que c’est la violence de la loi, du tribunal, mais c’est quand même de la violence !
Enfin le suicide, c’est une violence exercée sur soi-même, une violence très particulière, terrible…
Donc, en fin de compte, c’est bien la totalité des épisodes de notre histoire – elle a été, il est vrai, un peu fabriquée pour cela ! – qui constituent des épisodes violents. Et du coup, on peut justifier la première idée que je voulais vous proposer, à savoir que la violence est présente partout dans la vie. Je ne dis pas qu’il n’y a que la violence dans la vie : il y a la paix, la compréhension, l’amitié. Mais cela n’empêche pas que la violence est partout, y compris dans l’intimité, y compris dans la vie sociale, y compris dans la vie financière, et je n’ai même pas parlé des guerres ! Donc il est absolument faux de restreindre la violence à la simple contrainte physique : la violence est en réalité quelque chose qui existe dans la totalité de notre existence collective et individuelle.
Si c’est bien comme cela, se pose alors un problème difficile : la question des rapports entre violence et justice. Naturellement si la violence, c’était uniquement la bagarre, et si la justice, c’était uniquement le fait de juger la bagarre, alors le problème du rapport entre violence et justice ne serait pas compliqué. Mais si, comme je l’ai montré, la violence est un peu partout, alors la question du rapport entre violence et justice devient bien plus compliqué.
Pour le montrer sur des exemples je vais donc ajouter quelques épisodes à mon histoire.
• Supposons qu’au moment où la jeune femme est licenciée, cela ne se passe pas tout seul mais que la totalité des employés du magasin se mettent en grève par solidarité avec la fille qui a été licenciée en déclarant que c’est insupportable qu’on licencie cette jeune femme et en demandant qu’on interdise ce licenciement. Supposons que le patron essaye alors de faire évacuer le magasin de force par la police et que cela se gâte, que par exemple les filles séquestrent le patron dans le magasin en lui disant qu’elles le gardent jusqu’à ce que la situation évolue. On pourra évidemment dire que les employés du magasin répondent à la violence du licenciement par une violence collective, mais qu’est-ce qu’on va dire de cette violence collective ? Dans ma jeunesse, à l’époque de Mai 68, énormément de patrons se sont ainsi trouvés séquestrés. Qu’est-ce qu’on va dire de cette violence ? Est-ce que c’est une violence qui demande une punition ou est-ce qu’on va dire, parce que cette violence est une réponse à une autre violence, que c’est une violence juste ? Le rapport entre violence et justice va être dans ce cas-là compliqué. Il se pourrait bien qu’on ait affaire à une violence juste car c’est une violence défensive (en réalité, on peut soutenir que l’agression est venue du patron quand il a licencié et que la grève avec occupation et séquestration constitue une réponse d’une certaine manière justifiée à cette agression). On peut bien sûr penser autrement, mais on voit qu’il est possible, rien que sur cet exemple, d’introduire l’idée d’une violence juste.
• Autre épisode : supposons que le type (avec lequel la jeune fille vit après son licenciement) essaie de façon plus ou moins forcée d’avoir des relations sexuelles avec elle, par exemple qu’il entre dans sa chambre, que la fille se débatte et finisse par lui donner un coup de bouteille sur le crâne. On va dire : cette tentative est en partie une tentative de viol ; elle lui a un peu cassé la tête à cause de cela. Là aussi, il se peut donc qu’elle se montre violente, mais, dans ce type de situation, on dira que sa violence était justifiée parce qu’il n’y avait pas de raison qu’elle se laisse faire par un type qu’elle n’aime pas et dont elle a simplement accepté l’hospitalité provisoire.
