Musique
| Psychanalyse
Samedi
10 novembre
A
droite, à gauche, en avant ou en arrière, en montant ou en descendant,
peu importe. Il faut poursuivre son chemin, sans demander ce qui est devant ou
ce qui est derrière. L'Échelle de Jacob, les
premières paroles de l'archange Gabriel. (1915-17)
Fantasme,
image, sonore.
Ce
drôle de titre renvoie à ce que le romain Albucius qualifiait de sordidissima.
Autrement dit, un mélange inattendu, hétéroclite de
choses, qui empruntent à différents domaines, il entre
résonance avec l'invitation au cheminement tout azimut de l'archange
Gabriel, reprise en exergue. Après les exposés d'ouverture, et la
déferlante des questions en débat, si riches dans la
précision de leur positionnement épistémologique, je vous
propose l'ébauche d'un travail dont la thématique m'occupe depuis
des années mais que je n'ai jamais eu l'occasion de prendre encore
à bras le corps. Je remercie François Dachet et François
Nicolas de leur invite à ce séminaire, elle me poussa dans cet
exercice périlleux.
Situation
de ce travail
Trop
de travaux se consacrent exclusivement à l'un ou l'autre champ, du
sonore-musical ou de l'image-tableau, pour ne pas essayer de prendre les deux
ensemble en suivant l'enseignement d'un compositeur-peintre, Arnold Schoenberg.
De nombreux artistes usent des métaphores référées
au champ visuel dans leurs écrits sur la musique, ou l'inverse, de la
musique pour la peinture chez Kandisky par exemple, pour illustrer leur propos,
mais Schoenberg lui, compose avec ces deux pratiques.
Dans La
singularité Schoenberg François Nicolas avance une hypothèse,
fondamentale, "en musique le sujet véritable, c'est l'œuvre,
non le musicien"[1] Sa
radicalité m'a poussée dans la recherche engagée ici.
Cette hypothèse interroge le statut de l'objet produit dans l'acte
créatif, non seulement dans son lien avec l'auteur de l'acte, mais avec
les différents publics auprès desquels ces objets se trouvent
exposés, présentés.
L'enseignement
des travaux de la Section de Clinique de l'école lacanienne, m'incite
à penser que traiter des œuvres et de la vie, ensemble, ne peut se
réduire, comme le suggère F. Nicolas," à plier
l'œuvre sur la vie". Mais plutôt à prendre le risque,
avec Lacan, de situer la pensée autrement, (la vie également),
comme par exemple lorsqu'il exprimait qu'il pensait avec ses pieds, ce qui
n'était pas une boutade. L'observation de n'importe quel créateur
à l'ouvrage enseigne sur l'importance du dispositif, matériel, du
cadre historique, géographique, orientation, lumière, position du
corps, menus objets devant être placés ici et pas là,
silence ou bruit nécessaires, etc., je vous passe sur tous les
détails que des écrivains comme le regretté Thomas
Bernhard ont si bien su mettre en scène. Mais il y a aussi, bien
sûr l'environnement humain, privé aussi bien que public,
intellectuel, culturel. La vie ici ne se limite pas, à ce qu'en font nos
psychologues ou autres spécialistes de pathographies, mais s'entend dans
toutes les dimensions, sociales, politiques, religieuses, profanes et
sacré. L'anthropologie a ouvert ce vaste champ, que d'autres labourent,
je pense particulièrement à Freud, Bataille, Lacan, Foucault....
Il m'apparaît aussi que Schoenberg, lui-même, ne découpait
pas dans ce tissu tramé de tout ce que faisons et qui fait la vie. Le
témoignage d'un de ses élèves - le compositeur suisse
Erich Schmidt - sur la méthode d'enseignement du maître me semble
plus que démonstratif. En novembre 1930 il écrit à ses
parents le récit d'une leçon donnée dans l'appartement
berlinois de Schoenberg : Schoenberg reçut ses élèves
très aimablement, et s'entretint pendant deux heures d'une façon
très vivante. A peine un mot sur la musique, il parlait d'architecture,
de peinture, de sculpture. Tout ce qu'il disait avait quelque rapport avec son
art. Puis il parla de ses propres travaux. Il souligna que sa production
s'était entièrement développée à partir de
la tradition - il professe un très grand respect des maîtres ![2]
Depuis
les grecs nombreux sont ceux qui s'interrogèrent sur les
différences, les liens, entre le champ du sonore qui ne se limite pas au
musical et le champ de l'image qui excède le tableau. La place
importante de Lessing me fait le retenir ici à titre d'exemple. Dans le
Laocoon, alors qu'il questionne les différences entre peinture et
poésie il évoque l'ode de Dryden écrite pour la fête
de sainte Cécile qui présente des peintures musicales intraduisibles
par le pinceau. Lessing règle le problème ainsi soulevé
entre peinture, poésie et musique, Mais je ne veux pas me laisser
aller à ces exemples qui ne nous enseignent guère qu'une chose :
que les couleurs ne sont pas des sons et que les oreilles ne sont pas des yeux.
Dont
acte. Mais pourquoi ces continuelles références des uns aux
autres ? Et, comme nous allons le voir avec Schoenberg les liens entre eux sont
d'une autre complexité. Avec la théorie freudienne des pulsions,
que devient ce qui semble ici pensé comme un irréductible ? Je
propose d'aborder la production de l'œuvre en tenant compte du fait que le
sujet est affublé d'un corps, corps vivant, corps pulsionnel,
érogène. Corps d'un sujet, irréductible à la seule
discursivité puisque porteur de signes, il est aussi habité d'un
nœud de symptômes. Le désir, Lacan n'a cessé de le
souligner, est le fait même de la contingence corporelle. A nouveau,
j'indiquerai un écart entre l'approche de Nicolas et ce que j'essaie de
poser ici. Dans La singularité Schoenberg, il soutient que
"l'œuvre est sujet de la musique", le sujet véritable,
c'est l'œuvre et non le musicien", ce dernier qualifié de
"musicien-sujet" est le déchet puisque non intégrable
dans le mode propre de la pensée musicale. Il y a au niveau des
catégories utilisées ici deux problèmes. Le premier de
l'ordre d'une anthropomorphisation de l'œuvre, de la musique, douée
d'une pensée, d'un être, d'une vérité, et le
deuxième concerne le statut de déchet de ce
"musicien-sujet".
