Séminaire Ircam, l'Unebévue

Musique | Psychanalyse

Samedi 10 novembre

A droite, à gauche, en avant ou en arrière, en montant ou en descendant, peu importe. Il faut poursuivre son chemin, sans demander ce qui est devant ou ce qui est derrière. L'Échelle de Jacob, les premières paroles de l'archange Gabriel. (1915-17)

Fantasme, image, sonore.

Ce drôle de titre renvoie à ce que le romain Albucius qualifiait de sordidissima. Autrement dit, un mélange inattendu, hétéroclite de choses, qui empruntent à différents domaines, il entre résonance avec l'invitation au cheminement tout azimut de l'archange Gabriel, reprise en exergue. Après les exposés d'ouverture, et la déferlante des questions en débat, si riches dans la précision de leur positionnement épistémologique, je vous propose l'ébauche d'un travail dont la thématique m'occupe depuis des années mais que je n'ai jamais eu l'occasion de prendre encore à bras le corps. Je remercie François Dachet et François Nicolas de leur invite à ce séminaire, elle me poussa dans cet exercice périlleux.

Situation de ce travail

Trop de travaux se consacrent exclusivement à l'un ou l'autre champ, du sonore-musical ou de l'image-tableau, pour ne pas essayer de prendre les deux ensemble en suivant l'enseignement d'un compositeur-peintre, Arnold Schoenberg. De nombreux artistes usent des métaphores référées au champ visuel dans leurs écrits sur la musique, ou l'inverse, de la musique pour la peinture chez Kandisky par exemple, pour illustrer leur propos, mais Schoenberg lui, compose avec ces deux pratiques.

Dans La singularité Schoenberg François Nicolas avance une hypothèse, fondamentale, "en musique le sujet véritable, c'est l'œuvre, non le musicien"[1] Sa radicalité m'a poussée dans la recherche engagée ici. Cette hypothèse interroge le statut de l'objet produit dans l'acte créatif, non seulement dans son lien avec l'auteur de l'acte, mais avec les différents publics auprès desquels ces objets se trouvent exposés, présentés.

L'enseignement des travaux de la Section de Clinique de l'école lacanienne, m'incite à penser que traiter des œuvres et de la vie, ensemble, ne peut se réduire, comme le suggère F. Nicolas," à plier l'œuvre sur la vie". Mais plutôt à prendre le risque, avec Lacan, de situer la pensée autrement, (la vie également), comme par exemple lorsqu'il exprimait qu'il pensait avec ses pieds, ce qui n'était pas une boutade. L'observation de n'importe quel créateur à l'ouvrage enseigne sur l'importance du dispositif, matériel, du cadre historique, géographique, orientation, lumière, position du corps, menus objets devant être placés ici et pas là, silence ou bruit nécessaires, etc., je vous passe sur tous les détails que des écrivains comme le regretté Thomas Bernhard ont si bien su mettre en scène. Mais il y a aussi, bien sûr l'environnement humain, privé aussi bien que public, intellectuel, culturel. La vie ici ne se limite pas, à ce qu'en font nos psychologues ou autres spécialistes de pathographies, mais s'entend dans toutes les dimensions, sociales, politiques, religieuses, profanes et sacré. L'anthropologie a ouvert ce vaste champ, que d'autres labourent, je pense particulièrement à Freud, Bataille, Lacan, Foucault.... Il m'apparaît aussi que Schoenberg, lui-même, ne découpait pas dans ce tissu tramé de tout ce que faisons et qui fait la vie. Le témoignage d'un de ses élèves - le compositeur suisse Erich Schmidt - sur la méthode d'enseignement du maître me semble plus que démonstratif. En novembre 1930 il écrit à ses parents le récit d'une leçon donnée dans l'appartement berlinois de Schoenberg : Schoenberg reçut ses élèves très aimablement, et s'entretint pendant deux heures d'une façon très vivante. A peine un mot sur la musique, il parlait d'architecture, de peinture, de sculpture. Tout ce qu'il disait avait quelque rapport avec son art. Puis il parla de ses propres travaux. Il souligna que sa production s'était entièrement développée à partir de la tradition - il professe un très grand respect des maîtres ![2]

Depuis les grecs nombreux sont ceux qui s'interrogèrent sur les différences, les liens, entre le champ du sonore qui ne se limite pas au musical et le champ de l'image qui excède le tableau. La place importante de Lessing me fait le retenir ici à titre d'exemple. Dans le Laocoon, alors qu'il questionne les différences entre peinture et poésie il évoque l'ode de Dryden écrite pour la fête de sainte Cécile qui présente des peintures musicales intraduisibles par le pinceau. Lessing règle le problème ainsi soulevé entre peinture, poésie et musique, Mais je ne veux pas me laisser aller à ces exemples qui ne nous enseignent guère qu'une chose : que les couleurs ne sont pas des sons et que les oreilles ne sont pas des yeux.

Dont acte. Mais pourquoi ces continuelles références des uns aux autres ? Et, comme nous allons le voir avec Schoenberg les liens entre eux sont d'une autre complexité. Avec la théorie freudienne des pulsions, que devient ce qui semble ici pensé comme un irréductible ? Je propose d'aborder la production de l'œuvre en tenant compte du fait que le sujet est affublé d'un corps, corps vivant, corps pulsionnel, érogène. Corps d'un sujet, irréductible à la seule discursivité puisque porteur de signes, il est aussi habité d'un nœud de symptômes. Le désir, Lacan n'a cessé de le souligner, est le fait même de la contingence corporelle. A nouveau, j'indiquerai un écart entre l'approche de Nicolas et ce que j'essaie de poser ici. Dans La singularité Schoenberg, il soutient que "l'œuvre est sujet de la musique", le sujet véritable, c'est l'œuvre et non le musicien", ce dernier qualifié de "musicien-sujet" est le déchet puisque non intégrable dans le mode propre de la pensée musicale. Il y a au niveau des catégories utilisées ici deux problèmes. Le premier de l'ordre d'une anthropomorphisation de l'œuvre, de la musique, douée d'une pensée, d'un être, d'une vérité, et le deuxième concerne le statut de déchet de ce "musicien-sujet".

