Autisme et violence

 

Séminaire du Relais Île-de-France

mardi 15 mai 2012

 

Sylvie Lapuyade

 

 

Exposé                                                                                                                                         1

1. Le séminaire                                                                                                                          1

1.1........................................................................................................................................ 1

1.2........................................................................................................................................ 2

2. La recherche                                                                                                                          2

3. La relation mère-bébé                                                                                                           3

Du côté du bébé.................................................................................................................... 3

Du côté de la mère................................................................................................................ 5

4. Et si le bébé est autiste ?                                                                                                        5

4.1........................................................................................................................................ 6

4.2........................................................................................................................................ 6

Conclusion                                                                                                                                 6

Bibliographie                                                                                                                             7

Discussion                                                                                                                                   7

 

Exposé

Je vous propose une intervention portant sur la clinique, en quatre points : dans le premier, je reprendrai deux réflexions dans le fil travail collectif entrepris cette année au séminaire, puis, dans le deuxième, je prendrai appui sur un travail de recherche que nous avons effectué, dans le troisième, je développerai quelques points de la relation mère-enfant en général pour revenir ensuite, vers les relations mère-enfant avec des bébés autistes.

1. Le séminaire

Je vais d’abord interroger très brièvement certaines propositions des séances précédentes, du seul point de vue des questions que la clinique psychiatrique et psychanalytique suscitent à leur égard. Mon approche est résolument clinique, c’est à dire « l’observation au lit du malade » même si sa pensée s’appuie sur des théories, en particulier la psychanalyse.

1.1

François Nicolas nous propose une définition de la violence comme un passage en force à l’intérieur d’une relation. Cette définition m’a paru assez séduisante dans un premier temps, car elle pouvait être généraliste, mais au fil des mois de ce séminaire, des questions nées de la confrontation à la clinique me sont venues :

De quel point se mesure ce passage en force, existe-t-il des mesures applicables à l’acte quasiment indépendantes des protagonistes de la relation ? Existe-t-il des caractérisations de l’acte qui indiqueraient qu’il y a ou pas violence dans tel ou tel acte ? oui, peut-être, mais nous sommes alors dans le registre de la loi pénale, encore que cette loi étudie elle-même les circonstances de l’acte. Il semble que cette définition comme un passage en force, interne à une relation, implique une intentionnalité de celui qui produit l’acte, ce qui n’est peut-être pas toujours le cas, et surtout le vécu des deux protagonistes, l’émetteur, conscient de la violence agressive potentielle de son acte, le receveur qui se sentira violenté ou pas.

Du point de vue psychiatrique, sans prétendre aucunement à une définition universelle de la violence, on pourrait dire, au plus simple, que la violence est un VECU QUI REPOSE SUR UN ACTE. Pour traiter de la violence dans une situation clinique, nous avons besoin de faire intervenir :

-   Le vécu de celui qui produit cet acte et/ou le vécu de celui qui le reçoit, ou mieux, la subjectivité de chacun,

-   La relation entre les deux,

-   Les circonstances sociales et culturelles de l’acte

-   L’acte lui-même.

Examinons l’exemple suivant : Une mère est en train d’allaiter son bébé. Tout à coup, elle sent une affreuse odeur de brûlé et se souvient qu’elle doit arrêter le feu sous la casserole qu’elle a oubliée. Elle cesse alors provisoirement d’allaiter son bébé, que même les mots les plus doux qui accompagnent cet acte ne consoleront pas de cet arrachement du sein. Assurément, il vit cet arrêt comme violent. La mère est « passée en force » pour cette interruption, elle n’a pas laissé le choix à son bébé, mais elle n’avait probablement pas d’intentions négatives à l’encontre de son bébé. Sans parler encore des autres repères à intégrer dans cet exemple, on peut au moins disjoindre « passage en force » et « intentionnalité agressive ».

