Pourquoi parle-t-on d’image sonore ?

Séminaire Musique | Psychanalyse (Ircam, samedi 5 avril 2003)

 

Françoise Jandrot

 

 

Ce qui est le plus intéressant dans le signe à étudier, ce sont les côtés par lesquels il échappe à notre volonté. Là est la sphère véritable, puisque nous ne pouvons plus la réduire. On considère donc la langue comme une législation, à la manière des philosophes du XVIIIé siècle, comme dépendant de notre volonté ; or la langue, encore plus que la législation, doit être subie beaucoup plus qu’on ne la fait.

 

Les sons ne se transmettent pas d’une génération à l’autre à l’état isolé ; les sons n’existent ne vivent et ne se modifient qu’au sein des mots.[1]

 

 

L’image acoustique ou la figure vocale ? Est-ce que la sémiologie saussurienne est compatible avec une approche musicale de la langue ?

 

J’avais introduit l’année dernière les bases d’une recherche qui tentait d’articuler ce qu’un certain nombre de théoriciens ressortissants de différents domaines traitent en les distinguant, le registre visuel et celui du sonore. Via Schoenberg, et son travail de praticien, non seulement comme peintre, dans ses échanges épistoliers avec le peintre Kandinsky, mais aussi de théoricien dans sa Conférence de 1926 à Breslau, j’avais insisté sur l’importance chez lui d’un véritable tissage entre différents matériaux, sons, lumière, couleurs, texte dans ce qu’il nommait, faire de la musique avec les moyens de la scène.

 En un peu plus d’une année j’ai découvert que cette thématique inspirait plus d’un auteur, et que de nombreux artistes avaient pratiqué les deux ou s’étaient vivement intéressés aux deux, les plus connus étant avec Kandinsky, Scriabine et Klee. Comme le remarque fort justement un des spécialistes de ce domaine, Jean-Yves Bosseur,[2]le foisonnement d’idées et les bouleversements esthétiques caractéristiques du début du XXéme siècle avaient permis des échanges originaux entre les disciplines. Ces échanges semblent connaître un ralentissement au lendemain de la seconde guerre mondiale. On observe un renouveau du cloisonnement des disciplines artistiques, caractéristique du classicisme, alors même que l’évolution médiatique et technologique actuelles devraient plutôt inspirer plus d’ouverture et d’échange. J-Y Bosseur aborde la problématique par la mise en jeu du corps en interrogeant l’analogie des sensations visuelles et sonores. Cet abord rejoint ce j’avais un peu approché l’année passée. La notion de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale), avec la dimension synesthésique qui lui est attachée trouve sa source dans le mouvement romantique. C’est déjà Gœthe, cité par Kandinsky, qui appelle de ses vœux un rapprochement  théorique entre arts plastiques et musique, depuis longtemps déjà, il manquait une théorie établie, approuvée, telle qu’elle existe en musique. Des peintres, des poètes, des écrivains, contribueront activement dans leurs exercices respectifs et dans leur théorisation à une subversive remise en question des modèles structuraux qui étayent ces découpes. Par ailleurs, la science avec en particulier la mécanique quantique, la biologie, et avec elles la philosophie, la linguistique, la psychanalyse, …, participeront à l’élaboration d’une nouvelle conception de la réalité, de l’objet et de son rapport au sujet. Nouvelle réalité anticipée avec un peu d’avance par les courants artisticos-littéraires du XXé siècle naissant.