Dans le registre de la peinture François Wahl, avec Le discours du tableau soutient une proposition du même ordre que celle de Nicolas. Démontrer qu'il y a un discours du tableau suppose une énonciation. Et, il y aura production d'un sujet dans le temps même de sa constitution comme manque dans l'économie discursive. La motivation au geste de peindre s'inscrit dans la soumission à la règle de l'immanence que François Nicolas souligne côté musique. Je cite Wahl, Il n'existe pas d'autre motivation au geste de peindre - à la production touche après touche, de son discours - que la curiosité  [Je souligne]envers la phrase qui va surgir : envers ce qu'elle va signifier du visible.[3]  Dans un article de la revue Horlieu, F. Wahl, lecteur du livre de Nicolas, exprime son regret qu'il ne donne pas sa définition du sujet. Il lui indique sa voie qui consiste à désigner dans la musique une instance du discours, une logique de l'idée, sans laquelle un sujet ne peut soutenir quelque consistance que ce soit. Schoenberg est appelé à la rescousse avec une citation du Style et l'idée, malheureusement tronquée de la dimension que je privilégie ici : Mais la base de ma musique est mon sens évident de la logique. Je ne peux m'empêcher de penser logiquement et si, lorsque j'écris, les symptômes [Je souligne]bien connus  de ma logique musicale apparaissent, même à des endroits où je ne les ai pas consciemment placés, nul, s'il a quelque idée de ce qu'est la logique musicale, ne doit s'en étonner.[4]  Schoenberg n'oublie pas la dimension du symptôme, possiblement à l'œuvre dans toute expression, pas plus qu'il n'oublie comme nous allons le voir, la dimension de méconnaissance, au sens analytique du terme, inhérente à la créativité.

Hypothèse                                                                                                                                                 

La recherche se centre sur la dimension libidinale du corps dans l'acte créatif qui se différencie de ce que stigmatise, à juste titre F. Nicolas dans sa critique de l'impressionnisme dont l'orientation véritable, je le cite, est "de rabattre le sensible sur le sensuel". Mais s'agit-il de sensuel pour la psychanalyse ? Non, mais d'une érotique à l'œuvre chez le musicien, comme chez le peintre, la "curiosité" évoquée par Wahl en manifeste la trace. Quel est le devenir de cette érotique dans l'objet créé ? Y a-t-il une érotique de l'œuvre, indépendante du créateur ?

Schoenberg parle t-il pas d'autre chose quand il écrit ce constat d'un changement de régime dans son économie libidinale ? Je vous donne lecture de ce remarquable passage de prise de conscience de la dimension du désir : Jusqu'alors, j'avais indéniablement écrit pour mon plaisir ; désormais [vers 1930], je sentis que composer serait pour moi un devoir : il me fallait dire ce qui devait être dit et je savais qu'il me revenait de développer mes idées dans l'intérêt des progrès de la musique, que cela me fût agréable ou non.[5]  Avec cette description du changement de régime dans l'économie du plaisir/déplaisir il est bien fondé à parler, comme il le fait à plusieurs reprises, en terme freudien de pulsion. Est-il possible d'identifier la pulsion en jeu dans la composition musicale ? Répond elle à ce que Lacan a désignée comme la pulsion invocante ?                                          Le 29 mai 1964 ce dernier termine la séance de séminaire avec une forme de résumé-présentation des quatre pulsions caractérisant l'érogénéité du vivant humain. Les zones érogènes sont liées à l'inconscient, parce que c'est là que s'y noue la présence du vivant. Nous avons découvert que c'est précisément l'organe de la libido, la lamelle , qui lie à l'inconscient , la pulsion dite orale, l'anale, auxquelles j'ajoute la pulsion scopique et celle qu'il faudrait presque appeler la pulsion invocante, qui a comme je vous l'ai dit incidemment- rien de ce que je dis n'est pure plaisanterie -, ce privilège de ne pas pouvoir se fermer.[6]                                                                                                                                                                                      A son insu Schoenberg décrit ce que Lacan présente, à la fin de la séance du 13 mai 1964, comme le chemin de la pulsion. Séance centrée sur la pulsion sado-masochique qui vient illustrer l'opération de réversion de la pulsion, condition nécessaire à la transgression du principe du plaisir et à la découverte de la jouissance dans son au-delà. Lacan reprend la question de Freud : "A quel moment voyons-nous s'introduire, dans la pulsion sado-masochique, la possibilité de la douleur ?" -Et il répond, la possibilité de la douleur subie par ce qui est devenu, à ce moment-là, le sujet de la pulsion. C'est, nous dit-il, au moment où la boucle s'est refermée, où c'est d'un pôle à l'autre qu'il y a réversion, ou l'autre est entré en jeu, où le sujet s'est pris pour terme, terminus de la pulsion. A ce moment-là , la  douleur entre en jeu en tant que le sujet l'éprouve de l'autre. [...] Ce dont il s'agit dans la pulsion se révèle ici - le chemin de la pulsion est la seule forme de transgression qui soit permise au sujet  par rapport au principe du plaisir.[7] Je souligne en gras ces deux prépositions introduisant le génitif objectif. On le lit aussi, exprimé par Schoenberg, dans son rapport à la musique.     

Dans un texte assez tardif, daté de 1949, intitulé Comment j'ai évolué, Schoenberg fait le bilan des soixante quinze ans de sa vie. Il estime avoir consacré près de quatre-vingt-dix pour cent à la musique et distingue deux périodes, celle qui précède le Deuxième quatuor à cordes op. 10, qui marque la transition vers la seconde période incorrectement qualifiée d'atonale. Et, alors qu'il évoque son Traité d'harmonie, il écrit à propos de la forme : les lois de la construction formelle chez Bach et chez Beethoven, ou encore les clés du langage harmonique chez Wagner n'ont pas encore été clarifiées à ce jour d'une façon vraiment scientifique, il n'est pas surprenant  qu'aucune étude n'ait encore été faite de mon "atonalité".                                                                                                                                             Il poursuit en détrompant à l'avance le lecteur naïf qui le supposerait produisant lui même cette étude. Je le cite en soulignant la dimension érotique avec sa capacité à persister dans le temps : L'idée que le compositeur lui-même peut apporter à la solution d'un tel problème, même s'il a la tournure d'esprit d'un analyste, ne va pas loin : il est trop bien conditionné par l'enivrant souvenir de l'inspiration dont il était alors envahi. Mais des faits d'ordre purement psychologique n'en peuvent pas moins ouvrir la voie à un commencement d'explication. [8] Ces faits d'ordre psychologique concernent les différences de compréhension, pour l'auditeur, entre l'harmonie et la mélodie. Ces faits, soulignent le double souci de Schoenberg, d'abord celui de la compréhensiblité et ensuite celui de conserver à la musique ses "capacités d'engendrer des états d'âme et des climats caractéristiques, [de] susciter des émotions, voir faire montre de gaieté et d'humour".[9] La problématique du déchet articulée au "musicien-sujet" par F. Nicolas, me semble concernée par le statut de cette érotique et de son traitement dans le procès créatif. Dans ce passage, nous remarquons bien que c'est la survivance de l'ivresse de l'inspiration, réveillée, portée par le souvenir qui coupe Schoenberg d'un accès au travail d'analyse de son acte créatif.                                                                                                                            