Voilà un exemple qui nous introduit à la complexité de la question de l’intentionnalité dans le passage en force de la violence, mais aussi à la nécessité d’étudier toutes les coordonnées de l’acte. En effet, on peut imaginer des variations infinies sur cet exemple qui lui donneront des couleurs différentes : qu’y a-t-il dans cette casserole, le dîner pour la belle-mère qui s’est invitée elle-même? la purée de l’enfant aîné, odieux depuis la naissance du puîné ? Qui a allumé le feu sous la casserole, le mari parti prendre l’air ? elle-même ? comment vit-elle la voracité de ce bébé qui lui semble toujours affamé ? bref, imaginons à l’infini des circonstances différentes qui changeront complètement l’analyse clinique de cet exemple.

Voilà donc un exemple qui indique qu’un acte n’est pas un comportement repérable en soi, mais qu’il ne prend sens que référé à toutes ses coordonnées.

1.2

Le deuxième point qui me semble mériter d’être souligné, c’est que le sentiment de vivre quelque chose de violent n’est pas forcément immédiat. Les cures psychanalytiques nous montrent que c’est très souvent dans l’après-coup que l’on ressent une violence vécue longtemps auparavant. Les enfants maltraités peuvent pendant très longtemps supporter cette maltraitance comme quelque chose de banal, de normal, jusqu’à ce qu’ils soient devenus suffisamment solides pour pouvoir la ressentir comme une violence sans s’effondrer ou sombrer dans le désespoir absolu. C’est même parfois quand un adulte est devenu à son tour un parent suffisamment bon, qu’il peut revisiter la maltraitance vécue dans son enfance et en ressentir réellement la violence.

2. La recherche

Voici un petit détour, une sorte de coquetterie, qui utilise les méthodes de la psychiatrie académique américaine pour monter quelque chose que la psychanalyse nous laissait penser depuis longtemps, à savoir que la violence d’un sujet, autiste ou pas, n’est pas sans lien avec la qualité de son entourage familial, cela, comme première approximation.

Entre 2006 et 2011, une petite équipe composée de Renée Zazzo, Sandy Gatou, Paola Ravanello, Michael Chocron et moi avons travaillé à explorer des différences cliniques entre les patients autistes atteints de syndromes génétiques et ceux pour qui aucun diagnostic génétique n’était intervenu. Ce n’est pas de cela que je vais vous parler, mais, à cette occasion, nous avons travaillé selon les normes quantitatives et qualitatives standardisées, avec en particulier le concours de statisticiennes patentées. Nous avons donc saisi cette occasion pour interroger avec l’outil statistique convenable un sujet qui nous tenait à cœur depuis longtemps à savoir « pourquoi certains autistes sont ils violents et d’autres pas ? ». C’est d’ailleurs une question que Geneviève LLoret-Nicolas posait à la psychiatrie depuis de longues années.

Dans notre échantillon de 46 patients, 22 sont hétéroagressifs et 30 automutilateurs.

Puisque nous sommes dans le cadre d’une étude psychiatrique standardisée, nous avons pris les repères de la classification internationale des troubles mentaux (axe 5 de la CIM10) et cherché si les « troubles psychosociaux associés » avaient une influence sur le fait d’être hétéroagressif ou pas. Ces repères n’ont guère de finesse clinique, mais nous souhaitions néanmoins avoir une évaluation grossière, nous servant de base de discussion avec ceux qui nient l’importance des facteurs familiaux et sociaux pour rendre compte de la violence chez les personnes autistes.

Notre échantillon, de 46 patients au total, était trop petit pour obtenir un modèle statistique intégrant plusieurs coviariables associées à l’hétéroagressivité (Retard mental, niveau d’angoisse, le fait d’être syndromique ou pas, les circonstances de la naissance, l’axe V de la CIM10, etc…).

Cependant, ces études statistiques ont montré que l’hétéroagressivité était :

- plus importante chez les patients porteurs d’un diagnostic génétique avéré. Dans la mesure où, dans notre cohorte, le diagnostic génétique est intervenu à la grande adolescence ou à l’âge adulte, on peut supposer qu’il a peu modifié les relations parents enfant et qu’il s’agira là d’un sujet à explorer pour les biologistes.