Dans
le registre de la peinture François Wahl, avec Le discours du tableau soutient une
proposition du même ordre que celle de Nicolas. Démontrer
qu'il y a un discours du tableau suppose une énonciation. Et, il y aura
production d'un sujet dans le temps même de sa constitution comme manque
dans l'économie discursive. La motivation au geste de peindre s'inscrit
dans la soumission à la règle de l'immanence que François
Nicolas souligne côté musique. Je cite Wahl, Il n'existe pas
d'autre motivation au geste de peindre - à la production touche
après touche, de son discours - que la curiosité [Je souligne]envers
la phrase qui va surgir : envers ce qu'elle va signifier du visible.[3] Dans un article de la revue Horlieu, F. Wahl, lecteur
du livre de Nicolas, exprime son regret qu'il ne donne pas sa définition
du sujet. Il lui indique sa voie qui consiste à désigner dans la
musique une instance du discours, une logique de l'idée, sans laquelle
un sujet ne peut soutenir quelque consistance que ce soit. Schoenberg est
appelé à la rescousse avec une citation du Style et
l'idée, malheureusement tronquée de la dimension que
je privilégie ici : Mais la base de ma musique est mon sens
évident de la logique. Je ne peux m'empêcher de penser logiquement
et si, lorsque j'écris, les symptômes [Je souligne]bien
connus de ma logique musicale
apparaissent, même à des endroits où je ne les ai pas
consciemment placés, nul, s'il a quelque idée de ce qu'est la
logique musicale, ne doit s'en étonner.[4] Schoenberg n'oublie pas la dimension du
symptôme, possiblement à l'œuvre dans toute expression, pas
plus qu'il n'oublie comme nous allons le voir, la dimension de
méconnaissance, au sens analytique du terme, inhérente à
la créativité.
Hypothèse
La
recherche se centre sur la dimension libidinale du corps dans l'acte
créatif qui se différencie de ce que stigmatise, à juste
titre F. Nicolas dans sa critique de l'impressionnisme dont l'orientation
véritable, je le cite, est "de rabattre le sensible sur le sensuel".
Mais s'agit-il de sensuel pour la psychanalyse ? Non, mais d'une
érotique à l'œuvre chez le musicien, comme chez le peintre,
la "curiosité" évoquée par Wahl en manifeste la
trace. Quel est le devenir de cette érotique dans l'objet créé
? Y a-t-il une érotique de l'œuvre, indépendante du
créateur ?
Schoenberg
parle t-il pas d'autre chose quand il écrit ce constat d'un changement
de régime dans son économie libidinale ? Je vous donne lecture de
ce remarquable passage de prise de conscience de la dimension du désir :
Jusqu'alors, j'avais indéniablement écrit pour mon plaisir ;
désormais [vers 1930], je sentis que composer serait pour
moi un devoir : il me fallait dire ce qui devait être dit et je savais
qu'il me revenait de développer mes idées dans
l'intérêt des progrès de la musique, que cela me fût
agréable ou non.[5] Avec cette description du changement de
régime dans l'économie du plaisir/déplaisir il est bien
fondé à parler, comme il le fait à plusieurs reprises, en
terme freudien de pulsion. Est-il possible d'identifier la pulsion en jeu dans
la composition musicale ? Répond elle à ce que Lacan a
désignée comme la pulsion invocante ? Le
29 mai 1964 ce dernier termine la séance de séminaire avec une
forme de résumé-présentation des quatre pulsions
caractérisant l'érogénéité du vivant humain.
Les zones érogènes sont liées à l'inconscient,
parce que c'est là que s'y noue la présence du vivant. Nous avons
découvert que c'est précisément l'organe de la libido, la
lamelle , qui lie à l'inconscient , la pulsion dite orale, l'anale,
auxquelles j'ajoute la pulsion scopique et celle qu'il faudrait presque appeler
la pulsion invocante, qui a comme je vous l'ai dit incidemment- rien de ce que
je dis n'est pure plaisanterie -, ce privilège de ne pas pouvoir se
fermer.[6] A son insu
Schoenberg décrit ce que Lacan présente, à la fin de la
séance du 13 mai 1964, comme le chemin de la pulsion. Séance
centrée sur la pulsion sado-masochique qui vient illustrer
l'opération de réversion de la pulsion, condition
nécessaire à la transgression du principe du plaisir et à
la découverte de la jouissance dans son au-delà. Lacan reprend la
question de Freud : "A quel moment voyons-nous s'introduire, dans la
pulsion sado-masochique, la possibilité de la douleur ?" -Et il répond,
la possibilité de la douleur subie par ce qui est devenu, à ce
moment-là, le sujet de la pulsion. C'est, nous dit-il, au
moment où la boucle s'est refermée, où c'est d'un
pôle à l'autre qu'il y a réversion, ou l'autre est
entré en jeu, où le sujet s'est pris pour terme, terminus de la
pulsion. A ce moment-là , la
douleur entre en jeu en tant que le sujet l'éprouve de l'autre. [...]
Ce dont il s'agit dans la pulsion se révèle ici - le chemin de la
pulsion est la seule forme de transgression qui soit permise au sujet par rapport au principe du plaisir.[7] Je souligne en gras
ces deux prépositions introduisant le génitif objectif. On le lit
aussi, exprimé par Schoenberg, dans son rapport à la
musique.
Dans
un texte assez tardif, daté de 1949, intitulé Comment j'ai
évolué, Schoenberg fait le bilan des soixante quinze ans de
sa vie. Il estime avoir consacré près de quatre-vingt-dix pour
cent à la musique et distingue deux périodes, celle qui
précède le Deuxième quatuor à cordes op. 10, qui marque
la transition vers la seconde période incorrectement qualifiée
d'atonale. Et, alors qu'il évoque son Traité d'harmonie, il écrit
à propos de la forme : les lois de la construction formelle chez Bach
et chez Beethoven, ou encore les clés du langage harmonique chez Wagner
n'ont pas encore été clarifiées à ce jour d'une
façon vraiment scientifique, il n'est pas surprenant qu'aucune étude n'ait encore
été faite de mon "atonalité". Il
poursuit en détrompant à l'avance le lecteur naïf qui le
supposerait produisant lui même cette étude. Je le cite en
soulignant la dimension érotique avec sa capacité à
persister dans le temps : L'idée que le compositeur lui-même
peut apporter à la solution d'un tel problème, même s'il a
la tournure d'esprit d'un analyste, ne va pas loin : il est trop bien conditionné
par l'enivrant souvenir de l'inspiration dont il était alors envahi. Mais des faits
d'ordre purement psychologique n'en peuvent pas moins ouvrir la voie à
un commencement d'explication. [8] Ces faits d'ordre
psychologique concernent les différences de compréhension, pour
l'auditeur, entre l'harmonie et la mélodie. Ces faits, soulignent le
double souci de Schoenberg, d'abord celui de la compréhensiblité
et ensuite celui de conserver à la musique ses "capacités
d'engendrer des états d'âme et des climats caractéristiques,
[de] susciter des émotions, voir faire montre de gaieté et
d'humour".[9] La
problématique du déchet articulée au
"musicien-sujet" par F. Nicolas, me semble concernée par le
statut de cette érotique et de son traitement dans le procès
créatif. Dans ce passage, nous remarquons bien que c'est la survivance
de l'ivresse de l'inspiration, réveillée, portée par le
souvenir qui coupe Schoenberg d'un accès au travail d'analyse de son
acte créatif.