Petite phénoménologie autobiographique

Je connais la musique exclusivement comme auditrice, au concert mais aussi quotidiennement par la radio et les disques. Je ne peux passer une journée sans l'écoute d'une œuvre. Mais à côté de l'audition de tel ou tel morceau, la musique intervient aussi dans ma pratique d'écriture. L'écriture de lettres, de textes théoriques, s'accompagne parce qu'elle se soutient de l'audition de compositeurs de prédilection. Le choix de l'oeuvre se règle, ou règle, je ne sais pas dans quel sens les choses fonctionnent, le tempo de l'écriture. Pratique corporelle, pulsionnelle, autant qu'intellectuelle, l'écriture requiert un rythme rapide entretenu par la musique, de Bach et de Handel, le plus souvent. L'aquarelle, autre type d'exercice corporel occupe de plus en plus de place dans ma vie, réalisée par choix en extérieur puisque les cieux et la mer suscitent particulièrement mon intérêt, me coupe, m'abstrait de l'écoute de la musique. Une forme d'oubli du monde engendré par la musique provoque les conditions, inconcournables, pour que se produise de l'écriture. Mais dans cet état d'oubli, un tempo vif est nécessaire pour que s'accomplisse le mouvement du corps et de la phrase, et que dans ce geste l'écriture acquiert sa propre consistance.                                                                                                                                   Côté peinture, la couleur et la lumière seules suffisent à cette dé-moïsation requise aussi pour que de la peinture advienne. L'absorption opérée par la couleur et la lumière n'engendre pas le même phénomène d'immobilisation du corps que celui provoqué par l'écriture, et suscite d'elle-même le mouvement de peindre. Le constat de cette différence me conduisit à interroger Schoenberg. Qu'est-ce que la composition musicale, la musique, que sont ses écrits, ses peintures ? Quelle est l'économie à l'œuvre dans ces deux registres ? Tel fût le projet initial de ce travail au moment de la proposition de François Dachet.

Les données du problème

Pour entrer dans le vif du sujet je laisse la parole à Schoenberg, qui répondait le 24 janvier 1911 à la première lettre de Kandisky datée du 18 janvier. Ce dernier, très marqué après le concert du 1er janvier 1911, où sont interprétées, le Quatuor à cordes  opus 10 composé entre 1907-08 et les Pièces pour piano opus 11 de 1909, dessine deux esquisses préliminaires à Impression III et s'adresse à Schoenberg. Il ne le connaît pas personnellement et justifie sa démarche : mais nos aspirations  et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que  je me  permets de vous exprimer ma sympathie. Puis il lui expose la situation de la recherche en peinture et sa position qui le rapproche de Schoenberg. Je le cite à nouveau : Je crois justement qu'on ne peut trouver notre harmonie d'aujourd'hui par des voies "géométriques", mais au contraire, par l'antigéométrique, l'antilogique le plus absolu. Et cette voie est celle des "dissonances dans l'art"- en peinture comme en musique. Et la dissonance picturale et musicale "d'aujourd'hui" n'est rien d'autre que la consonance de "demain". [10]C'est le début d'une longue correspondance. Schoenberg s'engage dans ce dialogue théorique, formulé en terme "d'antilogique" par Kandisky, il répond en termes freudiens : [...]ce que vous appelez l'"Illogique", et que j'appelle l'"Elimination de la volonté consciente dans l'art". Également, je crois ce que vous dites sur l'élément constructif. Toute recherche tendant à produire un effet traditionnel reste plus ou moins marquée par l'intervention de la conscience. Mais, l'art appartient à  l'inconscient ! C'est soi-même que l'on doit exprimer ! S'exprimer directement. ! Non pas exprimer son goût, son éducation, son intelligence, ce que l'on sait , ou ce que l'on  sait  faire. Aucune  de ces qualités acquises ; mais les qualités innées, instinctives. Tout travail - tout travail  conscient sur la forme repose sur un principe mathématique, géométrique, sur la section d'or ou quoi que ce soit d'analogue. Seule l'élaboration inconsciente de la forme, qui se traduit  par l'équation  : "forme= manifestation de la forme", permet de créer de véritables formes ; elle seule engendre ces modèles dont les gens sans originalité font des "formules "en les imitant. Mais si l'on est capable de s'entendre soi-même, de reconnaître ses pulsions, d'engager tout son être, y compris son être pensant pour approfondir un problème, on n'a pas besoin de telles béquilles.[11]

Je souligne en gras ces références aux qualités innées, et leur lien avec l'instinct, les pulsions servant d'axe fondamental à l'articulation psychanalyse|musique dans ma présentation d'aujourd'hui. Quelle surprise de trouver une formulation aussi claire de cette délicate question d'un héritage que l'on peut qualifier au sens de Freud de "phylogénétique" ou transgénérationnel à l'œuvre dans la création artistique. Un contemporain de Schoenberg, son compatriote l'historien de l'art Aby Warburg repensa pour sa part sa discipline dans de nouvelles coordonnées, freudiennes elles aussi qui remettent en cause la fonction classique de l'art et de son inscription dans le temps.