Au cours de l’été 2002, je pensais suivre la piste des artistes pour trouver des éléments de réponse à la perplexité dans laquelle je me trouve avec l’expression, « image acoustique », moitié du signe linguistique, complété avec le concept dans le Cours de linguistique générale, de Ferdinand de Saussure. Mais, la lecture d’un ouvrage,[3] d’un jeune et talentueux linguiste, Johannes Fehr, me conduisit sur une autre voie. Celle d’un retour aux notes autographes de Saussure publiées il y a un an par Simon Bouquet et Rudolf Engler. D’autant que paraissait dans le même temps le fabuleux Saussure publié par le Cahier de L’Herne au mois de février 2003. Dans les vingt-quatre articles de chercheurs d’horizons différents, quelle ne fut pas ma surprise de rencontrer d’autres interrogations que les miennes. Non seulement sur cette délicate question de la fabrique du signe linguistique, mais aussi je découvrais des interprétations multiples de cette « image acoustique » et de la dimension sonore du signe saussurien. Pour Herman Parret, par exemple, le terme image acoustique s’accompagnerait « d’une nébulence de synonymes » terme qu’il atténue en le redoublant de parasynonyme. Il n’en recense pas moins de onze qui viendraient parler de ce qu’il nomme avec Saussure : « être vocal ».[4] Il s’appuie sur les manuscrits récemment découverts à Genève pour préciser cette délicate notion, acoustique, dans le champ saussurien. Il se réfère en particulier à la section intitulée, L’identité dans l’ordre vocal dans laquelle la distinction entre les entités acoustiques et celles de l’ordre vocal, apparaît clairement, « les entités de l’ordre vocal ne sont pas des entités linguistiques » mais « des individus donnés », des « figures », « des phénomènes ». Seules les entités acoustiques ont une identité, fait de langue, élément tacite.[5]

Mais nous devons partir du signe et non de la moitié de celui-ci et pour se faire poser avec J. Fehr la question du passage de la linguistique à la sémiotique. Le premier chapitre, Frayages, de son livre s’ouvre avec en exergue une note non datée de Saussure qui insiste sur la combinaison spécifique de la langue et du signe. Toutes les choses dont nous admettons l’existence reposent sur une substance, matérielle ou immatérielle, mais SIMPLE. Il n’y a que la langue (plus généralement le SIGNE) qui se trouve dans la position singulière de reposer sur une combinaison, à moins que l’on ne renonce à dire qu’il existe.[6] Et il souligne la circularité entre langue et signe responsable de son point de vue de l’exigence d’une sémiologie. Une formule de Saussure énonce comme le dit très justement Parret l’opération de sémiotisation : La langue n’a conscience du son que comme signe. Un autre passage extrait des Manuscrits de Genève déplie encore mieux cette affaire que j’essaie de débroussailler. Le dualisme profond qui partage le langage ne réside pas dans le dualisme du son et de l’idée, du phénomène vocal et du phénomène mental ; c’est là la façon facile et pernicieuse de le concevoir. Ce dualisme réside dans la dualité du phénomène vocal comme tel, et du phénomène vocal comme signe– du fait physique (objectif) et du fait physico-mental (subjectif), nullement du fait ‘physique’ du son par opposition au fait ‘mental’ de la signification. Il y a un premier domaine, intérieur, psychique, où existe le signe autant que la signification, l’un indissolublement lié à l’autre ; et il y a un second, extérieur, où n’existe plus que le ‘signe’, mais à cet instant le signe  réduit à une succession d’ondes sonores ne mérite pour nous que le nom de figure vocale.[7] La circularité caractérise non seulement le rapport de la langue au signe mais également les deux termes du signe au niveau de la valeur acoustique. C’est ce que montre un passage des notes de Constantin cité par Parret. Il faut que le concept ne soit que la valeur d’une image acoustique pour faire partie de l’ordre linguistique. (…). Le concept devient une qualité de la substance acoustique, comme la sonorité devient une qualité de la substance conceptuelle.[8]

La problématique ainsi posée allons à la rencontre de ce signe dans le CLG.

 

Le cours de linguistique générale.

 