• Troisième exemple : supposons qu’après que le jeune homme ait été arrêté par la police dans des conditions désagréables, il y ait une émeute anti-policière dans le quartier dans lequel il vivait. Tout le monde, dans le quartier en question, a été témoin du fait qu’il était attaqué, qu’il s’est défendu. Or, on l’arrête, on le maltraite, on veut le condamner : tout cela est injuste, le quartier prend feu, on lance des pavés sur les fourgons de la police, etc. Je ne suis pas en train de vous dire que c’est bien, mais seulement qu’on ne pourra pas juger cette violence indépendamment de ce qui l’a déclenchée, sans donc se demander si en fin de compte la justice était bien du côté de la police. Et s’il s’avère que police et justice se sont en cette affaire montrées injustes, alors le fait qu’il y ait dans le quartier une réponse coléreuse et elle-même violente doit être jugé de façon particulière, en tenant compte des causes de cette violence.
• Enfin, dernier exemple : complètement déprimée, la jeune femme se jette à l’eau pour se suicider. Supposons que quelqu’un plonge dans l’eau pour la sauver ; elle va alors se débattre, le type va finir par lui donner un coup pour l’assommer et la ramener tranquillement sur le bord. Il va la sauver, mais ce faisant il lui fait violence puisqu’elle voulait mourir ! Bien sûr, peut-être que demain la fille n’aura plus envie de mourir – tel est bien l’argument de celui qui la sauve et veut la relancer dans la vie – mais enfin, la violence qu’il lui inflige pour la sauver reste bien une violence, car cet acte va contre son désir.
Tous ces exemples montrent qu’en définitive on ne peut pas se contenter de dire : «Toute violence est injuste. ». Cela n’est pas vrai, je viens de vous le montrer. C’est plus compliqué : d’abord, parce que la violence, ce n’est pas seulement le fait de donner des coups à quelqu’un, parce que la violence est présente partout ; et ensuite, parce qu’il y a des violences de différents types, qu’il y a en particulier un certain nombre de violences défensives qui sont justifiées et que, de façon plus générale, il faut donc toujours situer une violence dans un contexte qui est un contexte de justice.
Concluons donc que le problème le plus difficile concernant les violences tient à cette possibilité de l’existence de violence justes.
On sait alors que ces considérations peuvent s’étendre jusqu’à cette forme la plus déchaînée de violence que constitue la guerre. La guerre, c’est vraiment le déchaînement de la violence, c’est quelque chose qui peut provoquer de très nombreuses morts et de considérables souffrances. Cependant, on ne peut pas exclure qu’il y ait des guerres justes. J’en verrai au moins de deux espèces : il y a d’abord des guerres défensives contre un agresseur – quelqu’un qui veut vous envahir, il faut bien se défendre et la défense va être elle-même violente. Mais on peut également tenir que des violences révoltées sont justes. Ainsi, quand, en 1954, les Algériens ont déclenché la guerre de libération nationale en Algérie, ils prenaient l’initiative d’une violence qui finalement deviendra considérable des deux côtés. Comment juger cela ? Là aussi, on peut dire : ils voulaient ce faisant conquérir un droit très naturel, celui d’être indépendants, libres, de ne pas être soumis au pouvoir des colons et des Français. Ainsi, même cette violence terrifiante qu’est la guerre, on ne peut pas déclarer qu’elle est par elle-même injuste.
Tout ce développement nous amène alors à penser ceci : quand on parle de violence et qu’on veut la juger, il faut peut-être expliquer d’abord quelle idée on se fait de la justice, parce que c’est l’idée qu’on a de ce qui est juste qui permet de voir clair dans la violence, de distinguer la violence juste de la violence injuste, la violence qui doit être punie de la violence qui est excusable… La violence qui est sociale comme la violence qui est intime, tout cela fait partie de la vie, de l’élan de la vie ; et bien sûr il doit y avoir à ce propos des jugements, mais, dans ces jugements, c’est bien l’idée qu’on se fait de la justice qui est le plus important. C’est parce qu’on a une idée de la justice qu’on peut dire que telle ou telle forme de violence doit être acceptée ou refusée. Et donc, après avoir longtemps parlé longuement de la violence, il faudrait parler encore plus longuement de la justice.
*
Vous dites que certaines
violences doivent être interdites. Mais peut-on toujours interdire ces
violences ? Par exemple comment fait-on pour interdire la violence d’un mariage
forcé ? Et, si on ne peut l’interdire, comment fait-on alors pour
intervenir puisque, si on juge la violence, c’est pour pouvoir intervenir à bon
escient ?