- parallèle à l’agressivité contre les objets

- plus importante chez les patients appartenant à une famille où la communication est inadéquate ou distordue (paragraphe 3 de l’axe 5 de la CIM10)

- plus importante quand l’environnement immédiat est jugé anormal : éducation en institution, éducation par d’autres que les parents, familles isolées, logement inadéquat (paragraphe 5 de l’axe 5 de la CIM10).

- plus importante dans les cas où des événements de vie aigus sont intervenus dans la vie du patient : séparation ou mort d’un proche, événement que l’enfant considère comme honteux, abus sexuels extrafamiliaux, expérience personnelle effrayante (paragraphe 6 de l’axe 5 de la CIM10).

Nous n’avons pas retrouvé de corrélation entre les facteurs psychosociaux et l’existence d’automutilation.

De ces statistiques, nous ne retirons pas d’éléments qualitatifs intéressants, mais seulement que chez les personnes autistes, comme chez les autres, leur violence envers les autres est aussi liée à leur entourage familial et à leur environnement social, ce qui semble malheureusement oublié dans des discours scientistes actuels.

Si l’on admet que la génétique et les aléas de la constitution frappent au hasard les familles, toutes les familles ne sont pas égales devant cet enfant.

Pour essayer d’y voir plus clair, revenons sur ce qui se passe pour l’enfant banal et nous ouvrirons ensuite quelques pistes pour l’enfant autiste.

3. La relation mère-bébé

Ce qui marque le petit d’homme par rapport aux espèces animales, c’est son extraordinaire dépendance à l’égard de son milieu. Un veau, un poulain, sont sur pattes à quelques heures de vie, il faudra une année pour qu’un enfant acquière la marche. Son cerveau n’aura fixé les grandes lignes de son architecture que vers deux ans, sa croissance durera une vingtaine d’années. Cette immense prématurité contraint donc le petit d’homme à une grande dépendance. Il est donc particulièrement sensible aux effets de ses premiers liens et sans cesse aux prises avec une nécessité d’anticipation sur son être futur que son entourage premier tient pour lui.

Je vais essayer de vous transmettre ce que des psychanalystes peuvent dire de ce début de relation entre la mère et son bébé, en sachant que les psychanalystes n’ont pas une théorie unique, mais, au contraire, que chaque grand courant a théorisé un aspect de cette histoire.

Je donnerai les références de ces auteurs pour ceux qui voudraient approfondir tel ou tel aspect. Disons tout de suite que les Anglais se sont beaucoup intéressés aux proto-relations, avant six mois, et Lacan à l’infans devant le miroir à partir de 6 mois. Cependant, il n’y a pas à proprement dit de stade : bien avant qu’un bébé ait la capacité de saisir son image devant le miroir, on lui parle, on lui parle de lui.

Du côté du bébé

Celui-ci naît donc complètement dépendant de son entourage, venant de subir les grands changements de la naissance : passage du milieu aquatique paisible au milieu aérien avec des variations sensorielles majeures : non seulement la respiration, mais la nécessité d’être porté, tenu (plus ou moins bien), la luminosité, la baisse de la température d’une dizaine de degrés, sans compter les gestes médicaux eux-mêmes.

À noter que la nature est bien faite puisqu’on vient de montrer que l’ocytocine, hormone qui chez la mère déclenche les contractions nécessaires à l’accouchement agit différemment, au même moment, sur les neurones immatures du bébé, en ayant un effet morphine-like qui permet au bébé de vivre la violence de la naissance en étant un peu drogué (shooté).

Revenons au bébé soumis à toutes ces excitations sensorielles externes et aux excitations pulsionnelles internes qui ne peut exprimer ce malêtre que dans un agir primaire de cris, de pleurs et de mouvements désordonnés.

