Ce texte correspond à l'intervention du 2 mars, il reste en cours de travail.
Introduction :
J'avais mis de côté le livre de Graf "L'atelier
du musicien", après l'avoir lu une première
fois, pour y revenir... lorsque François Dachet me téléphona
pour me parler de ce séminaire : je me trouvais ainsi d'emblée
acquise à l'idée de cette participation.
De plus, mon rapport à la musique contemporaine passait
par l'IRCAM - dont j'ai suivie plus particulièrement les
dix premières années - et aussi par la musique concrète.
Plusieurs bonnes raison pour répondre à l'invitation
qui m'étais aimablement faite de venir parler de musicothérapie.
A la lecture de quelques textes des conférences précédentes
auxquelles je n'ai, malheureusement, pas eu la possibilité
d'assister (en raison d'engagements pris pour d'autres conférences),
j'ai pensé préciser les limites de mon approche,
ce que je ferai en deux points :
1/ Il s'agit d'une réflexion issue de la pratique clinique,
plus précisément ici de traitements dans lesquels
j'ai utilisé la musique (et, plus généralement,
des pratiques de musicothérapie), et de mon expérience
musicale propre : la part de la musique - écoutée,
jouée, rêvée, fredonnée, apprise...
- dans ma vie.
C'est donc une approche de la subjectivité de l'expérience
musicale.
2/ J'ai aussi deux spécialités : l'art thérapie
et, particulièrement la musicothérapie
et l'approche psychanalytique des groupes et des institutions.
Pour ces deux spécialités j'ai créé
des diplômes universitaires.
Surtout, mes recherches m'ont amenée à articuler
la réflexion psychanalytique sur la musique et celle sur
les groupes (en particulier au travers de ce que j'ai appelé
"la structure groupale de la musique").
Un mot enfin sur le titre du séminaire et sa barre que
j'ai vu commenté dans les interventions précédentes.
Si j'ai moi aussi beaucoup observé ce clivage (notamment
chez des collègues psychanalystes musiciens), je le mets
en parallèle avec un des tout premiers organisateurs de
notre monde sonore intime : le clivage entre bruit et musique
(clivage nécessaire), clivage dont la force tient sûrement
à leurs rapports au Ca et à l'Idéal du Moi
(le Ca se retrouverait ainsi du côté de la psychanalyse,
et l'Idéal du Moi du côté de la musique).
Venons-en au sujet : La musique soigne-t-elle ?
Ce n'est généralement pas en ces termes que nous
abordons la musicothérapie, celle-ci étant envisagée
comme une situation relationnelle psychothérapeutique.
J'avais donc envie de répondre "La musique ne soigne
rien", mais François Dachet m'a reprise en rappelant
certains de mes écrits...
Je suis, malgré tout, plus intéressée aux
fonctions psychiques - voire psychiques et somatiques - de la
musique, considérées comme pouvant être mises
au profit d'un changement thérapeutique, qu'à un
"soin musical".
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"Ca fait du bien !" : je viens d'être dérangée
par le réparateur de la chaîne - en panne depuis
plusieurs semaines. Alors que les premiers sons d'un disque pris
au hasard dans ma collection se font entendre il me dit "ça
fait du bien !" et c'était ce que je pensais, en effet
!
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J'envisagerai successivement plusieurs aspects de la part de
la musique dans une démarche psychothérapeutique,
dans une progression que l'on pourrait dire génétique
(bien que tous ces aspects restent contemporains chez tout individu
adulte) :
I - Les premières rencontres sonores-musicales soulageantes,
apaisantes, "soignantes"
II - L'élaboration de la perte sonore, origine de l'intervalle
musical : ou la musicothérapie, travail de l'écoute
III - Le saisissement sonore-musical dans la relation thérapeutique
IV - Vers une pensée : de la musique extérieure
à la musique intérieure
V - L'expérience de la complexité trouve une forme
VI : un exemple clinique : une musicothérapie "minimaliste"
I - Les premières rencontres sonores-musicales soulageantes, apaisantes, "soignantes"
S'il y a demande de soin, c'est qu'il y a souffrance, et là
se trouve le cri, à l'origine de toute ma recherche.
Je pourrais dire que la musique est une mise en forme du cri.
Le Roy Hart Théâtre a particulièrement illustré
cette démarche, par son travail vocal bien particulier,
comme par la souffrance de son fondateur Wolfson, et la recherche
d'une maîtrise de la voix.