En effet. Par exemple dans mon histoire de licenciement, il est évident que la possibilité de l’interdire, de le punir, va dépendre de la solidarité des autres. Si on se trouve ici dans la situation d’un grand magasin et qu’il y a quarante vendeuses, elles peuvent décider de se mettre en grève, de dire au patron : « Tu ne sors pas de là tant que tu n’as pas supprimé le licenciement ! ». Bien sûr, cela, on ne le peut pas toujours, je suis bien d’accord. La punition pourra ainsi attendre longtemps, mais on dira alors que c’est injuste. C’est bien pour cela que la question est celle du rapport entre violence et justice. Si l’on ne peut pas empêcher une violence par une autre action, alors on sera simplement obligé de constater qu’une injustice a été commise, et qu’il faut en chercher l’origine. C’est un peu comme dans mon histoire : il faut remonter du licenciement à la banque puis à la crise. On va finalement avoir la crise mondiale d’un côté, et une malheureuse fille de l’autre. Cela n’est pas très équilibré ! Et la jeune fille toute seule ne va pas pouvoir mettre fin à la crise mondiale !
Mais, quand il se commet une violence qu’on estime injuste, le premier échelon consiste toujours à prendre position, c’est là une règle essentielle. Dans notre exemple, ce qui est juste, au minimum, c’est que les autres vendeuses se solidarisent avec celle qui est licenciée. Il n’est pas sûr que cela empêche le licenciement mais au minimum il faut marquer la solidarité. Chaque fois qu’il y a une violence dont on est témoin et qu’on estime injuste, il faut le marquer, il faut intervenir, sans avoir évidemment la certitude de gagner, et cela, il faut le faire parce que sinon il y aura ce que vous dites : un sentiment d’impuissance.
Mais dans votre histoire, il
y a des épisodes où les gens n’ont pas vraiment le choix. Et s’il n’y pas eu de
choix, faut-il pour autant parler de violence ? Par exemple si le patron
n’a pas le choix de licencier ou de ne pas licencier la fille, est-ce bien une
violence de sa part ?
Je comprends bien : il y a en effet des violences choisies et des violences non choisies. Par exemple, quand le jaloux décide d’attaquer l’autre, il a le choix ; mais quand le patron licencie, il dit : « Je n’ai pas le choix, je suis obligé de la licencier car je n’ai pas l’argent pour la payer. » Mais ce n’est pas parce qu’il dit qu’il n’a pas le choix que ce n’est pas pour autant une violence ! Une violence, c’est d’abord du côté de celui qui la subit qu’on sait si elle existe ou pas. Or la fille sait que sa vie se trouve violemment bouleversée et il y a donc bien là une violence. Ensuite le jugement qu’on va porter sur cette violence ne sera pas le même selon qu’il y a eu ou qu’il n’y a pas eu choix. Mais le fait qu’on ait le choix ou pas n’empêche aucunement qu’il y ait violence ! Je suis d’accord : on peut exercer une violence parce qu’on n’a pas le choix, on peut exercer une violence parce qu’on a le choix ; cela va entrer dans le jugement sur la violence, mais dans les deux cas, la violence est bien là.
On a donc une caractérisation
de la violence par celui qui la subit plutôt que par celui qui agit. Mais dans
certains cas, il peut y avoir violence sans qu’il y ait un acteur bien identifiable,
comme dans l’exemple de la crise.
Oui, il ne faut pas ramener la question de la violence à la question de trouver quelqu’un qui en serait coupable parce beaucoup de violences sont en vérité anonymes. Ce point est très important : dans notre société, il arrive beaucoup de malheurs à propos desquels on ne peut pas dire qu’il y a un coupable précis ; ainsi, dans notre histoire, le patron va dire : « Je n’y suis pour rien, c’est à cause de la banque ! » et la banque va dire de même : « Je n’y suis pour rien, c’est à cause de la crise ! » Mais la crise, au bout du compte, c’est qui ? Il n’y a pas de coupable pour la crise, puisqu’il s’agit là du capitalisme lui-même, de son fonctionnement à un moment donné. Il y a donc des violences à propos desquelles on ne peut pas dire : « Voilà le coupable ! ». Le coupable, cela peut être tout un système, ou une institution, mais ce n’est pas forcément quelqu’un. Dans certains cas, c’est bien quelqu’un, mais pas toujours !