Ce sont essentiellement les psychanalystes anglais, M.Klein et Winnicott qui ont travaillé sur ces tout débuts.

À ce stade, le bébé est dans une indistinction entre soi et non soi ; il entame progressivement , grâce à la rythmicité de la présence-absence de la mère, l’élaboration de la capacité à penser, se penser distinct de l’autre.

Voyons cela :

Dans cette répétition des séquences de faim et de satisfaction de la faim, le bébé garde une trace mnésique de cette satisfaction qui provoque une véritable hallucination du sein attendu. Cette hallucination du sein rencontre le sein réel que lui apporte sa mère « suffisamment bonne » (Winnicott).

Le bébé vit alors une expérience de création : le sein halluciné devient réel (le « trouver créer » de Winnicott).

L’enfant s’identifie à la satisfaction qu’il se donne, il est le sein. Mais cette hallucination du sein n’est pas une satisfaction suffisante, d’autant que, plus le temps passe, plus le bébé doit attendre, différer sa satisfaction, plus la mère est absente.

Il se produit alors une véritable dérégulation de l’illusion primaire, le bébé éprouve du déplaisir, de la colère et de la rage envers ce sein. Comme la mère va retourner vers son bébé en lui offrant à nouveau ce sein qu’il n’a pas détruit dans sa rage, le bébé prend conscience de l’altérité de ce sein.

C’est ce qui a fait dire à Freud que l’objet, en tant que différent de soi, naît dans la haine, mais en fait, ce n’est sans doute pas de la haine dont il s’agit mais plutôt de cette « violence fondamentale » (décrite par J.Bergeret), l’autre n’étant alors pas encore constitué comme différent de soi, ce qui est nécessaire à la haine qui est adressée à un autre.

Cette alternance des présences-absences bien tempérées de la mère amène le bébé à construire une représentation stable et non menaçante de l’objet (en l’occurrence la mère, comme modèle) et la continuité de son sentiment d’existence. Il existe un lien entre le sentiment de continuité interne issu de l’intégration heureuse de ces expériences et la capacité à tolérer attente, frustration et déception.

Le développement de l’activité de pensée du nourrisson dépend de ce qu’on appelle la « capacité de rêverie de la mère ». C’est cette capacité qu’a la mère à deviner les sensations, les émotions, les intensifications de jouissance en certains points du corps en lien avec la pulsion (zones érogènes décrites par Freud), que ressent son bébé, et les lui restituer avec des mots qui constituent des traces mnésiques capables d’être emmagasinées et qui anticipent sur son devenir de sujet autonome. C’est une fonction de « détoxication » des sensations. (C’est ce qu’a développé le psychanalyste anglais BION, comme fonction-alpha de la mère). Cette capacité de rêverie permet d’anticiper ce qu’est l’enfant, de le projeter comme sujet dans un corps autonome unifié.

C’est une curieuse opération entre la mère et son bébé : il est l’objet d’un malêtre sans nom, qu’il manifeste par des cris et des pleurs (sans que ce ne soit tout de suite une adresse puisque l’autre n’est pas encore constitué), sa mère prend en elle cet état de son bébé, elle lui donne un sens qui bien évidemment dépend de ce qu’elle est , met des mots qu’elle redonne à son enfant qui s’identifie aux mots de la mère pour nommer son état. C’est un des aspects que le psychanalyste J. Bergès appelle le « transitivisme » qui est, d’ un côté, une violence faite au bébé parce que la mère interprète pour lui son malaise dans le langage (Piera Aulagnier, « la violence de l’interprétation ») et, d’un autre côté, ce qui permet à l’enfant des progrès de symbolisation.

Le psychanalyste J. Lacan a apporté un pas décisif avec le repérage du stade du miroir qui survient autour des 6 mois de l’enfant.