Un musicothérapeute américain, Clive Robbins, donne
un exemple sonore de ce passage du cri au cri "musicalisé"
avec le cas d'Edward.
Plus généralement on pense au cri du bébé
progressivement modulé en berceuse lorsqu'il se rendort.
Ce bébé a intériorisé la modulation
de la voix maternelle comme forme musicale calmante voire nourrissante.
Avec le cri je pourrais parler de catharsis : n'a-t-on pas
inventé une thérapie qui s'appelle "le cri
primal" ?
Lorsque j'offre à une famille en musicothérapie
familiale un ensemble de percussions, je sollicite cette forme
d'expression cathartique (par le bruit à la place du cri),
qui, souvent, se "musicalise" spontanément par
le recours au rythme comme premier organisateur.
Mais ce mouvement peut ne pas s'enclencher et la production ne laisser entendre qu'une pulsation commune. Ce négatif ("qu'une") n'est pourtant pas de mise ici - il se fait l'écho de la part "musicienne" du thérapeute. Ce n'est pas de mise en musicothérapie car la pulsation constitue, par sa source biologique, une sorte de ressourcement, de réanimation. Phénomène "régressif" quant à la forme, mais fondateur. La pulsation est, en effet, le premier paramètre "biologico-sonore", on en connaît la précocité dans le développement humain puisque déjà chez le ftus de quatre mois cette conjonction, ce schème "auditivo-kinesthésique" est en place.
Je pense au pictogramme et à l'originaire de Pierra-Aulagnier,
originaire qui précède donc les processus primaires
et secondaires décrits par Freud. Dans ce cadre l'oreille,
l'organe, n'est pas dissocié du son perçu. J'ajouterai
donc que la pulsation sonore n'est pas dissociée du corps.
On peut aussi évoquer ici le signifiant de démarcation
de Guy Rosolato.
Ou encore, la notion d'"objet tansformationnel" proposée
par Christopher Bollas, pour désigner ces expériences
des premiers soins maternels au travers desquels le bébé
se trouve "transformé", son univers perceptif
mis en mouvement, renversé, ouvrant à une nouvelle
vision-audition du monde (ainsi du bébé qui est
langé). Transformation globale, le plus souvent "soulageante"
qui, pour cet auteur, se trouve à la base de nos quêtes
thérapeutiques futures, comme aussi de certaines de nos
rencontres "transformationnelles" artistiques.
La force de la musique-berceuse est évidente à ce niveau bien que le contenu musical puisse, lui, varier en fonction des environnements familiaux et culturels. Ainsi, une étudiante japonaise (de Tokyo) souffrait du "silence parisien" qui l'angoissait, jusqu'à ce qu'elle trouve un appartement sur un boulevard suffisamment bruyant, où elle retrouva son calme (le drone est aussi une forme de berceuse !).
Ainsi, les premières réponses données
au cri seront-elles fondamentales non seulement par leurs qualités
interprétatives, mais pour cette forme de marquage, de
trace de ce qui soulage ou, au contraire, excite, exaspère.
Un autre auteur a tenté de rendre compte de ce monde premier,
pré-langagier : je pense à Guy Benoit qui, dans
son analyse du remède, met en évidence un processus
de "sémantisation primaire" dans lequel couleurs,
formes, goûts, odeurs, sons, mouvements ayant été
associés à une expérience de soins, gardent
sur nous un pouvoir irrationnel, mais non moins thérapeutique.
J'ai appelé "Groupe Vocal Familial" le premier environnement sonore-musical qui, du ftus à l'enfant , produit les premières traces sonores-musicales : timbres, intensités, modulations, rythmes, plus ou moins orchestrées, à l'intérieur d'une expérience confuse du multiple sonore, de l'hétérophonie familiale.
La musicothérapie tient une bonne partie de son efficacité de sa rencontre avec ces premières traces sonores-musicales.
II - L'élaboration de la perte sonore, origine de l'intervalle musical : La musicothérapie, travail de l'écoute.
Perte de cette indifférenciation première :;:
le silence de la "voix-mère" (comme l'appelle
Pierre-Paul Lacas).
Ce silence crée la distance, dans le temps, comme dans
l'espace.