Dans l’édition critique préparée par Tullio de Mauro de la version publiée par Charles Bailly et Albert Séchehaye c’est dans le chapitre III intitulé Objet de la linguistique, que se situe la première occurrence à l’image acoustique. La question de départ porte sur l’objet de la linguistique, comment se constitue-t-il ? Dans le vocabulaire utilisé par les éditeurs du CLG, le mot « acoustique » associé à « impression » ou « image » revient à de nombreuses reprises. Je ne l’ai pas trouvé sous la plume de Fehr. Dès la présentation des deux faces du phénomène linguistique, une première mise en circulation du mot acoustique intervient à propos des impressions perçues par l’oreille des syllabes articulées. Mais il est remarqué que sans les organes vocaux les sons n’existeraient pas. Le son est en lui-même une unité complexe acoustico-vocale, et il forme avec l’idée une unité complexe qualifiée de physiologique et mentale. Puisqu’il n’existe pas de donnée première qui corresponde à cet objet Saussure déplace l’angle d’attaque de la question et suggère de se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage.[9] Mais le problème se trouve repoussé d’un cran, qu’est-ce que la langue ? Pour répondre à cette nouvelle question le CLG fait référence à la discussion alimentée par Whitney sur la naturalité ou non de l’appareil vocal comme instrument de la langue. Et il introduit la première occurrence à l’image acoustique. Les hommes auraient pu aussi bien choisir le geste et employer des images visuelles au lieu d’images acoustiques.[10] De fait, il ne retient de ce point de vue de Whitney que la secondarité de l’appareil vocal dans le problème du langage. L’évocation du nom de Broca, le travail sur les localisations et les problèmes pathologiques, les aphasies ou l’agraphie,[11]resserre un peu plus la question du signe. Je n’entrerai pas ici dans le délicat problème du plan du CLG contesté par plusieurs auteurs, plan qui rend, entre autre, incompréhensible l’utilisation du concept de signe dans les chapitres qui précèdent sa mise en place effective.

Pour situer la place de la langue dans les faits de langage, le texte du CLG présente un schéma centré sur le circuit de la parole entre deux individus A et B. Ce schéma vise la distinction des parties physiques (ondes sonores), des physiologiques (phonation et audition), et psychiques, et ici c’est le terme d’image verbale qui est retenu, (images verbales et concept). Le point de départ du circuit de la parole est localisé dans le cerveau dans lequel les faits de conscience, que nous appellerons concepts, se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques ou images acoustiques [souligné par moi] servant à leur expression.[12] La différence introduite entre image verbale et image acoustique semble ici résider dans l’introduction de la dimension active d’expressivité. Ainsi, tout débute par un phénomène psychique, celui du déclenchement par un concept d’une image acoustique correspondante. Lui succède un procès physiologique au cours duquel le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l’image. Alors, des ondes sonores se propagent dans un procès purement physique de la bouche de l’un, A par exemple, à l’oreille de B. Au niveau de B le circuit se prolonge de l’oreille au cerveau avec la transmission physiologique de l’image acoustique qui s’associe psychiquement avec le concept correspondant.

Poursuivant la caractérisation de la langue distinguée de la parole et du langage, le texte du Cours insiste sur la nature essentiellement psychique des signes qui a pour conséquence de les considérer comme des réalités avec pour siège le cerveau, et non des abstractions. Dimension malheureusement bien trop souvent laissée pour compte par de nombreux commentateurs. Je laisse la question de l’écriture introduite, abusivement, à cet endroit par les éditeurs, et je poursuis avec le chapitre premier de l’Appendice intitulé « Principes de phonologie » pour son importante définition du phonème qui s’accompagne de plusieurs notes explicatives de Tullio de Mauro centrées sur la dimension acoustique. En effet il y est souligné la négligence fréquente des phonologistes à l’endroit de la dimension acoustique dans l’acte de phonation. Les éditeurs écrivent : Cette méthode n’est pas correcte : non seulement l’impression produite sur l’oreille nous est donnée aussi directement que l’image motrice des organes, mais encore c’est elle qui est la base naturelle de toute théorie.[13] Une note numéro 113 de Tullio de Mauro qui suit une très longue note 111 consacrée au phonème rappelle que Saussure évite de parler de phonèmes dans ses cours car les mots de la langue sont pour nous [Saussure]des images acoustiques.[14] Les phonèmes eux sont réservés à la réalisation phonique. Tullio de Mauro précise aussi l’emploi indu et répété du terme « phonique » en référence au signifiant, dans plusieurs chapitres du CLG. À la décharge des éditeurs de Mauro reconnaît une certaine responsabilité à Saussure, du fait de sa conception des « unités irréductibles » et des signifiants comme « images acoustiques » conformément à son opinion sur l’inactivité absolue de l’appareil auditif, il voulait sans doute par là insister sur le caractère non opératoire mais purement schématique et formel des entités signifiantes. Mais le résultat fut en réalité un accroissement de l’équivoque : étant donné la nature reconnue opératoire et donc « matérielle » (non formelle) de la perception auditive, c’est-à-dire étant donné la multiplicité des perceptions auditives subsumées dans le même schéma signifiant, et étant donné que Saussure désigne aussi par acoustique une face de la parole, on a pu croire d’autant plus facilement qu’il concevait le signifiant comme abstraction (phonico-)acoustique, comme ensemble des éléments communs à plusieurs (réalisations-)perceptions. Avec la face acoustique de la parole, de Mauro renvoie de lui-même à la note 113 dans laquelle il précise qu’acoustique est à prendre au sens d’auditif. Par ailleurs, dans le CLG,  acoustique signifie relatif à l’image psychique du son.[15] Nous avons ici le cœur du problème dans cette délicate distinction entre différents lieux ou différents domaines, psychique, physique, compliqué de la croyance encore persistante à cette époque d’une différence radicale entre l’abstrait et le concret. Je ne la traiterai pas aujourd’hui je me cantonne à poser ici un certain nombre de repères pour alimenter nos échanges contradictoires en ce domaine.