Petite
phénoménologie autobiographique
Je
connais la musique exclusivement comme auditrice, au concert mais aussi
quotidiennement par la radio et les disques. Je ne peux passer une
journée sans l'écoute d'une œuvre. Mais à
côté de l'audition de tel ou tel morceau, la musique intervient
aussi dans ma pratique d'écriture. L'écriture de lettres, de
textes théoriques, s'accompagne parce qu'elle se soutient de l'audition
de compositeurs de prédilection. Le choix de l'oeuvre se règle,
ou règle, je ne sais pas dans quel sens les choses fonctionnent, le
tempo de l'écriture. Pratique corporelle, pulsionnelle, autant
qu'intellectuelle, l'écriture requiert un rythme rapide entretenu par la
musique, de Bach et de Handel, le plus souvent. L'aquarelle, autre type
d'exercice corporel occupe de plus en plus de place dans ma vie,
réalisée par choix en extérieur puisque les cieux et la
mer suscitent particulièrement mon intérêt, me coupe,
m'abstrait de l'écoute de la musique. Une forme d'oubli du monde
engendré par la musique provoque les conditions, inconcournables, pour
que se produise de l'écriture. Mais dans cet état d'oubli, un
tempo vif est nécessaire pour que s'accomplisse le mouvement du corps et
de la phrase, et que dans ce geste l'écriture acquiert sa propre
consistance. Côté
peinture, la couleur et la lumière seules suffisent à cette
dé-moïsation requise aussi pour que de la peinture advienne.
L'absorption opérée par la couleur et la lumière
n'engendre pas le même phénomène d'immobilisation du corps que
celui provoqué par l'écriture, et suscite d'elle-même le mouvement
de peindre. Le constat de cette différence me conduisit à
interroger Schoenberg. Qu'est-ce que la composition musicale, la musique, que
sont ses écrits, ses peintures ? Quelle est l'économie à
l'œuvre dans ces deux registres ? Tel fût le projet initial de ce
travail au moment de la proposition de François Dachet.
Les
données du problème
Pour
entrer dans le vif du sujet je laisse la parole à Schoenberg, qui
répondait le 24 janvier 1911 à la première lettre de
Kandisky datée du 18 janvier. Ce dernier, très marqué
après le concert du 1er
janvier 1911, où sont interprétées, le Quatuor à
cordes opus 10
composé entre 1907-08 et les Pièces pour piano opus 11
de 1909, dessine deux esquisses préliminaires à Impression III et s'adresse
à Schoenberg. Il ne le connaît pas personnellement et justifie sa
démarche : mais nos aspirations
et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie. Puis il lui expose
la situation de la recherche en peinture et sa position qui le rapproche de
Schoenberg. Je le cite à nouveau : Je crois justement qu'on ne peut
trouver notre harmonie d'aujourd'hui par des voies
"géométriques", mais au contraire, par
l'antigéométrique, l'antilogique le plus absolu. Et cette voie
est celle des "dissonances dans l'art"- en peinture comme en musique.
Et la dissonance picturale et musicale "d'aujourd'hui"
n'est rien d'autre que la consonance de "demain". [10]C'est le
début d'une longue correspondance. Schoenberg s'engage dans ce dialogue
théorique, formulé en terme "d'antilogique" par
Kandisky, il répond en termes freudiens : [...]ce que vous appelez
l'"Illogique", et que j'appelle l'"Elimination de la
volonté consciente dans l'art". Également, je crois ce que
vous dites sur l'élément constructif. Toute recherche tendant
à produire un effet traditionnel reste plus ou moins marquée par
l'intervention de la conscience. Mais, l'art appartient à l'inconscient ! C'est
soi-même que l'on doit exprimer ! S'exprimer directement. ! Non
pas exprimer son goût, son éducation, son intelligence, ce que
l'on sait , ou ce que l'on
sait faire. Aucune de ces qualités acquises ; mais
les qualités innées, instinctives. Tout travail -
tout travail conscient sur
la forme repose sur un principe mathématique, géométrique,
sur la section d'or ou quoi que ce soit d'analogue. Seule l'élaboration
inconsciente de la forme, qui se traduit
par l'équation : "forme=
manifestation de la forme", permet de créer de véritables
formes ; elle seule engendre ces modèles dont les gens sans
originalité font des "formules "en les imitant. Mais si l'on
est capable de s'entendre soi-même, de reconnaître ses pulsions, d'engager tout
son être, y compris son être pensant pour approfondir un
problème, on n'a pas besoin de telles béquilles.[11]
Je
souligne en gras ces références aux qualités
innées, et leur lien avec l'instinct, les pulsions servant d'axe
fondamental à l'articulation psychanalyse|musique dans ma
présentation d'aujourd'hui. Quelle surprise de trouver une formulation
aussi claire de cette délicate question d'un héritage que l'on
peut qualifier au sens de Freud de "phylogénétique" ou
transgénérationnel à l'œuvre dans la création
artistique. Un contemporain de Schoenberg, son compatriote l'historien de l'art
Aby Warburg repensa pour sa part sa discipline dans de nouvelles
coordonnées, freudiennes elles aussi qui remettent en cause la fonction
classique de l'art et de son inscription dans le temps.