Mais pourtant on a besoin
d’un coupable !
Justement, cette idée est très dangereuse ! Parce que, par exemple dans la situation actuelle, il y a beaucoup de gens qui disent qu’en réalité les coupables, ce sont les étrangers. Or il faut bien admettre qu’il y a des violences dans lesquelles le coupable, c’est un système entier et non pas quelqu’un à proprement parler. Ce point est très important car si on cherche toujours quelqu’un, on finit par déraper. Et d’ailleurs, chaque fois qu’il y a eu des grandes crises du capitalisme, on a cherché des coupables et on a trouvé alors que c’était les juifs, les étrangers, et on sait ce que tout cela a donné… Il est donc important de se rendre compte qu’il n’y a pas toujours de coupables personnels, et que cela peut relever d’un système, d’une institution, et rester anonyme.
Mais il est alors difficile
de dire que c’est la fatalité !
Mais ce n’est pas la fatalité ! Le fait que la responsabilité soit celle d’un système n’entraîne pas que ce soit pour autant une fatalité. Et refuser la fatalité, ce n’est pas nécessairement chercher un coupable : s’engager dans la voie de chercher nécessairement un coupable constitue une pente dangereuse. C’est précisément ce que l’on fait très souvent quand c’est le système qui est responsable : on trouve un coupable et, évidemment, c’est là un coupable parfaitement innocent, ce qui fait que là, on va commettre une injustice ouverte. On voit bien, dans notre situation actuelle, qu’il y quand même eu des campagnes entières sur le thème : « Une grande partie de nos ennuis, cela vient des étrangers qui sont chez nous. » Là on avait en effet trouvé un coupable, et cela, c’est une logique totalement injuste !
On en voit bien le résultat en matière de rapport entre violence et justice : le résultat, c’est que, à cause de cette injustice consistant à désigner de faux coupables, on va commettre des violences (qui vont consister à expulser des gens, à démembrer les familles, etc.).
La question était donc très bonne : « Est-ce qu’il y a ou non des coupables ? », c’est là une vraie question. Et il faut admettre qu’il y a des violences où il n’y a pas de coupables (au sens de gens qu’on pourrait désigner en disant que c’est ceux-là qu’il faut punir).
Il n’y a pas toujours de
choix individuels à l’origine des violences.
Bien sûr. Par exemple, à l’évidence, le banquier américain qui a prêté de l’argent à des gens qui ne pouvaient finalement pas le rendre, celui qui a donc provoqué une crise bancaire entraînant que la fille se voit licenciée, ce banquier américain n’avait nullement l’intention de s’en prendre à cette jeune femme, il n’a pas choisi de la licencier, il n’avait pas en tête cette idée, d’ailleurs il ne connaissait pas la fille en question et n’avait rien contre elle.
Il avait quand même le choix
de prêter ou non de l’argent !
Oui, mais il faut limiter ce choix-là à son institution bancaire. Le responsable, ce n’est pas monsieur Untel. C’est d’ailleurs toutes les banques américaines qui ont fait cela.
À un moment donné, il y a eu
quand même choix !
Oui, mais ce n’est pas un choix au sens d’une décision personnelle. Si on cherche ici qui a fait le choix, on dira : finalement c’est la logique capitaliste qui a fait le choix. Cette logique, c’est le jeu de la concurrence qui organise une violence généralisée. Le système qui organise notre société autour de la concurrence est un système violent par lui-même puisque c’est un système dans lequel il faut l’emporter sur le concurrent, sinon on meurt. C’est une logique de guerre, même si elle se déroule dans la paix. Et si on regarde bien, les violences même intimes et personnelles sont plongées dans ce monde-là, le monde où finalement, pour réussir, il faut marcher sur les autres.