Une note très explicite du Cahier Constantin précise que l’image verbale acoustique se distingue du fait lui non psychique du son. L’image acoustique est aussi psychique que le concept qui lui est attaché, et partage avec elle la qualité acoustique comme nous l’avons vu plus haut.

Un peu plus loin toujours au sujet de l’impression acoustique fondamentale pour distinguer dans la chaîne de la parole si un son reste ou non semblable à lui-même une référence à la musique se trouve introduite. Elle est importante car elle me semble donner la base de l’hypothèse annoncée sur une disjonction radicale entre la linguistique et la musique. Je cite le texte du CLG : C’est dans la chaîne de la parole entendue que l’on peut percevoir immédiatement si un son reste ou non semblable à lui-même ; tant qu’on a l’impression de quelque chose d’homogène, ce son est unique. Ce qui importe, ce n’est pas non plus sa durée en croche ou doubles croches [je souligne] (cf. fäl et fãl), mais la qualité de l’impression. La chaîne acoustique ne se divise pas en temps égaux, mais en temps homogènes, caractérisés par l’unité d’impression, et c’est là le point de départ naturel pour l’étude phonologique.[16]

 Avant de revenir à cette question telle qu’elle est présentée dans les Écrits de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, je vais terminer ce parcours dans le CLG avec la première partie des Principes généraux intitulée la Nature du signe linguistique. Critiquant la conception de la langue comme nomenclature Saussure donne sa définition du signe linguistique dans laquelle nous retrouvons l’image acoustique. Le signe linguistique unit non pas une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte purement psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s’il nous arrive de l’appeler « matérielle », c’est seulement dans ce sens et par opposition à l’autre terme de l’association, le concept, généralement plus abstrait.[17] Le terme image acoustique se voit complété par les éditeurs d’une note qui peut laisser croire qu’ils seraient, vraisemblablement, les auteurs de celui-ci car je ne l’ai pas retrouvé dans les textes autographes de Saussure. Je vais vous en parler un peu plus loin, je souligne juste qu’on trouve essentiellement sous sa plume l’expression de figure vocale qui dans l’extrait du manuscrit de Genève cité plus haut renvoie au domaine physique des ondes sonores. Dans leur note, les éditeurs insistent sur la dimension de dépôt de la langue reçue du dehors puis, que : L’image acoustique est par excellence la représentation naturelle du mot en tant que fait de langue virtuel, en dehors de toute réalisation par la parole. Ainsi, dans le CLG l’image acoustique compose avec le concept cette entité psychique à deux faces nommé signe linguistique. L’image acoustique représente les mots de la langue non articulés, les phonèmes eux sont réservés au mot parlé, à la réalisation de l’image intérieure dans le discours articulé.