Le bébé, accompagné devant un miroir, n’y reconnaît son image comme forme unifiée que, grâce à la présence de l’Autre qui, en le portant devant le miroir, lui signifie qu’il s’agit de SON image de petit humain, s’appelant comme-ci ou comme ça : le bébé s’approprie cette image comme la sienne, lui donne un poids de réalité prise dans le langage et dans ce qu’il voit autour de lui. C’est à la fois une anticipation car le bébé n’a pas encore les capacités motrices qui vont avec cette image et une « satisfaction propre qui tient à l’intégration d’un désarroi organique originel, satisfaction qu’il faut concevoir dans la dimension d’une déhiscence vitale constitutive de l’homme…..(Lacan, « L’agressivité en psychanalyse »). Le bébé s’identifie à une image qui lui est extérieure, à une forme qu’on pourrait appeler JE-IDEAL. Ce désarroi organique originel, c’est ce que nous venons de décrire plus haut, décrit par les psychanalystes anglais et aussi ce que Bergeret appelle la violence fondamentale.

Ce qui est constitutif de cette opération spéculaire, c’est la reconnaissance des petits autres, avec comme corollaire la naissance de la jalousie et de l’agressivité envers l’image de ce petit autre, son semblable. C’est l’époque d’un autre transitivisme, celui où l’enfant qui vient de porter un coup à un autre, déclare que c’est lui qui a été battu.

Cette opération unifiante de l’image de soi dans le miroir est une illusion proprement imaginaire. C’est ce que Lacan soutiendra dans ses développements ultérieurs du stade du miroir et que le psychanalyste Frank Chaumon résume : « Pour rendre compte de l’opération spéculaire dans son caractère de nouage avec le réel et le symbolique, il faut que dans l’image soit préservé un trou, un lieu vide. Ce lieu est homogène à l’énigme du désir de l’Autre qui laisse un vide dans l’image de ce que je suis. » Qu’est-ce que je suis pour cet Autre ?

Cette digression rapide sur le développement du bébé pour nous ramener à cette fameuse violence fondamentale de Bergeret : « instinct violent, naturel, inné, universel et primitif » au service de l’autoconservation dont nous venons de voir l’origine dans ces tout premiers temps de la vie du petit d’homme où seule la distinction soi / non-soi existe et où il n’est donc pas question d’intentionnalité.

Cette violence fondamentale vaut pour tous. Toutefois, en fonction du devenir de chacun, selon la construction de sa personnalité, elle prendra tel ou tel destin :

-   Intégration progressive dans des courants créatifs au service des pulsions de vie

-   Ou bien érotisation agressive de cette violence fondamentale (plaisir de et dans la violence)

Du côté de la mère

L’amour maternel comme « folie d’amour » permet à la mère de « se mettre à la place de son enfant et de répondre à ses besoins », c’est ce que Winnicott appelle la préoccupation maternelle primaire.

Cet état de folie particulière de la mère au moment de la naissance est ce qui permet à l’enfant de fonder en lui-même un sentiment continu d’exister, c’est le narcissisme primaire.

C’est cet habillage de l’amour qui permet à la mère de voiler le caractère sexuel des pulsions partielles du bébé auxquelles la mère doit se prêter. Aux pulsions partielles du bébé, téter, exonérer… .La mère répond par de la tendresse et non pas du sexuel. Il y a du discord entre la position du bébé et celle de la mère (CF « la confusion des langues », Ferenczi).

C’est cet amour qui permet à la mère de toujours anticiper sur le réel du bébé. « Elle ne voit pas l’incoordination motrice, l’éclatement sensoriel, le débordement de jouissance, mais elle voit un corps qui n’est pas encore là au moment où il est en proie à l’actuel de la pulsion » (F.Chaumon). C’est parce que l’enfant est vu en un point où il n’est pas encore, que lui-même s’y propulse.

Pour que cet amour maternel narcissique permette cette opération d’anticipation spéculaire, il faut que la mère elle-même ait un ailleurs qui la décentre de cette relation avec son bébé. Bien sûr, idéalement, c’est son désir pour le père, mais la clinique nous enseigne qu’il peut s’agir d’un autre désir indexable.