Cette jeune femme licenciée a
subi une violence. Comment peut-elle accepter cette violence ? Elle se révolte.
Il y a quelqu’un qui lui a fait cette violence, et ce quelqu’un, c’est son
patron. Donc c’est lui le coupable.
Oui, et j’ai moi-même imaginé la scène où ledit patron se trouverait séquestré par ses employés.
Il y a encore pire : ce
serait que ces collègues ne la soutiennent pas et disent : « Non,
non, cela ne nous concerne pas ! »
Alors, dans ce cas, c’est ce que je disais tout à l’heure : elles seraient coresponsables, parce que si on est témoin d’une violence manifestement injuste, la responsabilité personnelle est de prendre position.
Là vous êtes dans le noyau même de la question de l’éthique personnelle : si on constate une injustice violente, il faut prendre position. On sait très bien qu’on ne le fait pas toujours, parce qu’on a peur, parce qu’on se dit : « Après elle, ce sera moi qui serai licencié. » Mais tout cela, ce n’est pas très bien, et c’est aussi pour cela que cela continue. On a tous l’expérience de ces petites lâchetés. On n’est pas courageux toutes les secondes.
Je prends un exemple, très fréquent : quand je vois quelque part, mettons gare du Nord, que la police contrôle des gens et que systématiquement ces gens sont sélectionnés à cause du faciès, normalement on doit intervenir mais moi-même, je ne le fais pas toujours, parce que je suis pressé, parce que cela va faire toute une histoire – quelquefois je me dis même : le fait que je m’en mêle, cela ne va pas arranger beaucoup leur affaire ; il y a ainsi beaucoup d’arguments pour ne pas intervenir !
Mais, en réalité, il faudrait plutôt se dresser soi-même à intervenir quand on constate une violence injuste de ce type : quand quelqu’un est contrôlé parce qu’il est noir alors que tous les autres passent, c’est à l’évidence une violence injuste faite à quelqu’un, et donc normalement on devrait intervenir en disant : « Pourquoi vous ne m’arrêtez pas moi ? »
Pour cela, il faut se faire
violence à soi-même !
C’est une idée intéressante. Absolument, il faut en un certain sens se faire alors violence à soi-même, c’est-à-dire déranger ses habitudes. Et voilà donc un autre exemple d’une violence juste : dans ce cas, il est juste de se faire violence pour intervenir ! On ne le fait pas toujours, parce que justement il faut qu’on se remue soi-même. Mais si cela devenait une règle générale, ces violences deviendraient beaucoup plus difficiles. Si chaque fois qu’il y a des contrôles au faciès, il y avait création d’un attroupement, la police en aurait vite assez! Et c’est bien parce que cela ne se passe pas ainsi que cela continue.
Donc chaque fois qu’on passe à côté en regardant ses chaussures plutôt que la scène, on contribue à ce que cela continue. Et cela concerne bien le rapport entre violence et justice puisqu’en fait, en s’inclinant ainsi devant la violence, on ne fait pas ce qui est difficile, c’est-à-dire précisément d’évaluer la violence du point de vue de la justice et non pas le contraire.
Dans les situations avec des
autistes, on a vu des cas où l’on peut être amené à exercer sur eux des violences
qu’on estime justes (par exemple en plaquant au sol un jeune quand il fait une
crise). Mais alors, comment faire partager cette notion de la justice avec la
personne qui la subit ? Comment faire comprendre au jeune autiste pourquoi
on fait cela ? Si l’on intervient au nom du fait que c’est bon pour le
jeune de le calmer, ou que ce n’est pas juste qu’il se fasse du mal, il faut
quand même après qu’il le comprenne car, s’il ne le comprend pas, ce n’est pas
complètement de la justice.
C’est un peu comme avec la
jeune fille quand elle se jette dans l’eau : est-ce qu’on la sort ou
est-ce qu’on la laisse mourir ? Peut-être que le lendemain, la fille aura
encore envie de plonger dans l’eau, on ne sait pas.