Mais
ce n'est pas tout, dans sa lettre Schoenberg remercie Kandisky des envois de ses
gravures et poursuit en parlant de ses propres peintures. Peut-être ne
savez-vous pas que je peins aussi ? tout dépend pour moi tellement de la
couleur (pas de la "jolie" couleur, mais de la couleur expressive, expressive dans son rapport
avec les autres), [...] Je souligne le
deuxième emploi d'expressive qui exprime la règle d'immanence en
jeu ici dans la composition du tableau et qui fonctionne de la même
façon dans l'écriture musicale. Cette règle régira
les subtiles compositions de Die glückliche Hand sur lesquelles je
vais revenir. Puis, avec le constat de la dimension très
peu figurative de Kandisky il propose cette comparaison entre peinture et
musique : Je ne crois pas non plus que la peinture doive absolument
être figurative. Je pense même exactement le contraire. Si,
malgré cela, notre imagination nous suggère des objets, alors je
ne m'y oppose pas. Cela peut bien venir du fait que les yeux ne m'attachent
qu'à ce qui est concret. C'est là que l'oreille est supérieure
! Mais, si l'artiste parvient à n'exprimer, au moyen des rythmes et des
valeurs sonores, que des processus intérieurs, des images
intérieures, alors l'"objet de la peinture" cesse d'être
la simple reproduction de ce que les yeux perçoivent.[12]
La
peinture n'est pas de l'ordre de la mimésis mais l'expression des processus
intérieurs, par des images intérieures, par des rythmes et des
valeurs sonores. Avec sa conférence à Breslau datée de
1926 nous verrons jusqu'où il poussera le tissage entre
différents matériaux, sons, lumière, couleurs, texte, dans
ce qu'il nomme, faire de la musique avec les moyens de la scène. Ce texte
fondamental a valeur de paradigme de cette pratique de composition de la
musique avec les images.
Je
voudrai faire ici un rappel sur le contexte socio-culturel de l'époque.
En histoire de l'art je viens de le dire, Aby Warburg renverse les
données épistémiques sur lesquelles repose la discipline
en mettant en avant, après Burckhardt et Nietzsche l'importance de
l'histoire, (histoire soustraite au dictât du chronologisme), et de
l'expression du mouvement, pensé à la fois comme objet et comme
méthode, dans sa dimension pathologique. Pris entre une conception
religieuse du monde et une conception mathématique, l'artiste trouve
"un secours singulier dans la mémoire, tant collective
qu'individuelle : non pas qu'elle lui ouvre purement et simplement un espace de
pensée, mais elle renforce aux pôles opposés du
comportement psychique la tendance à la quiétude contemplative ou
à la fureur orgiaque."[13] A. Warburg chercha
à saisir la dialectique en jeu chez le créateur entre la
soumission à l'héritage d'une rhétorique des gestes au
service de l'expression des émotions les plus profondes et sa propre
imagination. Côté musique, Schoenberg exprime tout au long de ses
écrits ce balancement entre la soumission à la tradition avec le
risque de stérilisation de la pensée qui en découle et une
expression libérée des contraintes de la raison au service du
fond expressif inné qui sommeille dans l'inconscient, via la tradition
des maîtres. Par
ailleurs, c'est en 1897 que se crée à Vienne avec Klimt le
mouvement de la Sécession. Et quelques années plus tard, en 1911
à Munich, commence la brève aventure der Blaue Reiter animée par
Vassily Kandisky et Franz Marc à laquelle Schoenberg participera comme
musicien et comme peintre. Et, en ces mêmes années se
développe la pensée de Brentano qui aura Freud, puis Husserl
comme élève. Ses travaux nourrissent les débats des milieux intellectuels de l'Europe
à la naissance du XXé
siècle: Qu'y a t-il de subjectif et de proprement psychique dans la
connaissance ? Comment penser le statut de l'objet, intérieur,
extérieur, au sujet, à la réalité psychique, son
existence dans la réalité mondaine ? Autant de thèmes au
centre des interrogations des artistes, des philosophes, des scientifiques,
mais aussi bien de Freud. Pour Brentano, les phénomènes psychique
existent, comment en rendre compte scientifiquement ? Il a voulu établir
la scientificité de la psychologie en prenant ses distances vis à
vis de la philosophie et de la physiologie en reformulant la logique
d'Aristote. Ainsi, il n'y a pas de perception de la substance puisque je suis
du fait de la langue, du mode prédicatif, dedans ce mode de rapport
à la substance. Et comme le remarque Mayette Viltard il en tire cette
affirmation décisive, " le son que j'entends est une part de mon
audition." Je suis dans le son que j'entends. Le son a un mode
d'inexistence intentionnelle, il inexiste intentionnellement dans la
conscience. Par ailleurs, le son est un phénomène physique.[14]
Le
fantasme
Je
poursuis la construction de ce chantier avec le fantasme tel qu'un Max Graf
l'utilise dans son livre L'atelier intérieur du musicien et qui
désigne précisément ce que j'ai inscrit dans le titre. Dans
le chapitre consacré à la conception artistique et aux fantaisies
intérieures il écrit : L'inconscient règne à sa
guise, en souverain absolu, lorsque se sont élaborés en lui des
complexes sonores plus importants. Il ne s'arrête ni ne se repose avant d'avoir
réalisé de telles formations. L'âme des grands musiciens
regorge de fantasmes sonores qui s'élaborent toujours et encore en vue
d'une organisation artistique. La volonté consciente de l'artiste est
sans pouvoir à l'encontre de ces forces élémentaires qui
guident la plume du musicien et lui dictent les notes.[15]
Côté
psychanalyse
Le
fantasme intervient très tôt dans la théorie freudienne. En
avril 1897, Freud découvre ce qui lui manque dans le problème de
l'hystérie, les fantasmes. Le 6/04/97, dans une lettre à
Fliess, les fantasmes des hystériques répondent à cette
description :
se
rapportent à des choses que l'enfant a entendu de bonne heure et dont
il n'a que longtemps après saisi le sens
Je
vous rappelle que dès février de 1897 sa compréhension des
phases évolutives de la libido lui laissait pressentir les premiers
doutes sur l'influence traumatisante de la séduction. Il
réitère sa formulation du fantasme dans l'envoi, au même
Fliess, du manuscrit L accompagné d'une lettre datée du 2/05/97 :
Comme
les notes ci-jointes te le montreront, je consolide mes gains. En premier lieu,
j'ai acquis de la structure de l'hystérie une notion exacte. Tout montre
qu'il s'agit de la reproduction de certaines scènes auxquelles il est
parfois possible d'accéder directement et d'autres fois seulement en
passant par des fantasmes interposés. Ces derniers émanent de
choses entendues mais comprises bien plus tard seulement.