Il faut que la mère tienne sa place dans l’opération du miroir, qu’elle présente le miroir à l’enfant tout en l’invitant à s’y reconnaître dans ses coordonnées symboliques : son nom, son père, ses origines….

Cette opération de l‘amour maternel n’est possible que si elle se soutient d’une référence hors miroir. « La situation entre la mère et l’enfant comporte que celui-ci a à découvrir cette dimension que quelque chose est désiré par la mère au-delà de lui-même, c’est-à-dire au-delà de l’objet du plaisir qu’il se ressent d’abord être lui-même pour sa mère et qu’il aspire à être » (Lacan, « La relation d’objet »)

J. Lacan résume cette question de la place de l’enfant pour la mère : ce n’est pas la même chose si l’enfant est par exemple la métaphore de son amour pour le père ou bien s’il est un objet métonymique de son désir de phallus qu’elle n’a pas et n’aura jamais. Autrement dit, est-ce qu’un troisième terme est d’emblée introduit entre la mère et l’enfant ou bien est ce que l’enfant est comme un appendice de la mère, une partie d’elle-même ? Lacan précise que cette place de l’enfant métaphorique ou métonymique est indépendante de la personnalité de la mère, de sa structure.

Cette opération de l’amour maternel est impossible si elle ne se soutient pas d’une référence hors miroir. Cela conduit à des impasses :

- Soit, première impasse : « l’amour narcissique entre la mère et l’enfant se ferme en boucle et s’épuise mortellement sur lui-même avec toujours une menace d’anéantissement car le miroir peut être brisé sous les coups de butoir de la pulsion » (F. Chaumon).

 C’est la part d’ombre de l’amour maternel, possible refus de la mère de reconnaître toute altérité à l’enfant. Quand cet état perdure au-delà du stade de tout petit, cet état apparaît au tiers comme un véritable état de folie. Ces mères apparaissent souvent dans la psychose ou la perversion, alors qu’il s’agit d’un point de folie circonscrit à la relation de la mère avec cet enfant-là.

 

Lacan souligne dans « La relation d’objet » que l’enfant est métonymique dans sa totalité et que ce n’est pas comme porteur du phallus : c’est ce qu’on repère quand l’irruption du pulsionnel fait alors horreur à cette mère, particulièrement au moment de la puberté. Ces mères sont très différentes de celles qui jouissent inconsciemment des pulsions partielles de leur enfant (jouissance et maîtrise autour des pulsions orale, anale et génitale de l’enfant).

« Faute de pouvoir réaliser l’opération de ce moment de narcissisme originaire, la mère se trouve exposée à la violence du pulsionnel et reste fixée à son enfant dans un lien de folie. » (F Chaumon)

- Soit, deuxième impasse : « l’impossible recours à l’amour narcissique laisse la mère face à la nudité violente du corps de l’enfant, réel inquiétant voire monstrueux dont elle se détourne avec horreur ou angoisse. Elle ne peut habiller ce corps avec ses rêveries narcissiques, et c’est la raison pour laquelle il s’impose à elle comme chose hostile, envahissante et persécutrice. » (F. Chaumon)

4. Et si le bébé est autiste ?

 Retrouvons dans ce que nous avons vu où l’on peut retrouver les racines de la violence.

4.1

L’enfant autiste, peut arriver dans une histoire où du côté de la mère, pour cet enfant-là, il y aurait de toute façon, qu’il soit autiste ou pas, un impossible à l’opération maternelle décrite plus haut. Bien moins qu’un autre, l’enfant autiste ne pourra dans ses ressources propres trouver le moyen de contourner, de faire avec cet échec de la relation primordiale (comme le cas du petit Hans, analysé par Freud). C’est donc assurément un enfant dont la violence fondamentale sera peu ou pas « détoxiquée », pour qui, attente et frustration resteront intolérables, pour qui les émergences pulsionnelles seront source d’effraction violente, pour qui le lien se signifiera dans l’emprise physique avec la violence qui y affère.