Dans ces exemples plus compliqués, on intervient car on estime avoir une vision claire de ce qui dans cette situation est juste, y compris pour la personne concernée, mais on se rend également compte que cette vision n’est pas forcément partagée. En général cela se produit surtout quand on n’a pas le temps, et qu’il faut décider tout de suite. Mais ces exemples ouvrent à une situation plus générale : en réalité, cette discussion sur le rapport entre violence et justice est souvent très concrète, très prise dans une situation particulière.
Il y a toujours un moment où l’on expérimente que l’intervention qu’on estime juste va ouvrir une situation un peu transformée par rapport à ce qu’elle était au départ. C’est très typique dans l’exemple précédent : vous avez un contrôle de police, vous vous en mêlez, car vous savez que si vous ne vous en mêlez pas, c’est simplement pour regarder vos chaussures et laisser passer quelque chose d’injuste. Mais il n’est pas toujours sûr que même celui qui est contrôlé soit content que vous vous en mêliez ; ce n’est pas certain, car il peut penser qu’en fait cela va compliquer les choses, cela va élargir la situation, et on ne sait pas quelle va être alors la réaction de la police…
Cette affaire de rapports entre violence et justice, qui est déjà compliquée à son niveau général, doit donc être traitée cas par cas, étant entendu cependant qu’à mon avis, l’orientation principale est que si on est convaincu qu’une violence injuste est en train d’être commise, il vaut mieux prendre le risque d’intervenir que de trouver de bonnes raisons de ne pas le faire; il vaut mieux la violence envers soi-même que la solution, rassurante, de l’inactivité.
Dans cet exemple des
contrôles policiers, il faut faire attention non seulement parce qu’il peut
arriver qu’une intervention dans un contrôle de police fasse que cela se termine
beaucoup plus mal mais aussi parce qu’on peut se tromper sur la question de la
justice : il peut par exemple se faire que la personne contrôlée soit en
fait un voleur qui a précédemment agressé des gens…
Bien sûr. C’est pour cela qu’en définitive, cette question violence-justice relève d’une analyse cas par cas.
Il n’y a pas de règle générale du type : « Il y a un contrôle, j’interviens donc ! ». Il faut évaluer la situation, il faut avoir un jugement sur ce qui se passe parce qu’on peut, c’est vrai, aggraver la situation.
Mais il ne faudrait pas pour autant que ce type d’argument aboutisse au fait qu’on ne fasse jamais rien ! Parce que ces choses qu’on peut se dire pour ne pas le faire peuvent être justes, mais elles peuvent aussi être fausses.
Au total, il vaut donc mieux être dans l’idée générale que lorsqu’on voit quelque chose d’injuste, il est juste d’intervenir (quitte à tempérer cas par cas cette orientation en examinant la situation concrète) qu’être dans l’idée contraire : « Moi, je ne me mêle de rien parce que je ne connais pas la situation ! ».
Les conséquences de nos actes
peuvent être violentes, mais au final, c’est la vie !
C’est ce que j’ai dit : la violence est une donnée générale qui imprègne la vie ; et donc on ne peut pas réduire la discussion sur la violence aux cas singuliers qui relèvent de la police ou de la répression.
Mais est-ce qu’il y a déjà
eu, avant le capitalisme, des systèmes où il n’y avait pas de violences ?
Même les hommes de Cro-Magnon se tapaient dessus !
Évidemment ! C’est pour cela que j’ai parlé de la violence de la vie et que la question en définitive n’est pas la question de la violence mais bien la question de la justice et par conséquent la question des violences foncièrement injustes qui vont être alors fonction de l’idée qu’on se fait de la justice.
De toutes les façons, la violence imprègne l’existence, la vie et du coup la vraie question, c’est : est-ce qu’il y a des violence foncièrement injustes ? Et cela renvoie alors à l’idée qu’on se fait de la justice, et non pas au fait de savoir s’il y a violence ou non violence puisque de toutes façons il y en a !