Le fantasme s'y
présente de l'ordre d'un entendu, de l'ordre du sonore plus que du
visuel. Freud n'en fait pas rien comme nous allons le voir lorsqu'il insiste
sur un autre fait qualifié d'important :
les
formations psychiques soumises, dans l'hystérie, au refoulement ne sont
pas, à proprement parler, des souvenirs, puisque personne
ne fait travailler sans bons motifs, sa mémoire; il s'agit de pulsions
découlant des scènes primitives. Je me rends compte
maintenant du fait que les trois névroses, l'hystérie, la
névroses obsessionnelle et la paranoïa, comportent les mêmes
éléments (et la même étiologie), c'est-à-dire
des fragments mnémoniques, des impulsions (dérivant
des souvenirs ) et des fabulations protectrices.
Je souligne l'importante
distinction établie entre des pulsions, formations psychiques, fragments
mnémoniques, soumis au refoulement dans l'hystérie, et les
souvenirs. Le manuscrit L qui accompagne cette lettre reprend et élargit
la description des fantasmes. Ils ont pour fonction d'édifier des
défenses psychiques contre les souvenirs des scènes primitives,
mais aussi de les sublimer et de les épurer. Ils sont constitués
à l'aide de choses entendues qui ne sont utilisées
qu'après coup. Ils combinent les incidents vécus, les
récits de faits passés et Freud précise qu'il s'agit ici
de l'histoire des parents ou des aïeux, et des choses vues par le sujet
lui-même. Nous avons ici l'articulation des deux dimensions. A nouveau
Freud précise qu'ils se rapportent aux choses entendues comme, dit-il,
les rêves se rapportent aux choses vues. Le lien établit entre le
fantasme et l'entendu est ici patent dans son articulation à la pulsion.
Qu'est
devenue cette pulsion liée aux fragments mnémoniques entendus,
dont on peut supposer que l'entendu ne renvoie pas qu'aux paroles mais à
tout le sonore ? Dès la
première édition des Trois essais sur la théorie du
sexuel, Freud introduit la notion de pulsions partielle. La
pulsion sexuelle, dans son ensemble, s'analyse en un certain nombres de
pulsions partielles qui se rattachent à une zone érogène
déterminée.
L'articulation
du dualisme pulsionnel avec l'hypothèse phylogénétique
traverse l'œuvre freudienne. Vous vous souvenez que dans sa
réplique à Jung sous la forme de l'article de 1914, Pour
introduire le narcissisme, Freud se voit contraint de soutenir une bipartition,
fondamentale à sa théorie des instincts. Cette bipartition
distingue les finalités de la préservation de l'individu de
celles de la continuité de l'espèce. Lacan rappelle que cette
distinction lui viendrait de Weissmann. Ce dernier posait l'existence d'une substance
immortelle des cellules sexuelles qui constitueraient une lignée
sexuelle unique par reproduction continue. Le plasma germinal
perpétuerait l'espèce et perdurerait d'un individu à un
autre. Au contraire, le plasma somatique lui se réduirait au statut de
parasite individuel qui, du point de vue de la reproduction de l'espèce,
aurait poussé latéralement dans la seule fin de véhiculer
le plasma germinal éternel.
En 1915, dans la
rédaction du cas dit de "L'Homme aux loups", Freud reprend
cette question qui joue le rôle d'un modèle spéculatif,
dans des termes qui ne sont pas sans évoquer ce que de son
côté Aby Warburg théorise à propos d'un fond
héréditaire d'expressions émotionnelles. Qualifiées
d'engrammes phobiques, en état de survivance dans les peintures, elles
sont susceptibles de se raviver et sont transmises aux artistes comme par
exemple en peinture par le biais d'une rhétorique gestuelle. Deux
problèmes de cet ordre se trouvent soulevés par ce cas :
Le premier [problème]est
relatif aux schémas phylogénétiques que l'enfant apporte
en naissant, schémas qui, semblables à des
"catégories" philosophiques, ont pour rôle de
"classer" les impressions qu'apporte ensuite la vie. Je suis
enclin à penser qu'ils sont des précipités de l'histoire
de la civilisation humaine. [16]
Freud propose
l'exemple du complexe d'Œdipe qui règle les rapports de l'enfant
à ses parents. Il prend appui sur le cas pour suggérer que
lorsque les événements ne cadrent pas avec le schéma
héréditaire, ils subissent dans l'imagination un remaniement. Il
s'agit d'un remaniement fantasmatique qui
mériterait, selon lui, une étude dans le détail. Le cas de
l'Homme aux Loups montre l'indépendante existence du schème et
son triomphe sur
l'expérience individuelle. Le deuxième problème
qualifié de plus important s'inscrit dans le même registre. Freud
s'interroge sur la nature du savoir, il parle de prescience, d'où
découlent les réactions de l'enfant exposé à une
scène comme celle reconstruite à partir du matériel
onirique de Serguïe Pankeïev.
Nous ne pouvons
absolument pas nous figurer en quoi
peut consister un tel "savoir", nous ne disposons à cet
effet que d'une seule mais excellente
analogie : le savoir instinctif - si
étendu des animaux.