Voici une autre occurrence clinique de ce lien métonymique dans un exemple :

Élodie, jeune adulte, souffre de Trouble Envahissant du Développement ; elle est connue pour ses éclats particulièrement violents. Elle est hospitalisée ; nous sommes à quelques jours d’un moment très grave où elle a failli mourir. Je suis à son chevet avec sa mère. Élodie est à peu près détendue mais soudain, elle s’agite, se plaint d’avoir mal au ventre, s’inquiète, gémit, sanglote. Sa mère ne bouge pas, ne s’approche pas d’elle et lui dit : on va acheter une piscine en Normandie, ça va te plaire. Cette mère, pour des raisons complexes, ne « transitive » pas du tout avec sa fille, ne peut lui parler de ce qu’elle est en train de vivre, à savoir une douleur qui n’est pas si grave que celle des jours passés, une douleur qui ne va pas durer, des médecins qui vont la soigner… .En même temps, alors que nous savons qu’elle dort encore avec sa fille assez souvent, elle ne peut manifester aucun geste tendre. Il y a du corps à corps mais pas d’expression gestuelle tendre.

Ce lien métonymique empêche la mère de prendre en compte les états du corps de sa fille, sa sensorialité réveillant la question inabordable du pulsionnel. Il brise toute capacité de rêverie maternelle, de transitivisme dont les autistes ont encore plus besoin que d’autres pour se construire, tant ils ont peu de ressources propres. Cette mère ne peut alors qu’imaginer le corps entier de sa fille dans un autre lieu où elle suppose qu’il pourrait être bien (dans une piscine, évoquant l’image du bébé in utero).

 

Elodie est donc une jeune fille en permanence dans la peur, sous terreur de tout événement interne (une sensation, une douleur) ou externe (de l’imprévu, du changement). Cette peur semble être sa peur de nourrisson, comme arrivée « intacte » à l’âge adulte.

4.2

L’enfant autiste met à mal la relation de la mère à son bébé. Un bébé autiste est un bébé qui ne regarde pas, ne sourit pas, ne répond pas aux soins de sa mère par l’enrichissement d’interactions valorisantes pour l’un et l’autre. Il malmène cette mère qui vacille dans ses assises narcissiques, dans sa capacité de se sentir une mère suffisamment bonne. « Le symptôme somatique, dit Lacan, est la ressource intarissable selon les cas à témoigner de la culpabilité, à servir de fétiche, à incarner un primordial refus »(note à Jenny Aubry) .

Un enfant qui va mal a souvent tendance à être rejeté du côté de sa mère (ou bien cela peut être le père si la mère est hors circuit), en tout cas du côté d’un seul parent et cela renforce toutes les possibilités de relation close, fermée en miroir. C’est ce que Maud Mannoni pointait déjà dans « l’enfant arriéré et sa mère ».

On pourrait donc dire que pour élever correctement un enfant autiste, il faut être une très bonne mère, capable

-   de placer d’emblée ce bébé en position d’altérité, opération dont l’un des empêchements est qu’il soit pour elle en position d’objet métonymique,

-   capable de le projeter dans un avenir subjectif, ce qui est particulièrement difficile quand il existe une situation limitante comme celle de la maladie et du handicap qui en découle,

-   capable de rester arrimée à du désir en dehors de cette relation, capable de prendre appui sur l’extérieur de cette relation pour ne pas s’y abîmer avec son enfant dans l’anéantissement mortifère du face à face.

Ce n’est pas donné à tout le monde, ce n’est pas non plus inné, c’est aussi un combat qui se mène en permanence dans l’éducation et particulièrement celle d’un enfant qui va mal, en l’occurrence autiste. Chaque avancée est durement conquise.