Je laisse de côté le premier principe, l’arbitraire du signe, définissant l’un des deux caractères primordiaux des signes linguistiques puisqu’il n’introduit pas la dimension de l’image acoustique. Par contre le caractère linéaire du signifiant qui constitue le second principe, repose sur la nature auditive du signifiant. Une note de T. de Mauro précise le déroulement dans le temps du signifiant. Le terme d’image pose ici un problème puisque les caractéristiques du temps retenues dans ce texte sont l’étendue, et une étendue particulière puisqu’elle est mesurable dans une seule dimension : c’est une ligne. […] Par opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes, etc.) qui peuvent offrir des complications simultanées sur plusieurs dimensions, les signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne du temps ; leurs éléments se présentent l’un après l’autre ; ils forment une chaîne.[18] Alors de Mauro construit une argumentation qui souligne plus qu’elle ne résout l’établissement de ce passage du CLG. Tout d’abord il prend la précaution de parler du signifiant du signe linguistique et non pas du signifiant seul qui n’a aucune existence pour Saussure, et précise qu’il n’est pas une « image » au sens banal, mais une « figure » (une classe de configurations possibles) de substance acoustique, [il] est organisé de façon que ses éléments se répartissent en suites.[19] Un peu plus loin, il cite un extrait des notes de E. Engler qui va me permettre de passer à quelques textes de Saussure présentés dans les Écrits de linguistique générale. Engler, insiste sur une conséquence directe de ce deuxième principe, le fait de pouvoir découper les mots dans les phrases.

 

Écrits de linguistique générale

 

À partir de ce livre si inventif, si ouvert au doute mais aussi aux risques, si rigoureux dans la quête d’une vérité, je parle des Écrits de linguistique générale nous découvrons un Saussure presque aux antipodes de celui que j’avais pu me construire à partir de la fréquentation du CLG. Sous forme de petits chapitres parfois inaboutis, avec des phrases en suspend, les grands thèmes du CLG se trouvent parcourus, sous formes d’ébauches souvent fulgurantes. Je vais suivre de très près plusieurs passages relatifs à la figure verbale, à la problématique du signe, du son, et à la découpe des mots abordée par Engler.

La première partie intitulée, De l’essence du langage, présente plusieurs paragraphes consacrés à la forme associés à la figure vocale et au signe. La comparaison avec le signe maritime revient à deux reprises. Je prends la deuxième située dans le paragraphe intitulé Vie du langage, pour deux raisons, la première est que Saussure introduit une notion fondamentale à l’étayage de mon hypothèse, celle de la négativité, et la seconde raison tient à la place de la couleur, couleurs si importantes pour les yeux-oreilles de Saussure et avec lesquelles je fermerai aussi mon cercle de ce matin. Saussure joue d’une métaphore déjà rencontrée celle des signaux maritimes obtenus au moyen de pavillons de diverses couleurs pour clarifier la distinction qu’il opère au niveau du signe, entre le signe phonétique, signe et suite de temps sans idée dans le signe, et le signe sémiologique, dans l’instant signe et idée. Quand un pavillon flotte au milieu de plusieurs autres au mat de [    ], il a deux existences : la première est d’être une pièce d’étoffe rouge ou bleue, la seconde est d’être un signe ou un objet, compris comme doué de sens par ceux qui l’aperçoivent. Remarquons les trois caractères éminents de cette seconde existence :

1°) Elle n’est qu’en vertu de la pensée qui s’y attache.

2°) Tout ce que représente pour l’esprit le signal maritime d’un drapeau rouge ou bleu procède, non de ce qu’il est, non de ce qu’on est disposé à y associer, mais exclusivement de ces deux choses : 1) de sa différence avec les autres signes figurant au même moment, 2) de sa différence avec les signes qui auraient pu être hissés à sa place, et à la place des signes qui l’accompagnent. Hors de ces deux éléments négatifs, si l’on se demande où réside l’existence positive du signe, on voit tout de suite qu’il n’en possède aucune, […].[20]