Cette expérience ne peut que renforcer la perte par l'enfant
de ses propres productions sonores - volontaires ou non -.
ex. David et le " pet" (bruitage fait avec la bouche)
Ce silence, ces pertes, créent le besoin de la retrouvaille,
de la répétition : avec elle un espace et un temps
se créent pour les sons.
Cet espace-temps sonore est la condition d'une écoute,
de sa bonne distance, et d'un accordage possible.
L'intervalle sonore, l'intervalle musical sont au fondement de
la musique comme au fondement de toute relation qui ne soit pas
seulement fusionnelle.
ex. David et le cendrier
La création de l'espace musical est la rentrée
dans le code : un code pour jouer la musique.
On passe de la relation musicale de l'infans à celle de
l'enfant : deux niveaux d'expériences que l'on retrouve
chez tout individu, à des moments différents, en
relation à des musiques particulières (j'ai développé
ce pont dans "L'expérience musicale, résonances
psychanalytiques").
Bion a proposé de parler de "protomental"
pour cette forme de l'expérience psychique non encore différenciée
du corps et de l'environnement, c'est à ce niveau que se
trouvent les premiers émois musicaux.
R. Kaës parle de liens immédiats (vécus dans
un contrat narcissique avec l'environnement) et de liens de transformation.
C'est ce même niveau d'expérience que la situation
de petit groupe donne l'occasion d'observer et d'analyser.
III - Le saisissement dans la relation thérapeutique :
Qu'est-ce qui fait qu'un son, une musique, nous saisissent ? (J'ai développé les propositions qui suivent dans un chapitre de l'ouvrage de B. Chouvier "Les processus psychiques de la médiation", paru récemment chez Dunod.)
À propos de sons
J'ai appelé l'"effet Pan" cette forme de sidération
(ex. le cendrier, Freud et le diapason p.57 de mon ouvrage)
par contre : le son passeur est celui qui prend sens dans la relation
(le pet, dans la situation citée précédemment)
J'ai montré que cette situation provoque chez le thérapeute
aussi une réaction particulière que j'ai appelée
l'"effet boomerang", effet de déconcertation
précédent une nouvelle intervention. Cet effet me
semble indissociable de l'impact thérapeutique de cette
situation.
ex. Caroline et la petite cymbale
C'est aussi, parfois, une musique particulière : mais,
cette fois, ce n'est plus la sidération, mais une mise
en résonance de multiples niveaux de la personne (approche
de la complexité dont je parle plus loin).
ex. Mme B "Le repos du guerrier", ou Mme T et le chant-cri
d'un fado.
iV - Vers une pensée : de la musique extérieure à la musique intérieure
Ex. l'enfant autiste : de l'écho au chantonnement.
Création d'un espace sonore intérieur (cf. la cavité
primaire de Spitz : mais cet auteur n'a pas parlé du sonore).
Création d'un "fond" sonore (réflexion
parallèle à celle de G.Haag pour le visuel), contre
le vertige, limite, contenant.
ex. les dérives vocales de Mme S. et ses chutes sur le
piano.
Le chantonnement, le rêve musical sur lesquels j'ai particulièrement travaillé depuis une quinzaine d'années, sont les témoins de l'existence d'un espace musical intérieur.
V - L'expérience de la complexité trouve, en la musique, une forme : la musicothérapie offre des retrouvailles avec des vécus et situations complexes jusque-là non représentables et donc non analysables
- des ambiances (liens primaires) : ex. bruissements de groupes
- des sortes de "clusters psychiques" rendus musicalement
ex. productions de David au piano (et manipulation du magnétophone)
Ces "clusters psychiques" me font penser à la
notion d' "Objet mental inter-niveaux" de J.-Pierre
Changeux (dans mon livre "Expérience musicale p.263),
objet qui met en relation des objets mentaux disjoints.
"L'illumination, en quelque sorte, met en harmonies plusieurs
niveaux d'organisation du cerveau, comme dans le cas de la contemplation
de l'oeuvre d'art. Mais comment définir cette forme de
joie esthétique que certains tableaux nous procurent ?
Elle semble s'expliquer par de multiples résonances entre
divers niveaux liés à la fois à la rationalité,
à l'entendement et au système limbique. L'entrée
en résonance se produit lorsque le spectateur se trouve
en face d'une structure "singulière". On peut
donc concevoir cette illumination comme une espèce d'objet
mental inter-niveaux, nouveau par rapport à tout ce qui
a pu exister, et qui met en relation des objets mentaux disjoints."