Si l'homme
possède lui aussi un patrimoine instinctif de cet ordre, il n'y a pas
lieu de s'étonner que ce patrimoine se rapporte tout
particulièrement aux processus de la vie sexuelle, bien que ne devant
nullement se borner à eux. Ce patrimoine instinctif constituerait le noyau
de l'inconscient, une sorte d'activité mentale primitive, destinée
à être plus tard détrônée et recouverte par la
raison humaine quand la raison
aura été acquise. Mais souvent, peut-être chez nous tous,
ce patrimoine instinctif garde le pouvoir de tirer à soi des processus psychiques plus
élevés. Le refoulement serait le retour à ce stade
instinctif, et c'est ainsi que l'homme paierait avec son aptitude à la
névrose, sa grande acquisition nouvelle ; il témoignerait de
plus, par le fait que les névroses sont possibles, de l'existence de
stades antérieurs instinctifs.[17] [Je souligne ce qui
est en gras]
Dans La haine de
la musique Pascal
Quignard, praticien de la musique et de la peinture, élabore une
théorie mythologique de l'origine du fantasme sonore et visuel, somme
toute assez freudienne. Il reprend le vieux verbe français
utilisé par Chrétien de Troyes tarabuster et recherche le
tarabustant sonore datant d'avant le langage. Le mot tarabuste renvoie à
deux lignes de sens, celui de rabasta, le bruit de
querelle et celui de tarabustar, qui est de la famille des
résonateurs, et Quignard d'ajouter : ou coït humains
vociférant. Ou percussions d'objets creux. [...] Nous venons de ce
bruit. C'est notre semence.[18]
Puis il aborde la
question du rythme. Trop souvent confondu avec la pulsion, Lacan en 1964
souligne la distinction fondamentale entre le rythme et la pulsion. La
caractéristique de la pulsion est d'être une konstante Kraft, une force constante,
ce qui la soustrait à toute assimilation à une fonction
biologique, laquelle a toujours un rythme. Quignard, pour sa part rappelle
qu'en grec la trace la plus ancienne du mot rythme est spatiale. Il
écrit, Le rythme tient les hommes et les fixe comme les peaux sur les
tambours.[19] Et sitôt
après, il consacre un paragraphe au fantasme qu'il définit aussi
bien dans son lien au visuel qu'au sonore. Du côté de l'image
voici sa définition Les fantasmes sont des sortes de
mannequins situés derrière les images et les souvenirs, et par
lesquels ces derniers tiennent debout.. Nous leur sommes
entièrement obéissants, quoique nous redoutions d'apercevoir ces
armatures antiques et passablement obscènes ou se concentrent notre
vision et qui la préforment. Puis, il situe le tarabust par rapport
à ce fantasme visuel. Il est des structures sonores plus anciennes
que ces terrificatio visuelles.
Les tarabusts sont les fantasmes pour ce qui concerne les rythmes et les sons.
Comme l'audition précède la vision, comme la nuit
précède le jour, les tarabusts précèdent les
fantasmes.[20]
Schoenberg.
Le rapport peinture/musique, la pulsion à l'œuvre.
Il ne se
reconnaît pas de talent d'écrivain, et pourtant, quelle rigoureuse
précision, justesse et finesse d'expression dans chacun de ses textes,
lettres, essais, articles.
Il
commence la pratique de la peinture en 1906-07. L'importante activité en
ce domaine se concentre au cours des années 1908 à 1911.
Schoenberg réalise des portraits, des autoportraits, des paysages, dans
un moment crucial, celui de l'émancipation de l'ordre tonal traditionnel
et d'une grave crise conjugale. Lors d'un entretien avec Hasley Stevens,
à la fin de sa vie, en 1950, il évoque sa peinture : ...ce que
la peinture représentait et
représente encore pour
moi : c'était en fait la même chose que de faire de la
musique. C'était un moyen de m'exprimer, de présenter des
sentiments et des idées
[...] de la même manière qu'en musique. Je n'étais pas
particulièrement doué pour exprimer mes sentiments et mes
émotions par des mots. En peinture, j'étais vraiment un amateur
et je n'avais aucune formation théorique, à peine une formation
esthétique, qui ne provenait que de ma culture générale,
et non d'un enseignement de la
peinture. Il en allait autrement en musique [...]. J'ai toujours eu la
possibilité d'étudier les œuvres des maîtres d'une
façon assez professionnelle, de sorte que mes compétences
techniques se sont développées normalement. Voilà la
différence entre ma peinture et ma musique.[21]
Je
souligne le verbe "représenter" conjugué au
présent, il manifeste la persistance de la place de la peinture à
la fin de sa vie. Schoenberg meurt un an plus tard en 1951. De petits formats
avec une gamme de couleurs et de gestes très restreints, les portraits
et auto-portraits nous regardent, nous saisissent. La pratique de l'auto-portrait
lui viendrait de l'influence d'Otto Weiniger qui préconisait, dans Sexe
et caractère, la mise en cause sans concession de l'individu par
lui-même, par l'épreuve de l'auto-portrait. Suzanne Paget,
préfacière, du livre, Arnold Schoenberg Regards, consacré
à l'exposition qui se tint à Paris au Musée d'art Moderne
le dernier trimestre 1995, écrit : des yeux qui vont au-delà du regard, scrutant
jusqu'à l'hallucination ce qui ne peut se voir. Inouïe, la
vibration particulière qui se dégage de ces "regards" serait
de celles qui ne peuvent s'entendre, encore, et qui s'énoncent dans
l'extrême tension d'une vision tout à la fois éblouie. La
dissonance est là , dans le feu de ces peintures "sales" et
comme bâclées, dans l'urgence à dire à toute force,
plutôt que le chant, le cri, premier.[22]
Je
laisse à leurs auteurs les nombreuses interprétations de la
peinture et des compositions littéraire de Schoenberg produites en cette
période de sa vie. Je ne me situe pas actuellement à ce niveau.
Par contre, les faits rapportés par le biographe Hans Heinz
Stuckenschmidt[23], m'intéressent.
Les détails du travail théâtral de Schoenberg, des
esquisses de décor de théâtre ou des esquisses de mise en
scène renvoient à ceux de son ami Kandisky. Schoenberg expose ses
tableaux dans son cadre de vie et de travail, ils sont visibles pour ses
invités et ses élèves. Il s'occupe personnellement de
l'aménagement de ses différents lieux de résidence,
dessine les meuble, relie ses livres, décore....La curiosité,
l'inventivité s'allient à l'extrême exigence du musicien
dans son rapport au monde, son engagement total dans la
créativité, même au niveau du quotidien. Le biographe
signale aussi que l'année 1919 très occupée par
l'enseignement ne donna lieu à aucune composition musicale mais vit le
retour d'une activité créatrice avec la peinture. Deux aquarelles
au titre étonnant, Le vaincu
et Le Vainqueur et un auto-portrait
à l'aquarelle appartiennent à cette période. L'importance
du regard indiqué plus haut se retrouve dans la conférence de Breslau
sur Die glückliche Hand.
