Michel Montaigne

Sur l’éducation des enfants (chap. I-26 des Essais ; 1572-1592) [1]

 

      L’éducation doit rendre les enfants non pas plus savants mais mieux savants.

      L’enfant doit étudier non pour le gain (un but si abject est indigne) ni pour les avantages extérieurs que cela peut procurer mais pour lui-même.

      Le gain de notre étude, c’est qu’on soit devenu, grâce à elle, meilleur et plus sage.

      Notre âme ne se met en mouvement que par confiance. Or on nous a tellement assujettis aux liens que notre vigueur et notre liberté sont éteintes. « Ils sont toujours en tutelle. » (Sénèque)

      Que le précepteur ne loge rien dans la tête de son élève par pure autorité ! Qu’il lui expose la diversité des jugements : l’élève choisira s’il peut ; et s’il ne le peut, il demeurera, entre ces différents jugements, dans le doute.

      Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est avoir à sa disposition ce que l’on a donné en garde à sa mémoire.

      La vérité et la raison sont communes à chacun et n’appartiennent pas plus à celui qui les a dites la première fois qu’à celui qui les dit après.

      Fâcheuse capacité qu’une capacité purement livresque ! Je désire qu’une telle capacité serve d’ornement, non de base.

      Pour bien éduquer, il n’y a rien de tel que d’allécher l’appétit et le désir ; autrement on ne fait que des ânes chargés de livres.

      Celui qui suit simplement un autre ne trouve rien, et même il ne cherche rien. « Que chacun dispose de lui-même » (Sénèque). Qu’au moins, il sache qu’il sait.

      On ne saurait former notre intelligence sans la mettre en mouvement, pas plus qu’on ne saurait apprendre à manier un cheval ou une lance ou un luth sans nous y exercer.

      Les abeilles butinent de-çà de-là les fleurs, mais, après, elles en font le miel qui est entièrement leur ; ce n’est plus du thym ni de la marjolaine : de même les emprunts faits à autrui, l’élève les transformera et les fondra ensemble pour en faire un ouvrage qui sera entièrement sien, à savoir son jugement. Son éducation, son travail et son étude ne visent qu’à former ce jugement.

      « Ose être sage, ose commencer ! Celui qui diffère l’heure de bien vivre ressemble au campagnard qui attend, pour passer l’eau, que le fleuve se soit entièrement écoulé. » (Horace).

      L’élève doit « savoir s’obéir à lui-même, se soumettre à ses propres principes » (Cicéron).

      La fréquentation des hommes est extrêmement favorable ainsi que la visite des pays étrangers pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. Aussi il n’est pas bon d’élever un enfant dans les jambes de ses parents car il n’y a pas d’autre moyen : si l’on veut faire une homme de valeur, il ne faut pas l’épargner dans sa jeunesse, il faut « qu’il vive au milieu des risques » (Horace).

      Le jugement humain retire de la fréquentation du monde une lumière extraordinaire. Nous sommes tous resserrés et repliés sur nous et nous avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était. Il ne répondit pas : « d’Athènes », mais « du monde » (Plutarque). Lui qui avait l’esprit plus plein et plus étendu que les autres faisait de l’univers sa ville.

      L’éducation doit être conduite avec une douce sévérité.

      Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme : c’est un homme ; il ne faut pas les traiter séparément, et, comme dit Platon, il ne faut pas les éduquer l’un sans l’autre, mais les conduire de manière égale, comme un couple de chevaux attelés au même appareil.



[1] Texte modernisé et adapté par mes soins.