Il y a quand même des gens, y compris en politique, qui font de la violence une question séparée. Cela est incontestable : c’est ceux qui parlent de « la violence des banlieues », de « la violence à l’école » — qui sont d’ailleurs des phénomènes qui existent ; mais, comme on le sait très bien, ces gens font cela dans l’optique de dire qu’il y a des gens violents, qu’il y a des zones de la société qui sont violentes et qui sont toujours les mêmes, etc. Cette violence est ainsi catégorisée comme celle des jeunes, des étrangers, des gens des cités…
On est alors bien obligé d’examiner cette question de la violence en disant : ce n’est pas aussi simple ! La violence n’est nullement réductible à la présence de catégories particulières de la population qui seraient spécifiquement violentes. En réalité il y a des violence de toute nature.
C’est bien pour cela qu’on ne peut pas travailler sur la question de la violence comme si elle constituait un phénomène séparé parce que, lorsqu’on constitue la violence comme une pratique séparée, elle sert en fait à stigmatiser des groupes qui ont des conditions particulières d’existence. On ne peut donc pas se sortir de cette affaire comme si la violence était caractéristique de certains lieux, de certaines personnes et surtout sans la confronter à cette idée de la justice au nom de laquelle on juge cette violence. C’est absolument impossible. Cela aboutit forcément à ce que les mêmes actes sont considérés comme justes ou devant être réprimés selon les groupes qui vont les commettre.
Il faut absolument relier la question de la violence à la question de l’idée que l’on se fait de la justice, sinon le nom violence sert politiquement à stigmatiser certaines catégories de la population.
Souvent lesdites violences
sont d’ailleurs reliées à des lois qui interdisent telle ou telle chose.
Le fait que toute une série de violences trouvent leur origine dans la loi elle-même est absolument vraie. D’abord parce que toute une série de lois sont par elles-mêmes violentes – les lois, c’est un ensemble systématique d’interdits – et ensuite parce qu’il y a des lois injustes, il faut le dire. Je considère ainsi que le système général des lois votées dans la dernière période sur le traitement des étrangers, des malades mentaux, des mineurs récidivistes, etc. constituent des lois injustes.
Dans ce cas, je mettrai la violence du côté de la loi. Et, après tout, cette possibilité est ce qui nous permet de juger de la loi : ce n’est pas parce que la loi est la loi qu’elle est juste ! Cette affaire de violence-justice s’étend donc à tout ce que nous pouvons juger dans la société, y compris ses lois.
D’ailleurs, depuis longtemps il a été affirmé par la philosophie et par l’art que, à la fin des fins, la justice est au-dessus des lois, que ce sont donc les lois qui doivent être justes et non pas le contraire.
***
« Les gens ne s’aperçoivent pas très bien de ce
qu’il veulent faire quand ils éduquent. Ils s’efforcent tout de même d’en avoir
une petite idée, mais ils y réfléchissent rarement. » Lacan
Qu’est-ce qu’éduquer veut
dire ? Qu’est-ce qu’éduquer si ce n’est ni enseigner des connaissances, ni instruire à des savoirs, ni animer des plaisirs, si c’est plutôt explorer les capacités
et les potentialités sans se limiter à ce qui a déjà été réalisé par
d’autres ?
L’éducation serait-elle une formation (des personnes ou des collectifs), au risque alors
d’être une conformation ?
S’agit-il d’éduquer à ce qu’il y
a et qu’on connaît déjà (le but étant alors de s’adapter à l’effectif et à ce
qui marche, d’être « réaliste »…) – parlons d’éducation
« fermée » - ou plutôt à ce qu’il n’y a pas encore et qu’on ne connaît
pas (le but étant alors de se convaincre qu’on est capable de créer d’heureux
imprévus, d’inventer ce qui jusque-là semblait inatteignable, de rendre
possible ce qui jusqu’à présent ne le semblait pas) – on parlera ici
d’éducation « ouverte » ?
L’éducation doit-elle être essentiellement « négative » (Rousseau) - en protégeant et évitant – ou peut-elle être affirmative, mais alors de quoi ? : de « valeurs » qu’il conviendrait de « transmettre » pour « intégrer » des individus ou des groupes, ou plutôt d’une confiance en la capacité égale de tout un chacun à se décider librement et s’orienter singulièrement dans l’existence ?