Œuvre
capitale écrite pour grand orchestre et choeur composé de six
voix de femmes et de six voix d'hommes, elle conjugue des innovations musicales
à une nouvelle esthétique de la scène, de son cru
Schoenberg écrivit le texte, terminé en juin 1910, alors qu'il
n'acheva la partition qu'en 1913 à Berlin. Ce drame avec musique met en
scène trois personnages, l'Homme, rôle chanté, la Femme et
le Monsieur, rôles muets. Au cours de cette conférence Schoenberg
s'explique sur la nomination faire de la musique avec les moyens de la
scène, unique forme dans laquelle un musicien puisse
s'exprimer au théâtre. Il parle tout d'abord des sons, en d'autres
termes que ceux de Brentano, bien qu'il leur reconnaisse un effet psychique : En
vérité, les sons ne sont pas autre chose - si on les regarde
clairement et lucidement - qu'une forme particulière de vibration de
l'air et, en tant que tels, ils produisent une certaine impression sur l'organe
des sens concerné :
l'oreille. Mais s'ils sont reliés l'un à l'autre d'une
façon particulière, ils suscitent certains effets artistiques et,
si l'on peut s'exprimer ainsi, psychiques. Comme cette capacité ne
réside nullement dans chaque son isolé, il devrait être
possible, sous certaines conditions, de produire des effets semblables avec
divers autres matériaux ; ils seraient par conséquent
traités comme les sons ; si, sans nier leur matérialité,
on savait, indépendamment d'elle, les lier pour atteindre des formes et des figures
après les avoir mesurés selon les critères du temps, de la
hauteur, de la largeur, de la force, et de beaucoup d'autres dimensions...[24] Les
sons, leur capacités combinatoire et les effets artistiques et
psychiques qu'ils produisent, vont lui servir de modèle transposable
à d'autres matériaux. Il refuse le qualificatif d'expressionniste
attribué à cet art qu'il qualifie de "l'art de la
représentation des mouvements intérieurs".
Il
parle d'abord du décor. Au début le décor présente
douze taches claires sur fond noir, elles sont des représentants du
chœur. Il ajoute une précision importante, ce ne sont pas les
visages, mais "leurs regards". Nous retrouvons ici la
caractéristique même de ses auto-portraits. Puis il décrit
l'impression qui présida à l'écriture : c'était
comme si je percevais un chœur de regards, à la façon
dont justement on perçoit des regards, dont on les sent sans même
les voir, à la façon dont ils vous disent quelque chose. Ce que
les regards expriment est encore rendu par des mots que chante le chœur et
par les couleurs qui apparaissent
sur les visages. L'importance de la pulsion scopique et de son objet
le regard préside donc ici autant à la production de
l'écriture musicale qu'à celle des décors peints et des
textes. Stuckenschmidt précise la gamme de ces couleurs qui vont du
rouge pâle au vert sale en passant par le brun, puis du gris-bleu et du
violet à un rouge foncé, s'éclaircissant peu à peu
avec un mélange d'orange et de jaune clair.
Schoenberg
apporte ensuite les détails sur la technique musicale au moyen de
laquelle il compose cette idée. Malgré les arrangements
variés de certaines voix principales, toute cette section d'introduction
est quasiment "maintenue en place" grâce à un accord
ostinato : de même que les regards fixes et immuables sont
dirigés sur l'homme, l'ostinato de la musique rend évident
l'ostinato des regards. [25] Il
explique l'utilisation deux sortes d'éléments au service du
mouvement. Les éléments dynamiques tels que la machine à
vent qui avancent dans des voies rectilignes, la ligne droite, la croissance
directe. Ils servent de colonne vertébrale au développement.
Très différents dans leur fonctionnement les
éléments de nature supérieure, que sont le jeu de la
lumière et des couleurs, se déplacent dans des voies qui ne sont
en aucun cas rectilignes. Et à nouveau je cite son analyse de
l'homologie de structure entre musique et peinture qui autorise la composition
complexe des deux. ....le jeu de la lumière et des couleurs n'est pas
construit seulement selon des intensités, mais d'après des
valeurs qu'on ne peut comparer qu'avec des hauteurs de sons. Les sons aussi ne
se lient facilement les uns aux
autres qu'à travers leur rapport fondamental.
Puis
il poursuit sur le processus spirituel qui a sans doute sa source dans
l'action est exprimé non seulement à travers les gestes,
le mouvement et la musique, mais aussi à travers les couleurs et la lumière ; il
doit être clair que les gestes, les couleurs et la lumière ont
été traités
ici pareillement à des sons : qu'avec eux de
la musique a été faite. Qu'à partir de valeur de
lumière et de tons de couleurs particuliers, on peut pour ainsi dire construire des figures
et des formes (Gestalten) semblables aux formes (Gestalten), aux figures et aux
motifs de la musique. Je finis avec ce texte par son exposition de la
règle d'immanence à la régie de la musique faite avec les
moyens de la scène. Je crois pouvoir dire que chaque mot, chaque
geste, chaque rayon de lumière, chaque costume et chaque image y
participe : aucun ne prétend symboliser autre chose que ce que les sons
ont par ailleurs coutume de symboliser. Le tout ne veut pas signifier moins que
ce que signifie les sons musicaux.[26]
Signification
explicitée plus haut, puisque reliés les uns aux autres d'une
façon particulière, celle de la composition, ils suscitent des
effets artistiques qui sont des effets psychiques. Mais,
quelle est signification de la composition pour le musicien-sujet, Arnold
Schoenberg ? La réponse se lit dans différents textes, je
privilégie celui intitulé Gustave Malher (1912, 1948). Le vibrant hommage
au maître disparu s'accompagne de considérations psychologiques
sur les aspirations de l'artiste à l'origine de la création. Que
deviennent les idées inspiratrices une fois l'œuvre composée
? Sont-elles en prise avec cette signification des sons musicaux ? Comme
le laisse entendre le "lui aussi" de la première phrase de la
citation, ce texte parle pour Arnold lui-même : ...Malher, lui aussi,
chercha avant tout à s'exprimer lui-même. Qu'il y ait
réussi, nul ne peut en douter de ceux qui sont, fût-ce au moindre
degré capables de saisir à quel point sa musique est
restée sans imitateur, encore que les épigones soient si
affairés à saisir tout ce qui a une chance d'être négociable sur le
marché; il est impossible d'imiter ses symphonies d'une façon qui
ressemble en quoi que ce soit au modèle ; sa musique est inimitable,
comme l'est toujours ce que seul un certain homme était capable
d'accomplir. [...] Car c'est bien son moi qu'il exprima, et non la Mort, ni le Destin ni Faust, que
d'autres que lui eussent pu exprimer. Malher exprima, indépendamment de
tout style et de tout ornement, ce qui le peignait et le
peignait lui seul, chose qui reste en conséquence
inaccessible à quiconque essaierait de l'égaler en se bornant
à imiter son style.[27] Les
pronoms personnels de la troisième personne, soulignés en gras,
caractérisent la position subjective en jeu dans l'acte créatif,
qu'elle soit celle de l'auto-portrait peint ou de ce qui est posé ici
comme équivalent à l'auto-portrait côté musique.