Conclusion

En guise de conclusion provisoire, je tiendrai que la violence d’une personne autiste, enfant ou adulte est à envisager dans une situation clinique complexe. Elle ne peut se résoudre à son incompréhension du monde, ou à son incapacité à exprimer ce qu’il ressent. Elle doit être référée à son histoire singulière et à l’environnement dans lequel elle survient. Elle s’analyse en strates enchevêtrées entre cette violence fondamentale toujours difficile à mettre au service des pulsions de vie chez une personne autiste et une érotisation agressive possible de cette violence.

Bibliographie

      La violence Fondamentale , J.Bergeret, Dunod, 1984

      Autres Ecrits, note à Jenny Aubry, J. Lacan, Seuil 2001

      Écrits, J. Lacan, Seuil 1966 (le stade du miroir, l’agressivité en psychanalyse)

      Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, J. Lacan, Seuil 1994

      L’enfant arriéré et sa mère, Maud Mannoni, Seuil, 1964

      La violence de l’interprétation, Piera Aulagnier, PUF

      Travail de la Métaphore, collectif, Denoel, 1984

      Folies Maternelles, Franck Chaumon, Essaim N°15

      De la pédiatrie à la psychanalyse, Winnicott, Payot

      Éléments de la Psychanalyse, Bion, PUF

Discussion

Quelques points des échanges qui ont suivi.

 

D’abord un éclairage sur ce que transitivité voulait dire dans l’exposé : la mère met des mots sur ce que vit l'enfant. L'enfant intègre ces mots et se vit (interprète ? donne du sens à ses expériences ?) à travers eux. De là découle que parfois - avec certaines mères - la transitivité ne se fait pas, ou pas adéquatement (on pourrait dire que la mère ne répond pas à hauteur de la situation : à la souffrance, elle peut répondre en essayant de détourner l'attention : par exemple en disant, apparemment à contre-emploi, « il y a maintenant une piscine dans la maison en Normandie » !!!). Avec les autistes, avec qui la communication par le langage est perturbée, la transitivité est spécialement difficile.

 

On discute de l’exemple extrême d’un autiste qui se blesse, met en danger l'intégrité de son corps en se mettant des cailloux dans les oreilles. L’institution enlève alors les cailloux à sa disposition. On constate qu’ensuite le jeune se jette désormais la tête contre les murs ! Arrêter ainsi une action violente (se mettre des cailloux dans les oreilles) peut déclencher encore plus de violence. Est-ce parce que l’action d’enlever à ce jeune les cailloux dont il avait l’habitude constitue déjà en soi une violence exercée contre lui ou n’est-ce qu’une prise en charge relevant de la contrainte ?

Tout le point en tous les cas réside alors dans la force de conviction et le bien fondé de l'intervention.

 

Observer la violence peut revenir à l'entériner.

 

La violence se construit dans la durée.

 

Il peut aussi y avoir une violence de l’extrême-lenteur et non pas de la brusquerie…

 

Si telle ou telle pratique avec un jeune peut se présenter comme violente (par exemple le bloquer de force par terre lors d’une crise), l’essentiel est alors qu’une telle « violence » auto-contrôlée s’accompagne ensuite (pas forcément sur le moment même où il faut souvent ne pas ajouter de mots inutiles à une situation déjà tendue) d’une éducation.

 

Il peut arriver qu’après une réunion entre ceux qui s’occupent d’un jeune autiste, réunion où l’on a parlé longuement de sa situation en son absence, le comportement du jeune change mystérieusement alors qu’on n’a pourtant rien fait de nouveau, comme si la réunion avait surtout fait du bien à l’équipe et que cela rejaillissait alors sur le jeune…

 

L'exposé ne cherchait pas à établir un discours cohérent, mais à restituer plusieurs points de vue sur la violence. Du point de vue psychanalytique, il faut faire le deuil d'une définition univoque de la violence.

 

Au finale, qu'est-ce qui permettrait aux autistes de ne plus se considérer comme faibles et de pouvoir utiliser leur propre force (physique et mentale) ? Il n'y a pas lieu de stigmatiser les autistes par rapport à la violence. On essaye plutôt, à travers des activités éducatives, à leur apprendre à maîtriser leur force.

 

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