La dimension négative se retrouve dans plusieurs paragraphes et Saussure ira jusqu’à formuler un principe de négativité dans un paragraphe intitulé, Principe fondamental de la sémiologie. Énoncé avec un ton de fermeté qui ne prête pas à la contestation ce passage se construit en homologie avec la thématique. Il n’y a dans la langue ni signes, ni significations ; lesquelles 1° n’existent les unes absolument que par les autres (dans les deux sens) et sont inséparables et solidaires ; mais 2° n’arrivent jamais à se correspondre directement. D’où l’on peut immédiatement conclure : que tout dans les deux domaines (non séparables d’ailleurs), est NÉGATIF dans la langue – repose sur une opposition compliquée [ ouf, il le dit lui-même !] mais uniquement sur une opposition, sans intervention nécessaire d’aucune espèce de donnée positive. Le principe de la négativité de signes ou de significations (ce qui est tout à fait la même chose dès qu’on se pénètre de la solidarité affirmée plus haut) se vérifie dès les plus élémentaires substructions du langage. Il est indifférent de savoir si dans une langue ã vaut deux fois la durée de â ou trois fois, ou une fois et demie, une fois un tiers. Ce qui est capital, c’est de savoir que ã n’a pas la même durée que â. Il sera également de toute importance de savoir qu’entre ã et â se place une troisième quantité, valant moins que ã et plus que â ; mais c’est une supposition erronée que de penser qu’il est indispensable de fixer combien vaut cette quantité moyenne – absolument ou par par rapport à ã ou à â. Fondamentalement la langue repose sur des différences. Méconnaître cela, s’acharner après des quantités positives, c’est, je crois, se condamner à rester d’un bout à l’autre de l’étude linguistique à côté du vrai, et du fait décisif dans tous les ordres divers où nous sommes appelés à envisager la langue. […] nous persistons  à dire que la langue ne s’alimente dans son essence que d’oppositions, d’un ensemble de valeurs parfaitement négatives et n’existant que par leur contraste mutuel.[21]

Cet extrait résonne avec le précédent, cité plus haut, du CLG dans lequel Saussure se sert des croches pour spécifier cette différence négative des significations ou des signes. Cette négativité introduit l’écart déterminant irréductible entre la langue et la musique. Contrairement à ce qui continue pourtant de se dire et s’écrire, il n’y a pas d’opposition entre le son et l’idée, pas plus qu’il n’y a du côté psychique l’idée et du côté physique le son, la forme, le mot. Non. Saussure l’énonce lui-même et vous l’avez suivi, « Les choses sont un peu plus compliquées que cela. » L’écriture nous induit en erreur en nous faisant croire à l’existence objective des mots rangés dans le dictionnaire par exemple. Autre pensée fautive celle qui rattache à cet objet mot une chose spirituelle, produit de notre pensée. Pour Saussure, le mot n’existe véritablement, et à quelque point de vue qu’on se place, que par la sanction qu’il reçoit de moment en moment de ceux qui l’emploient. C’est ce qui fait qu’il diffère d’une succession de sons, et qu’il diffère d’un autre mot, fût-il composé de la même succession de sons. Un peu plus loin dans le texte Saussure situe le lieu du mot chargé de sens dans l’esprit et se demande subtilement si la conscience que nous avons du mot diffère de la conscience que nous avons de son sens. Qualifiant la question d’insoluble, il ne s’arrête pas là et prend l’exemple des couleurs et de la peinture, eh oui, pour déplier son argumentation. Nous sommes tentés de croire que la question est presque insoluble, et parfaitement semblable à la question de savoir si la conscience que nous avons d’une couleur dans un tableau diffère de la conscience que nous avons de sa valeur dans l’ensemble du tableau : on appellera peut-être dans ce cas la couleur un ton, et le mot une expression de l’idée, un terme significatif, ou simplement encore un mot, car tout paraît être réuni dans le mot mot ; mais il n’y a pas de dissociation positive entre l’idée du mot et l’idée de l’idée qui est dans le mot.[22]   

 

Pour finir

 

 

 Saussure avait vingt et un an lorsqu’il publie en 1878 son Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes.  Il vise à exposer de manière convaincante le « système vocalique indo-européen dans son ensemble » et il trouve, pour se faire, ses conditions de possibilité hors de toute spéculation transcendante, en s’attaquant exclusivement aux aspects phonétiques et morphologiques des « mots ». Ainsi, il écarte la question de leur rapport aux « choses », mais ça ne suffit pas à traiter du problème du changement linguistique qui le conduira à sa théorie du signe. Ainsi pour J. Fehr, c’est bien la théorie des signes linguistiques qui sont, vous venez de l’entendre, tout autre chose que des « images immédiates des choses mêmes », qui avait conduit Saussure à s’interdire « en partant des « mots » d’une langue quelle qu’elle fût, d’espérer mettre en lumière le processus spirituel qui avait présidé un jour (peut-être) à son origine, il n’en demeurait pas moins que le « mécanisme » de la langue était inconcevable en l’absence de sujet parlant et qu’il reposait foncièrement sur un «  système latent » d’associations qui variait de sujet à sujet.[23]