Mais ce n'est pas tout, dans sa lettre Schoenberg remercie Kandisky des envois de ses gravures et poursuit en parlant de ses propres peintures. Peut-être ne savez-vous pas que je peins aussi ? tout dépend pour moi tellement de la couleur (pas de la "jolie" couleur, mais de la couleur expressive, expressive dans son rapport avec les autres), [...]  Je souligne le deuxième emploi d'expressive qui exprime la règle d'immanence en jeu ici dans la composition du tableau et qui fonctionne de la même façon dans l'écriture musicale. Cette règle régira les subtiles compositions de Die glückliche Hand sur lesquelles je vais revenir. Puis, avec le constat de la dimension très peu figurative de Kandisky il propose cette comparaison entre peinture et musique : Je ne crois pas non plus que la peinture doive absolument être figurative. Je pense même exactement le contraire. Si, malgré cela, notre imagination nous suggère des objets, alors je ne m'y oppose pas. Cela peut bien venir du fait que les yeux ne m'attachent qu'à ce qui est concret. C'est là que l'oreille est supérieure ! Mais, si l'artiste parvient à n'exprimer, au moyen des rythmes et des valeurs sonores, que des processus intérieurs, des images intérieures, alors l'"objet de la peinture" cesse d'être la simple reproduction de ce que les yeux perçoivent.[12] 

La peinture n'est pas de l'ordre de la mimésis mais l'expression des processus intérieurs, par des images intérieures, par des rythmes et des valeurs sonores. Avec sa conférence à Breslau datée de 1926 nous verrons jusqu'où il poussera le tissage entre différents matériaux, sons, lumière, couleurs, texte, dans ce qu'il nomme, faire de la musique avec les moyens de la scène. Ce texte fondamental a valeur de paradigme de cette pratique de composition de la musique avec les images.                           

Je voudrai faire ici un rappel sur le contexte socio-culturel de l'époque. En histoire de l'art je viens de le dire, Aby Warburg renverse les données épistémiques sur lesquelles repose la discipline en mettant en avant, après Burckhardt et Nietzsche l'importance de l'histoire, (histoire soustraite au dictât du chronologisme), et de l'expression du mouvement, pensé à la fois comme objet et comme méthode, dans sa dimension pathologique. Pris entre une conception religieuse du monde et une conception mathématique, l'artiste trouve "un secours singulier dans la mémoire, tant collective qu'individuelle : non pas qu'elle lui ouvre purement et simplement un espace de pensée, mais elle renforce aux pôles opposés du comportement psychique la tendance à la quiétude contemplative ou à la fureur orgiaque."[13] A. Warburg chercha à saisir la dialectique en jeu chez le créateur entre la soumission à l'héritage d'une rhétorique des gestes au service de l'expression des émotions les plus profondes et sa propre imagination. Côté musique, Schoenberg exprime tout au long de ses écrits ce balancement entre la soumission à la tradition avec le risque de stérilisation de la pensée qui en découle et une expression libérée des contraintes de la raison au service du fond expressif inné qui sommeille dans l'inconscient, via la tradition des maîtres.                                                                                                 Par ailleurs, c'est en 1897 que se crée à Vienne avec Klimt le mouvement de la Sécession. Et quelques années plus tard, en 1911 à Munich, commence la brève aventure der Blaue Reiter animée par Vassily Kandisky et Franz Marc à laquelle Schoenberg participera comme musicien et comme peintre. Et, en ces mêmes années se développe la pensée de Brentano qui aura Freud, puis Husserl comme élève. Ses travaux nourrissent  les débats des milieux intellectuels de l'Europe à la naissance du XXé siècle: Qu'y a t-il de subjectif et de proprement psychique dans la connaissance ? Comment penser le statut de l'objet, intérieur, extérieur, au sujet, à la réalité psychique, son existence dans la réalité mondaine ? Autant de thèmes au centre des interrogations des artistes, des philosophes, des scientifiques, mais aussi bien de Freud. Pour Brentano, les phénomènes psychique existent, comment en rendre compte scientifiquement ? Il a voulu établir la scientificité de la psychologie en prenant ses distances vis à vis de la philosophie et de la physiologie en reformulant la logique d'Aristote. Ainsi, il n'y a pas de perception de la substance puisque je suis du fait de la langue, du mode prédicatif, dedans ce mode de rapport à la substance. Et comme le remarque Mayette Viltard il en tire cette affirmation décisive, " le son que j'entends est une part de mon audition." Je suis dans le son que j'entends. Le son a un mode d'inexistence intentionnelle, il inexiste intentionnellement dans la conscience. Par ailleurs, le son est un phénomène  physique.[14] 

Le fantasme                

 

                  Je poursuis la construction de ce chantier avec le fantasme tel qu'un Max Graf l'utilise dans son livre L'atelier intérieur du musicien et qui désigne précisément ce que j'ai inscrit dans le titre. Dans le chapitre consacré à la conception artistique et aux fantaisies intérieures il écrit : L'inconscient règne à sa guise, en souverain absolu, lorsque se sont élaborés en lui des complexes sonores plus importants. Il ne s'arrête ni ne se repose avant d'avoir réalisé de telles formations. L'âme des grands musiciens regorge de fantasmes sonores qui s'élaborent toujours et encore en vue d'une organisation artistique. La volonté consciente de l'artiste est sans pouvoir à l'encontre de ces forces élémentaires qui guident la plume du musicien et lui dictent les notes.[15]

                 

                  Côté psychanalyse

        

                  Le fantasme intervient très tôt dans la théorie freudienne. En avril 1897, Freud découvre ce qui lui manque dans le problème de l'hystérie, les fantasmes. Le 6/04/97, dans une lettre à Fliess, les fantasmes des hystériques répondent à cette description :

                                   se rapportent à des choses que l'enfant a entendu de bonne heure et dont il  n'a  que longtemps après  saisi le sens              

                  Je vous rappelle que dès février de 1897 sa compréhension des phases évolutives de la libido lui laissait pressentir les premiers doutes sur l'influence traumatisante de la séduction. Il réitère sa formulation du fantasme dans l'envoi, au même Fliess, du manuscrit L accompagné d'une lettre datée du 2/05/97 :

                  Comme les notes ci-jointes te le montreront, je consolide mes gains. En premier lieu, j'ai acquis de la structure de l'hystérie une notion exacte. Tout montre qu'il s'agit de la reproduction de certaines scènes auxquelles il est parfois possible d'accéder directement et d'autres fois seulement en passant par des fantasmes interposés. Ces derniers émanent de choses entendues mais comprises bien plus tard seulement.