(1989, p.98)
La musique en général, et l'oeuvre musicale en particulier,
me semblent très précisément répondre
à cette définition (dès l'instant qu'il y
a résonance, bien entendu).
La structure "groupale" de la musique qui va de
la monodie à la polyphonie la plus extrême, est
un articulateur de niveaux, et ceci, à l'opposé
de la structure linéaire de la parole (même si la
métaphore est possible dans les deux cas).
cf. mon analyse du motet du Moyen Age
ex. Roman de Fauvel (Fauvel annonce son mariage avec Fortune)
(on trouvera ces idées développées dans "Expérience
musicale et résonances psychanalytiques).
Si la musique réalise cette mise en résonance,
voire en correspondance, de niveaux très divers, elle peut,
a fortiori, se faire l'expression du conflit, et de l'ambivalence
à la base de tous nos états psychiques. Nous avons
tous l'expérience de ses différentes voix intérieures
qui nous habitent.
ex. le motet de l'amant (une voix exprime le bonheur et fait l'apologie
de la jeune fille, l'autre exprime l'anxiété et
la déperdition du moi.
La musique nous offre ainsi un exercice de l'écoute de la complexité. Dans les groupes d'improvisation libre que nous menons, selon un protocole particulier, la prise de conscience des effets de l'inconscient à plusieurs niveaux à la fois, est particulièrement efficace.
VI - Exemple clinique : Frank et "Frère Jacques", une musicothérapie "minimaliste"
des sons
à mettre en relation
à mémoriser, retrouver
malgré les destructions
un début de mélodie
une référence culturelle partagée (une chanson
connue)
la recherche d'une ambiance particulière : de perdition
!
un son de cloche bien particulier
au total : la reconstruction sonore, musicale/narcissique de Frank; pour ce faire il a fallu renoncer à l'attraction du signifiant verbal pour explorer le signifiant sonore lui-même (le "signifiant de démarcation" de Rosolato), et accepter de travailler à ce niveau.
Conclusion :
la musicothérapie travaille les processus :
- d'empreintes (traumatiques ou non)
- de fusion/séparation/différenciation
- de l'écoute dans la relation : l'intervalle
- de la pensée de la complexité émotionnelle,
affective, cognitive, dans la simultanéité.
Références évoquées dans le texte:
Aulagnier P. (1975) La violence de l'interprétation.
Du pictogramme à l'énoncé, Paris, PUF.
Benoit P. (1988) Chroniques médicales d'un psychanalyste,
Paris, Rivages
Bion W.R. (1962) Aux sources de l'expérience, Paris,
PUF, 1979
Bollas C. (1989) "L'objet transformationnel", in Revue
Française de Psychanalyse, N°4, 1181-1188
Changeux J.-P., Connes A. (1989) Matière à pensée,
Paris, O. Jacob
Chouvier B. (2002) Les processus psychiques de la médiation,
Paris, Dunod
cf. "le son passeur et l'effet boomerang ; à propos
de l'impact sonore et de sa fonction médiatrice",
p. 201-216
Deleuze G. (1980) Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie
2, Paris, Minuit.
Kaës R. (1984) La transmission psychique intergénérationnelle
et intragroupale, Actes des Journées d'Étude
de Psychologie sociale-clinique, Hôpital Imbert, Arles,
p.4-12
Rosolato G. (1985) Éléments de l'interprétation,
Paris, Gallimard
Spitz R. (1959) "La cavité primitive", in Revue
Française de Psychanalyse, XXIII, I, 205-534
Lecourt E. (1992) Freud et le sonore, le tic-tac du désir,
Paris, L'Harmattan
(1994) L'expérience musicale, résonance psychanalytique,
Paris, L'Harmattan
ou encore : (1993) "Ouverture à une approche métapsychologique
de la musique", Bulletin de psychologie, XLVI, 411,
11-15, p.426-439
à propos de David : "L'enveloppe musicale" in
D. Anzieu : Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 1987,
199-222
et : "De l'écho à l'enregistrement audiophonique,
l'enfant autistique et le magnétophone, Bulletin de
psychologie, XVIII, 295, 7-13, p.348-355
(1998) "Toucher le fond : de l'espace visuel à l'espace
sonore", in Revue de Psychothérapie psychanalytique
de groupe, N°30, 63-71