 

La figure vocale composée d’ondes sonores en tant que phénomène physique ne suppose pas le sujet parlant. Mais, lorsque la figure vocale devient signe, ou comme le dit Saussure signe dans l’idée, expression transformée dans le CLG en image acoustique et concept, le sujet est requis.  Soumise au principe de négativité, la langue, telle que Ferdinand de Saussure la conçoit, est-elle, ou non, du même registre que la musique ? Saussure fait plus référence aux couleurs de la peinture qu’aux notes de la musique pour parler de la chose linguistique. La chose a pour lui le statut concret d’un objet de pensée distinct. Dans un paragraphe consacré aux entités de l’ordre vocal il s’interroge sur leur existence et conclut avec une comparaison qui met en scène la composition musicale et la peinture. Par exemple pour une composition musicale, comparée à un tableau. Où existe une composition musicale ? C’est la même question que de savoir où existe aka. Réellement cette composition n’existe que quand on l’exécute ; mais considérer cette exécution comme son existence est faux. Son existence c’est l’identité des exécutions.[24] Un peu plus loin Saussure précise que les identités de l’ordre vocal ne sont pas des entités linguistiques. Ainsi, en fonction de ce que je viens de pister chez Saussure et pour lancer le débat, sur des chemins déjà balisées ici, je réponds, non à la question posée plus haut. Ce non se justifie peut-être du fait d’une non-prise en compte par ce dernier de cet objet petit a, introduit dans nos discussions depuis l’année dernière, la voix. Sans oublier, non plus, ce que Saussure lui-même ne se cachait point, la linguistique et la sémiologie sont des sciences qui construisent leur objet. Il n’y a aucun objet particulier qui soit immédiatement donné dans le langage comme étant un fait de langage.[25]

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[1] Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale. NRF, Paris, 2002. P., 180.

[2] Jean-Yves Bosseur, Musique et arts plastiques Interactions au XXéme siècle. Minerve, Musique Ouverte. Paris, 1998.

[3][3] Johannes Fehr, Saussure entre linguistique et sémiologie, PUF. Paris 2000.

[4] Herman Parret Métaphysique saussurienne de la voix et de l’oreille dans les manuscrits de Genève et de Harvard. In L’Herne Saussure, Paris 2003. P., 67. « Pour parler de cet “être vocal” une nébuleuse de synonymes ou de para-synonymes est éparpillée dans les notes manuscrites : image acoustique, figure acoustique, signe vocal, phonisme, moyen d’expression, suite de sons, image verbale, image vocale, image auditive, entité vocale, phénomène vocal même, et tardivement, comme on sait, signifiant

[5] Ibid, p., 67.

[6] Johannes Fehr, opus cité, p., 15.

[7] Ibid, p. 68.

[8] Herman Parret, Métaphysique saussurienne de la voix et de l’oreille dans les manuscrits de Genève et de Harvard. In L’Herne Saussure. Opus cité, p., 69.

[9] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale. Grande Bibliothèque Payot,Paris, 1967. P., 25.

[10] Ibid, p., 26.

[11] Dans une lettre à Flournoy, Saussure se reconnaît « phobographe » !

[12] Ibid, p., 28.

[13] Ibid, p., 63.

[14] Ibid, p. 434.

[15] Ibid, p., 435.

[16] Ibid, p., 64.

[17] Ibid, p., 98.

[18] Ibid, p., 103.

[19] Ibid, p., 447.

[20] Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, Opus cité, p. 54.

[21] Ibid, p., 71.

[22] Ibid, p., 83.

[23] Ibid, p., 230.

[24] Ibid, p., 32.

[25] Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale, opus cité, p., 84.