Le fantasme s'y présente de l'ordre d'un entendu, de l'ordre du sonore plus que du visuel. Freud n'en fait pas rien comme nous allons le voir lorsqu'il insiste sur un autre fait qualifié d'important :

        les formations psychiques soumises, dans l'hystérie, au refoulement ne sont pas, à proprement parler, des souvenirs, puisque personne ne fait travailler sans bons motifs, sa mémoire; il s'agit de pulsions découlant des scènes primitives. Je me rends compte maintenant du fait que les trois névroses, l'hystérie, la névroses obsessionnelle et la paranoïa, comportent les mêmes éléments (et la même étiologie), c'est-à-dire des fragments mnémoniques, des impulsions (dérivant des souvenirs ) et des fabulations protectrices.

             Je souligne l'importante distinction établie entre des pulsions, formations psychiques, fragments mnémoniques, soumis au refoulement dans l'hystérie, et les souvenirs. Le manuscrit L qui accompagne cette lettre reprend et élargit la description des fantasmes. Ils ont pour fonction d'édifier des défenses psychiques contre les souvenirs des scènes primitives, mais aussi de les sublimer et de les épurer. Ils sont constitués à l'aide de choses entendues qui ne sont utilisées qu'après coup. Ils combinent les incidents vécus, les récits de faits passés et Freud précise qu'il s'agit ici de l'histoire des parents ou des aïeux, et des choses vues par le sujet lui-même. Nous avons ici l'articulation des deux dimensions. A nouveau Freud précise qu'ils se rapportent aux choses entendues comme, dit-il, les rêves se rapportent aux choses vues. Le lien établit entre le fantasme et l'entendu est ici patent dans son articulation à la pulsion.

                  Qu'est devenue cette pulsion liée aux fragments mnémoniques entendus, dont on peut supposer que l'entendu ne renvoie pas qu'aux paroles mais à tout le sonore ?  Dès la première édition des Trois essais sur la théorie du sexuel, Freud introduit la notion de pulsions partielle. La pulsion sexuelle, dans son ensemble, s'analyse en un certain nombres de pulsions partielles qui se rattachent à une zone érogène déterminée.

                                  L'articulation du dualisme pulsionnel avec l'hypothèse phylogénétique traverse l'œuvre freudienne. Vous vous souvenez que dans sa réplique à Jung sous la forme de l'article de 1914, Pour introduire le narcissisme, Freud se voit contraint de soutenir une bipartition, fondamentale à sa théorie des instincts. Cette bipartition distingue les finalités de la préservation de l'individu de celles de la continuité de l'espèce. Lacan rappelle que cette distinction lui viendrait de Weissmann. Ce dernier posait l'existence d'une substance immortelle des cellules sexuelles qui constitueraient une lignée sexuelle unique par reproduction continue. Le plasma germinal perpétuerait l'espèce et perdurerait d'un individu à un autre. Au contraire, le plasma somatique lui se réduirait au statut de parasite individuel qui, du point de vue de la reproduction de l'espèce, aurait poussé latéralement dans la seule fin de véhiculer le plasma germinal éternel.

En 1915, dans la rédaction du cas dit de "L'Homme aux loups", Freud reprend cette question qui joue le rôle d'un modèle spéculatif, dans des termes qui ne sont pas sans évoquer ce que de son côté Aby Warburg théorise à propos d'un fond héréditaire d'expressions émotionnelles. Qualifiées d'engrammes phobiques, en état de survivance dans les peintures, elles sont susceptibles de se raviver et sont transmises aux artistes comme par exemple en peinture par le biais d'une rhétorique gestuelle. Deux problèmes de cet ordre se trouvent soulevés par ce cas :

Le premier [problème]est relatif aux schémas phylogénétiques que l'enfant apporte en naissant, schémas qui, semblables à des "catégories" philosophiques, ont pour rôle de "classer" les impressions qu'apporte ensuite la vie. Je suis enclin à penser qu'ils sont des précipités de l'histoire de la civilisation humaine. [16]

Freud propose l'exemple du complexe d'Œdipe qui règle les rapports de l'enfant à ses parents. Il prend appui sur le cas pour suggérer que lorsque les événements ne cadrent pas avec le schéma héréditaire, ils subissent dans l'imagination un remaniement. Il s'agit d'un remaniement fantasmatique qui mériterait, selon lui, une étude dans le détail. Le cas de l'Homme aux Loups montre l'indépendante existence du schème et son  triomphe sur l'expérience individuelle. Le deuxième problème qualifié de plus important s'inscrit dans le même registre. Freud s'interroge sur la nature du savoir, il parle de prescience, d'où découlent les réactions de l'enfant exposé à une scène comme celle reconstruite à partir du matériel onirique de Serguïe Pankeïev.

Nous ne pouvons absolument pas nous figurer en quoi  peut consister un tel "savoir", nous ne disposons à cet effet que d'une seule mais excellente  analogie : le savoir instinctif - si étendu des animaux.

Si l'homme possède lui aussi un patrimoine instinctif de cet ordre, il n'y a pas lieu de s'étonner que ce patrimoine se rapporte tout particulièrement aux processus de la vie sexuelle, bien que ne devant nullement se borner à eux. Ce patrimoine instinctif constituerait le noyau de l'inconscient, une sorte d'activité mentale primitive, destinée à être plus tard détrônée et recouverte par la raison humaine  quand la raison aura été acquise. Mais souvent, peut-être chez nous tous, ce patrimoine instinctif garde le pouvoir de tirer à soi  des processus psychiques plus élevés. Le refoulement serait le retour à ce stade instinctif, et c'est ainsi que l'homme paierait avec son aptitude à la névrose, sa grande acquisition nouvelle ; il témoignerait de plus, par le fait que les névroses sont possibles, de l'existence de stades antérieurs instinctifs.[17] [Je souligne ce qui est en gras]

 

Dans La haine de la musique  Pascal Quignard, praticien de la musique et de la peinture, élabore une théorie mythologique de l'origine du fantasme sonore et visuel, somme toute assez freudienne. Il reprend le vieux verbe français utilisé par Chrétien de Troyes tarabuster et recherche le tarabustant sonore datant d'avant le langage. Le mot tarabuste renvoie à deux lignes de sens, celui de rabasta, le bruit de querelle et celui de tarabustar, qui est de la famille des résonateurs, et Quignard d'ajouter : ou coït humains vociférant. Ou percussions d'objets creux. [...] Nous venons de ce bruit. C'est notre semence.[18]