Éducation des mains et des corps
tout autant que des têtes et des esprits ? Éducation physique et sportive,
sentimentale et sexuelle, musicale et cinématographique ?
Éduquer, est-ce un « métier
impossible où l’on est sûr d’échouer » (Freud) ?
L’éducateur doit-il être éduqué
(Marx) ?
L’homme fait-il son éducation tout seul (Lacan) ?
Pour éduquer, faut-il qu’il y ait la relation dissymétrique d’un Maître et d’un élève ou d’un disciple ?
Qui éduque qui ? Peut-on
s’auto-éduquer ? Peut-on éduquer un groupe, et pas seulement une personne
(éducation collective/individuelle) ?
Le cinéma, la littérature et la
poésie, la musique peuvent-ils éduquer ?
Un juge, un policier, un
psychiatre, un parent, un enseignant, un entraîneur sportif, un animateur et
même un « éducateur spécialisé » peuvent-ils éduquer ?
Doivent-ils également s’auto-éduquer ou être éduqués par ceux-là même qu’ils
éduquent ?
Un autiste peut-il éduquer un
référent ? Un élève peut-il éduquer son professeur ? Un enfant
peut-il éduquer son parent ? Celui qui est filmé (dans un documentaire par
exemple) peut-il éduquer celui qui le filme ? Un prisonnier peut-il
éduquer son gardien et son juge ? Des colonisés peuvent-il éduquer des
colonisateurs, des opprimés leurs oppresseurs ?
………
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[1] La répartition par sexe des autistes est beaucoup plus dissymétrique : de l’ordre d’une fille pour trois garçons. Ceci entraîne naturellement qu’il va y avoir des référentes qui s’occuperont de jeunes garçons, mais guère de référents s’occupant de jeunes filles.
[2] La mathématique oppose la singularité à la régularité…
[3] et son cortège convenu de cocasseries traditionnellement associées aux rencontres inopinées entre milieux sociaux extrêmes (l’aristocrate et le populo) dont, il y a quelque années, un film de publicitaire (La vie est un long fleuve tranquille) avait relancé la formule franchouillarde…
[4] en particulier en évitant l’endormissement de tout jugement critique dans l’énoncé (convenu, stérile et ultimement hypocrite) : « toute violence est néfaste et doit donc être prohibée ! ».
[5] Sciences et Techniques Industrielles
[6] Formation de Directeur dans le même domaine - soit le diplôme surplombant celui du BPJEPS…
[7] Cité par
Yann Diener : On agite un enfant
(La fabrique, p. 7)
[8] Critique
de la faculté de juger, § 40
[9] Violence et
brutalité (1977) in L’ennemi déclaré
[10] Violence et
brutalité (1977) in L’ennemi déclaré
[11] Journal du
voleur
[12] La
Maison à mezzanine, notes page 1019, Tome
III des Œuvres d’Anton Tchékhov, traduit par Édouard Parayre, révision de Lily
Dennis, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, 1971
[13] Voir Dictionnaire
Tchekhov, Page 167, Françoise Darnal-Lesné,
Édition L'Harmattan, 2010
[14] Anthropologique doit être entendu comme un savoir sur l’homme en tant qu’homme.
[15] Raison : facultés intellectuelles, compréhension, intelligence et aussi ce qui motive une décision.
[16] Voir en annexe le texte de cette tribune.
[17] « Peut-on accuser un seul d’entre nous d’avoir agi de telle ou telle manière, dès lors qu’il lui était totalement impossible d’agir autrement ? » Lettre d’Henry Oldenburg à Spinoza du 14 janvier 1676
[18] « Celui qui a la rage parce qu’il a été mordu par un chien doit bien sûr être excusé, mais on l’étrange malgré tout à bon droit. » Lettre de Spinoza à Oldenburg du 7 février 1676
[19] Vous soutenez « que les hommes peuvent être excusables, et néanmoins souffrir de bien des manières. Cela semble très dur à première vue, et la preuve que vous y joignez, à savoir qu’un chien enragé doit être excusé mais qu’on le tue pourtant à bon droit, ne résout pas le problème. » Lettre d’Oldenburg à Spinoza du 11 février 1676