Contrairement à ce que suppose Schoenberg le "moi" est
radicalement exclut, au bénéfice de la pulsion et de son objet
qualifié d'objet petit a par Lacan.
Dans
une lettre adressée le 26 juillet 1909 à Busoni Schoenberg
répond à son objection qui lui impute d'avoir oublié la
collaboration du public. Il écrit une analyse du fonctionnement
créatif, véritable description clinique du fonctionnement
pulsionnel. Cette analyse repose la nature du statut de l'œuvre, comme
sujet. Dans toute création ou re-création, le processus est
toujours le même ; à condition qu'il se déroule
intuitivement ; sans calcul, mais avec la pleine conscience de nos conditions
et de nos relations humaines. C'est à partir de là que nous
créons et, croyant ne dépeindre que nous-mêmes, nous
remplissons simultanément
les devoirs que nous impose le monde qui nous entoure. Inconsciemment !
Mais d'autant plus sûrement. Et c'est cette force créatrice seule qui
possède un pouvoir de suggestion. En elle, pas d'erreurs de calcul, car
elle ne calcule pas. Elle agit ; son rayon d'action peut être
limité ; mais elle agit ; sur ceux qui ont la même longueur
d'onde. Sur ceux qui possèdent un organe
récepteur correspondant à notre organe émetteur. Comme
dans la télégraphie sans fil. C'est pourquoi je pense que tout
art crée sans "calcul des effets les plus
avantageux" doit en fin de compte trouver ceux à qui il s'adresse.
Et plus le créateur est lié de façon intense à
quelque chose de général - dans la présent ou dans le futur
- plus le cercle de ceux à qui son
art s'adresse sera grand.[28]
Pour
conclure ces préliminaires à la constitution du chantier de
recherche présentée ici je reviens à Lacan. Le 11 mai 1966
il répond à Foucault à propos de son analyse du tableau de
Velasquez, Les Ménines. Qualifié de subjuguant ce tableau
nous introduit à une expérience subjective bien comparable
à celle exprimée par Schoenberg. Lacan articule on ne peut plus
clairement la sublimation au double trajet de la pulsion. Cette subjugation
a le plus grand rapport avec ce que j'appelle cette subversion, justement du
sujet, sur laquelle j'ai insisté [...] En
fait, le rapport à l'œuvre d'art est toujours marqué de
cette subversion. Nous semblons avoir admis avec le terme de sublimation
quelque chose qui, en somme, n'est rien d'autre. Car si nous avons suffisamment
approfondi le mécanisme de la pulsion pour voir ce qui s'y passe, c'est un aller et retour du
sujet, à condition de saisir que ce retour n'est pas identique à
l'aller et que précisément, le sujet, conformément
à la structure de la bande de Mœbius, s'y boucle à
lui-même après avoir accompli ce demi tour qui fait que, parti de
son endroit, il revient se coudre à son envers, en d'autres termes,
qu'il faut faire deux tours pulsionnels
pour que quelque chose soit accompli qui nous permette de saisir ce
qu'il en est authentiquement de la division du sujet. C'est bien ce que va nous
montrer ce tableau dont la valeur de capture tient au fait qu'il n'est pas
simplement ce à quoi nous nous limitons toujours
précisément parce que nous ne faisons qu'un tour et que,
peut-être en effet, pour la sorte d'artistes à qui nous avons
affaire, c'est à dire ceux
qui nous consultent, l'œuvre d'art est à usage interne. Elle lui
sert à faire sa double
boucle.[29]
Un
chemin bordé à gauche d'un talus brun verdâtre monte
jusqu'en haut du rectangle la toile. Pas de ciel, pas horizon, à droite
et en premier plan une silhouette d'homme vu de dos. De petite taille, il porte
un costume du même vert gris que le talus du bas côté. Les
bras croisés derrière le dos, il tient dans ses mains une canne.
Enfoncée dans les larges épaules affaissées le sommet de
la tête atteint elle aussi le haut du tableau. Du même jaune sale
que l'allée, la tonsure accentue l'impression d'indistinction entre
l'homme et son cadre. Réalisée en 1911 cette peinture s'intitule Auto-portrait
!
Françoise
Jandrot
[1]François Nicolas, La singularité Schoenberg, L'Harmattan IRCAM/ Centre Georges-Pompidou, 1997. P., 18.
[2] Opus cité, p., 346-47.
[3] François Wahl, Introduction au discours du tableau, Éditions du Seuil 1996. P.,136.
[4] Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, Éditions Buchet/Chastel. P., 89.
[5] François Nicolas, La singularité Schoenberg, L'Harmattan, Ircam/Centre Georges-Pompidou, 1997. P., 52.
[6] Jacques Lacan, Le séminaire livre XI, Seuil, 1973. P., 182.
[7] Ibid, p., 167.
[8] Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, Buchet/Chastel, Paris 1977. P., 70.
[9] Ibid, p., 72.
[10]Schoenberg - Busoni.Scheonberg - Kandisky. Correspondances, Textes. Editions Contrechamps. P., 136.
[11] Ibid, p., 137.
[12] Ibid, p., 137.
[13] Aby Warburg, Mnémosyme, (Introduction), in ...;P., 38.
[14] Mayette Viltard, Wunsch ! Du symptôme comme noeud de signes. In L'UNEBÉVUE N° 7, E.P.E.L. P., 49.
[15] Max Graf,L'atelier intérieur du musicien, Buchet/Chastel/E.P.E.L., 1999. P., 114.
[16] Sigmund Freud, Cinq psychanalyse. PUF, 1973. P., 418.
[17]Ibid, p., 419.
[18] Pascal Quignard, La haine de la musique. Editions Calmann-lévy, 1996. P., 63.
[19] Ibid, p. 64.
[20] Ibid, p., 65.
[21] Opus cité, p., 129.
[22]Arnold Schoenberg, Regards, Musée d'art Moderne. Paris Musées, p., 7.
[23] Hans Heinz Stuckenschmidt, Arnold Schoenberg, Fayard, 1993. P., 122.
[24] Opus cité, p. 205.
[25] Ibid, p., 206.
[26] Ibid, p., 207.
[27] Opus cité, p., 354.
[28] Schoenberg - Busoni Schoenberg - Kandisky. Correspondances, Textes. Editions Contrechamps, Genève 1995. P., 28.
[29] Jacques Lacan, séminaire L'objet de la psychanalyse, 1965-66, inédit, séance du 11 mai 1966.