Puis il aborde la question du rythme. Trop souvent confondu avec la pulsion, Lacan en 1964 souligne la distinction fondamentale entre le rythme et la pulsion. La caractéristique de la pulsion est d'être une konstante Kraft, une force constante, ce qui la soustrait à toute assimilation à une fonction biologique, laquelle a toujours un rythme. Quignard, pour sa part rappelle qu'en grec la trace la plus ancienne du mot rythme est spatiale. Il écrit, Le rythme tient les hommes et les fixe comme les peaux sur les tambours.[19] Et sitôt après, il consacre un paragraphe au fantasme qu'il définit aussi bien dans son lien au visuel qu'au sonore. Du côté de l'image voici sa définition Les fantasmes sont des sortes de mannequins situés derrière les images et les souvenirs, et par lesquels ces derniers tiennent debout.. Nous leur sommes entièrement obéissants, quoique nous redoutions d'apercevoir ces armatures antiques et passablement obscènes ou se concentrent notre vision et qui la préforment. Puis, il situe le tarabust par rapport à ce fantasme visuel. Il est des structures sonores plus anciennes que ces terrificatio  visuelles. Les tarabusts sont les fantasmes pour ce qui concerne les rythmes et les sons. Comme l'audition précède la vision, comme la nuit précède le jour, les tarabusts précèdent les fantasmes.[20]

Schoenberg. Le rapport peinture/musique, la pulsion à l'œuvre.

Il ne se reconnaît pas de talent d'écrivain, et pourtant, quelle rigoureuse précision, justesse et finesse d'expression dans chacun de ses textes, lettres, essais, articles.

Il commence la pratique de la peinture en 1906-07. L'importante activité en ce domaine se concentre au cours des années 1908 à 1911. Schoenberg réalise des portraits, des autoportraits, des paysages, dans un moment crucial, celui de l'émancipation de l'ordre tonal traditionnel et d'une grave crise conjugale. Lors d'un entretien avec Hasley Stevens, à la fin de sa vie, en 1950, il évoque sa peinture : ...ce que la peinture représentait  et représente  encore pour moi : c'était en fait la même chose que de faire de la musique. C'était un moyen de m'exprimer, de présenter des sentiments  et des idées [...] de la même manière qu'en musique. Je n'étais pas particulièrement doué pour exprimer mes sentiments et mes émotions par des mots. En peinture, j'étais vraiment un amateur et je n'avais aucune formation théorique, à peine une formation esthétique, qui ne provenait que de ma culture générale, et non d'un enseignement de  la peinture. Il en allait autrement en musique [...]. J'ai toujours eu la possibilité d'étudier les œuvres des maîtres d'une façon assez professionnelle, de sorte que mes compétences techniques se sont développées normalement. Voilà la différence entre ma peinture et ma musique.[21]

Je souligne le verbe "représenter" conjugué au présent, il manifeste la persistance de la place de la peinture à la fin de sa vie. Schoenberg meurt un an plus tard en 1951. De petits formats avec une gamme de couleurs et de gestes très restreints, les portraits et auto-portraits nous regardent, nous saisissent. La pratique de l'auto-portrait lui viendrait de l'influence d'Otto Weiniger qui préconisait, dans Sexe et caractère, la mise en cause sans concession de l'individu par lui-même, par l'épreuve de l'auto-portrait. Suzanne Paget, préfacière, du livre, Arnold  Schoenberg Regards, consacré à l'exposition qui se tint à Paris au Musée d'art Moderne le dernier trimestre 1995, écrit : des yeux qui vont  au-delà du regard, scrutant jusqu'à l'hallucination ce qui ne peut se voir. Inouïe, la vibration particulière qui se dégage de ces "regards" serait de celles qui ne peuvent s'entendre, encore, et qui s'énoncent dans l'extrême tension d'une vision tout à la fois éblouie. La dissonance est là , dans le feu de ces peintures "sales" et comme bâclées, dans l'urgence à dire à toute force, plutôt que le chant, le cri, premier.[22]

Je laisse à leurs auteurs les nombreuses interprétations de la peinture et des compositions littéraire de Schoenberg produites en cette période de sa vie. Je ne me situe pas actuellement à ce niveau. Par contre, les faits rapportés par le biographe Hans Heinz Stuckenschmidt[23], m'intéressent. Les détails du travail théâtral de Schoenberg, des esquisses de décor de théâtre ou des esquisses de mise en scène renvoient à ceux de son ami Kandisky. Schoenberg expose ses tableaux dans son cadre de vie et de travail, ils sont visibles pour ses invités et ses élèves. Il s'occupe personnellement de l'aménagement de ses différents lieux de résidence, dessine les meuble, relie ses livres, décore....La curiosité, l'inventivité s'allient à l'extrême exigence du musicien dans son rapport au monde, son engagement total dans la créativité, même au niveau du quotidien. Le biographe signale aussi que l'année 1919 très occupée par l'enseignement ne donna lieu à aucune composition musicale mais vit le retour d'une activité créatrice avec la peinture. Deux aquarelles au titre étonnant, Le vaincu  et Le Vainqueur et un auto-portrait à l'aquarelle appartiennent à cette période. L'importance du regard indiqué plus haut se retrouve dans la conférence de Breslau sur Die glückliche Hand.

Œuvre capitale écrite pour grand orchestre et choeur composé de six voix de femmes et de six voix d'hommes, elle conjugue des innovations musicales à une nouvelle esthétique de la scène, de son cru Schoenberg écrivit le texte, terminé en juin 1910, alors qu'il n'acheva la partition qu'en 1913 à Berlin. Ce drame avec musique met en scène trois personnages, l'Homme, rôle chanté, la Femme et le Monsieur, rôles muets. Au cours de cette conférence Schoenberg s'explique sur la nomination faire de la musique avec les moyens de la scène, unique forme dans laquelle un musicien puisse s'exprimer au théâtre. Il parle tout d'abord des sons, en d'autres termes que ceux de Brentano, bien qu'il leur reconnaisse un effet psychique : En vérité, les sons ne sont pas autre chose - si on les regarde clairement et lucidement - qu'une forme particulière de vibration de l'air et, en tant que tels, ils produisent une certaine impression sur l'organe des sens  concerné : l'oreille. Mais s'ils sont reliés l'un à l'autre d'une façon particulière, ils suscitent certains effets artistiques et, si l'on peut s'exprimer ainsi, psychiques. Comme cette capacité ne réside nullement dans chaque son isolé, il devrait être possible, sous certaines conditions, de produire des effets semblables avec divers autres matériaux ; ils seraient par conséquent traités comme les sons ; si, sans nier leur matérialité, on savait, indépendamment  d'elle, les lier pour atteindre des formes et des figures après les avoir mesurés selon les critères du temps, de la hauteur, de la largeur, de la force, et de beaucoup d'autres dimensions...[24]                                                                                                                                                                            Les sons, leur capacités combinatoire et les effets artistiques et psychiques qu'ils produisent, vont lui servir de modèle transposable à d'autres matériaux. Il refuse le qualificatif d'expressionniste attribué à cet art qu'il qualifie de "l'art de la représentation des mouvements intérieurs".

Il parle d'abord du décor. Au début le décor présente douze taches claires sur fond noir, elles sont des représentants du chœur. Il ajoute une précision importante, ce ne sont pas les visages, mais "leurs regards". Nous retrouvons ici la caractéristique même de ses auto-portraits. Puis il décrit l'impression qui présida à l'écriture : c'était comme si je percevais un chœur de regards, à la façon dont justement on perçoit des regards, dont on les sent sans même les voir, à la façon dont ils vous disent quelque chose. Ce que les regards expriment est encore rendu par des mots que chante le chœur et par les  couleurs qui apparaissent sur les visages. L'importance de la pulsion scopique et de son objet le regard préside donc ici autant à la production de l'écriture musicale qu'à celle des décors peints et des textes. Stuckenschmidt précise la gamme de ces couleurs qui vont du rouge pâle au vert sale en passant par le brun, puis du gris-bleu et du violet à un rouge foncé, s'éclaircissant peu à peu avec un mélange d'orange et de jaune clair.

Schoenberg apporte ensuite les détails sur la technique musicale au moyen de laquelle il compose cette idée. Malgré les arrangements variés de certaines voix principales, toute cette section d'introduction est quasiment "maintenue en place" grâce à un accord ostinato : de même que les regards fixes et immuables sont dirigés sur l'homme, l'ostinato de la musique rend évident l'ostinato des regards. [25]                                                            Il explique l'utilisation deux sortes d'éléments au service du mouvement. Les éléments dynamiques tels que la machine à vent qui avancent dans des voies rectilignes, la ligne droite, la croissance directe. Ils servent de colonne vertébrale au développement. Très différents dans leur fonctionnement les éléments de nature supérieure, que sont le jeu de la lumière et des couleurs, se déplacent dans des voies qui ne sont en aucun cas rectilignes. Et à nouveau je cite son analyse de l'homologie de structure entre musique et peinture qui autorise la composition complexe des deux. ....le jeu de la lumière et des couleurs n'est pas construit seulement selon des intensités, mais d'après des valeurs qu'on ne peut comparer qu'avec des hauteurs de sons. Les sons aussi ne se lient facilement  les uns aux autres qu'à travers leur rapport fondamental.

Puis il poursuit sur le processus spirituel qui a sans doute sa source dans l'action est exprimé non seulement à travers les gestes, le mouvement et la musique, mais aussi à travers les couleurs  et la lumière ; il doit être clair que les gestes, les couleurs et la lumière ont été  traités ici pareillement à des sons : qu'avec eux de la musique a été faite. Qu'à partir de valeur de lumière et de tons de couleurs particuliers, on peut  pour ainsi dire construire des figures et des formes (Gestalten) semblables aux formes (Gestalten), aux figures et aux motifs de la musique. Je finis avec ce texte par son exposition de la règle d'immanence à la régie de la musique faite avec les moyens de la scène. Je crois pouvoir dire que chaque mot, chaque geste, chaque rayon de lumière, chaque costume et chaque image y participe : aucun ne prétend symboliser autre chose que ce que les sons ont par ailleurs coutume de symboliser. Le tout ne veut pas signifier moins que ce que signifie les sons musicaux.[26]

Signification explicitée plus haut, puisque reliés les uns aux autres d'une façon particulière, celle de la composition, ils suscitent des effets artistiques qui sont des effets psychiques.                                                                                                                                                                                      Mais, quelle est signification de la composition pour le musicien-sujet, Arnold Schoenberg ? La réponse se lit dans différents textes, je privilégie celui intitulé Gustave Malher (1912, 1948). Le vibrant hommage au maître disparu s'accompagne de considérations psychologiques sur les aspirations de l'artiste à l'origine de la création. Que deviennent les idées inspiratrices une fois l'œuvre composée ? Sont-elles en prise avec cette signification des sons musicaux ?                                                                                                        Comme le laisse entendre le "lui aussi" de la première phrase de la citation, ce texte parle pour Arnold lui-même : ...Malher, lui aussi, chercha avant tout à s'exprimer lui-même. Qu'il y ait réussi, nul ne peut en douter de ceux qui sont, fût-ce au moindre degré capables de saisir à quel point sa musique est restée sans imitateur, encore que les épigones soient si affairés à saisir tout ce qui  a une chance d'être négociable sur le marché; il est impossible d'imiter ses symphonies d'une façon qui ressemble en quoi que ce soit au modèle ; sa musique est inimitable, comme l'est toujours ce que seul un certain homme était capable d'accomplir. [...] Car c'est bien son moi  qu'il exprima, et non la Mort, ni le Destin ni Faust, que d'autres que lui eussent pu exprimer. Malher exprima, indépendamment de tout style et de tout ornement, ce qui le peignait et le peignait lui seul, chose qui reste en conséquence inaccessible à quiconque essaierait de l'égaler en se bornant à imiter son style.[27]                                                                                                                                               Les pronoms personnels de la troisième personne, soulignés en gras, caractérisent la position subjective en jeu dans l'acte créatif, qu'elle soit celle de l'auto-portrait peint ou de ce qui est posé ici comme équivalent à l'auto-portrait côté musique. Contrairement à ce que suppose Schoenberg le "moi" est radicalement exclut, au bénéfice de la pulsion et de son objet qualifié d'objet petit a par Lacan.

Dans une lettre adressée le 26 juillet 1909 à Busoni Schoenberg répond à son objection qui lui impute d'avoir oublié la collaboration du public. Il écrit une analyse du fonctionnement créatif, véritable description clinique du fonctionnement pulsionnel. Cette analyse repose la nature du statut de l'œuvre, comme sujet. Dans toute création ou re-création, le processus est toujours le même ; à condition qu'il se déroule intuitivement ; sans calcul, mais avec la pleine conscience de nos conditions et de nos relations humaines. C'est à partir de là que nous créons et, croyant ne dépeindre que nous-mêmes, nous remplissons simultanément  les devoirs que nous impose le monde qui nous entoure. Inconsciemment ! Mais d'autant plus sûrement. Et c'est cette force créatrice seule qui possède un pouvoir de suggestion. En elle, pas d'erreurs de calcul, car elle ne calcule pas. Elle agit ; son rayon d'action peut être limité ; mais elle agit ; sur ceux qui ont la même longueur d'onde. Sur ceux qui possèdent un organe récepteur correspondant à notre organe émetteur. Comme dans la télégraphie sans fil. C'est pourquoi je pense que tout art crée sans "calcul des effets les plus avantageux" doit en fin de compte trouver ceux à qui il s'adresse. Et plus le créateur est lié de façon intense à quelque chose de général - dans la présent ou dans le futur - plus le cercle de ceux à qui son  art s'adresse sera grand.[28]

Pour conclure ces préliminaires à la constitution du chantier de recherche présentée ici je reviens à Lacan. Le 11 mai 1966 il répond à Foucault à propos de son analyse du tableau de Velasquez, Les Ménines. Qualifié de subjuguant ce tableau nous introduit à une expérience subjective bien comparable à celle exprimée par Schoenberg. Lacan articule on ne peut plus clairement la sublimation au double trajet de la pulsion. Cette subjugation a le plus grand rapport avec ce que j'appelle cette subversion, justement du sujet, sur laquelle j'ai insisté [...]                                                                                                                  En fait, le rapport à l'œuvre d'art est toujours marqué de cette subversion. Nous semblons avoir admis avec le terme de sublimation quelque chose qui, en somme, n'est rien d'autre. Car si nous avons suffisamment approfondi le mécanisme de la pulsion pour voir ce qui s'y  passe, c'est un aller et retour du sujet, à condition de saisir que ce retour n'est pas identique à l'aller et que précisément, le sujet, conformément à la structure de la bande de Mœbius, s'y boucle à lui-même après avoir accompli ce demi tour qui fait que, parti de son endroit, il revient se coudre à son envers, en d'autres termes, qu'il faut faire deux tours pulsionnels  pour que quelque chose soit accompli qui nous permette de saisir ce qu'il en est authentiquement de la division du sujet. C'est bien ce que va nous montrer ce tableau dont la valeur de capture tient au fait qu'il n'est pas simplement ce à quoi nous nous limitons toujours précisément parce que nous ne faisons qu'un tour et que, peut-être en effet, pour la sorte d'artistes à qui nous avons affaire, c'est à dire  ceux qui nous consultent, l'œuvre d'art est à usage interne. Elle lui sert  à faire sa double boucle.[29]

Un chemin bordé à gauche d'un talus brun verdâtre monte jusqu'en haut du rectangle la toile. Pas de ciel, pas horizon, à droite et en premier plan une silhouette d'homme vu de dos. De petite taille, il porte un costume du même vert gris que le talus du bas côté. Les bras croisés derrière le dos, il tient dans ses mains une canne. Enfoncée dans les larges épaules affaissées le sommet de la tête atteint elle aussi le haut du tableau. Du même jaune sale que l'allée, la tonsure accentue l'impression d'indistinction entre l'homme et son cadre. Réalisée en 1911 cette peinture s'intitule Auto-portrait !    

 

                                                     Françoise Jandrot



[1]François Nicolas, La singularité Schoenberg, L'Harmattan IRCAM/ Centre Georges-Pompidou, 1997. P., 18.

[2] Opus cité, p., 346-47.

[3] François Wahl, Introduction au discours du tableau, Éditions du Seuil 1996. P.,136.

[4] Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, Éditions Buchet/Chastel. P., 89.

[5] François Nicolas, La singularité Schoenberg, L'Harmattan, Ircam/Centre Georges-Pompidou, 1997. P., 52.

[6] Jacques Lacan, Le séminaire livre XI, Seuil, 1973. P., 182.

[7] Ibid, p., 167.

[8] Arnold Schoenberg, Le style et l'idée, Buchet/Chastel, Paris 1977. P., 70.

[9] Ibid, p., 72.

[10]Schoenberg -  Busoni.Scheonberg -  Kandisky. Correspondances, Textes. Editions Contrechamps. P., 136.

[11] Ibid, p., 137.

[12] Ibid, p., 137.

[13] Aby Warburg, Mnémosyme, (Introduction), in ...;P., 38.

[14] Mayette Viltard, Wunsch ! Du symptôme comme noeud de signes. In L'UNEBÉVUE N° 7, E.P.E.L. P., 49.

[15] Max Graf,L'atelier intérieur du musicien, Buchet/Chastel/E.P.E.L., 1999. P., 114.

[16] Sigmund Freud, Cinq psychanalyse. PUF, 1973. P., 418.

[17]Ibid, p., 419.

[18] Pascal Quignard, La haine de la musique. Editions Calmann-lévy, 1996. P., 63.

[19] Ibid, p. 64.

[20] Ibid, p., 65.

[21] Opus cité, p., 129.

[22]Arnold Schoenberg, Regards, Musée d'art Moderne. Paris Musées, p., 7.

[23] Hans Heinz Stuckenschmidt, Arnold Schoenberg, Fayard, 1993. P., 122.

[24] Opus cité, p. 205.

[25] Ibid, p., 206.

[26] Ibid, p., 207.

[27] Opus cité, p., 354.

[28] Schoenberg - Busoni Schoenberg - Kandisky. Correspondances, Textes. Editions Contrechamps, Genève 1995. P., 28.

[29] Jacques Lacan, séminaire L'objet de la psychanalyse, 1965-66, inédit, séance du 11 mai 1966.